Les anabaptistes à Sainte-Marie-aux-Mines, xvie-xviiie siècle
p. 233-252
Texte intégral
1D’après le dictionnaire de Furetière, un hérétique est celui qui manifeste une attache opiniâtre à une proposition erronée et condamnée, qui adhère à une doctrine opposée à celles de l’Église catholique et des conciles1. En ce qui concerne les anabaptistes, cette définition de l’hérésie devrait être étendue puisque ceux-ci, en outre, adhéraient à une doctrine opposée à celle de tous les autres réformateurs du XVIe siècle et qu’ils ont été, pour cette raison, longuement persécutés et ont souvent dû chercher refuge au cours des siècles.
Les anabaptistes
Les « frères » suisses
2Les anabaptistes appartiennent à ce que l’on a nommé la Réforme radicale. À Zurich, ceux qui veulent réformer l’Église dans la ville et le canton se sont regroupés autour de Zwingli. Dès fin 1523, des divergences apparaissent entre Zwingli, qui pense de plus en plus à l’instauration d’une Église d’État, et certains de ses plus proches compagnons, tels Conrad Grebel et Félix Mantz qui s’en tiennent toujours à une Église de volontaires2. Pour eux, l’Église est formée de ceux qui abandonnent le monde pour Jésus-Christ ; elle est « communion fraternelle d’amour entre ses membres, et d’obéissance à Dieu3 ». Seuls les adultes peuvent recevoir le baptême, les petits enfants ne peuvent en effet pas s’engager personnellement. Tous les membres sont frères et cette fraternité se manifeste dans la célébration de la Cène qui commémore la mort du Christ et la volonté des participants de vivre et souffrir dans la fidélité à Dieu. Il n’y a pas de clergé, pas de consécration : c’est un membre de l’assemblée qui lit les textes de l’Évangile. Toujours en application stricte de l’Évangile, les membres de l’Église ne peuvent en aucun cas porter les armes ; ils ne prêtent pas serment. Enfin, bien qu’ils paient les impôts et obéissent aux autorités, il n’existe pas, pour eux, d’union possible entre l’Église et l’État et cela est, à l’époque, inenvisageable. La rupture entre Zwingli et les « frères suisses » est donc inévitable. L’État ne peut, lui non plus, tolérer ces dissidents ; commencent alors les expulsions du territoire de Zurich et les persécutions.
3En 1527, les responsables des « frères » se réunissent et établissent les principaux points de la confession de foi dite de Schleitheim4, localité du canton de Schaffhouse où ils s’assemblent. Cette confession comprend sept articles traitant du baptême, de la fraction du pain, de la séparation d’avec la méchanceté et le mal, des pasteurs5, du glaive6 et du serment7. Les anabaptistes se sont très tôt préoccupés d’élaborer des règlements ou « Ordnungen » (Disciplines) dont le but est l’organisation de la vie de la communauté8. Ce mouvement s’étend à une partie de la Suisse et du sud de l’Allemagne, jusqu’en Moravie et Munster en Westphalie, à partir de la Hollande et de la Frise9. Rapidement, la Réforme se radicalise dans cette ville sous l’influence de prédicateurs « melchiorites » comme Jan Matthys qui prône la violence pour ériger le royaume de Dieu et exerce le pouvoir jusqu’à sa mort en 1534, lors d’une sortie hors de la ville assiégée par Philippe de Hesse et l’évêque de Munster. Pour son successeur, Jean de Leyde, Munster est la Nouvelle Jérusalem. Il organise la résistance mais la ville est prise le 5 juin 1535, les derniers survivants massacrés et Jean de Leyde torturé à mort.
Menno Simons et les mennonites
4À peu près à la même époque, les Pays-Bas espagnols, entièrement catholiques, sont touchés par la Réforme. Dès 1523, les écrits luthériens y pénètrent et, en 1524, la version allemande du Nouveau Testament par Luther est traduite en néerlandais. Or, le curé de Witmarsum en Frise, Menno Simons (1496-1561), qui ne connaît rien du mouvement des « frères suisses », se met à lire la Bible et des écrits des réformateurs, cherchant des réponses aux doutes qui l’assaillent. En 1530-1531, apprenant que des compagnons de Melchior Hoffmann administrent le baptême à des adultes, il cherche la raison pour laquelle cela est considéré comme un crime. N’ayant trouvé aucune réponse dans la Bible, il est convaincu que les chrétiens sont dans l’erreur en ce qui concerne le baptême des enfants. En 1536, il se convertit à l’anabaptisme en se faisant baptiser sur confession de foi10. Menno mène dès lors une vie errante à cause des persécutions aux Pays-Bas et en Allemagne du Nord, où il remplit très tôt un rôle dirigeant auprès des assemblées anabaptistes.
5Une opposition naît alors entre l’anabaptisme de Menno et celui de Zurich à propos de l’excommunication. Les mennonites la pratiquent avec sévérité, estimant qu’une stricte discipline doit régner parmi les chrétiens adultes qui ont voulu recevoir le baptême et qui se sont ainsi engagés à suivre exactement l’enseignement de Jésus-Christ. En cas d’excommunication, on pratique à leur égard la « Meidung », c’est-à-dire la séparation d’avec la famille et les coreligionnaires. Les anabaptistes de Suisse et d’Allemagne du Sud refusent tout d’abord cette application stricte avant de l’accepter au XVIIe siècle.
Diffusion de l’anabaptisme
Strasbourg
6L’anabaptisme ne s’est diffusé que dans l’est de la France actuelle, l’Alsace, la Lorraine, le pays de Montbéliard, territoires dépendant à l’époque du Saint Empire romain germanique. Strasbourg, ville libre impériale, s’est montrée accueillante aux anabaptistes persécutés. Les réformateurs strasbourgeois, comme Zell, Bucer, Capiton, ont eu une attitude d’ouverture. Ils ont d’ailleurs eux-mêmes des préoccupations qui les rapprochent des anabaptistes : le baptême des enfants pour Zell, l’importance de la Discipline dans l’Église pour Bucer qui institue dans chaque paroisse des Kirchenpfleger, chargés de la surveillance des mœurs et de la rectitude des croyances11. Strasbourg voit aussi se développer un anabaptisme autochtone. En effet, en 1526, un groupe d’anabaptistes pacifistes de type suisse se trouve dans la ville. Cependant, dès 1527, le magistrat strasbourgeois prend des mesures contre eux, déjà si maltraités à Zurich. Les interdictions concernant l’anabaptisme se répètent de 1530 à 1540, obligeant, par exemple, les citoyens à faire baptiser leurs enfants nouveau-nés (1535). En 1540, il est demandé que les anabaptistes adoptent la Réforme d’État. Un certain nombre prend alors la fuite, certains se rendent même en Moravie. Cependant, jusqu’en 1604, des assemblées subsistent dans la cité impériale.
L’anabaptisme à Sainte-Marie-aux-Mines
7En dehors de Strasbourg, les anabaptistes se sont établis dans diverses localités, en particulier dans la seconde moitié du XVIe siècle, sur les terres des seigneurs de Ribeaupierre, à Sainte-Marie-aux-Mines que décrit en 1643 le pasteur Jean Le Bachellé12.
LE VAL DE LIEPVRE (vers 1560)

Carte extraite de : Ph. Denis, Les Églises d’étrangers en pays rhénans (1538-1564), Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’université de Liège, fascicule CCXLII, Paris, 1984, p. 259. Je remercie les Presses Universitaires de Liège pour l’autorisation de reproduire la carte (tous droits réservés).
XVIe-début XVIIe siècle : les anabaptistes « autochtones »
8Cette petite communauté est traversée par la Liépvrette qui sépare ici les territoires dépendant du duché de Lorraine des terres alsaciennes appartenant aux Ribeaupierre, vassaux des Habsbourg d’Autriche. La présence des anabaptistes y est attestée en 1555 dans une lettre de Marpeck13 puis en 1561 et 1562. En 1581, les Jésuites qui font une mission à Sainte-Marie-Lorraine y constatent la présence d’anabaptistes ; en 1590, toujours du côté lorrain, un homme est condamné à payer une amende « pour avoir clandestinement fréquenté les prêches et sectes des anabaptistes14 ». Cette présence suscite inquiétude et irritation : en 1561, le juge des mines, au nom de l’ensemble des mineurs du val de Lièpvre et d’Échery, demande à Éguenolphe de Ribeaupierre de leur envoyer des prédicateurs en langues française et allemande, qui prêchent la vraie parole de Dieu afin de détruire les vices qui se sont introduits par les sectes condamnables des anabaptistes15. Le 6 juillet, l’empereur ordonne par un mandement de les chasser du Val de Lièpvre, ainsi que les autres « sectaires16 ». La régence autrichienne d’Ensisheim17 rappelle encore en 1575 à Éguenolphe de Ribeaupierre l’obligation de publier les édits impériaux contre les anabaptistes de la vallée ; mais celui-ci, partisan de la paix religieuse, n’en fait rien. En 1596 encore, l’empereur ordonne l’arrestation de tous les suspects d’anabaptisme sur les terres des Ribeaupierre18.
9Dans le préambule de la Confession de Foi de l’Église française de Sainte-Marie (1558), il était déjà stipulé que celle-ci devait déclarer clairement ce à quoi elle adhérait afin qu’on ne puisse la confondre avec les sectes variées présentes dans la vallée et auxquelles elle se défendait d’appartenir19. Une façon de s’en démarquer est d’affirmer la légitimité du baptême des enfants. Pierre Marbeuf20, l’un des premiers pasteurs de l’Église réformée française de Sainte-Marie l’exprime dans un commentaire de la confession de foi locale : il fait participer les enfants au baptême puisque « Dieu les comprend dans l’Alliance avec leurs pères21 ». Un peu plus tard, le pasteur Arnaud Banc, en conflit avec les luthériens qui accusent les nombreux réfugiés d’être des « sectaires, Gabrielistes, partisans de Schwenkfeld ou de Sattler22, anabaptistes », écrit une lettre de réfutation et d’explication à Éguenolphe de Ribeaupierre, dans laquelle il justifie particulièrement le baptême des enfants qui ne sont pas baptisés « à cause de leur propre foi, mais à cause de celle de leurs pères qui ont reçu l’alliance de Dieu pour eux et les leurs23 ».
10Si ces pasteurs, en particulier Arnaud Banc, insistent sur le baptême des enfants, c’est par conviction religieuse mais aussi, sans doute, politique. En effet, la situation de l’Église réformée française est très fragile. Souvent assimilée aux anabaptistes ou aux spiritualistes, elle est combattue par les luthériens de la vallée, par la Régence d’Ensisheim, par l’empereur même et n’existe que par le bon vouloir d’Éguenolphe de Ribeaupierre qui la protège autant qu’il peut, faisant le plus longtemps possible la sourde oreille aux injonctions du prince. Il est donc nécessaire pour la communauté d’affirmer son orthodoxie à propos du baptême et de la Cène et de se démarquer ainsi des « sectaires ».
11Quant aux anabaptistes, malgré l’opposition des luthériens et des réformés mais confiants, eux aussi, dans le soutien du seigneur de Ribeaupierre, certains continuent à demeurer dans la vallée, quitte parfois à se convertir et à se ranger du côté de l’Église réformée française. La preuve nous en est fournie par le registre des baptêmes : le 22 décembre 1569, Madeleine, âgée de 8 à 9 ans et sa sœur Sara, âgée de 5 à 6 ans, filles de Nicolas Demeaux qui a été anabaptiste, sont baptisées par Louis Des Masures et ont pour parrain Claude Masson, ministre, et pour marraine sa femme24. Le 28 avril 1602, est inscrit, dans le registre des baptêmes, Paulus Bernhard, âgé d’environ 24 ans, fils de Nicolas Bernhard, anabaptiste de la Petite-Lièpvre, « Le Paulus, ayant abjuré publiquement l’anabaptisme, ayant fait profession de la vérité en cette Église, fut admis à la Cène du Seigneur, à la Cène de Pasques, ne sachant toutefois le consistoire qu’il ne fut baptisé ». Le 30 mars 1631, c’est au tour d’une certaine Suzanne, « âgée de quelque 22 années, n’ayant pas encore été baptisée, faisant profession de la religion anabaptiste ».
12D’autres documents attestent la présence d’anabaptistes. Ainsi, un cahier désignant les rentes foncières dues par les habitants de Sainte-Marie ainsi que les sommes à payer pour droit de bourgeoisie et daté de 1635-1637, années les plus noires de la guerre pour la vallée, nous apprend que Jacob Mangold25 doit payer la contribution annuelle pour les rentes foncières et le droit de bourgeoisie, plus une somme équivalente pour 1635 ; il doit aussi régler les taxes dues par Wendelin Irmel pour 1635 et l’année en cours26. Il est connu pour être anabaptiste : en 1640, il est qualifié par le Conseil de Strasbourg d’anabaptiste schwenkfeldien, originaire de Sainte-Marie-aux-Mines « où cette secte a depuis longtemps sa synagogue27 ». Wendelin Irmel, originaire de Stühlingen en Souabe28, de famille catholique, est sûrement lié avec Mangold. Le fait que certains bourgeois n’aient pas acquitté leurs taxes pour 1635, voire pour les années précédentes, est une preuve que bon nombre d’habitants de Sainte-Marie ont fui la vallée, quitte à revenir une fois la situation devenue plus calme : « En 1635 l’Allemagne et la Lorraine étant devenues le théâtre de la guerre et ce val étant rempli de soldats, les meilleurs bourgeois d’ici furent contraints de s’absenter pour éviter la cruauté de ces derniers ; pour ces mêmes raisons les pasteurs furent aussi obligés de se retirer29. » Quelques années plus tard, dans la lettre citée plus haut, le pasteur Jean Le Bachellé donne pour la première fois des informations précises sur le climat religieux qui règne à Sainte-Marie et en particulier sur les anabaptistes :
« […] En tous ces lieux les habitans font profession de quattre religions ouvertement, les papistes vont du costé de Loraine, les luthériens au temple […] des mineurs, que l’on dit sur le pré, et à ce sujet nos François appellent cette profession la religion de la prairie30. Les anabaptistes qui sont encore une douzaine de familles avoient aultrefois libre exercice en un bois, sur le chemin d’icy à Schlestadt31, dit la Bausse, mais maintenant ils l’ont dans un battant au-dessous de Sainte-Marie, qui appartient à l’un d’eux. Ils n’ont aucun ministre mais l’un d’eux fait la lecture de l’Escriture en allemand et chantant nos pseaumes selon la version allemande de Lobwasser32. Après cela qui veult d’eux se lève, et s’il a quelque chose à dire le déclare. Et quand ils veulent communiquer33, baptizer quelqu’un d’eux après avoir rendu compte de sa créance, et mesme pour les mariages, ils font venir quelqu’un de la Suisse, qui est homme de mestier comme eux […]. Nous en attirons toujours quelqu’un à la cognoissance de la vérité, s’en estant encore déclarés deux frères depuis peu, qui tesmoignent grand zèle à la religion : le principal d’entre eux est maintenant à Strasbourg, il ne feind point de se trouver à nos prédications […] »34.
13Même lorsque la situation de l’Église française est officiellement reconnue par le traité de Munster en 164835, certains pasteurs et le consistoire continuent à montrer de l’inquiétude vis-à-vis des anabaptistes. Quand Balthazar-Octavien Amyraut est pasteur de Sainte-Marie, le consistoire, sans doute sous son influence, paraît très attentif au danger qu’ils peuvent représenter pour les réformés. Ainsi, le 11 avril 1658, Jacob Wis, de Hexewil près de Zurich, est convoqué devant le consistoire pour « savoir abuser par les anabaptistes ». Encore le 9 décembre 1663, le consistoire admoneste Rodolphe Schaffner, suisse originaire du comté de Lenzbourg, car il craint « qu’il ne change de religion parce qu’il sert des anabaptistes36 ». Ils sont tous de langue allemande ; on peut donc penser que les deux hommes admonestés par le consistoire ou bien ont des membres de leur famille anabaptistes, ou bien se réjouissent de pouvoir côtoyer des compatriotes avec lesquels s’entretenir, ce qu’a déjà constaté Le Bachellé quelques années auparavant à propos d’anabaptistes qui se rendent au culte réformé : « [ils] y viennent mesme parfois, mais ils sont tous allemands37 et n’entendent bien nostre langue, ce qui fait qu’ils demeurent plus opiniastrement dans leurs erreurs. »
L’immigration suisse : les Zurichois
14L’Alsace a été ravagée d’abord par la peste entre 1632 et 1635 puis par la guerre qui a duré encore des années après la paix de Westphalie, en raison des incursions des Lorrains qui sont même entrés dans Ribeauvillé, capitale des possessions des Ribeaupierre, en 165238. Le gouvernement royal fait alors appel à l’immigration pour repeupler la province : l’ordonnance de 1662 stipule que « tous les nouveaux habitants, étrangers ou non, doivent pratiquer la religion catholique, apostolique et romaine, les autres confessions étant refoulées en exécution de l’article 75 du traité de Munster » par lequel le roi reprend la politique des archiducs d’Autriche concernant les affaires religieuses39. Mais dans une province comme l’Alsace, morcelée en seigneuries et villes libres aux traditions religieuses variées, la réalité est tout autre. Si un certain nombre de Français ou d’étrangers catholiques viennent « s’habituer » en Alsace, ce n’est pas le cas, à part quelques exceptions, à Sainte-Marie-aux-Mines.
15En effet, dans le même temps, en Suisse et spécialement dans le canton de Zurich, les persécutions contre les anabaptistes connaissent une recrudescence. Des troubles paysans ont lieu dans le pays, en particulier pendant l’année 1653. De nombreux anabaptistes sont emprisonnés, d’autres prennent la décision de fuir. Presque toutes les familles s’installent alors en Alsace ou plus loin, au Palatinat ou en Hollande, tous territoires réputés tolérants. Et parmi elles, un certain nombre s’établit à Sainte-Marie40 ; un ancien de la communauté, Adolphe Schmidt41 qui réside à Ribeauvillé, est l’un des principaux personnages qui œuvre pour l’accueil des frères zurichois persécutés42. Cependant, les anabaptistes sont l’objet de surveillance, aussi bien de la part du pouvoir politique que du pouvoir ecclésiastique. Tous craignent leur prosélytisme. Ainsi, dans une lettre du 26 août 1653 adressée au chancelier de la seigneurie à Ribeauvillé, Pierre Fattet, Landrichter43 de Sainte-Marie, calviniste, signale qu’il a envoyé deux employés du tribunal chez tous les anabaptistes, afin de vérifier s’ils n’entraînent pas dans leurs assemblées des personnes d’autre religion dont les parents ne sont pas anabaptistes. Il y a peu, il a appris qu’un nommé Hans Rudolph Negel, anabaptiste, héberge un jeune homme du canton de Zurich dont les parents ne sont pas anabaptistes mais dont un cousin l’est. Malgré la menace d’une amende, le jeune homme déclare qu’il veut rester avec eux. Fattet ajoute que les anabaptistes ont profité des troubles de la guerre pour s’assembler à Sainte-Marie chez Jérémie Irmel. Auparavant, ils se sont retrouvés pour leurs assemblées dans la forêt de Sélestat, celle d’Adelspach, puis à Saint-Philippe et aussi ainsi qu’à Fertrupt44 ; mais il leur est interdit de se réunir à Sainte-Marie.
