Postface
p. 169-176
Texte intégral
Déconstruire la représentation sociale du lien « naturel » entre immigration et délinquance
1Dans leur relative unité de lieu comme dans leur diversité de temps, de milieux sociaux et de situations, les contributions réunies par Stéphane Mourlane et Céline Regnard dans ce livre invitent à un exercice comparatif complexe dont nous ne pouvons que tirer quelques fils.
2Le cas marseillais interroge aussi bien par la banalité des mécanismes de construction de l’altérité et de la dangerosité que l’on y rencontre (et dont est généralement victime le dernier arrivé), que par la construction malgré tout d’une identité locale commune – ce fameux « marseillais d’abord ! » socialisant toujours fortement la jeunesse1 – qui la distingue de autres métropoles françaises2. En réalité, c’est peut-être avec d’autres villes-carrefours et villes-ports de la Méditerranée (et d’ailleurs) qu’il faudrait la comparer sur ce plan des identités collectives, d’autres villes de brassages permanents de population et de très fortes inégalités sociales, où les hommes et les femmes semblent trouver dans cette affirmation identitaire la source de sentiments partagés de citoyenneté et de dignité collective ainsi que – notamment chez les plus jeunes – d’une certaine joie de vivre, avec ses bons comme ses mauvais côtés, ses solidarités, ses insouciances et ses passions parfois violentes dont la plus connue est naturellement le football (depuis les premiers grands succès des années 1920). En même temps, la métropole marseillaise participe d’un État-nation et n’a jamais échappé à l’histoire du nationalisme français pas plus qu’à celle des relations internationales, les contributions du livre le soulignent suffisamment. Sa singularité réelle ne peut donc être que relative.
3Quant aux campagnes politiques xénophobes, le présent fournit de nombreux exemples qui n’ont rien à envier à la construction de la dangerosité des Italiens à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle3. Le dernier exemple en date n’est pas des moindres puisque c’est un ministre d’État – Claude Guéant, ministre de l’Intérieur – qui déclarait le 11 septembre2011 (lors de l’émission « Le grand jury, RTL-LCI-Le Figaro ») : « Il y a à Marseille une immigration comorienne importante qui est la cause de beaucoup de violences. Je ne peux pas la quantifier ». La xénophobie électoraliste touche ici une des composantes de la population marseillaise au même titre que, dans la bouche du même personnage, elle vise à d’autres moments « les Roumains à Paris ». Sans parler des nombreuses déclarations du même ministre relatives aux signes religieux (exclusivement musulmans, bien entendu), aux « valeurs françaises » ou encore à « l’identité nationale ». Cette instrumentalisation politique des représentations et des peurs sociales n’est que trop connue. De même qu’il est assez évident que les mécanismes de construction des boucs-émissaires étrangers (à l’État-nation, à la communauté politique et/ou religieuse principale, ou même tout simplement au groupe social dominant) semblent une sorte d’invariant historique empruntant les formes du moment. Derrière cette représentation sociale et cette instrumentalisation politique, se cache pourtant une argumentation reposant sur une erreur de logique aisément repérable, une irrationalité originelle qui distingue fondamentalement la ratiocination émotionnelle de l’analyse à caractère scientifique.
Le particulier et le général
4Faire un lien entre immigration et délinquance consiste à penser que les pratiques délinquantes (surtout celles des jeunes) s’expliquent par quelque chose en rapport avec leurs origines étrangères (tel ou tel aspect de leurs mœurs, de leur « culture », de leurs modèles conjugaux ou familiaux, de leurs religions, etc.) ou bien avec leur situation d’extranéité et de « déracinement ». Or deux constats permettent de comprendre qu’il y a dans tout cela une erreur de logique qui ne pardonne pas4. Premier constat : les immigrés et leurs enfants devenus Français ne constituent pas une petite minorité, ils sont au contraire très nombreux : en2010, on l’estime que les immigrés et leurs descendants totalisent environ 11,7 millions de personnes, soit plus d’un sixième de la population totale. Deuxième constat : le nombre de jeunes pratiquant régulièrement la délinquance constitue au contraire une petite minorité. Faisons ici un calcul approximatif. Prenons pour point de repère large le nombre de mineurs et de jeunes majeurs suivis au titre de la délinquance au cours d’une année par la Protection judiciaire de la jeunesse et le secteur habilité : environ 160 000 jeunes en2010. Et admettons pour simple raisonnement que la moitié de cette population sont des jeunes « descendants d’immigrés » (cela peut être beaucoup plus dans certaines agglomérations, mais c’est aussi beaucoup moins dans les autres territoires). Cela nous ferait donc 80 000 jeunes. Cette approximation indique l’écart existant entre d’une côté quelques dizaines de milliers de personnes et de l’autre côté plusieurs millions. Chez les immigrés et leurs enfants, comme dans le reste de la population, la délinquance ne concerne qu’une petite minorité de familles. Dans n’importe quelle ville de France, les jeunes engagés dans la délinquance constituent une minorité même à l’échelle de leur quartier et même à l’échelle d’un quartier pauvre à mauvaise réputation. A contrario, les immigrés et leurs enfants sont très majoritairement des personnes respectant la loi. Or, en toute logique, si la délinquance avait quelque chose à voir avec la condition de migrant ou de descendant de migrant, elle devrait concerner toutes ces populations. Tous ces raisonnements sur le lien entre délinquance et immigration sont donc faux dans leurs prémisses. S’il y a dans certains territoires une surreprésentation des étrangers dans la population sous main de justice, c’est pour d’autres raisons. Sans doute deux principales.
