Avant-propos
p. 189-190
Texte intégral
1 L’observation du soi blessé, qu’elle soit celle du corps accidenté ou des heurts narcissiques du quotidien, n’entend pas seulement parvenir à la connaissance de soi par un exercice d’écriture quotidien – par ces techniques, donc, qui relèvent du souci de soi. Elle entend aussi, et peut-être d’abord, recoudre à tout prix une identité incertaine. Michel Chartier de Lotbinière interroge les faits à l’aune de son journal jusqu’à pouvoir « ajuster » leur déroulement à l’idée qu’il se fait de lui-même, bâtissant un « théâtre », tout autant que les malades étudiés par Philip Rieder colmatent les brèches de leur esquif quitte à reconstruire, pour cela, « une cause perdue » de leur maladie, rendant à leur vie cohérence et stabilité. Les épistolières relues par Nahema Hanafi puisent à la source des contes de fée l’image idéalisée de la vieillesse et écrivent aussi pour continuer à se sentir elles-mêmes, matérialiser ce double sur le papier, « un esprit qui erre, se perd, tourne en rond, cherche à rester vif1 ».
2 Ainsi, la « réalisation expérimentale de soi » (Déborah Cohen), certes sublimée ou réfléchie par l’écriture mais réellement entr’aperçue par le scripteur, ne suffit pas toujours, à exprimer et apaiser le trouble de soi. De la maladie renvoyant le patient à la passivité et à l’impossibilité de comprendre ce qui lui arrive, jusqu’à la subordination sociale qui retient, par invisibilité ou au contraire par conformisme, le geste autobiographique et la capacité réflexive, large est l’éventail de situations qui reportent vers la pratique d’écriture la réalisation de soi2. Le rapport à la réalité vécue ne s’y négocie pas toujours, comme peut le faire Michel Chartier dans son journal. L’écriture s’échappe aussi, parfois, dans une réalité autre où agit un double de soi, double idéal et « vrai » soi pour celui qui écrit. C’est ainsi que dans l’article de Déborah Cohen la demoiselle de Brulle, fille d’un perruquier, profite de son embastillement pour donner à lire à un lieutenant de police le récit de ses ascendances nobles. C’est également ainsi que Jules Momméja, qui vit sa vie et l’écrit sur le modèle d’anciens savants, matérialise les doubles de son « moi », « Cahiers noirs » ou « musée de soi », exposant pour la postérité un mode de vie qui lui vaudra, à défaut de son œuvre, d’être reconnu comme un archétype de l’érudit savant, archétype nostalgique d’un homme qui aurait aimé vivre dans le passé et rêvait donc d’une autre vie3. C’est ainsi que Marie-Edmée Pau, observée par Nicole Cadène, utilise son journal de jeune fille pour inventer une « poétique du genre », transcendant les discriminations de sexe.
3 Aussi ces scripteurs de l’extrême, s’ils semblent se réfugier dans une réalité rêvée, n’en apparaissent pas moins particulièrement en prise avec le réel où s’est forgé leur mal-être. L’attitude apparemment irrationnelle de Momméja, cessant d’envoyer ses travaux au CTHS alors que, en perpétuelle quête de reconnaissance, il a été sélectionné pour une enquête sur la vie quotidienne pendant la Grande Guerre, et continue de surcroît d’écrire son témoignage au travers de ses « Cahiers noirs », relève en réalité du choix, sur la base légitime d’une reconnaissance scientifique, de vivre sa vie rêvée et sa pratique, surannée, de la science.
4 De ces écrits, il ressort donc parfois un degré de réflexivité qui prend en compte l’analyse de sa propre trajectoire au sein du corps social, que cette analyse soit prisonnière des catégories dominantes – comme peut l’être la demoiselle de Brulle – ou remette en cause, au contraire, l’ordre imposé – comme le fait Marie-Edmée Pau, qui excède des catégories sociales présentées comme naturelles.
5 Quelle est, ici, la réelle capacité critique de ces scripteurs ? Leur capacité d’action ? L’étude du contexte occupe dans les articles de cette troisième partie, comme déjà, finalement, dans l’approche de l’écriture introspective d’un Michel Chartier, une place importante, associée à la volonté d’agir de l’écrivant, ne serait-ce que par la puissance performative de l’écriture. Apparaît alors ce qui, de l’ordre social, appartient au jugement propre de l’individu, aussi extrême soit-il en matière de construction de soi. L’historien en vient à décrire des situations « limites » d’un grand intérêt pour la compréhension de la construction de soi comme pour la définition des liens qui unissent ce processus de subjectivation individuelle et la construction d’un sujet historique. Chez la demoiselle de Brulle, soucieuse de s’épancher sur « les secrets de ma vie », la construction scripturaire de soi relève d’un souci d’exceptionnalité qui, par la médiation d’une image extrême de son corps, naturalise le social existant, dans la formulation même d’un imaginaire. Déborah Cohen, tout en concluant sur les limitations socio-politiques de la réalisation de soi à une époque donnée, rend ici compte de la manière dont l’individu fait évoluer historiquement sa capacité à observer une société, à en configurer des éléments au premier abord hétérogènes, et pourtant liés par des données à la fois contextuelles, physiques et genrées.
6 Du fait de l’empêchement d’exister, d’être celui qu’on voudrait être, l’écriture de soi peut ouvrir aussi des possibles, projeter un double idéal, qui non seulement construit une figure de soi, mais reconfigure nécessairement l’ordre social même dans lequel cette figure est prise et dans lequel toute réalisation de soi pouvait sembler impossible. On peut ainsi, avec l’article de Nicole Cadène, y situer une modalité spécifique d’invention du genre, où le moi poétique se perçoit comme une âme de femme dans un corps d’homme. Des phrases écrites, tout en mosaïque, parfois quasi-hiéroglyphiques, parlant aussi de figures androgynes, nourrissent là encore une écriture extrême qui rend bien compte d’une identité singulière à l’horizon d’une poétique du genre.
Notes de bas de page
1 Art. cit., p. 135.
2 Sur l’auto-dénigrement, face aux pratiques d’écriture, des catégories subordonnées, on renverra notamment à Bernard Lahire, La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, PUL, 1993 et Claude F. Poliak, « Manières profanes de “parler de soi” », Genèse, 47, juin 2002, p. 4-20. Ce dernier rappelle que les dominants retiennent parfois tout autant le geste autobiographique, par insertion dans un modèle collectif dont il faut partager les valeurs.
3 Art. cit., p. 228.
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