16Ces anabaptistes, Amyraut veut les convertir et il rédige un catéchisme dans ce dessein, ce qu’il annonce au pasteur Paul Ferry de Metz45 :
« Monsieur et très honoré père,
Jay un extreme deplaisir de n’avoir pû vous tenir promesse, Dieu m’a donné depuis cinq septmaines en la tant d’occupation contre les Anabaptistes, qu’en fin, benissant mon ministere, en voila desia deux assez considerables qui furent baptiser solennellement et en public, Dimanche dernier, loué soit Dieu, il y en a trois autres qui se préparent a recevoir ceste mesme grace. Et soy obtenu dez puissances, qu’il ne leur soie plus permis de dogmatiser sous peine d’Amende et Chastiment arbitraire. Ils séduisaient du Monde que jay bien eu de la peine a rappeller, Monsieur Ulrich46 en sait les particularitez. Jay dressé un catechisme Anabaptiste en Allemand, pour instruire les uns de leurs Erreurs, et premunir les nostres contre ces ministres de Sathan, qui se transforment en ministres de Justice. Je l’envoye a Zurich. Je ne scay si on l’imprimera tout tel qu’il est. Il a desia faidt du fruidt loué soit Dieu. Mon Eglise me prie de le luy donner aussi en François, je le feroy, Dieu aydant. Je vous le communiqueroy aussi tost. […] »
17En 1658, Marie et Jérémie Irmel, enfants de Jérémie, anabaptiste et fils de Wendelin, sont en effet enregistrés dans le registre des baptêmes le 14 juillet. De Marie Landis, de père et mère anabaptistes « mais étant baptisée en son enfance », il est précisé qu’elle « a fait profession de la Religion Réformée le 25 août47 ». Les Irmel sont, sans doute, les « deux assez considerables » qu’Amyraut évoque dans sa lettre. Cela paraît vraisemblable compte tenu des parrains et marraines. Deux autres enfants de Jérémie Irmel, qui n’est alors plus qualifié d’anabaptiste, sont baptisés au temple réformé en 1671 puis en 1673.
18D’après la lettre de Le Bachellé, les anabaptistes, malgré l’ancienneté de leur présence à Sainte-Marie, n’y sont alors pas très nombreux puisqu’ils n’ont pas d’assemblée régulière et doivent faire appel à un coreligionnaire suisse pour les baptêmes et les mariages, ainsi que pour célébrer la Cène. L’immigration qui suit la guerre leur permet de s’organiser en tant que communauté à part entière. Preuve en est la présence de trois de ses membres, le prédicateur Adolph Schmidt et les diacres Jacob Schmidt et Bertram Habich, à la conférence d’Ohnenheim en 1660 au cours de laquelle les assemblées d’Alsace adoptent, comme Confession de foi reconnue par toutes, la Confession de foi de Dordrecht qui vise notamment à présenter un exposé complet de la foi des frères pour les non-anabaptistes48. Composée de dix-huit articles, elle présente un résumé des positions de l’anabaptisme mennonite. Toutes les questions qu’un chrétien peut se poser reçoivent une réponse précise avec, en outre, une insistance évidente sur certains thèmes, particulièrement traités par les anabaptistes comme le baptême, l’excommunication et l’évitement des excommuniés (la Meidung). L’Église est la communauté des convertis, elle n’est pas une institution. Elle ne peut cependant pas subsister sans ministère. À la Cène, les anabaptistes hollandais ajoutent le lavement des pieds. Les anabaptistes doivent se marier entre eux. Dans le cas de fautes graves, entraînant l’excommunication, il faut éviter les excommuniés « dans le manger, le boire et toute autre relation semblable », cela afin que le pécheur se repente et demande à être réintégré dans la communauté. Les mennonites hollandais, habitués à la bienveillance de l’État à leur égard, cherchent avant tout à s’intégrer : dans la Confession, ils ne renoncent pas à la non-violence mais il n’y a rien sur le refus ou l’acceptation des charges de l’État ; quant au serment, ils précisent (§ 15) : « Tous les hauts et vains serments nous sont interdits mais… nous devons, en leur place, confirmer toutes nos promesses, assurances, engagements, et aussi nos déclarations et témoignages uniquement avec notre mot : Oui, si c’est oui, et non, si c’est non […]49. » Alors que les anabaptistes restés en Suisse n’ont pas accepté cette Confession de foi, ceux qui se sont établis en Alsace y souscrivent. D’abord, elle justifie l’émigration si la nécessité s’en fait sentir plutôt que de porter les armes. Ensuite l’adoption de la Meidung permet aux communautés de garder une cohésion certaine et de ne pas disparaître50.
19À Sainte-Marie, peu à peu, les différences entre anabaptistes et réformés paraissent s’estomper ; déjà sur le plan économique, ils exercent des métiers d’artisans, de marchands, comme les réformés. Certains acceptent même parfois de remplir un office, tel Adolphe Schmidt qui est heimbourg51 en 1672 comme Rodolphe Houser en 1686. Ils vivent en bonne intelligence. Les noms des parrains et marraines notés dans le registre des baptêmes montrent bien les liens entre réformés et anabaptistes. Le 24 juin 1670, est baptisée Barbe, fille de Hans Urner, anabaptiste de Rifferswil dans le canton de Zurich ; son parrain est Ulrich Stentz qui a été anabaptiste. Le même jour, on retrouve comme marraine de Marie Muller, Anne Frölich, femme de Hans Weiss, anabaptiste. Il est aisé de multiplier les exemples, pour les mariages aussi. On retrouve en effet plusieurs anabaptistes se mariant à l’Église française : ainsi, Élisabeth Mangold, 25 ans, fille de Jacob Mangold devenu marchand de Strasbourg52, est baptisée à Sainte-Croix, le 30 janvier 1659, et peu après épouse Jean Fattet, bailli de Sainte-Marie. Elle est souvent demandée comme marraine d’enfants de familles d’origine anabaptiste. Le même fait se reproduit avec Rudolph Houser, meunier et l’un des principaux personnages de la communauté anabaptiste. Il apparaît comme parrain d’enfants dont la famille ou une partie a été anabaptiste, et lui-même, qui se marie trois fois, épouse, une première fois, une luthérienne à l’Église réformée française le 22 janvier 1677. Par leur contrat de mariage du 6 janvier 1677, il s’engage à ne pas contraindre sa femme à changer de religion et tous deux sont d’accord pour que les filles issues de cette union aient la même confession que leur mère et les fils, celle de leur père. Mais leur fille Anne Marguerite est baptisée à l’église réformée française le 27 novembre 1679. Rudolph Houser contracte un second mariage en 1686 avec Anne Habich et un troisième avec Ève Wittmer, veuve d’Adolphe Schmidt. Ces deux derniers mariages ne sont enregistrés dans aucune des deux Églises réformées, l’allemande et la française53, et il est d’autre part connu que les Habich sont anabaptistes et qu’Adolphe Schmidt est l’un des principaux personnages de la communauté. Seuls les contrats de mariage nous renseignent.
