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Les luttes anti-seigneuriales

 | 
Ghislain Brunel
, 
Serge Brunet

Recherches sur les révoltes contre les seigneurs en Lorraine pendant la première modernité

Jean Gallet

Texte intégral

  • 1 Guy Cabourdin, Terre et hommes en Lorraine, 1550-1635, Toulois et comté de Vaudémont, Annales de l (...)
  • 2 Cette guerre fait l’objet d’une intervention dans ce colloque : Georges Bischoff, « Contestations (...)

1Peut-on faire des recherches sur les révoltes contre les seigneurs en Lorraine pendant la première modernité ? N’est-ce pas un sujet de recherches dénué d’intérêt ? En effet, aucune révolte caractérisée, c’est-à-dire une révolte avec l’alerte par le tocsin, de grands rassemblements, des meneurs, l’utilisation d’armes, des assauts de châteaux ou au moins des violences, une répression… n’a été relevée. Guy Cabourdin qui rédigeait sa thèse à l’époque où les historiens s’interrogeaient sur la réalité et sur l’importance des mouvements populaires en France au xviie siècle, nous a prévenus : « On était loin, en Lorraine, d’une révolte endémique comme l’ont connue l’ouest et le centre de la France au xviie siècle1. » Le jugement est sans appel. Dans les duchés de Lorraine et de Bar : bailliages de Nancy, de « Vôge », d’Allemagne (dans le duché de Lorraine, la partie septentrionale : Vaudrevange (Sarrelouis), Sarreguemines, Dieuze, Sarralbe, Fénétrange, Sarrebourg), le duché de Bar, les évêchés de Metz, Toul et Verdun, pendant la première modernité, au moins de 1500 à 1650, rien qui ressemble à une révolte anti-seigneuriale, sauf, bien sûr, la participation de paysans du bailliage d’Allemagne à la « Guerre des Rustauds2 ». En dehors de cette guerre, rien que des actions isolées, individuelles et très rares. En Lorraine, on ne criait pas « Haro sur le seigneur ! », ni lors des fêtes, ni autrement. Dans ces conditions, le chercheur ne peut que s’interroger sur le silence des historiens, chercher des raisons qui expliqueraient l’absence de révoltes, soulever quelques questions.

Le silence des historiens

  • 3 Dom Augustin Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de la Lorraine, 1745-1757.
  • 4 Émile-Auguste Bégin, Histoire des duchés de Lorraine et de Bar et des Trois Evêchés, 1833 ; August (...)
  • 5 Henri et Charles Hiégel, Le bailliage d’Allemagne de 1600 à 1632, Sarreguemines, 1968.
  • 6 P. Pognon, Histoire communale de Landaville, 1888 (Vosges, a. Neufchâteau, c. Neufchâteau).

2Il est total. Les historiens anciens, des auteurs de la Nancéide et de la Rusticiade jusqu’à dom Calmet3, les historiens modernes, ceux qui ont écrit des essais, des histoires générales4, les histoires des pays5, publié des articles dans les revues des sociétés savantes6, n’ont pas évoqué de révoltes contre les seigneurs. Certes, les premiers écrivains s’intéressaient avant tout aux questions religieuses, à la noblesse et surtout, à la famille ducale. Mais les historiens modernes qui ont voulu faire une place aux questions sociales n’ont pas dit mieux ; ils n’ont fait qu’insister sur les misères de la guerre, les pestes et les famines, le poids des charges…, sans plus. Dans les études de seigneuries, on énumère les droits seigneuriaux, on insiste parfois sur leur lourdeur, mais sans pour autant, signaler de révoltes. Tous les historiens ont par contre, raconté la Guerre des Rustauds. Ils ne se sont donc pas détournés de ce sujet. S’ils n’ont rien dit en dehors de cette guerre, c’est qu’ils n’ont rien vu qui ressemble à une révolte.

  • 7 Les archives de la Chambre des comptes de Lorraine, Arch. dép. de Meurthe-et-Moselle, Lettres pate (...)
  • 8 Journal de Dom Sébastien Floret, religieux bénédictin de l’abbaye royale de Saint-Arnould de Metz… (...)

3Les historiens disposaient-ils de sources suffisantes ? Oui. Les sources ne manquent pas. Des sources susceptibles de renseigner sur le sujet et qui couvraient toute la période, des sources administratives, et des sources privées. Des sources administratives abondantes, venant de la bureaucratie que les ducs mettaient en place dans leurs duchés : des Édits, des Ordonnances, des Lettres patentes, dont les lettres de rémission accordées à des gens condamnés pour faits séditieux (qui, tous, concernaient la religion), des comptes des recettes et des dépenses qui renseignaient sur les recettes extraordinaires comme les amendes, les profits des confiscations, aussi sur les dépenses engagées pour informer et pour entamer des procédures7. Si des révoltes caractérisées avaient eu lieu, elles auraient laissé des traces dans ces documents. Des sources privées aussi : des mémoires et des chroniques, écrits par des gens d’église, et par des bourgeois des villes, pour Metz, Toul, Verdun, Saint-Mihiel, