1Le cimetière villageois est un objet historique construit au cours des trois ou quatre dernières décennies par les spécialistes de l’Occident médiéval. En France, l’ouvrage de l’archéologue Michel Colardelle consacré aux Sépultures et traditions funéraires du v^e au xiii^e siècle ap. J.-C. dans les campagnes des Alpes françaises du Nord a été, en 1983, l’une des premières synthèses portant sur l’organisation des espaces d’inhumation et sur les relations que ces lieux ont entretenues au Moyen Âge avec les églises et l’habitat. Il proposait un certain nombre de critères permettant de distinguer les « cimetières paroissiaux », qui se seraient imposés au cours du xi^e siècle, des « cimetières mérovingiens » (ou « nécropoles ») établis « en pleine campagne »1. Dans les mêmes années, en se fondant aussi sur les résultats d’enquêtes archéologiques alors en plein développement, l’historien Robert Fossier attira l’attention des chercheurs sur le processus, qu’il pensait généralisé, de concentration des sépultures autour des lieux de culte et de rapprochement des ensembles ecclésiaux et funéraires ainsi constitués avec un habitat qui prenait de nouvelles formes : selon lui, c’est au tournant de l’an mil, à l’époque de l’émergence des pouvoirs seigneuriaux, que les populations, délaissant les « nécropoles » éloignées des établissements ruraux et urbains, se seraient mises à inhumer leurs morts au sein de « cimetières paroissiaux », désormais établis dans des « villages » qui se fixaient de manière pérenne. Le concept d’« encellulement », élaboré par Robert Fossier pour rendre compte de l’ancrage des communautés d’habitants autour des églises et de leur cimetière, indique bien le rôle reconnu à ce phénomène dans la structuration de la société occidentale2.

2Ce concept et la thèse qui le sous-tendait ont été à l’origine de nombreuses recherches consacrées à l’environnement funéraire des lieux de culte, alors même que se multipliaient les opérations archéologiques3. Le problème du passage de la « nécropole » (à l’écart de l’habitat) au « cimetière » (jouxtant un lieu de culte, intégré à l’habitat) fut dès lors abondamment discuté4. Au fur et à mesure que s’accumulaient les données matérielles, les premières propositions ont été certes nuancées ou affinées, en particulier concernant la chronologie des phénomènes, mais le mouvement tendanciel de réorganisation des tombes en fonction des églises n’a, pas plus que l’importance sociale que revêtait cette transformation, été mis en cause. D’autant qu’au tournant des années 1990 et 2000, plusieurs historiens mirent en évidence une autre dimension des espaces d’inhumation associés aux lieux de culte : leur caractère sacré, acquis aux x^e et xi^e siècles dans un contexte de monumentalisation de l’Église et de « spatialisation du sacré5 ».

3S’il convient de manier avec prudence la notion de « nécropole », utilisée depuis le xix^e siècle pour rendre compte des zones d’inhumation collectives de l’Antiquité et adoptée d’autant plus aisément pour qualifier celles du haut Moyen Âge qu’un certain nombre de caractères attribués aux champs funéraires antiques, en particulier leur éloignement des espaces habités, paraissaient inchangés dans les premiers siècles du Moyen Âge6, le mot « cimetière » (coemeterium, cimiterium en latin) appartient quant à lui au vocabulaire et aux catégories médiévales : il s’impose du reste aux x^e et xi^e siècles, au moment où se diffusait le rite de consécration des espaces funéraires jouxtant les églises et alors que se cristallisait le nouveau modèle funéraire résultant de l’articulation des tombes, des églises et de l’habitat7. Les cimetières ne se sont toutefois pas substitués de manière brutale aux lieux d’inhumation des siècles précédents, et la physionomie de ces derniers se révèle aujourd’hui beaucoup plus complexe qu’on ne l’avait pensé. Il convient donc de revenir sur l’idée, qui a dominé l’historiographie pendant une bonne vingtaine d’années, d’une simple succession des « cimetières » aux « nécropoles ».

« Nécropoles » versus « cimetières »

Des révisions nécessaires

4Alors que l’encellulement envisagé par Robert Fossier postulait un changement des pratiques et des lieux d’inhumation autour de l’an mil, les informations livrées par les fouilles ont tout d’abord conduit à situer le processus d’abandon des grands champs funéraires aux vii^e et viii^e siècles, puis plaidé pour une chronologie longue, faite d’ajustements successifs. Au cours des dernières années, il est surtout apparu que, plus qu’une substitution pure et simple des cimetières villageois (ou urbains) à des « nécropoles de plein champ », il y eut, durant le haut Moyen Âge, coexistence d’une variété de lieux funéraires8 – un constat, il faut le préciser, qui ne remet aucunement en cause la tendance à la concentration des tombes autour de lieux de culte communautaires et sacrés. Dans les campagnes et les agglomérations mineures, des ensembles funéraires ont été aménagés autour des lieux de culte à des dates parfois fort précoces et sans que les anciens lieux d’inhumation fussent immédiatement délaissés pour autant : ainsi, les morts de l’agglomération de Lunel-Viel (Hérault) étaient, au vi^e siècle, répartis en trois ensembles funéraires distincts, les deux premiers du type « nécropole » et le troisième, le plus récent, associé à une église9. Cette situation n’est pas sans rappeler celle du site de Portejoie à Tournedos (Eure), où deux « nécropoles » desservaient l’habitat dans la seconde moitié du vii^e siècle, tandis qu’un cimetière était aménagé autour de l’église locale10. L’idée d’un abandon généralisé des zones funéraires anciennes au cours des vii^e et viii^e siècles est aussi mise en cause : l’usage prolongé de ces sites, au moins jusqu’aux ix^e et x^e siècles, est maintenant attesté dans plusieurs cas11.

5« Nécropoles » et « cimetières » coexistèrent en somme durant plusieurs siècles. Entre les deux, il y eut en outre bien des cas de figure intermédiaires, qui imposent de réviser notre typologie des lieux funéraires. Un certain nombre d’éléments qui définissaient le type des « nécropoles de plein champ » se révèlent en effet quelque peu évanescents : les archéologues repèrent de plus en plus fréquemment des ensembles funéraires du haut Moyen Âge, parfois de modeste dimension, proches de l’habitat, qui remettent en cause l’image d’une dichotomie entre des sites de peuplement dépourvus de sépulture et de vastes zones funéraires éloignées de tout établissement humain12. L’absence de lieux de culte au sein des « nécropoles » n’est même plus tout à fait assurée : les structures légères et les petits enclos qu’y relèvent les archéologues pourraient être la trace de memoriae ou de chapelles – il est clair, cependant, que celles-ci n’ont point commandé l’agencement général des sites funéraires. Enfin, des groupes de sépultures comptant quelques unités, dites « isolées » par les archéologues, ont été pendant des siècles aménagés en marge des zones d’inhumation collectives, mais au sein de l’habitat. Dès le milieu des années 1990, Alexandrine Garnotel et Claude Raynaud avaient attiré l’attention sur ces tombes « dispersées »13. Cécile Treffort, Laure Pecqueur, Frédérique Blaizot ont montré leur persistance auprès ou à l’intérieur des sites d’habitat médiévaux jusqu’aux xi^e-xii^e siècles14, alors même que s’étaient développées parallèlement des aires funéraires collectives15.

Lieu de culte, polarisation et modèle cimitérial

6Tandis que les archéologues produisaient ainsi des données nombreuses et nouvelles, les historiens se sont efforcés d’apprécier avec plus d’exactitude la nature de l’attraction exercée par les lieux de culte – qui demeure le fait majeur dans les pratiques funéraires qui se sont imposées au cours du Moyen Âge. Robert Fossier envisageait cette attraction comme un « regroupement » des hommes, vivants et morts. On préfère aujourd’hui parler de « polarisation ». C’est que les églises n’attirèrent pas immédiatement toutes les tombes autour de leurs murs ; elles ont en revanche polarisé de manière progressive les zones funéraires et la vie sociale. Le grand intérêt de la notion de polarisation tient au fait qu’elle s’accorde avec la diversité des formes d’habitat mise en évidence par la recherche archéologique : elle ne renvoie pas seulement à une agglomération des populations au sens topographique – un lieu de culte peut exercer un rôle polarisateur dans un système de peuplement dispersé, un cas de figure qui était assez fréquent, la dispersion des maisons et des terres n’impliquant nullement l’absence de point de référence ou de pratiques communes, ni du reste celle de contrôle social16.

7La longue durée et la complexité à l’aune desquelles nous devons désormais envisager les phénomènes n’excluent toutefois pas – il convient de le répéter – l’existence de tendances fortes, ni celle d’effets d’accumulation et de seuil. On peut dès lors soutenir que la mise en place progressive d’espaces funéraires collectifs et sacralisés autour des lieux de culte – que l’on appellera des « cimetières » – renvoie à un double processus de « spatialisation » et de « communautarisation » des liens entre les personnes, qui s’est opéré de manière progressive (mais continue) au cours du Moyen Âge. « Spatialisation », bien différente de la territorialité antique, car ce n’est plus l’inscription au sein d’un territoire, mais le rapport à certains lieux, sacrés et funéraires, qui devint un facteur essentiel de structuration sociale. « Communautarisation », car ces lieux polarisant ont favorisé la formation de « petits mondes », pour reprendre l’expression de Wendy Davies, et bientôt celle de « villages », qui se sont substitués en Occident au système antique des cités et des villae, comme le dit Chris Wickham17.

Des vivants et des morts, ou les laboratoires du modèle cimitérial

8La mise en place des cimetières serait liée à la formation de communautés d’un genre nouveau, rompant avec les institutions antiques, tout en se distinguant des organisations sociales fondées sur la parenté. Il convient de s’interroger sur les acteurs et les promoteurs de ce processus qui commence avec le lent rapprochement des églises et des tombes. Le faible nombre de sites pour lesquels on dispose de données fiables concernant le statut du lieu de culte qui attire les sépultures, puis polarise l’habitat – statut qui a du reste pu se transformer au fil des siècles – ne permet pas de formuler de proposition définitive à ce propos. Il semble néanmoins que deux types d’établissement ont très tôt favorisé une certaine cohabitation des vivants et des morts.

Des églises aristocratiques

9Dès les v^e et vi^e siècles, des édifices cultuels accueillirent des tombes présentant toutes les caractéristiques de sépultures élitaires (par leur emplacement, leurs matériaux et leurs formes). Une telle organisation, assurément aristocratique, s’inscrivait dans la continuité des monuments funéraires familiaux de l’Antiquité. D’anciens mausolées ont d’ailleurs été transformés en lieux de culte18. L’association, voire l’identification entre église et lieu funéraire19, pouvait se doubler d’un lien étroit avec l’habitat : dans l’Antiquité tardive, lieux de culte et sépultures furent aménagés à proximité ou à l’intérieur de villae aristocratiques, sans qu’il soit toujours aisé de savoir si les tombes y prenaient place alors que la villa était occupée ou après un abandon20.

10Les édifices cultuels abritant des tombes aristocratiques correspondent à ce que les historiens allemands ont pendant longtemps qualifié d’Eigenkirche, « églises privées » ou « patrimoniales », soit des lieux de culte que les puissants établissaient sur leurs terres, qu’ils fréquentaient et dont ils imposèrent la fréquentation à leurs familiers et à leurs dépendants21. Plusieurs églises de ce genre ont été récemment fouillées et étudiées : les premières sépultures, tombes des fondateurs et de leurs parents, en attiraient d’autres, à l’intérieur de l’édifice ou à l’extérieur. À Larina (Isère), les sépultures établies au vi^e siècle à l’intérieur et dans les annexes d’une église perchée sur la hauteur, alors que l’ancienne nécropole était encore en fonction, sont sans doute celles de dirigeants, auprès desquels furent ensuite ensevelis, dans le voisinage de l’église, les autres habitants ; à Jau-Dignac, dans l’estuaire de la Gironde, la petite église édifiée sur des ruines antiques au vii^e siècle abrita également des tombes privilégiées, comme l’attestent les premiers sarcophages (dont certains accueillent les sépultures successives d’individus apparentés), avant de s’ouvrir à d’autres groupes22.

11Il ne faut pas considérer ces églises aristocratiques à l’aune des condamnations d’un Agobard de Lyon (mort vers 840), qui s’en prend aux puissants et riches propriétaires « qui revendiquent pour eux les murs » des lieux de culte « construits par leurs ancêtres »23. De telles dénonciations, qui ont depuis longtemps attiré l’attention des historiens, alimentant le mythe des « églises privées » accaparées et détenues à tort par des « mauvais laïcs », demeurent fort rares, du moins avant que les réformateurs grégoriens ne les diffusent dans la seconde moitié du xi^e siècle. Jusqu’à cette époque, aristocraties laïque et ecclésiastique collaboraient largement, et la plupart des lieux de culte étaient bâtis et entretenus par les possesseurs du sol24. Les nombreuses églises aristocratiques du haut Moyen Âge ont été des laboratoires de l’articulation entre le sacré et le funéraire, et parfois de l’association des tombes à l’habitat.

Des établissements monastiques

12Les lieux de culte desservis par les religieux – basiliques suburbaines dans l’Antiquité tardive, églises de communautés monastiques tout au long du Moyen Âge – ont également attiré les sépultures. Les monastères peuvent être envisagés comme des espaces d’expérimentation de la cohabitation des vivants et des morts. Ainsi que le prescrit la Règle des moines d’Isidore de Séville, « il faut enterrer les corps des frères dans un lieu unique, de sorte que ceux que l’unité de la charité faisait vivre ensemble soient réunis en un seul lieu dans la mort25 ». Cette prescription paraît être la première mention explicite de ce que l’on peut appeler un « cimetière monastique », même si le terme n’est pas employé. La Règle d’Isidore lie la communauté des morts et celle des vivants : l’une et l’autre partagent un lieu unique (unus locus). La Règle entend ainsi renforcer le processus de communautarisation, auquel renvoie la notion d’« unité de la charité » (unitas charitatis). Dans les complexes qui comptaient plusieurs édifices, les moines défunts étaient souvent inhumés à l’intérieur ou auprès d’une église funéraire. À Fulda, au ix^e siècle, c’est cette église qui était qualifiée de cimiterium26. Dans d’autres sites, le mot désignait bien l’aire funéraire qui se trouvait à l’extérieur (mais à proximité) de l’église, comme sur le Plan de Saint-Gall, qui constitue l’une des premières attestations (lexicale et figurée) d’un cimetière destiné aux moines d’une communauté27. Ces cimetières monastiques étaient parfois divisés : on le pressent à la lecture des textes qui évoquent le « cimetière des laïcs » ou le popolare cimiterium, distinct de celui des frères. Enfin, d’autres espaces monastiques ont encore accueilli des sépultures : le cloître ou la salle capitulaire, par exemple. Il y avait dès lors une multiplicité de lieux funéraires au sein des complexes monastiques.

13Si les églises aristocratiques ont assez tôt concerné une population plus large que les groupes de parents à l’origine des fondations, le modèle monastique de cohabitation des vivants et des morts s’est de même diffusé et imposé à l’ensemble de la société. L’accueil au sein des monastères des sépultures de certains laïcs, généralement membres de l’aristocratie, a participé à ce processus. La présence d’établissements monastiques ou à forte dimension monastique au sein des cités et des villages fut peut-être plus déterminante encore : on pense aux minsters des cités anglo-saxonnes du haut Moyen Âge, où apparaissent les premiers véritables cimetières urbains28, et, pour le reste de l’Occident, à l’essaimage de prieurés et de lieux de culte par les grands monastères. Plusieurs des cimetières fouillés et étudiés dans les dernières années paraissent liés à de tels prieurés : le cimetière de l’église de Rigny (Indre-et-Loire) fut ainsi aménagé à la place de bâtiments servant sans doute au stockage des produits agricoles d’un domaine de Saint-Martin de Tours29 ; à Bréal-sous-Vitré (Ille-et-Vilaine), les moines transformèrent en paroisse une chapelle funéraire, au prix d’une reconfiguration du site (reconstruction de l’église primitive et transfert des sépultures)30 ; au Mont Saint-Germain (Moselle), c’est un prieuré dépendant de Saint-Vincent de Metz qui transforma également l’ancienne nécropole31. Les habitats groupés autour de pôles ecclésiaux et funéraires sont en outre tout particulièrement attestés dans les régions de forte implantation monastique – non que les religieux fussent toujours à l’origine du regroupement : les zones dans lesquelles ils s’installaient étaient fréquemment occupées avant leur arrivée, mais ce sont eux qui ont ensuite procédé à l’« enclosure », qui renforçait, en le matérialisant, le processus de concentration, ainsi qu’à la monumentalisation des sites d’habitat32.

Le cimetière comme lieu de la fabrique « paroissiale »

