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La dîme

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Roland Viader

Des grains, des terres et des hommes

La dîme et la question des espaces agraires en Cerdagne (xviie-xviiie siècles)

Marc Conesa

Texte intégral

  • 1 Arch. départ. Pyrénées-Orientales (désormais AD66), Gp149.

1L’objectif de cette recherche est de procéder à l’analyse détaillée d’une source décimale « directe » – dans un dimaire situé à la croisée de plusieurs terroirs de Cerdagne française et espagnole (Pyrénées de l’Est). Ce document est constitué de 47 cahiers, un par année, élaborés entre la fin du XVIIe et la fin du XVIIIe siècle1. Si la série est marquée de plusieurs hiatus, elle détaille, propriétaire par propriétaire, et parcelle par parcelle, non seulement la production agricole exprimée par le nombre de cavallons et de gerbes de seigle récoltées, mais aussi le prélèvement décimal inégalement partagé entre le curé et un propriétaire laïque d’une portion de dîme appelée terço. Cette documentation livre aussi des informations sur les modalités de la collecte, les coûts et la pluralité des espaces de la dîme.

  • 2 André Derville, « Dîmes, rendements du blé et “révolution agricole” dans le Nord de la France au Mo (...)
  • 3 Voir notamment les critiques de Georges Frêche, « Dîme et production agricole. Remarques méthodolog (...)
  • 4 Pierre Charbonnier, Une Autre France. La seigneurie rurale en Basse-Auvergne, xive-xvie, Clermont-F (...)

2Cette source diffère fortement des documents abondamment critiqués et néanmoins habituellement utilisés dans l’étude des dîmes – les baux d’afferme – qui fixent de façon contractuelle le montant du produit de la dîme. Mais ces baux ne disent que peu de choses sur la production et le prélèvement : la première est passée sous silence et seules les fluctuations du montant des baux ont été utilisées comme marqueurs de la production – or, « le bail est un prix2 » ; le second est tout aussi invisible, car nulle information ne transpire sur les conditions réelles de la collecte des grains ni sur les coûts engagés et les marges dégagées par le preneur3. Autrefois écartées en raison de leur caractère accidentel et local, les sources directes paraissent désormais devoir être privilégiées, car elles ouvrent de nouvelles perspectives. Exceptionnelles tant qu’elles ne sont pas recherchées et étudiées – Pierre Charbonnier et Nùria Sales en ont trouvé et analysé4 –, leur utilisation est toutefois conditionnée par une analyse serrée de leur fonctionnement et de leur ressort territorial.

  • 5 Sur ce thème, cette recherche est totalement tributaire de la dynamique collective initiée par Chri (...)

3L’hypothèse centrale de ce travail se résume à la proposition suivante : la dîme est non seulement un prélèvement au taux variable partagé entre les membres des hiérarchies ecclésiale et féodale, mais aussi une porte ouverte sur des pratiques de défrichement temporaires5 au bénéfice des exploitants et du curé, ce qui expliquerait sa faible contestation dans les cahiers de doléances de Cerdagne. Les « puissantes ogives » et des inquiétants à-pics de la production agricole dépendraient dès lors du nombre de terres mises en culture chaque année. Soutenir cette hypothèse dans toutes ses implications exigerait de bien plus longs développements que n’en autorisent les impératifs de cette publication. On se limitera donc à étayer la légitimité d’un renouvellement du questionnement sur les dîmes en développant deux points particuliers. 1. L’analyse de ce document rébarbatif est un impératif nécessaire car elle donne à voir les modalités concrètes du prélèvement décimal qui sont d’une complexité effarante et face à laquelle la source s’organise : elle est une solution pratique à un problème difficile, et l’un ne se comprend pas sans l’autre. 2. La question des revenus de la dîme cache mal son ambition et son obsession : restituer le mouvement de la production agricole. Or, celui-ci ne se comprend, dans cette région de montagne, qu’en dénombrant les terres cultivées chaque année. Ce décompte fournirait déjà un début de réponse satisfaisant. Pour autant, il n’éclairerait pas la nature du lien particulier et, croyons-nous, structurant entre le prélèvement décimal, les défrichements temporaires et les espaces collectifs.