Les anabaptistes bernois : Jacob Amman
20Les choses changent avec l’arrivée, à la fin du XVIIe siècle, de nombreux anabaptistes bernois. Dans le canton de Berne aussi, l’anabaptisme s’est développé au XVIe siècle et, dès le début, y a été persécuté. Certains adeptes se sont réfugiés en Moravie, d’autres se sont regroupés peu à peu dans le massif de l’Emmenthal. La persécution reprend et s’intensifie après la révolte paysanne de 1653 et, en 1670-1671, les autorités bernoises usent de moyens de coercition violents pour faire partir les anabaptistes qui refusent de se convertir. Parmi les 700 personnes qui quittent la Suisse, beaucoup se rendent au Palatinat, d’autres en Alsace, à Sainte-Marie grâce à l’intervention d’Adolphe Schmidt qui a négocié, avec les autorités de Berne, le départ des anabaptistes. En 1703, ces derniers comptent 49 familles, et 72 en 1712. Ces nouveaux venus ne s’intègrent pas à la communauté anabaptiste déjà présente mais affaiblie par le petit nombre de ses membres et le départ ou la mort de ceux qui l’ont dirigée. Ils composent un groupe homogène – presque tous viennent de la région de Steffisburg54 – au contraire des anciens anabaptistes de Sainte-Marie, d’origines plus diverses. Leur communauté est bien organisée autour de personnalités comme Jacob Amman, Christ et Anthony Kropf, Nicolas Blanck et Hans Zimmermann. Les informations concernant Amman sont peu nombreuses. Il aurait quitté la Suisse vers 1693 pour s’établir dans la plaine d’Alsace à Heidolsheim. Puis il s’est installé dans la vallée de la Petite-Lièpvre. À cette époque, il est déjà désigné comme le chef des anabaptistes. Dès 1693 des tensions se font jour entre le groupe dont il est responsable et les anabaptistes restés en Suisse, disciples de Hans Reist et qui rejettent une application stricte de la Meidung telle qu’elle a été formulée dans la Confession de Dordrecht. Amman demande aux assemblées de Suisse d’approuver ses décisions sous peine d’excommunication :
« En accord avec les Serviteurs et les Anciens, moi Jacob Amman, envoie cette lettre […] pour faire savoir si vous vous trouvez d’accord avec nous sur les points contestés suivants : à savoir, qu’ils faut éviter ceux qui sont exclus (des assemblées) et que les menteurs doivent être exclus de l’Église, et que personne ne peut être sauvé que selon la Parole de Dieu. Ou alors, montrez-nous, par la Parole de Dieu, des solutions meilleures et nous les suivrons55. […] »
21À côté de l’application stricte de la Meidung, Amman et ses compagnons sont attachés à la pratique du lavement des pieds selon la Confession de foi de Dordrecht, à un type d’habillement spécifique, au port de la barbe alors que ceux établis depuis longtemps ne se distinguent guère des autres habitants, ainsi que le remarque l’abbé Rice en 1702 dans sa description de paroisses alsaciennes :
« Il y a aussi à Sainte-Marie des anabaptistes qui sont encor divisez entr’eux en trois différentes sectes, […] ; pour se distinguer les uns portent la barbe longue, et les hommes ny les femmes ne s’habillent jamais que de toile hyver et esté ; les autres portent la barbe moins longue et sont habillez de gros drap ; et les troisièmes sont à peu près comme les catoliques. Ces anabaptistes n’ont aucun temple, mais s’assemblent dans une maison chacun dans sa secte, qui souvent sont répandues dans les montagnes, où ils traitent de leurs affaires et de leur religion et où il est loisible à qui veut de porter la parole56. »
22D’autre part, des difficultés surgissent aussi entre les partisans de Jacob Amman et leurs coreligionnaires anciennement établis dans la ville. Les Bernois sont très choqués de voir la façon dont les anabaptistes « bourgeois57 » se compromettent avec les réformés. Rudolph Houser, dont la famille est établie à Sainte-Marie depuis un certain temps déjà, est qualifié de « chef des anabaptistes58 ». Fort du soutien des « frères » suisses et palatins sur le plan religieux, il ne peut que choquer Jacob Amman, autoritaire, rigoriste, opposé à tout compromis. Tout essai de rapprochement est voué à l’échec. Peu à peu, le groupe des anabaptistes « bourgeois », minoritaire, disparaît parce que certains deviennent calvinistes, tandis que d’autres rejoignent le groupe de Jacob Amman, les Amish.
23Combien sont-ils ? En général les dénombrements de population établis à l’occasion de taxes à payer ne tiennent pas compte de la religion et ne comprennent que les noms des chefs de familles, hommes ou femmes veuves, sans en donner la composition. Il n’existe qu’un « dénombrement des anabaptistes avec leurs biens59 », non daté mais sans doute de la fin du XVIIe siècle ou du tout début du XVIIIe siècle et qui cite 58 hommes, 4 veuves et 3 « filles ». Ce sont, sauf exception, des agriculteurs et ils possèdent un bétail impressionnant pour l’époque et le lieu. Ils appartiennent au groupe des Amish. À partir de la fondation de la paroisse Saint-Louis60 sur ordre de Louis XIV, en 1673, des conflits éclatent. Les catholiques réclament, dans une requête à l’intendant d’Alsace Poncet de La Rivière, d’autres lieux de culte, en particulier ceux des réformés dont ils estiment avoir été lésés61 et ils mêlent les anabaptistes à leurs revendications. L’intendant leur donne satisfaction et ordonne sèchement à Jean-Jacques de Ribeaupierre de :
« laisser aux suppliants la jouissance des dites églises et paroisses » ce qui lui attira une réponse indignée de Jean-Jacques de Ribeaupierre : « […] Quant aux anabaptistes, il n’y en a que 7 familles ou ménages, qui ont esté tolérés jusqu’à présent, comme aux autres lieux voisins afin de repeupler le pays qui était désolé par les guerres […] ».
24Ne voyant aucun changement dans la situation, le comte porte l’affaire devant le Parlement de Metz où son avocat plaide la cause des protestants et évoque la situation des anabaptistes accusés de s’être introduits en fraude à Sainte-Marie :
« […] chacun sait que mondit seigneur leur a permis de s’y habituer il y a longtemps pour une raison de politique et à l’exemple de plusieurs seigneurs de l’Europe afin que le bourg désolé par le malheur des guerres fut d’autant plus tôt repeuplé. Ces misérables peuvent être présentement au nombre de 14 ou 15 familles tout au plus lesquelles mondit seigneur continuera de tolérer tant et si longtemps qu’il jugera à propos par sa prudence, si le Roy n’y trouve rien à redire62 […] ».
25Les anabaptistes n’ont pas été inquiétés ; cette situation se prolonge jusqu’en 1696 et de nouveaux venus, surtout des Bernois, partisans d’Amman mettent cette période de tranquillité à profit pour s’installer toujours plus nombreux dans la vallée. Cette année-là, le 27 février, Jacob Amman se présente devant le prévôt de Sainte-Marie au nom de ses coreligionnaires et déclare ne pas pouvoir remplir la charge de Heimbourg ni de milicien ; il propose, en échange, de payer une somme spéciale, ce qui est accepté. Mais au cours des années suivantes, les habitants de Sainte-Marie se plaignent de ce traitement, estimant que la dispense de service militaire accordée aux anabaptistes les oblige à monter la garde plus souvent ; ils demandent au prince de Birkenfeld que les anabaptistes soient assujettis aux mêmes charges que les autres habitants.
26Cette même année 1696, en octobre, les difficultés commencent avec le curé Laforest qui s’estime lésé par rapport aux curés d’Ohnenheim et de Sainte-Croix auxquels les anabaptistes payent des taxes tous les ans. Il part « pour Brisach aux fins de porter ses plaintes au Conseil Souverain contre les anabaptistes desquels il prétend venir à bout ou nous faire des affaires63 ». Ces taxes portent sur les personnes : chaque ménage doit payer 30 sols tous les ans ; pour un homme, une femme, une fille, un garçon au-dessus de 20 ans, un écu ; pour chaque mariage, 2 écus ; pour les nouveau-nés qui doivent être baptisés, 20 sols ; pour chaque enfant mort, 20 sols ; chacun à leur tour, ils doivent payer le pain béni. Il veut également qu’elles soient acquittées avec effet rétroactif à partir du 1er janvier 1696. Sa lettre est provocante : le roi interdit de recevoir dans la paroisse d’autres personnes que des catholiques, « cependant il y arrive tous les jours de nouveau et des Relligionnaires et des Anabaptistes qui sont presques aux nombre de soixante menages qui occupent des places qui peuvent estre remplie par des catholiques […] ». Il continue en menaçant de les faire chasser s’il n’obtient pas satisfaction et de dénoncer « plusieurs de votre religion qui viennent icy à la Cene quoiqu’ils demeurent en Lorraine contre l’Edict du Roy. » Mais le ton de sa lettre ne peut qu’irriter et le bailli Jean Fattet, réformé et plutôt favorable aux anabaptistes, et le prince de Birkenfeld64 lui aussi réformé. Sans doute est-il sévèrement admonesté pour son outrecuidance car, en mars 1697, il écrit une lettre d’excuse au prince, demandant son pardon pour la faute commise65.
27En 1701, les anabaptistes de Sainte-Marie envoient une requête au prince afin qu’il fasse cesser ce qu’ils considèrent comme des abus, à savoir que le greffier du bailliage s’arroge le droit d’inventorier leurs biens, de liquider leurs successions, de nommer des tuteurs pour les orphelins. Tout cela est contraire aux privilèges accordés par le seigneur et pour lesquels ils payaient un droit de protection (Schirmgeld), en plus des taxes supplémentaires, pour être exemptés de toute charge civile. Le seigneur reconnaît leurs droits66. En 1702, leur défense est prise, toujours par Jean Fattet quand il écrit à la chancellerie de Ribeaupierre que :
« […] ces gens sont profitables dans le val tant par l’augmentation considérable de la dixme de son Altesse depuis leur établissement la construction des bastimens nouveaux qui sont au nombre de quinte et du moins du rétablissement d’une pareille quantite d’autres, qui menassoient ruine, Le défrichement des terres desertes et sauvages et meuillionation (amélioration) de quantité d’autres, etc. […] »67.
28Il prend leur défense en expliquant qu’ils paient les taxes requises, qu’ils ne cherchent querelle à personne et sont prêts, si quelqu’un désire acheter un bien qu’ils possèdent à le lui vendre. Dans l’ensemble, ils sont prospères, très bons agriculteurs, pacifiques et plutôt bien vus de la population, bien qu’ils vivent entre eux. Mais malgré leur réputation d’assiduité au travail, d’honnêteté et le soutien d’une partie des autorités de la vallée et du prince de Birkenfeld, la catastrophe s’abat sur eux. En 1712, l’intendant d’Alsace, La Houssaye, reçoit du roi l’ordre d’expulser les anabaptistes de la province alors que lui-même ne semble pas y être favorable, anticipant les difficultés que cette mesure va engendrer. Le chancelier Voysin lui fait connaître la volonté royale et insiste sur le fait que seuls les luthériens, d’après le traité de Munster, peuvent demeurer en Alsace68. La Houssaye fait remarquer à Voysin l’absence des calvinistes pourtant compris dans les traités de Westphalie ; celui-ci réitère l’ordre du roi à propos des anabaptistes en reconnaissant toutefois que les calvinistes sont compris dans les clauses du traité. La Houssaye, reprenant alors les arguments développés par le chancelier, écrit aux baillis : il expose qu’il a reçu ordre de faire sortir d’Alsace tous les anabaptistes et demande un état de cette population « et le temps qu’ils auront demandé pour se retirer qui doit être très court69 ». Toutefois, l’intendant obtint un délai jusqu’en avril 1713 pour ceux qui tiennent des baux à ferme.
29À Sainte-Marie, des anabaptistes parmi ceux établis depuis longtemps dans la vallée, se rattachent à l’Église réformée de la ville ; d’autres, les amish, s’installent dans le val de Villé voisin ou partent pour le duché de Deux-Ponts, les principautés de Salm ou de Montbéliard, tous territoires ne relevant pas du roi de France. Mais d’autres restent, protégés par les princes de Birkenfeld et cette situation dure jusqu’à la Révolution. Le nombre des familles, tombé à 14 en 1723, oscille ensuite, de 1763 à 1778, autour de 20 à 25 pour atteindre 47 en 1793, ce qui permet d’évaluer leur nombre à environ 120 à 150 personnes si l’on tient compte de la fécondité des familles anabaptistes70. En 1715, La Houssaye écrit au bailli de Ribeaupierre qu’il a appris la présence d’anabaptistes « qui sont restés ou retournés dans quelques censes ou vacheries aux environs de Ste-Marie71 », malgré les ordres royaux et sous le prétexte qu’ils sont réformés. Le bailli doit contrôler ces assertions sous serment, ce qu’ils refusent de faire s’ils sont anabaptistes. Il faut alors les faire partir. Un mois plus tard, huit anabaptistes de Sainte-Marie reçoivent un certificat de bonne conduite et quittent la vallée. Néanmoins, un mémoire de 1716 insiste sur le fait qu’il y a eu depuis « un temps immémorial » des anabaptistes dans le val qui était :
« avant l’établissement de ces gens la entièrement en friche et couvert de bois qui ne pouvoit servir qu’aux mines qui s’y trouvant et les mines ayant esté abandonnées pendant la grande guerre de Suède et les mineurs se trouvant obligés de se retirer le val auroit esté un véritable désert sans les anabatistes qui seuls entreprirent de mettre en culture les terres stériles et arides et les convertirent en terres labourables et les plus beaux paturages de la province72. »
30Un peu plus tard, en 1718, le prince de Birkenfeld obtient du Régent « la faculté de fixer des anabaptistes en Alsace jusques à la concurrence de 300 familles73 ». Mais en 1767, l’administration royale revient à la charge en leur ordonnant de quitter la vallée. Si certains, en effet, vendent leurs biens et partent, comme auparavant, d’autres restent et le résultat de ces mesures est que les anabaptistes s’établissent dans une grande partie de l’Alsace jusqu’en Lorraine et dans le pays de Montbéliard. Entre 1728 et 1780, le calme semble revenu pour les anabaptistes, même si le curé de Sainte-Marie se plaint qu’il y en ait toujours qui viennent s’installer dans sa paroisse et s’y marient, ce qui peut « continuer de père en fils leur anabaptisme74 ».
