1Doit-on voir dans les processions une manifestation de la sociabilité méridionale ? On le croirait à lire l’introduction que donnait Ulysse Chevalier à l’édition établie par J.-H. Albanès des Institutions liturgiques de la ville de Marseille. L’ampleur et la fréquence des processions y sont présentées comme un trait spécifique de la France du sud :

On ne sera pas étonné que cette forme solennelle ait fleuri de bonne heure chez les peuples méridionaux. Ne sont-ils pas frères de ces Grecs qui lançaient sur la mer des cortèges de vaisseaux aux proues dorées et couvertes de fleurs en l’honneur de leurs dieux1.

2De fait, un document comme la chronique romane du Petit Thalamus de Montpellier2 souligne l’importance du phénomène processionnel dans la vie civique des villes du Midi aux xiv^e et xv^e siècles. D’abondantes et précises descriptions mettent en relief ces grandes processions qui réunissent derrière les corps saints l’ensemble de la communauté urbaine déployée, organisée, hiérarchisée. Toutefois, l’étude de ce texte même conduit à s’interroger sur l’évolution des cortèges processionnels plus que sur leur permanence. À partir de 1364, en effet, les mentions sont fréquentes et on en voit parfois plusieurs la même année. On peut ainsi établir une chronologie sur les dix ans qui suivent, en relevant des processions urbaines en 1364, 1365, 1366, 1367, 1368, 13743. En revanche, antérieurement à 1364, il nous faut remonter jusqu’en 1313 pour voir évoquer une grande sécheresse « per que fes hom motas processions et motas gens sen anavan baten de nuogs tots nuz per la vila4 ». Certes, la décennie postérieure à 1364 est marquée par divers événements exceptionnels : visite pontificale, entrée royale, attaques répétées de la peste. Mais, parmi les faits qui suscitent l’organisation d’une procession dans les rues de Montpellier après 1364, nombreux sont ceux qui ont pu se produire avant cette date, des ravages de la sécheresse aux réjouissances populaires à l’occasion de la naissance d’un dauphin, sans apparemment avoir eu la même traduction liturgique. Ce contraste pourrait tenir à une simple mutation dans les habitudes de rédaction. C’est également dans la seconde moitié du xiv^e siècle que l’on voit apparaître des descriptions précises des entrées royales sans que, pourtant, le cérémonial lui-même ait changé. Là où les chroniqueurs des xiii^e et xiv^e siècle se bornaient à noter « fuit honorifice receptus », les sources narratives se mettent alors à détailler le rituel jusque là implicite dans l’adverbe5.

3Un fait nouveau ou un autre regard ? Pour répondre à cette question, il faut nous tourner vers d’autres sources, reflets directs d’une pratique, qu’elles réglementent des coutumes liturgiques ou qu’elles enregistrent les décisions des conseils de ville6. Leur dépouillement devrait montrer si les processions urbaines sont une constante de la vie des cités méridionales ou si elles surgissent au bas Moyen Âge.

4Les manuscrits liturgiques du xiii^e siècle permettant une telle enquête n’abondent pas dans la France du sud-est. Une des meilleures sources est, précisément, le recueil qui inspirait à U. Chevalier son envolée lyrique sur les processions et le tempérament latin. Or, paradoxalement, on découvre à lire ces institutions liturgiques de l’église de Marseille que l’espace des processions est strictement interne au bâtiment cathédral, à une exception près. L’année liturgique voit se dérouler de nombreuses processions, mais elles circulent entre le chœur, la nef, les portes et les autels de la Major. Tout au plus, le jour des Rameaux, cet espace s’élargit-il au cimetière7. Ce n’est qu’au temps des Rogations que le cortège sacré sort de son enclos pour parcourir la ville8.