La dîme a ses problèmes que la documentation entend bien résoudre

  • 6 Certains champs sont même partagés entre deux dimaires : une borne ou une croix délimite leur part (...)
  • 7 Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, 475 p. ; Jack Goody, La Rai (...)

4Qu’est-ce qui justifie l’élaboration d’une comptabilité décimale détaillant propriétaire par propriétaire, et parcelle après parcelle, les productions céréalières et les dîmes prélevées ? Le premier élément de réponse est d’essence géographique. Le dimaire d’Ur (carte 1) chevauche deux États, sept communautés d’habitants et trois paroisses6. L’espace agraire est aussi élastique : de 211 à 377 parcelles peuvent être cultivées selon les années par une centaine de propriétaires différents, avec des rythmes culturaux très variables. La moitié des terres est exploitée par des structures pérennes clairement identifiées (mas et hererats) ; elles constituent la colonne vertébrale du prélèvement décimal face à une réalité plus mouvante et incertaine située à la marge des terroirs, où une nuée d’individus pratique une agriculture temporaire et itinérante. La raison pratique de cette source est donc d’affronter l’adversité de cette complexité. Pour y parvenir, elle opère une classification reproductible dans la durée – et dans chaque cahier – de la réalité sociale et spatiale. Les listes comptables traduisent ainsi une hiérarchie sociale (mas bien identifiés / individus isolés dans un fouillis d’annotations et d’ajouts) et spatiale (du centre vers la marge). Plusieurs prêtres interviennent dans la production de la source, même si une seule main tient la plume. Un curé écrit tandis qu’un autre supervise les opérations ou rencontre les décimateurs des zones limitrophes. Cette collégialité se comprend d’abord par l’intensité du travail de levée sur une durée limitée. Elle s’explique ensuite par les chevauchements et les imbrications des différents espaces : il est plus aisé de prélever ensemble, et de partager ensuite, que l’inverse. Cela diminue également les risques de fraudes et de contestations qui se repaissent des divisions territoriales. Les colonnes chiffrées des quantités produites et dîmées permettent ainsi les partages entre les différents curés et les différents terços en fonction de leurs droits respectifs. La raison graphique rejoint le sens pratique7 ; la forme comptable de la source se situe à leur point d’intersection.

5Étudier cette comptabilité décimale relève d’une bonne intention. Encore faut-il pouvoir saisir les conditions réelles du prélèvement, qui en modifient la portée sociale et la mesure économique. Mais renseigner ces modalités dans une telle optique, n’est-ce pas déjà supposer que la dîme pouvait être autre chose qu’un prélèvement, autre chose encore qu’une image en miniature de la production agricole, autre chose enfin qu’une structure froide ?

Un prélèvement en trois volets : comment et à quel coût ?

  • 8 Voir un exemple parmi d’autres : René Marty, « Inventaire des biens du duc d’Hijar, vicomte de Cane (...)
  • 9 Roland Viader, L’Andorre du ixe au xive siècle. Montagnes, féodalités et communautés, Toulouse, pum(...)

6La dîme est tout d’abord un prélèvement multiple. Il semble parfois qu’elle porte sur d’autant moins de produits qu’elle grève lourdement les céréales ; mais l’inverse se vérifie aussi8. En cela, elle favorise certaines productions en les exemptant, et en pénalise d’autres en les imposant plus ou moins fortement9. À Ur, le prélèvement porte d’abord sur la dyade ovine (laine et agneaux), puis sur les trois grains (le seigle qui constitue 97 % de la production, l’orge et l’avoine pour 3 %), et enfin sur l’herbe des jeunes prés. Toutes ces productions ne se valent pas et la source reflète cette inégalité de valeur : elle est bavarde sur les productions céréalières, pointilleuse sur les prés, avare de précisions sur les agneaux et la laine. On abordera donc ces trois domaines par ordre croissant d’importance, en cherchant à éclairer d’une part les conditions et le coût du prélèvement, et d’autre part le rôle structurant de la dîme du point de vue territorial, économique et social.

« Much ado about nothing » : la dîme des agneaux et de la laine

  • 10 AD66, Gp149, cahier de 1762, f° 2 v°.