14Il convient maintenant d’aller un peu plus loin dans l’étude du processus de communautarisation qui s’est joué dans les cimetières de l’Occident médiéval. Le mot cimiterium, nous l’avons vu, s’impose entre le x^e et le xi^e siècle. Un examen systématique du vocabulaire des chartes de Cluny, entrepris récemment par Alain Guerreau, montre, pour ce corpus, l’apparition du mot en 1040, suivie d’une rapide progression ; dans la seconde moitié du xi^e siècle, l’usage de cimiterium est habituel et même assez fréquent ; le mot s’est substitué à atrium, utilisé auparavant pour désigner l’espace environnant l’église. Cimiterium était, dans les siècles précédents, un terme rare, notamment dans les chartes, et revêtait des sens divers (sépulcre, mausolée familial, tombe sainte, par exemple) : au xi^e siècle, il devient univoque et à peu près exclusif pour désigner les espaces funéraires collectifs entourant les églises. Or, dans le corpus des chartes de Cluny, l’émergence de cimiterium coïncide avec un net accroissement et un changement de sens du mot parrochia (vers 1030)33. Il est important de corréler ces deux constats (et ces deux mots), en considérant que la mise en place du système paroissial, c’est-à-dire l’organisation de communautés polarisées par les églises locales, est étroitement liée à l’aménagement de cimetières articulés aux édifices cultuels et destinés à l’ensemble des morts des communautés d’habitants. La charte qui rapporte, en 1098, l’érection de l’église et la bénédiction du cimetière de la Roë, en Mayenne, va jusqu’à qualifier les fidèles réunis à cette occasion, habitantes du lieu, de « paroissiens du cimetière »34. Parrochiani cimiterii : on ne pourrait plus clairement dire que le cimetière fut le lieu par excellence de la fabrique paroissiale. Dès lors, il fut également le lieu de toutes sortes de pratiques sociales qui renvoyaient au gouvernement et aux échanges, accueillant assemblées d’habitants et réunions de justice, artisans dans leurs ateliers et marchands dans leurs échoppes, divertissements et jeux rituels, lorsque ce n’était pas habitations, jardins et cultures, espaces d’ensilage et de stockage – autant de pratiques remarquées depuis longtemps par les historiens qui y virent néanmoins plus souvent une curiosité que la manifestation d’un fonctionnement communautaire35.

15Comment en était-on arrivé là ? Au sein et autour des cimetières s’étaient formées de petites communautés, non plus seulement ni même prioritairement fondées sur la parenté, qui avait semble-t-il structuré les champs funéraires du haut Moyen Âge36, mais mettant en œuvre d’autres formes de cohésion favorisées par l’Église. Trois phénomènes, qui ressortent notamment des enquêtes archéologiques, me paraissent renvoyer au processus de communautarisation à l’œuvre dans les cimetières paroissiaux ou villageois. Le premier est l’indistinction croissante des sépultures qui y furent aménagées ; le second tient à la tendance à la sectorisation des espaces funéraires et ecclésiaux ; le troisième réside dans le resserrement progressif et la mise en protection de l’aire d’inhumation.

Indistinction

16L’indistinction des sépultures et le recoupement fréquent des cadavres sont généralement présentés comme une caractéristique des cimetières médiévaux37. Ces pratiques ont pu être jadis interprétées comme le signe d’une « négligence » des vivants à l’égard des morts. En France, la question de l’inhumation multiple, collective et/ou indifférenciée est devenue pour ainsi dire un objet d’étude en 1988, avec la publication d’un article d’Éric Crubézy et Claude Raynaud sur « le passage de la sépulture individuelle à la sépulture collective du iii^e au xii^e siècle », qui s’efforçait d’établir pour le Sud-Ouest de la France une chronologie de l’émergence de ces « sépultures collectives »38. Le développement récent de l’anthropologie de terrain a permis de caractériser avec une plus grande précision l’évolution des gestes funéraires : on constate ainsi, au cours de la période médiévale, un effacement de la tombe individuelle, liée à l’apparition, puis à l’accroissement des réutilisations de tombes, dans un premier temps après « réduction » et « vidange » des ossements en place, ensuite par simple superposition, soit des réutilisations qui paraissent de moins en moins « soignées » au fil du temps et aboutissent aux « recoupements » de tombes39. Cette évolution, attestée par la fouille archéologique et l’étude anthropologique, se lit, comme en négatif, dans les textes normatifs du Moyen Âge : les interdits relatifs à la violation des sépultures, très stricts dans l’Antiquité, furent d’abord répétés à l’identique, puis avec des nuances, avant de disparaître au cours du haut Moyen Âge40.