31Pendant toutes ces années, les intendants ont laissé les anabaptistes vivre en paix. Ils sont établis comme fermiers un peu partout en Alsace, des ecclésiastiques eux-mêmes les emploient, à commencer par l’évêque de Saverne et le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg ! L’état des esprits a évolué ; il n’est pour s’en persuader que de lire ce que dit, des fermiers anabaptistes, le marquis de Pezay :
« Ce n’est qu’à une culture plus soignée & mieux entendue, que j’ai distingué en Alsace, les vallées par les Anabaptistes. Je regardois les collines avant d’entrer dans ces cabanes ; & quand ces collines étoient mieux cultivées, avant d’avoir vu des souliers sans boucles & des habits sans boutons, je me disais, il y a ici des Anabaptistes […]. Ils font corps entre eux, non pour briguer aucune autorité mais pour soutenir les principes honnêtes auxquels ils doivent la pureté de leurs âmes, & la force de leurs bras. Ils semblent rechercher pour leurs demeures les détours les plus reculés des Vosges. Là, plus seuls avec la Nature, ils sont aussi davantage avec eux-mêmes, & conséquemment plus heureux, puisqu’ils sont sans reproches75. »
32Il remarque leur habileté comme agriculteurs. Il loue la façon dont ils construisent leurs maisons, leur souci constant d’hygiène : des fenêtres ouvertes qui laissent entrer des « torrens d’air », pas de fumier sous ces fenêtres.
33En 1780, l’intendant fait faire par les subdélégués une enquête sur les anabaptistes d’Alsace. Elle met en évidence leur nombre relativement restreint, mais aussi que les familles les plus anciennement établies le sont dans le bailliage de Sainte-Marie. Les subdélégués chantent presque tous les louanges des anabaptistes, soumis aux lois, « laborieux pour l’amélioration et la culture des terres, par où ils contribuent à l’abondance des denrées et autres choses de première nécessité76 ». Cependant une partie de la population leur est opposée, des agriculteurs privés des fermages qui leur auraient permis de mieux vivre et qui exprimeront leur méfiance dans les Cahiers de doléances de 1789.
***
34En cette fin du XVIIIe siècle, il n’est plus guère question d’hérétiques. En Alsace, les anabaptistes sont une composante – même si elle n’est que tolérée – de la population, au même titre que les catholiques, les réformés, les luthériens. Ce qui compte maintenant, ce sont leur ardeur au travail, leurs valeurs morales. Ils paraissent à certains comme les représentants d’un monde idéal.

Notes de bas de page
1 A. Furetière, Dictionnaire universel, 1690.
2 J. Séguy, Les assemblées anabaptistes-mennonites de France. Société, mouvements sociaux et idéologies, Première série : études XVII, Paris-La Haye, 1977, p. 53-54.
3 J. Séguy, Les assemblées…, p. 52. Voir aussi P. Denis, Les Églises d’étrangers en pays rhénans (1538-1564), Paris, 1984, p. 257-304, et M. Lienhard, « Les anabaptistes », J.-M. Mayeur, C. Pietri, A. Vauchez, M. Venard (dir.), Histoire du christianisme, t. VIII, M. Venard (dir.), Le temps des confessions (1530-1620/30), p. 119-181.
4 Confession de Schleitheim, Traduction C. Baecher (texte repris du livre : M. Sattler, La naissance d’Églises de professants au XVIe siècle, Cléon d’Andran, 2002, p. 51-68).
5 J. Séguy, Les assemblées…, p. 235.
6 Confession de Schleitheim, « […] Dans la loi, le glaive est ordonné pour la punition des méchants et pour leur mort, et pour l’employer ont été instituées les autorités terrestres. Dans la perfection de Christ cependant, seule l’exclusion est employée pour avertir et séparer celui qui a péché, on ne met pas à mort la chair, mais on utilise uniquement l’exhortation et le commandement de ne plus pécher (J 8, 11).
7 Confession de Schleitheim, « Christ nous a enseigné […] : “votre parole doit être oui oui, non non, ce qui vient en plus est du mauvais” » (Mt 5, 33-37).
8 J. Séguy, Les assemblées…, p. 228-247.
9 C. Dejeumont, « La réforme du mariage dans la communauté anabaptiste de Münster : quelle utopie ? », CLIO. Histoire, femmes et sociétés [En ligne], 2006, URL : http://clio.revues.org.
10 J. Séguy, Les assemblées…, p. 66.
11 Voir J. Séguy, Les assemblées…, p. 89-120 et M. Lienhard, « Les anabaptistes… », p. 119-181. Calvin s’inspirera de l’organisation des « Kirchenpfleger » dans celle des « Anciens » des consistoires.
12 Lettre du 12 mars 1643, publiée dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, no 1, 1852. Il y décrit, entre autres, le rôle de la Liépvrette qui sépare le côté lorrain, catholique et francophone du côté alsacien, officiellement germano-
13 P. Denis, Les Églises d’étrangers…, p. 284, note 2.
14 J. Séguy, Les assemblées…, p. 94, 129 : le plus important théologien de l’anabaptisme pacifique.
15 A.D. Haut-Rhin, 19 J/169. Ils les qualifient de « winckel prediger » qui désignent ici les anabaptistes, prédicateurs clandestins.
16 P. Denis, Les Églises d’étrangers …, p. 290 ; J. Séguy, Les assemblées…, p. 112.
17 Chef-lieu des territoires possédés par les Habsbourg d’Autriche à l’ouest du Rhin.
18 J. Séguy, Les assemblées…, p. 129.
19 M. Magdelaine, « La confession de foi de la communauté française de Sainte-Marie-aux-Mines », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1980, p. 327-346.
20 Pasteur de Sainte-Marie de 1158 à 1561, c’est lui qui rédigea la Discipline de l’Église.
21 A. D. Haut-Rhin, seigneurie de Ribeaupierre, 1E 83/157.
22 Sur Michel Sattler, voir J. Séguy, Les assemblées…, p. 93 ; pour Caspar von Schwenkfeld, p. 116.
23 A. D. Haut-Rhin, seigneurie de Ribeaupierre, 1E 83/157.
24 A.M. Sainte-Marie-aux-Mines, GG 57b. À la même référence se trouvent les 3 exemples qui suivent.
25 R. Baecher, « Sieur Adolphe Schmidt », Souvenance anabaptiste, 1995, p. 29-51.
26 A. D. Haut-Rhin, seigneurie de Ribeaupierre, E 1844.
27 J. Séguy, Les assemblées…, p. 129.
28 R Baecher, « Raisons et déroulement du schisme amish », L. Hege, C. Wiebe (dir.), Les Amish, origines et particularismes, Ingersheim, 1996, p. 40-53.