7La dîme des agneaux et de la laine paraît secondaire, au point parfois de ne point figurer dans les registres, comme en 1784. L’année 1762 constitue toutefois une exception. Dans 27 cas sur 35, elle est payée en monnaie, les autres cas sont acquittés en nature. Les quotités d’imposition varient en fonction de l’origine géographique des bêtes : 10 % pour le cheptel résidant, 6 % pour les troupeaux transhumants. Les cas de compascuité sont réglés au prorata des jours passés dans la paroisse voisine. En 1762, Flori Andreu de Villeneuve s’acquitte de la dîme pour deux agneaux et deux agnelles issus d’un cheptel de 60 têtes venues du Roussillon. Il paie une livre pour la dîme d’Ur, où son troupeau a séjourné quinze jours, et 11 livres à la cure de Villeneuve10. La dîme se situe ainsi au carrefour des remues animales et des territoires de pacage : elle en constitue un poste d’observation privilégié.

  • 11 AD66, Gp149, cahier de 1788, billet in ¼ f°.
  • 12 Roland Viader, L’Andorre…, p. 182-185.

8L’ensemble des opérations, source de conflits, de contestations et de dissimulations – le cahier de 1762 mentionne les arriérés dus après une disputa dont on ne saura guère plus – génère en tout et pour tout 30 livres de revenus, desquelles il faut retrancher 3 livres d’émoluments pour le curé d’Enveig. De 1780 à 1789, la dîme des agneaux et de la laine rapporte en moyenne 17 agneaux et 6 robes par an, soit moins de 17 livres11. Elle apparaît ainsi comme une faible source de revenus qui apporte bien plus de complications et d’oppositions que de satisfaction pécuniaire. A contrario, parce qu’elle ne s’impose qu’à une petite partie des produits du pastoralisme et que l’élevage bovin et équin en est exempté, l’ensemble de cette activité est privilégiée12 : en cela, la dîme est une institution structurante du point de vue économique.

La dîme est aussi dans les prés

  • 13 Les nouveaux prés apparaissent, au fur et à mesure de la documentation, accompagnés de la mention « (...)

9À l’opposé de la laine, l’herbe dîmée fait l’objet d’une attention sourcilleuse. Trois caractéristiques sont à souligner. D’abord, seuls les nouveaux prés sont imposés et leur effectif double au XVIIIe, confirmant l’existence d’une dynamique de l’herbe au long cours13. Ensuite, si la quotité du prélèvement n’est pas indiquée, les poids prélevés demeurent modestes, de 75 à 100 quintaux chaque année. Enfin, ces faibles quantités sont grevées par les nécessités du transport et les opérations de traitement d’une herbe dont l’état est scrupuleusement détaillé : trop mouillée ou trop sèche, sur pied et à faucher, elle fait intervenir tout un ballet de charretées, d’obligés et d’affiliés, qui montre les subtilités d’un jeu social où les élites locales, maîtres des prés, sont au premier plan. Pourquoi cet intérêt coûteux, voire dispendieux, pour une ressource in fine secondaire à l’existence d’un prêtre ? Est-ce seulement pour nourrir la mule du curé, comme l’image d’Épinal le soutiendrait ? Ou est-ce pour soutenir la situation sociale du prêtre dans un circuit de l’herbe qui fonde aussi les hiérarchies locales ? Marginale en quantité, cette dîme se révèle centrale en importance dans un espace agraire et une société qui se transforment autour de cette ressource.

Les grains règnent sur la dîme

  • 14 AD66, 1C2018.
  • 15 L’autre hypothèse, qui n’exclut pas la précédente, concerne la dîme surnuméraire.
  • 16 Voir, par exemple, Michel Du Perray, Jean-Louis Brunet, Traité historique et chronologique des dixm (...)

10La dîme des grains est la principale ressource décimale, d’autant plus que le taux de prélèvement est élevé : on dîme à Ur, comme dans une grande partie de la Cerdagne, à 7 et à 8 (soit 13.33 % : illustration 1). Toutefois, l’examen de la documentation permet de juger du caractère théorique de cette quotité, réputée immuable, mais qui varie dans les faits non seulement en fonction du statut des terres, mais aussi d’une parcelle à l’autre. D’une manière générale, les champs voient, en moyenne, 12.5 % du produit brut de leur récolte enlevé au titre de la dîme. Le calcul porte sur 13 026 levées. À cette saignée, il faut encore retrancher les semailles, de 20 à 25 % environ selon les sources fiscales14. Ainsi, toute récolte sitôt levée est déjà amputée du tiers de son produit brut. Cette manne décimale est ensuite inégalement partagée entre le curé, qui en perçoit une quotité plus élevée, et le propriétaire du terço (6-7 % contre 5-6 %). Mais ce prélèvement peut encore varier d’un champ à l’autre, de 5 à 20 %, et sans autre explication que celle, supposée, de la négociation15. En effet, la source donne l’image de relations fondées dans un entre-soi toujours très présent : les propriétaires sont fréquemment désignés par leurs surnoms, et sous des appellations vernaculaires peu normalisées ; les parcelles sont à peine identifiées par un toponyme et en fonction de leur situation par rapport à des repères fixes (réseau viaire et hydrographique). L’espace agraire ainsi décrit est réduit à sa plus simple expression : on demeure dans un espace vécu et connu. Réputée plus coûteuse pour l’exploitant – c’est même une menace hardiment brandie par les bailleurs de dîmes contre toute velléité de résistance trop manifeste –, la levée directe n’apparaît-t-elle pas au contraire comme plus souple lorsqu’elle est supervisée par le curé local ? Celui-ci paraît y trouver son intérêt : il s’assure d’une certaine coopération en accordant des réductions au cas par cas. Surtout, il a tout intérêt à favoriser le développement des novales. En effet, ces champs réputés nouvellement cultivés sont dîmés à 10 %, mais au bénéfice du seul curé ; le terço en est tenu éloigné16.

11Résumons : le taux théorique (13.33 %) est différent du taux moyen (12.5 %), des taux statutaires (les novales à 10 %) et des taux casuels (5 à 20 %). La démarche historique qui consiste à calculer le produit agricole brut à partir des revenus de la dîme et de son taux de prélèvement, jugé fixe et immuable, paraît ainsi des plus hasardeuses.

  • 17 La source le mentionne en raison des réparations qu’il doit y apporter.

12En tout cas, les conséquences de ces modalités de levée de la dîme sont triples et œuvrent ensemble pour une alliance objective entre le curé et ses ouailles. D’abord, la majeure partie des récoltes dîmées demeure conservée localement, dans le grenier du curé17, ce qui satisfait une vieille revendication des communautés agraires. La volonté de garder les grains au plus près n’est pas qu’affaire de psychologie : en période de crise, il est plus efficace d’en obtenir localement que d’en importer. Ensuite, il faut noter que le travail aussi s’effectue sur place, et qu’il ne manque pas, sur une durée des plus réduites et des plus intenses. Ainsi, en 1745, année de petite récolte, 3 500 gerbes entrent dans le grenier du curé après avoir été dîmées et transportées, pour être dépiquées et battues au fléau sur une aire enduite de boue qui aura été préalablement séchée. L’ensemble des opérations génère un coût de 300 livres pour le paiement de 104 journées de salaires réparties sur une période de cinq semaines, de la mi-juillet à la fin août. La main-d’œuvre est locale et toute la population est sollicitée : gens de tous âges, de tous sexes, de toutes conditions. Une part non négligeable de la dîme – 10 % – est ainsi redistribuée sous la forme de salaires. Enfin, troisième conséquence, la mise en culture des terres novales profite conjointement au curé et à l’exploitant au détriment des propriétaires de terço. Ceux-là ont intérêt à leur prolifération, ceux-ci à leurs strictes limitations. Ces cultures temporaires et itinérantes ont pour particularité d’être localisées sur les piémonts, là où se superposent les emprises de plusieurs communautés d’habitants et où se disputent les droits seigneuriaux. En s’acquittant consciencieusement de cette dîme pourtant facile à frauder, là-haut, sur les flancs abrupts des versants avares, les communautés d’habitants ne cherchaient-elles pas une forme de reconnaissance de leurs droits territoriaux sur des espaces incertains au statut juridique complexe ? Le statut de novales constituerait-il dès lors une forme d’appropriation originale et temporaire du sol, parallèlement aux droits seigneuriaux qui, sans être contestés de manière frontale, s’en trouvaient comme suspendus ? Le paiement de la dîme novale ne conférerait-il pas une forme de légitimité à la culture temporaire des communs, véritable structure agraire édredon qui absorbe, bon an mal an, les à-coups de la croissance démographique ? Il est au moins permis d’en faire l’hypothèse.