17Dans une monographie sur le cimetière des Saints-Côme-et-Damien à Montpellier, « site monstrueux », car « sur une hauteur de sédiment qui dépasse parfois plus d’un mètre et qui résulte de l’accumulation de phases de remblais, des milliers de cadavres ont été inhumés », Éric Crubézy s’interroge sur « l’augmentation du nombre de sujets par tombe », sur « l’accroissement des recoupements de tombes », sur les « réductions » et les « os remaniés », ainsi que sur le processus d’« élimination des cadavres » au sein de ce cimetière – il est vrai urbain – où l’espace disponible était réduit. S’inspirant de constats établis à partir de l’observation de la gestion actuelle des cimetières, l’anthropologue avance que les inhumations successives en un même lieu, les recoupements et les manipulations ne pouvaient intervenir qu’à partir du moment où « le corps n’était plus rien pour la communauté » ; la « perte de sacralité des restes », qui correspond à la fin du temps du deuil, explique « le dessaisissement des proches et de la communauté » et autorise la vidange des tombes, le retournement de la terre des cimetières et le recoupement des sépultures, du moins lorsque le manque de place l’exigeait, afin de faire place à de nouveaux arrivants : dans les cimetières, écrit Éric Crubézy, les cadavres n’étaient donc manipulés que lorsqu’ils étaient « désacralisés » et « déshumanisés »41.

18L’explication de la physionomie particulière des cimetières médiévaux, parcelles de terre dans lesquelles se mêlaient et se confondaient les ossements des morts, par le manque de place et par le processus de désacralisation/déshumanisation des cadavres ne paraît pas tout à fait satisfaisante. Tout d’abord parce que l’ouverture, la réutilisation et le recoupement des sépultures ne sont pas sans analogie avec une pratique rituelle qui s’est également développée entre la fin de l’Antiquité et le haut Moyen Âge : le culte des reliques, qui impliquait aussi manipulations et transferts d’ossements, attestant un changement survenu alors dans la vision des corps morts et des tombes, mais dont on ne peut dire qu’il résulte d’une perte de sacralité ! L’indistinction et les recoupements atteignirent du reste une sorte d’apogée à l’époque même où la terre des cimetières fut solennellement consacrée.

19Récemment, Claude Raynaud est revenu sur la signification de ces pratiques très éloignées des usages antiques et témoignant dès lors de transformations profondes dans les sensibilités et les coutumes42. Des contraintes matérielles ou mécaniques ont pu favoriser réutilisations et recoupements : lorsque le cimetière se trouve au cœur du bâti, le manque de place disponible explique parfois l’entassement des morts. Mais les pratiques nouvelles sont aussi attestées en des lieux ouverts, parfois à l’écart de l’habitat, dans des zones où les tombes étaient de faible densité : elles renverraient à une « volonté » d’associer ou de mêler les corps. Claude Raynaud voit dans une telle situation l’un des rares indices archéologiques du phénomène de la « christianisation » des pratiques funéraires, reflet d’une pastorale distinguant fondamentalement le corps et l’âme. Dans les cimetières entourant les églises, on ne regroupait plus forcément des individus apparentés, comme c’était le cas dans l’Antiquité et le très haut Moyen Âge, mais des chrétiens, qui se souciaient du salut de leur âme plutôt que du destin de leur corps43. Si une telle explication peut rendre compte de l’abandon d’un tabou, celui de la violation de sépulture, elle n’explique pas pleinement la généralisation des pratiques nouvelles.

20L’absence de procédures visant à préserver l’intégrité des squelettes n’équivaut aucunement à de la négligence, à une perte de sacralité ou à une déshumanisation des cadavres, ni sans doute à un souci chrétien de l’âme. L’indistinction des morts du cimetière paraît plutôt renvoyer à une manière, inédite par rapport au monde antique, de concevoir l’appartenance à une collectivité. Il convient ici de souligner la concomitance entre plusieurs phénomènes : les réutilisations et recoupements croissants doivent être corrélés avec la polarisation des sépultures par l’église et l’articulation avec l’habitat, le rite de consécration des cimetières et la désaffection du mobilier funéraire – ou, du moins, son remplacement par des dépôts de vases renfermant encens ou eau bénite44. Dans cette concomitance, il y a à l’évidence une forte logique sociale, qui favorise la « communautarisation » des morts. Celle-ci était construite : par la liturgie funéraire, qui évoque l’agrégation du défunt à la communauté des morts, par la consécration de la terre du cimetière, mais aussi par les opérations de labour de cette terre du cimetière, auxquelles il faut reconnaître, me semble-t-il, le statut de geste rituel. Y participe la mise en place d’une rhétorique du mélange des corps à la terre, de l’association de l’église et de la terre, qu’illustre, au xi^e siècle, l’image de l’Église-mère dans le sein (gremium) duquel sont ensevelis des défunts. Une nouvelle étymologie est alors donnée au mot cimiterium, associé à cinis, cendre : cinis-terium, soit l’aire funéraire collective dans laquelle les corps se réduisent à l’état de cendres. Un certain nombre de textes évoque ce mélange des corps sacrés des baptisés à la terre consacrée du cimetière, qualifiée au xii^e siècle de terra cimiteriata45.