Des discriminations évidentes
5L’argument est fréquent : les étrangers sont surreprésentés dans la population carcérale et, plus généralement, dans la population délinquante poursuivie par les polices et la justice. Toutefois le comptage des « personnes mises en cause » par les policiers et les gendarmes dépend en amont de l’élucidation des affaires. Et la majorité des faits constatés ne sont pas élucidés, de façon extrêmement variable selon les types d’infractions. En outre, l’élucidation dépend en amont des plaintes mais aussi des initiatives policières, en particulier les contrôles sur la voie publique. Or, c’est un fait que ces contrôles ciblent les étrangers en raison principalement de la couleur de la peau. C’est ce que l’on appelle couramment les « contrôles au faciès » en France, le « profilage ethnique » dans les pays anglo-saxons5. Une équipe de sociologues français l’a pour la première fois, en2008, testé scientifiquement. Cette recherche confirme que ces contrôles se fondent sur l’apparence des gens : leur sexe (surtout les hommes), leur âge (surtout les jeunes), leur habillement (des styles comme « hip hop » ou « gothique ») et la couleur de leur peau (davantage les Noirs et les Maghrébins). Concernant ce dernier point, les résultats sont sans appel : le fait d’avoir la peau noire entraîne un risque d’être contrôlé 3 à 11 fois supérieur selon les sites, et le fait d’avoir le type Maghrébin un risque 2 à 15 fois supérieur selon les sites étudiés6. En outre, certaines infractions concernent par définition les étrangers. C’est ce que nous appelons la « délinquance administrative », constituée par les infractions à la police des étrangers, mais aussi les délits de faux documents d’identité et autres documents administratifs ainsi que le délit de travail clandestin. Pour calculer un taux d’étrangers parmi les mises en cause policières, il faut donc les soustraire.
6Tenant compte de tous ces biais (et d’autres), qu’en est-il de la délinquance des étrangers et de son évolution ces dernières décennies selon les statistiques de police ? La part de la délinquance des étrangers dans les statistiques de police n’a cessé de diminuer d’environ 14 % des personnes poursuivies à la fin des années 1970 à environ 10 % de nos jours. À quelques rares exceptions près, comme les vols à l’étalage (délinquance de pauvres par excellence), la part des étrangers parmi les personnes mises en cause a baissé en trente ans dans toutes les catégories d’infraction tandis que leur poids global dans la population est stable.
7Les statistiques judiciaires confirment que la structure de la délinquance des étrangers est globalement similaire à celle des nationaux. Toutefois, elles indiquent aussi que les étrangers sont plus lourdement sanctionnés, notamment plus souvent condamnés à des peines de prison, avec moins de sursis et des peines plus longues7. Ce n’est pas une discrimination volontaire mais une sorte de cercle vicieux reposant sur la situation de précarité à la fois juridique et sociale de beaucoup d’étrangers. Qu’ils aient ou non des titres de séjour réguliers, les étrangers poursuivis pour des infractions commises sur le territoire français présentent par définition moins souvent que les nationaux des « garanties de représentation » aux procès : domicile, situation familiale, emploi. Dans de nombreuses situations, lorsqu’ils sont saisis par la police ou la gendarmerie, les magistrats du parquet peuvent craindre que les étrangers ne se présentent pas à des convocations ultérieures, voire même qu’ils ne puissent pas les convoquer faute d’adresse. Ils ont donc plus fréquemment recours à la procédure de comparution immédiate au cours de laquelle les magistrats décident plus souvent de les placer en détention provisoire, ce dont les condamnations finales tiendront généralement compte afin de « couvrir » les mois effectués en détention provisoire. Pour toutes ces raisons, les étrangers sont donc particulièrement visibles dans le système pénal, davantage que ce que leur poids véritable dans la délinquance justifierait8.