29 A. D. Haut-Rhin, Archives de l’Église réformée française, registre du consistoire, 202 J/5.
30 Traduction de « auf der Matte », l’un des rares lieux dégagés de Sainte-Marie.
31 Sélestat.
32 Ambrosius Lobwasser, juriste et poète allemand.
33 Terme courant à l’époque pour « communier ».
34 Voir référence note 12.
35 Traité de Munster, § 76, cité par R. Reuss, L’Alsace au XVIIe siècle, 1897, t. I, p. 164. Le traité reconnaît comme légale la situation religieuse des territoires conquis en Alsace telle qu’elle était en 1624, ce qui légalise l’Église réformée française mais pas les assemblées anabaptistes, non comprises dans le traité.
36 A.D. Haut-Rhin, Église réformée française de Sainte-Marie-aux-Mines, registre du consistoire, 202 J/5.
37 Ce mot est employé pour « suisses alémaniques ».
38 R. Reuss, L’Alsace…, t. I, ch. II. « La guerre de Trente Ans en Alsace ».
39 G. Livet, L’intendance d’Alsace sous Louis XIV, 1648-1715, Strasbourg, 1956, p. 310-311 et F. Rapp, L. Châtellier, Le diocèse de Strasbourg, Paris, 1982, p. 91.
40 Stadtarchiv Zurich, correspondance Amyraut, STA E II 388b, listes de communiants à Sainte-Marie, 1655-1656.
41 A.M. Sainte-Marie-aux-Mines, GG 57b.
42 R. Baecher, « Le dossier d’une médiation avortée : destins des familles anabaptistes zurichoises et de leurs biens (1636-1661) », Souvenance anabaptiste, 1997, p. 33-65.
43 Terme que l’administration de Louis XIV a rendu par « bailli ».
44 Le col d’Adelspach est proche de Sainte-Marie ; Saint-Philippe est un quartier de la ville.
45 Amyraut, pasteur de l’Église française de Sainte-Marie-aux-Mines, écrit le 10 juillet 1658 (Bibliothèque de l’Histoire du Protestantisme français, Collection Coquerel, Papiers Ferry). Issu d’une famille du premier Refuge (XVIe siècle), il était en même temps chapelain de la princesse Anne de Coligny, arrière petite-fille de l’amiral et épouse de Georges de Wurtemberg-Montbéliard qui voulait la contraindre à devenir luthérienne. Il a participé au mouvement irénique dont le but était la réunion des luthériens et des réformés.
46 Johann Jacob Ulrich (1602-1668), est l’antistès de Zurich (dès 1649), sorte de primarius pastor. Dictionnaire historique de la Suisse « Titre donné au président du synode dans les cantons réformés de Zurich, Bâle et Schaffhouse […] L’antistès était toujours le pasteur d’une des églises principales de la ville. Il était élu par le Grand Conseil ».
47 A.M. Sainte-Marie-aux-Mines, registre des baptêmes, GG 58b, 25 août 1658.
48 E. Muhlenbeck, Documents historiques concernant Sainte-Marie-aux-Mines, 2002, facsimile de l’édition de 1876-1877, p. 187 ; J. Séguy, Les assemblées…, p. 248-256 et R. Baecher, « Raisons et déroulement du schisme amish, une perspective nouvelle », L. Hege, C. Wiebe (dir.), Les Amish : origine et particularismes…
49 J. Séguy, Les assemblées…, p. 254.
50 M. Magdelaine « Censurer-exclure dans un environnement pluriconfessionnel, l’exemple de Sainte-Marie-aux-Mines au XVIIe siècle », Dire l’interdit, Leiden, 2010. On retrouve un comportement analogue chez les réformés de langue française à Sainte-Marie. Ils ne pratiquent pas l’évitement vis-à-vis des excommuniés mais le consistoire veille et surveille très attentivement la cohésion de la communauté.
51 E. Muhlenbeck, Documents historiques…, p. 331. Les heimbourgs, un par quartier, sont chargés de la répartition des impôts et de leur perception ; ils versent ensuite les sommes perçues au collecteur.
52 A.M. Sainte-Marie-aux-Mines, GG 57b.
53 Les immigrés suisses alémaniques qui s’établirent près de Sainte-Marie, étaient réformés le plus souvent. La ville de Bâle leur procura un pasteur et ils partagèrent le temple construit par les réformés français en 1634, mais ils ne formaient qu’une paroisse.
54 Située au nord de Thun dans le canton de Berne.
55 J. Séguy, Les assemblées…, p. 257.
56 J. Degermann (éd.), « État du temporel de quelques paroisses situées en Alsace et autrefois dépendantes du duché de Lorraine », Bulletin pour la conservation des monuments historiques d’Alsace, 1896, p. 186.
57 Le terme est de Robert Baecher. Il distingue ainsi les anabaptistes anciennement établis dans la vallée des nouveaux venus bernois. Il a publié de nombreux articles dans la revue Souvenance anabaptiste ainsi que dans les Amish : origine et particularismes…
58 R. Baecher, « La communauté anabaptiste du bailliage de Sainte-Marie-aux-Mines, 1690-1730 », Souvenance anabaptiste, 1987, p. 78.
59 A.D. Haut-Rhin, seigneurie de Ribeaupierre, E 2089.
60 Au moment du passage de Louis XIV dans la ville. Depuis 1561, il n’y avait plus de curé à Sainte-Marie.
61 Les catholiques obtiendront en partie gain de cause, ils auront droit d’utiliser le chœur de Saint-Pierre sur L’Hâte tandis que les réformés devront se contenter de la nef. L’église devient ainsi un lieu de culte à simultaneum.
62 Échange cité dans R. Baecher, « 1712 : enquête sur une date capitale », Souvenance anabaptiste, 1992, p. 35-49.
63 A.D. Haut-Rhin, extraditions de Munich, 19J/169, lettre du 24 octobre 1696.
64 Christian de Birkenfeld, duc de Deux-Ponts et comte de Ribeaupierre à la mort sans héritier mâle (1673) de Jean-Jacques dont il avait épousé en 1667 la fille Agathe.
65 A.D. Haut-Rhin, extraditions de Munich, 19J/169, lettre du 9 mars 1697.
66 Ibid., 10 mai 1701.
67 Ibid., lettre du 27 janvier 1702.
68 Ibid., p. 137.
69 Ibid., p. 138. À propos de l’expulsion de 1712, voir l’article de R. Baecher, « 1712 : enquête sur une date capitale… »
70 L’enquête de 1780 sur les anabaptistes d’Alsace indique 1027 personnes pour 179 familles. J. Séguy, Les assemblées…, p. 150.
71 Ibid., p. 140.
72 Ibid., p. 158.
73 Ibid., p. 141
74 Ibid., p. 168, 24 septembre 1729.
75 A. Masson de Pezay, Les soirées helvétiennes, alsaciennes et franc-comtoises, Amsterdam, 1771, p. 42-43.
76 J. Séguy, Les assemblées…, p. 153.
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