5Les usages aixois diffèrent quelque peu de ces coutumes marseillaises. Le document qui en témoigne est plus tardif : le corpus des Institutions de l’église métropolitaine d’Aix a été compilé dans les années soixante du xiv^e siècle9. L’espace processionnel est ici plus ample. Outre les deux nefs de l’église cathédrale, il intègre le cimetière et le cloître. Le jour des Rameaux, la procession sort du sanctuaire pour entrer dans le cimetière. C’est là que l’archevêque bénit et distribue les rameaux d’olivier au clergé10 avant la station devant la porte11 et le retour triomphal dans l’église. Le cloître est le point de départ de la procession théâtralisée qui s’organise le jour de Pâques. Le cortège part de là pour aller constater que le sépulcre qui a été dressé dans une salle des bâtiments claustraux est vide, avant de se rendre dans la nef de Saint Maximin devant l’autel de la Résurrection. Enfin, le cloître encourtiné est associé de façon solennelle à la procession de la Transfiguration, fête titulaire, ou, comme le dit le texte, fête « principale » de l’église d’Aix12. Trois célébrations voient la procession sortie de Saint-Sauveur parcourir certaines rues de la ville. Le jour de la Chandeleur, le cortège – processio ordinata cum candelis accensis – se risque timidement hors du groupe cathédral. Il sort de l’église par la porte donnant sur la rue droite, emprunte cette voie jusqu’aux greniers du chapitre et, de là, se dirige vers la porte du cloître. Cet itinéraire, qui se borne à tourner autour des bâtiments cathédraux dont il rase les murs, est réduit par rapport à une coutume plus ancienne attestée par le manuscrit : antérieurement (mais quand ?) le cortège remontait la rue droite du Bourg-Saint-Sauveur, sortait des remparts par le portail des Escorreguts et rentrait dans l’îlot cathédral par une porte donnant sur le cimetière. La fermeture de cet accès a dû entrainer la modification du parcours13. La procession du jour du Corpus Christi prend plus largement possession de l’espace urbain, traversant la ville comtale aussi bien que le Bourg Saint-Sauveur, selon un itinéraire que l’on étudiera plus loin. Enfin, les trois jours des Rogations, la procession sacralise l’espace urbain, comme à Marseille, mais, à la différence des Institutions phocéennes, nôtre texte est déplorablement allusif : « fiunt processiones cum letaniis et orationibus portando reliquias per loca consueta14 ».

6Faut-il conclure de cette enquête et d’autres investigations plus décevantes menées dans les coutumiers liturgiques d’autres diocèses méridionaux, tels Fréjus15 ou Albi16, que les processions organisées dans le cadre de la liturgie de l’église métropolitaine ignorent presque entièrement la cité ? Ce serait oublier l’éventualité que signalent les Institutions aixoises, sans pour autant indiquer quel est l’itinéraire alors emprunté, de processions qui se déroulent au travers de la ville (per villam) dans certains cas, lorsque la nécessité s’en fait sentir (si contingat fieri), pour la salubrité de l’air ou pour demander la pluie ou pour tout autre besoin (necessitas) du peuple ou de la patrie. Processions de requête, on le voit, mais aussi d’actions de grâce car des processions joyeuses (processio gaudiosa) sont prévues pour la naissance d’un prince, le couronnement d’un roi, ou au lendemain d’une victoire17.

7L’absence de mentions de cet ordre dans le recueil analogue de Marseille ne signifie pas que cet usage y soit inconnu. Il suffit de feuilleter les plus anciens registres de délibérations communales de cette ville. Les premiers procès-verbaux conservés datent de 1318. Au début de l’année suivante le roi Robert écrase ses adversaires génois à Sesto, le 5 février18. Une dizaine de jours plus tard, le viguier l’annonce au conseil de ville et met à l’ordre du jour des délibérations la célébration de cet heureux événement. Le premier orateur qui intervient pour faire une proposition suggère que l’on fasse une procession générale en ville (ecclesiarum Massilie generales fiant processiones per dictam civitatem prout honorifice fuerit faciendum19). Il ne semble en rien introduire une nouveauté dans les usages. Le même scénario se reproduit en 1320 à l’annonce d’un autre succès militaire des Angevins, sur mer cette fois20. Après les processions joyeuses, voici les processions piteuses : au printemps 1336, lorsque la sécheresse prolongée menace dangereusement le terroir et la ville, le conseil requiert l’évêque d’organiser processions et prières21. En dépit du silence – ou du demi-silence – des manuscrits liturgiques, la continuité des processions urbaines est bien établie. Ce n’est pas une nouveauté du xiv^e siècle.