  • 18 46 exemples saisissants de ces origamis statistiques sont à déplier dans Les Fluctuations… qui dépa (...)

13Qu’offre donc cette lecture de la source à une relecture de la dîme ? Vue au ras du sol, la dîme est bien plus qu’un prélèvement sans âme et sans effet sur la structure sociale et économique, autre chose aussi qu’une conjoncture en accordéon qu’il faudrait déplier sur les deux ou trois vantaux d’une courbe du produit agricole brut18. Elle apparaît au contraire comme un temps fort de la communauté d’habitants dont elle délimite les espaces, rythme les travaux, mesure le produit. C’est aussi une pratique de l’échange, par les canaux de laquelle circulent l’herbe, la monnaie et les grains, et qui participe à la fois de la cohésion de la communauté et à la distinction de ses membres. Structurellement attachée à la communauté, la dîme participe aussi de la seigneurie et de la féodalité, même si cette dimension ne saurait être abordée ici. Soulignons seulement que la dîme apparaît comme un fait social total qui fait intervenir, à différents moments, et sous différentes modalités, toutes les institutions structurantes de la société. Elle n’en demeure pas moins intrinsèquement liée à la conjoncture, et d’autant plus que le prélèvement direct en enregistre tous les soubresauts. Pourtant, ces variations de la production ne doivent-elles pas être interrogées en considération des espaces qu’elles renseignent ? Et la dîme, en tenant la porte ouverte aux cultures temporaires, ne constitue-t-elle pas dès lors un terrain d’enquête privilégié de la question agraire au XVIIIe siècle ? En somme, ne reste-t-il pas à souligner l’interdépendance de la dîme et des quantités récoltées en mesurant le produit de l’une à l’aune des productions de l’autre ?

Sous la croissance, la cendre !

  • 19 610 en 1741 ; 1200 pour 1776.
  • 20 23 années sont respectivement documentées de part et d’autre de 1760. Cette année correspond, par a (...)

14Les revenus de la dîme sont liés aux variations du revenu agricole dont ils reproduisent, à la manière d’un sismographe, les oscillations brutales. De 1692 à 1788, la dîme ponctionne en moyenne 870 cavallons par an, mais les écarts entre minimum et maximum vont du simple au double (graphique 1)19. Ces variations sont toutefois traversées par une lame de fond : en partageant la série en deux portions égales de part et d’autre de 176020, la croissance des revenus décimaux est de l’ordre de 7 %. Ce gain est néanmoins inégalement réparti entre le curé et le terço : le premier voit sa rétribution moyenne croître de l’ordre de 15 % tandis qu’elle fléchit très légèrement pour le second (-0.4 %). Ce découplage s’explique par les caractéristiques de la croissance du produit agricole brut.

  • 21 Avant 1760 : 6645 cavallons par an ; après 7300 cavallons. Il n’est malheureusement pas du ressort (...)
  • 22 7 % de croissance de la dîme contre 10 % d’augmentation de la production.
  • 23 Moyenne de 43 novales par an avant 1760 contre 82 après.
  • 24 Christine Rendu, La Montagne d’Enveig. Une estive pyrénéenne sur la longue durée, Perpignan, Trabuc (...)

15L’accroissement global de la production est de 10 % entre les données antérieures à 1760 et celles qui sont postérieures à cette date21. La dîme recueille d’ailleurs imparfaitement les fruits de cette augmentation22. Celle-ci repose tout entière sur les terres novales : avant 1760, elles constituent 17 % de la production brute contre 27 % après. Cette augmentation s’inscrit avant tout dans une multiplication par deux du nombre de ces terres23, tandis que les champs « permanents » sont globalement stables tant en effectifs qu’en production. Là réside l’explication de la dissociation des revenus : seule la dîme du curé, qui perçoit les novales, augmente à l’instar de leur production, tandis que le propriétaire du terço est privé des fruits de cette croissance. Là encore s’exprime cette alliance objective des intérêts du prêtre et des habitants pour cultiver de nouvelles terres sous le régime plus favorable de la dîme novale. Là enfin, se trouve sans doute l’une des motivations qui poussent les seigneurs laïcs à contrôler plus étroitement des espaces dont les fruits leur échappent en partie24.