Sectorisation

21Le cimetière polarisé par l’église favorise la constitution d’une communauté paroissiale, composée de vivants et de défunts, qui rompt avec les regroupements selon la parenté qui avaient très probablement structuré les champs funéraires et les groupes de sépultures du haut Moyen Âge. Dans les actes de l’important colloque consacré, en 1994, à l’Archéologie du cimetière chrétien, Brigitte Boissavit-Camus et Élisabeth Zadora-Rio avaient attiré l’attention des chercheurs sur les « partitions et regroupements » caractéristiques de l’« organisation interne » des cimetières : en se fondant sur les résultats alors disponibles de quelques fouilles de cimetières menées en France et en Angleterre, elles relevaient en particulier les fréquentes concentrations de sépultures d’enfants en certains secteurs, notamment au plus près des murs des lieux de culte, mais aussi les zones « réservées aux malades, aux étrangers, aux exclus »46. Plusieurs travaux ont ensuite confirmé la pertinence de ces remarques. La fouille des 600 sépultures du cimetière médiéval de Saint-Mexme de Chinon a ainsi permis à Élisabeth Lorans de mettre en évidence la succession de deux types d’organisation : lors d’une première phase d’occupation (v^e-xi^e siècle), les tombes d’enfants sont dispersées sur l’aire d’inhumation, comme c’est habituellement le cas pour les sites du haut Moyen Âge, aucun sous-groupe signifiant de sépultures n’étant du reste repérable ; dans une seconde phase (xi^e-xv^e siècle) se dessine une répartition en fonction de l’âge, les enfants étant regroupés dans une bande de terre le long du mur gouttereau nord, tandis que les adultes sont inhumés au sud, avec certaines différences entre les hommes et les femmes47.

22Il semble bien y avoir eu, dans les cimetières médiévaux, une tendance à la « sectorisation », c’est-à-dire à l’aménagement de secteurs d’inhumation liés à l’âge et peut-être – la chose est beaucoup moins nette – au genre48. Émilie Perez revient, dans ce volume, sur la question des zones occupées par les tombes d’enfants. Je me limiterai pour ma part à deux remarques. La première tient à la difficulté d’identifier au sein des cimetières d’éventuels regroupements familiaux – du type de ceux que la structure des champs funéraires du haut Moyen Âge laisse deviner49. La mise en place de secteurs occupés préférentiellement par des tombes d’enfants indiquerait que ceux-ci furent extraits de leur groupe de parenté. La nouvelle organisation cimitériale attesterait dès lors des formes d’association de sépultures renvoyant à un processus de « déparentalisation » des relations sociales, pour reprendre le concept proposé par Joseph Morsel, qui irait de pair avec la spatialisation et la communautarisation de ces relations. « Déparentalisation » ne signifie certes pas disparition de toute forme d’organisation des sépultures fondée sur les liens familiaux – il importera à l’avenir de mieux reconnaître les formes d’inhumation liées à la parenté – mais probablement la fin d’une prépondérance, voire d’une exclusivité de ce type d’organisation. Il faut par ailleurs souligner – et ce sera la seconde remarque – que cette tendance à la sectorisation des cimetières n’est pas sans présenter une analogie avec celle qui concerne les lieux de culte – et donc les fidèles vivants. De manière d’abord diffuse, puis beaucoup plus nette à partir de l’époque carolingienne, un certain nombre de prescriptions définirent, en effet, la place que les fidèles devaient occuper dans l’église, distinguant les parties du lieu de culte réservées au clergé et celles ouvertes aux laïcs, et parmi celles-ci, le « côté des hommes » (pars uirorum) et le « côté des femmes » (pars mulierum). Au xi^e siècle, dans le contexte de la réforme grégorienne, puis aux xii^e et xiii^e siècles, sous la plume des liturgistes et des canonistes, cette sectorisation s’institutionnalisa50. Ainsi, à l’époque où les corps des défunts se mêlaient à la terre cimitériale, des distinctions sociales fondées notamment sur l’âge et le genre, topographiquement liées aux lieux de culte et à leur environnement funéraire, favorisèrent la formation de groupes et de hiérarchies constitutifs des communautés d’habitants.

Concentration(s)

23L’association étroite entre l’église et l’espace funéraire, tous deux consacrés à partir des x^e et xi^e siècles, se marque topographiquement par un rétrécissement ou une concentration de l’aire d’inhumation autour du lieu de culte. C’est ainsi que la fouille menée à Rigny (Indre-et-Loire) par Henri Galinié et Élisabeth Zadora-Rio montre, entre la fin du x^e et le début du xi^e siècle, un net resserrement autour de l’église de l’aire funéraire apparue deux siècles plus tôt. Cette transformation « marque le passage d’une zone d’inhumation distendue à un espace funéraire polarisé par l’église », écrivent les archéologues51. L’espace polarisé se resserre une nouvelle fois aux xii^e et xiii^e siècles, lorsque sont construits des murs ou des murets. À Lunel-Viel (Hérault), autre site déjà mentionné, la situation est différente, puisque dès l’époque carolingienne, un fossé, remplacé au x^e siècle par un mur, marque le périmètre ecclésial : toutefois, plus qu’il ne disjoint l’église et le cimetière, le partage ainsi opéré entre l’espace sacré du lieu de culte et l’aire funéraire adjacente manifeste probablement une volonté similaire d’articuler les deux zones, dans un contexte d’habitat sans doute plus contraint qu’à Rigny. La stabilisation et le resserrement progressif autour de l’église de zones funéraires auparavant fluctuantes et imbriquées, semble-t-il, avec l’habitat, ont été encore constatés sur le site de Vilarnau, dans le Roussillon, où le cimetière jusqu’alors ouvert est fermé par la construction d’un mur au milieu du xiii^e siècle52. D’autres cas sont attestés en Angleterre, à Wharram Percy, Rivenhall ou Raunds Furnells53.

24Sans vouloir assimiler les phénomènes, il est difficile de ne pas mettre en rapport certains de ces resserrements de l’espace cimitérial avec l’établissement de zones protégées, désignées par des termini et des confronts, autour des lieux de culte : dans les régions méridionales, de telles zones sont définies par les chartes dès la fin du ix^e siècle54 ; entre la fin du x^e et la première moitié du xi^e siècle, les conciles liés au mouvement de la Paix de Dieu ont également contribué à imposer une stricte délimitation des terrains entourant les églises, espaces d’asile et de refuge, qui prirent alors souvent la forme de cercles d’un rayon de trente pas55. Mais d’autres types de resserrement des cimetières, en particulier aux xii^e et xiii^e siècles, manifestent des entreprises de délimitation entre les espaces funéraires, désormais sacralisés et gérés par les clercs, et les activités profanes, exclues du champ des morts, ainsi que le répètent à l’envi les statuts synodaux.

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25Le phénomène de resserrement du cimetière et de concentration des tombes autour de l’église n’a pas seulement concerné les villages. Des processus semblables sont attestés au sein des communautés et des quartiers urbains. C’est que les cimetières participaient à la formation de la ville, de ses quartiers, et à la cohésion de ses habitants. À Paris, par exemple, c’est dans la seconde moitié du xii^e siècle que les « Champeaux », vaste zone non lotie où coexistaient un marché et un cimetière, sont devenus les « Saints-Innocents », à la suite du transfert, dans l’église du cimetière, des reliques de Richard de Pontoise, un enfant chrétien prétendument massacré par les Juifs, alors même que l’espace funéraire était clôturé. Comme le fait remarquer Axelle Neyrinck, la clôture du cimetière, qui est à peu près contemporaine de la construction d’une nouvelle enceinte autour de Paris, s’inscrit dans la même logique, spatiale et communautaire. La dédicace aux Saint-Innocents, qui renvoyait de manière plus ou moins explicite à une mise à l’écart des Juifs, renforçait le caractère sacré de l’espace d’inhumation de la communauté parisienne56. À Pise, c’est en 1277 que l’aire funéraire très distendue et sans doute assez chaotique qui se trouvait au cœur de la cité, autour de la cathédrale, fut profondément réaménagée, légèrement déplacée et drastiquement close ; la clôture prit ici la forme de hauts murs qui protégeaient des galeries abritant des tombeaux privilégiés et entourant une terre funéraire d’autant plus sacrée qu’elle était réputée provenir de Terre Sainte. Ce cimetière réaménagé prit le nom de Campo Santo57. Dans l’Occident médiéval, en ville comme au village, le cimetière fut, plus qu’un lieu, un reflet ou un attribut de la communauté d’habitants, la fabrique où celle-ci se constituait.