8Cette conclusion s’impose d’ailleurs par une toute autre démarche, au terme de l’analyse que Marc Venard a fournie des itinéraires de procession dans Avignon aux xvii^e et xviii^e siècles. Même à l’époque moderne, et tard dans l’époque moderne, le trajet de la majeure partie des processions s’effectue dans le cadre de la ville du xiii^e siècle. Les schémas qui illustrent cette étude sont très éloquents et justifient les fermes conclusions de l’auteur : « Nos processions accordent un privilège évident à la vieille ville telle qu’elle était dessinée dans son enceinte d’avant 1226. On aime à en saluer les portes, mais on les franchit rarement. Quand on déborde l’ancien périmètre, on reste à l’intérieur des remparts du xiv^e siècle. » Encore doit-on noter qu’alors « cette enceinte et ces portes n’ont droit à aucune mention ». L’archaïsme certain que souligne l’auteur et qui oblitère la ville des papes au profit de « la commune aux sept paroisses enserrées dans une étroite enceinte démolie en 1226 » plaide pour l’ancienneté de ces processions déployées dans l’espace urbain22.

9Peut-on reprendre pour d’autres cités du sud-est la brillante démonstration de Marc Venard ?

10Le seul itinéraire processionnel aixois qui nous soit connu est celui de la Fête-Dieu. Il s’agit là d’une procession récente instituée dans le courant du xiv^e siècle, sans doute pour Aix avant le milieu du siècle23. Le trajet pourtant renvoie à des temps plus lointains. Suivons le cortège qui sort de la cathédrale, emprunte la rue droite du Bourg-Saint-Sauveur, puis celle de la ville comtale jusqu’au portail des Marseillais, tourne là pour monter vers le palais comtal et gagner ensuite le couvent des dominicains, rentre en ville par le portail le plus proche (sans doute le portalet de Rifle-Rafle) et retourne à la cathédrale en passant par « la place » (la petit place du marché, longtemps seule place de l’Aix médiéval) et la porte d’En Alari24.

11Comme son homologue avignonnais ce parcours de la fête du Corpus Christi fait une pointe hors des remparts, ici afin de visiter la maison de l’ordre des Prêcheurs établie en 1274. À cette exception près le cortège se déroule à l’intérieur de l’enceinte de 123025. Il touche trois portes de la ville, dont ce point fort de l’ethnotopographie urbaine qu’est la porte des Marseillais. L’itinéraire change de direction une fois parvenu à cette porte par laquelle entrait dans la ville du xii^e siècle la route reliant Aix au grand port voisin. L’importance de cet accès de la ville est souligné par la présence d’une borne où, aux temps modernes, mais peut-être bien avant, les consuls nouvellement élus se présentaient au peuple. Aucune église ne figure sur le parcours, à l’exception du couvent des dominicains. Le trajet ignore l’église de Sainte-Marie-Madeleine, un édifice qui n’est pas attesté avant 121626 et n’acquiert le statut de paroisse qu’au bas Moyen Âge27. Ce trajet qui unit les deux assises de la ville d’Aix28, la cathédrale et le palais comtal, est certainement aussi archaïque que les itinéraires avignonnais. Peut-être même ce circuit, qui ignore les faubourgs les plus anciennement attestés de la ville comtale tels que le bourg de Saint Sulpice ou le quartier de la Fabrerie, se calque-t-il sur un état de l’urbanisation de la ville comtale antérieur au début du xiii^e siècle ? Il n’a évidemment pas été inventé pour la procession du Corpus Christi qui emprunte vraisemblablement un itinéraire habituel aux processions organisées par le chapitre métropolitain dans l’espace urbain.