  • 25 Selon le bon mot de Voltaire, notamment cité par Michel Morineau, Les Faux Semblants d’un démarrage (...)
  • 26 Moyenne de 267 cavallons produits par terre avant 1760 contre 244 après.
  • 27 Christine Rendu, La Montagne d’Enveig…, p. 512.
  • 28 Michel Morineau insistait déjà sur ce point à partir d’une documentation décimale surprenante, Les (...)

16L’agriculture est-elle plus intensive pour autant, alors même que les idées nouvelles sur les nouvelles façons se répandent partout sans qu’elles soient lues nulle part par les cultivateurs25 ? Rien n’est moins sûr du point de vue des espaces productifs, puisque, même apprécié de façon très grossière, le rendement baisse alors que la production augmente26. Rien n’est plus sûr en revanche, du point de vue du travail apporté à la culture du sol. En effet, les novales sont bien souvent désignées sous la dénomination de boigas, qui évoquent une agriculture à cycle long, utilisant le feu, après qu’ont été retournés gazons et broussailles, pour amender la terre. La cendre soutient ainsi la croissance, mais cette technique exige un fort investissement en main-d’œuvre pour obtenir une à deux récoltes avant que la terre ne soit laissée en friche pendant un temps relativement important27. Il semblerait donc qu’ici – comme sans doute ailleurs – ce furent les vieilles recettes qui donnèrent le ressort nécessaire à la croissance agricole de la seconde moitié du XVIIIe siècle28. Les ingrédients sont éprouvés : la dîme pour légitimité, les terres communes pour fonctionner, et beaucoup de bras pour les travailler. La dîme paraît donc aussi structurante du point de vue des techniques employées que des espaces cultivés, ne serait-ce que par le tropisme incitatif d’un moindre prélèvement pour les terres conquises sous le règne de l’éphémère.

Graphique 1 : production agricole et revenu de la dîme

Graphique 1 : production agricole et revenu de la dîme

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17En 1789, l’abolition de la dîme fait l’unanimité : n’est-elle pas un dégrèvement de l’ordre de 10 % sur la production agricole brute ? Ne permet-elle pas la modernisation des exploitations et ne libère-t-elle pas la terre d’une servitude inutile ? Pourtant, l’analyse de cette source directe, quoique très partielle, localisée et lacunaire, permet de réinterroger les conséquences de la rupture révolutionnaire. En effet, si la dîme participe de la triple structuration de la communauté, du territoire agraire et des modes de production, son abolition par la Révolution est associée à la redéfinition du statut juridique des communaux. Or, en cela, ne ferme-t-elle pas la porte à cette économie particulière basée sur l’accès aux terres communes, pour promouvoir un autre système productif fondé sur la propriété « exclusive » du sol ? Ne favorise-t-elle pas ainsi les germes d’une autre société à laquelle elle donne l’avantage ? Finalement, n’y avait-il pas, avant tout, un enjeu politique majeur à faire de la dîme le rejeton incestueux de l’Église et de la féodalité, pour en justifier pleinement et définitivement le rejet sans appel ?

Notes

1 Arch. départ. Pyrénées-Orientales (désormais AD66), Gp149.

2 André Derville, « Dîmes, rendements du blé et “révolution agricole” dans le Nord de la France au Moyen Âge », Annales HSS, vol. 42, no 6, 1987, p. 1411-1432, p. 1412.

3 Voir notamment les critiques de Georges Frêche, « Dîme et production agricole. Remarques méthodologiques à propos de la région toulousaine », Les Fluctuations des produits de la dîme. Conjoncture décimale et domaniale de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle, Paris-La Haye, Mouton, 1972, 397 p., p. 214-244.

4 Pierre Charbonnier, Une Autre France. La seigneurie rurale en Basse-Auvergne, xive-xvie, Clermont-Ferrand, Institut d’Etudes du Massif Central, 1980, 1293 p. ; p. 125-126 ; N. Sales, Pagesos i senyors a la Catalunya del segle xvii, Barcelona, Critica, 1988, 498 p., p. 207 suiv.