Une plus grande fragilité face à certains facteurs de délinquance classique
8Ces statistiques relatives aux étrangers ne disent rien sur les jeunes « issus de l’immigration », cible favorite des discours xénophobes. De fait, l’observation des populations poursuivies par la police et la justice indique qu’il existe bien, du moins en apparence, une « surreprésentation » de cette partie de la jeunesse dans la délinquance poursuivie, au moins dans les grandes agglomérations. Apparente, disons-nous, parce que cette surreprésentation disparaît presque totalement lorsque l’on s’aperçoit que le facteur (la variable en termes statistiques) dit « ethnique » dans le débat public dissimule en réalité trois autres facteurs (variables) qui sont le lieu de résidence (le quartier), les résultats scolaires (l’échec ou l’orientation vers les filières dévalorisées) et sans doute la taille des fratries (les familles nombreuses). Il faut donc aller voir plus loin que le « bout de son nez » et surtout cesser de présupposer que la délinquance de ces jeunes recèle des spécificités irréductibles. Tout montre au contraire qu’elle s’explique globalement de la même façon que celle des jeunes qu’on dirait « non issus de l’immigration » ou que celle des jeunes issus de l’immigration à des époques antérieures. Pour le comprendre, il faut repartir de la base, c’est-à-dire de l’analyse des processus psycho-sociaux qui déterminent les problèmes de socialisation (en famille, à l’école, dans la rue) et le parcours délinquant d’un jeune quel qu’il soit9. C’est ce que l’on peut élaborer sociologiquement travers les concepts d’inscription sociale des pratiques délinquantes et de construction identitaire du rôle délinquant que nous avons développés ailleurs10. En résumé sur ce dernier point, plus la société française produit des discours et des représentations vécus collectivement comme du racisme par les habitants des quartiers pauvres, et plus l’érection de cette barrière mentale entre « eux » et « nous » achève de légitimer chez le jeune fragilisé le rejet de cette « société française qui ne veut pas de nous » et l’endossement du rôle du « méchant délinquant immigré ». Voici presque quarante ans que deux sociologues français en ont posé les bases d’analyse empiriques et théoriques et les travaux ultérieurs les ont confirmées11. La bande se structure et renforce sa cohésion identitaire dans un mécanisme de « ségrégation réciproque » avec son environnement notamment institutionnel. Et si la police se comporte elle aussi de façon agressive, stigmatisante et injuste, ceci accélère et renforce encore le phénomène. Or c’est bien ce qui se passe de nos jours12. Façon de rappeler que si le contexte socio-économique, les socialisations familiale, scolaire et environnementale sont des facteurs déterminants de l’engagement dans la délinquance, le discours et l’action de l’État jouent un rôle également très important. Et, à cet égard, la comparaison historique ne flatte certes pas notre présent.
Notes de bas de page
1 Alain Moreau, « L’importance de l’identité locale chez les adolescents marseillais », Faire Savoirs. Sciences humaines et sociales en région PACA, n° 5,2005.
2 André Donzel, Marseille. L’expérience de la cité, Paris, Economica, 1998.
3 Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (xixe-xxe siècles). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard 2007 ; Céline Regnard, Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes,2009.
4 Laurent Mucchielli, L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Paris, Fayard, 2011.
5 René Lévy, Renée Zauberman, « Police, minorities and the French republican ideal », Criminology, 41,2003, 4, p. 1065-1100 ; Devah Pager, « The Republican ideal ? National minorities and the criminal justice system in contemporary France », Punishment and Society, 4,2008, p. 375-400.
6 Fabien Jobard, René Lévy, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, New York, Open Society,2009.
7 Fabien Jobard, Sophie Névanen, « “La couleur du jugement”. Discriminations dans les décisions judiciaires en matière d’infractions à agents de la force publique (1965-2005) », Revue française de sociologie,2,2007, p. 243-272.
8 Pour plus de détails : Laurent Mucchielli, Sophie Nevanen, « Délinquance, victimation, criminalisation et traitement pénal des étrangers en France », dans Palidda Salvatore, dir., Migrations critiques, repenser les migrations comme mobilités humaines en Méditerranée, Paris, Karthala,2011, p. 303-328.
9 Marwan Mohammed, La formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris, PUF,2011.
10 Laurent Mucchielli, L’invention de la violence…, op. cit.
11 Philippe Robert, Pierre Lascoumes, La crise de la justice pénale et sa réforme, Paris, SEPC, Études et Données Pénales, n° 14, 1974.
12 Marwan Mohammed, Laurent Mucchielli, « La police dans les “quartiers sensibles” : un profond malaise », dans Laurent Mucchielli, Véronique Le Goaziou, dir., Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de l’automne 2005, Paris, La Découverte,2007, p. 98-119 ; Manuel Boucher, Les internés du ghetto. Ethnographie des confrontations violentes dans une cité impopulaire, Paris, L’Harmattan,2010 ; Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil,2011.
Auteur
-
Laurent Mucchielli
CNRS, UMR 6127 LAMES
Docteur en sociologie, est directeur de recherche au CNRS et chercheur au LAMES à la Maison méditerranéenne des sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence. Il a publié notamment Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français (La Découverte,2001) et récemment L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits (Fayard,2011).
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