12Pour Montpellier, nous disposons du récit que le Petit Thalamus nous donne de la grande procession organisée le 24 avril 1407 pour demander que la ville soit délivrée de la peste29. Le trajet qu’emprunte le cortège qui suit pieusement le Saint Sacrement, la Majesté Antique de Notre-Dame des Tables et le Corps saint de Monseigneur Saint Cléophas est une circumambulation. Les suppliants, partis de l’église de Saint-Firmin se dirigent par la Draperie vers le portail de Lattes et, à partir de là, suivent de porte en porte vers l’est les murailles de la commune clôture édifiée dans la seconde moitié du xii^e siècle30. Le clergé et le peuple, torches en main, déroulent autour de l’enceinte un cordon protecteur de prières qui se dévide presque de la même manière que le fil tendu, pour être transformé en cierge, entre la tour de la Babote et la tour du plan des Carmes durant l’été 137431. Comme le fil, le cortège achève le tour de la cité en longeant la palissade qui ceint la ville à l’ouest. Cierge à la mesure de la ville ou circumambulation, les deux murailles spirituelles sont édifiées autour de la ville dans le même sens, identique à celui que suivent les processions d’Avignon. Une fois revenu à son point de départ, le cortège entreprend de dessiner à l’intérieur de la ville une grande boucle par l’Aiguillerie, l’église Saint-Mathieu, la Farinerie jusqu’à l’église Saint-Firmin d’où la procession était partie. Le trajet de ce circuit interne reporté sur le plan de la ville médiévale de Montpellier, ses enceintes et ses faubourgs, apparaît canalisé et balisé pour l’essentiel par une autre muraille de la ville, une enceinte plus ancienne qui date sans doute de la fin du xi^e siècle ou du début du xii^e siècle32. Ici encore l’archaïsme marque le parcours des grandes processions urbaines.

13Il est plus difficile d’appréhender et d’apprécier le cas de Marseille. Le texte des Institutions liturgiques du xiii^e siècle livre uniquement quelques informations très fragmentaires sur les processions des Rogations33. Le premier jour, le cortège précédé de la croix va de la cathédrale à Saint-Laurent et retourne à la Major. Le second jour, la procession, sortie de la cathédrale marque une station à l’église des Trinitaires avant de se rendre à Saint-Martin pour revenir à nouveau au point de départ. Le lendemain, la procession se rend en silence à l’église Saint-Cannat pour chercher l’arche contenant les reliques et ressort du sanctuaire au chant du De Jherusalem exeant. L’itinéraire comprend deux stations à l’église Saint-Martin et à celle du Temple. Lorsque le cortège rentre à la cathédrale, l’arche est déposée « en tel lieu que la procession puisse passer sous elle ». Ce même rite sera renouvelé après les vêpres de l’Ascension, au sortir de la cathédrale, devant les portes, et à l’entrée de Saint-Cannat sur le trajet de la brève et ultime procession qui ramène les reliques dans l’église dédiée à l’un des saints protecteurs de la cité. Tel qu’il est ainsi décrit l’itinéraire est postérieur à 1203, date de l’installation des Trinitaires34. Du cheminement de la procession nous ne connaissons que les termes et les stations que marque le cortège, sans savoir quelles rues il emprunte. Il est toutefois notable que les sanctuaires visités se situent tous au voisinage des remparts, alors qu’aucune station n’est faite dans la cinquième paroisse de Marseille, les Accoules, située au centre de la ville. Les sanctuaires concernés apparaissent comme autant de forteresses spirituelles montant la garde à la périphérie de l’espace urbain. L’aire ainsi balisée est l’ensemble de la ville de Marseille. Elle inclut la ville haute de l’évêque et du chapitre et la ville basse des vicomtes, puis de la commune, où s’élèvent Saint-Martin et le Temple35. La frontière entre les juridictions, loin d’être ignorée, est soulignée dans les texte même de la liturgie :

Cum autem eximus de civitate, idem cantores incipiunt R. « civitatem istam t(uere) », postea loca prosecuntur donec in loco congruo incipere possint R. Martinus (Habrae), quo finito ante ecclesiam Sancti Martini facimus stationem36.