5 Sur ce thème, cette recherche est totalement tributaire de la dynamique collective initiée par Christine Rendu et Roland Viader dans le séminaire Pierre Bonnassie qui y était consacré en 2006-2007. Sans eux, ce document n’aurait sans doute pas été compris, ni dépouillé. Par ailleurs, mes remerciements vont aussi à Marie-Pierre Ruas et Charlotte Hallavant, toutes deux carpologues, pour leur aide et leurs conseils.

6 Certains champs sont même partagés entre deux dimaires : une borne ou une croix délimite leur part respective Par exemple, AD66, Gp149, cahier de 1778, 4 v° « Sobre le pla del mas de Llorda se ha de notar que quatre son los camps ques parteixen per igual part ab Caldegas. »

7 Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, 475 p. ; Jack Goody, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les éditions de Minuit, 1979, 275 p.

8 Voir un exemple parmi d’autres : René Marty, « Inventaire des biens du duc d’Hijar, vicomte de Canet et vicomte d’Evol, en 1749 », Études roussillonnaises, t. XIII, 1995, p. 129-134, d’après AD66, 3E7/107.

9 Roland Viader, L’Andorre du ixe au xive siècle. Montagnes, féodalités et communautés, Toulouse, pum, « Tempus », 2003, 440 p., p. 176 suiv.

10 AD66, Gp149, cahier de 1762, f° 2 v°.

11 AD66, Gp149, cahier de 1788, billet in ¼ f°.

12 Roland Viader, L’Andorre…, p. 182-185.

13 Les nouveaux prés apparaissent, au fur et à mesure de la documentation, accompagnés de la mention « antes camp » ; sur les dynamiques de l’herbe en général : Francis Brumont (éd.), Prés et pâtures en Europe occidentale, Toulouse, pum, 2008, 292 p.

14 AD66, 1C2018.

15 L’autre hypothèse, qui n’exclut pas la précédente, concerne la dîme surnuméraire.

16 Voir, par exemple, Michel Du Perray, Jean-Louis Brunet, Traité historique et chronologique des dixmes suivant les conciles, constitutions canoniques, ordonnances et coutumes du Royaume conformément aux arrêts, Paris, impr. Paulus-du-Mesnil, 1748, t. 2, p. 89-90.

17 La source le mentionne en raison des réparations qu’il doit y apporter.

18 46 exemples saisissants de ces origamis statistiques sont à déplier dans Les Fluctuations… qui dépassent en nombre les 4 cartes, dont trois se limitent à situer les régions étudiées.

19 610 en 1741 ; 1200 pour 1776.

20 23 années sont respectivement documentées de part et d’autre de 1760. Cette année correspond, par ailleurs, à une assez nette flexure des productions agricoles et des revenus décimaux. L’analyse poursuivra l’utilisation de cette ligne de partage entre deux séries d’égale durée.

21 Avant 1760 : 6645 cavallons par an ; après 7300 cavallons. Il n’est malheureusement pas du ressort de cette étude d’analyser les facteurs de variation de la production agricole : ils seront l’objet d’une publication ultérieure.

22 7 % de croissance de la dîme contre 10 % d’augmentation de la production.

23 Moyenne de 43 novales par an avant 1760 contre 82 après.

24 Christine Rendu, La Montagne d’Enveig. Une estive pyrénéenne sur la longue durée, Perpignan, Trabucaire, 2003, 606 p., p. 468 suiv.

25 Selon le bon mot de Voltaire, notamment cité par Michel Morineau, Les Faux Semblants d’un démarrage agricole. Agriculture et démographie en France au xviiie siècle, Paris, A. Colin, Cahiers des Annales, no 30, 1970, 387 p. 8.

26 Moyenne de 267 cavallons produits par terre avant 1760 contre 244 après.

27 Christine Rendu, La Montagne d’Enveig…, p. 512.

28 Michel Morineau insistait déjà sur ce point à partir d’une documentation décimale surprenante, Les Faux Semblants…, p. 35.

Table des illustrations

Légende Carte 1
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Titre Graphique 1 : production agricole et revenu de la dîme
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