14L’ordre dans lequel sont visitées les différentes églises qui jalonnent cette succession de séquences processionnelles trace par segments un demi-cercle qui enclot d’ouest en est toute la ville bâtie sur la rive nord du Lacydon. Une fois de plus, la procession est un cercle magique que l’on construit, comme l’a finement observé M. Venard, à propos des exemples avignonnais, en marchant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre37.

15Il faudrait prolonger l’enquête sur d’autres sites, dans la mesure où la documentation le permet. Il est possible que le schéma qui se dégage de nos analyses ne se retrouve pas partout. À Fréjus, par exemple, l’itinéraire des Rogations, tel que le jalonnent les rubriques d’une processionnal, il est vrai tardif, traduit le souci d’une sacralisation du terroir et non de la ville enclose38. Mais nos exemples sont suffisants pour confirmer l’intérêt d’une méthode. Ils révèlent l’ancienneté d’itinéraires qui remontent souvent aux premiers temps de l’urbanisation médiévale. Par là, ils attestent l’antiquité d’un usage occulté par le silence des sources narratives.

16La pesanteur des traditions nous a permis de découvrir par l’analyse d’itinéraires fossilisés, une preuve de l’ancienneté des parcours processionnels dans l’espace urbain. N’en déduisons pas trop vite pour autant que ces cortèges appartiennent à l’éternité immuable d’une histoire immobile. Tout n’est pas continuité dans l’histoire des processions.

17Notons tout d’abord l’absence du dragon des Rogations dans les sources liturgiques consultées. La brève rubrique du coutumier aixois n’en dit mot, pas plus que la longue description qui figure dans les Institutions de l’église de Marseille39. « In ista triduo fiunt processiones cum litaniis et orationibus portando reliquis per loca consueta40 » : l’essentiel est la pérégrination des reliques qui sacralise l’espace urbain. C’est au transport de l’arche que se rattachent les éléments de théâtralisation non absents de cette liturgie41. Il faut attendre le coutumier de 1514 pour voir un dragon précéder et suivre la procession aixoise des Rogations42. Et même le renvoi que fait le rédacteur au Rational de Guillaume Durand « et ibi videt quid significat » porte à penser qu’il s’agit là d’une nouveauté récente. Il n’est donc pas sur que les nombreux dragons des traditions populaires du Midi se soient glissés dans les processions des Rogations aussi tôt qu’ils l’ont fait à Paris ou dans d’autres sites de la France du nord43. Au temps où Jean de Beleth, Jacques Vitry ou Durand de Mende font l’exégèse du dragon processionnel, les diocèses d’Aix et de Marseille, et peut-être bien d’autres diocèses méridionaux les ignorent44.

18D’autre part ces processions ont, semble-t-il un caractère clérical beaucoup plus marqué que celles que décrivent les sources narratives à partir de la seconde moitié du xiv^e siècle. Mettons à part la procession panique que suscite la longue sécheresse de 1313 à Montpellier45. L’usage de l‘indéfini et le laconisme du texte en rendent l’interprétation délicate. Observons, néanmoins, que le rédacteur tend à distinguer plus qu’à unir les nombreuses processions et le cortège des battus. La procession marseillaise des Rogations est explicitement présentée par les Institutions rédigées, selon Chevalier, vers 1264, comme une procession du clergé. On le voit bien au moment où, au sortir des vêpres de l’Ascension, l’arche des reliques prend le chemin de Saint Cannat :

Post vesperas autem vel ante IIIIor capellani aut plures archam reliquiarum extra ecclesiam deferunt, et populo de ecclesia egresso, processio clericorum subtus archam transiens ante januas ecclesie existentem procedit46.

19Procession des clercs, c’est bien ainsi que l’entendent les membres du conseil de ville de la même cité lorsqu’ils décident de célébrer un événement heureux. Les délibérations communales de 1318-132047 montrent que la solennisation comporte toujours trois éléments : l’official ou l’évêque fera faire, à la requête des autorités, des processions par le clergé ; les métiers iront porter leurs bannières sur les remparts de la ville en respectant l’ordre fixé par la commune qui assigne à chacun son rang ; le jour, enfin sera chômé. Le cortège civique des bannières est distinct de la procession, ou plutôt des processions des églises (procesiones ecclesiarum, processiones per ecclesiasticas et religiosas personas Massilie). Rien n’indique qu’ils soient concomitants ni mêlés.

20La lecture de la chronique romane du Petit Thalamus de Montpellier donne l’impression d’assister progressivement à l’intégration des représentants de la communauté urbaine et du peuple des fidèles au cortège. La procession lentement se municipalise et se décléricalise :

21— 1364 (pose de la première pierre de l’église Saint-Germain) :

am procession général de totz los ordes e de todas la gleyas de Montpellier, et y foron los senhors cossols de Montpellier, els senhors obriers, els senhors cossols de mar am lurs entortas e lumenaria, els menestriers, el pabalhon del cossolat48…

22Associés, les deux cortèges sont bien distingués par le rédacteur ; — 1368 (naissance du dauphin Charles) :

Los senhors cossols feron far una sollempna procession général en lacal foron totz los curials de la vila espirituals e temporals e totz los officiers del cossolat et totz los mestiers de la vila portant cascun sa entorta cremant…

23L’initiative appartient au consulat ; tel qu’il est décrit le cortège prend l’aspect d’une procession civique49.

24— 1374 (action de grâces pour le recul de la peste) :

Feron far mot sollempna procession général en que fes hom deveiar las carrieyras et encortinar e trayre las bandieras et y foron totas las glieyas parroquials et las capelas e los ordres mendicans, els autres am lur reliquias e las ceras de las confrayrias e am menestriers50.

25La rédaction met davantage l’accent sur les préparatifs ordonnés par le consulat. Pour la première fois les confréries sont citées à côté du clergé régulier et séculier51 ;

26— 1387 (transfert des sœurs de Prouillan dans leur nouveau couvent) :

am la procession e am la bandieryra de Sant Fermi […] et y foron los senhors cossols e obriers e cossols de mar totz am lors entortas cremans […] et los officiers espirituals e temporals de la vila e senhors e donas processionalment et en sobre gran quantitat52.

27Pour la première fois, le regard du rédacteur se porte sur les hommes et les femmes qui suivent la procession sans être serviteurs du consulat ou membres d’un métier.

28On aboutit ainsi à la grande procession générale du 25 juin 1391, pour le rédacteur la plus solennelle qu’il jamais vu en cette ville ou ailleurs. Y participent « quays tot cap dostal de senhors et de donas veuzas53 ».

29 Le dragon des Rogations n’est pas seul à entrer tardivement dans les processions méridionales. Le peuple des fidèles est longtemps tenu à l’écart d’un cérémonial spécifiquement clérical. La procession se déploie par priorité dans l’espace ecclésiastique. Lorsque, exceptionnellement, elle en sort, elle demeure le monopole des spécialistes de la liturgie, des oratores54. Les processions urbaines de la France du Midi ne naissent pas au bas Moyen Âge, la permanence des itinéraires le montre, mais elles changent alors profondément de caractère.

30Comme bien d’autres manifestations de la « religion populaire », les processions demandent une étude attentive et critique. Trop de traditions locales incontrôlées parasitent encore l’érudition, vieillissant dans un Moyen Âge commode, quand ce n’est pas jusqu’au tréfonds de la nuit des temps des créations largement post-tridentines55. Avant de dégager les traits spécifiques, s’il en est, des processions de la France du sud-est entre le xii^e et le milieu du xiv^e siècle, il convient de mener une enquête exigeante et critique. Dans l’état du dossier, ces cortèges ne brillent pas par une exubérance latine. Ni théâtralité particulière, ni baroquisme envahissant. Les processions des régions du nord à la même époque semblent même revêtir plus d’ampleur et d’éclat. Le seul caractère peut-être original de ces cortèges pourrait résider dans la faible part longtemps dévolue au peuple des fidèles dans ces cheminements pompeux de la société cléricale.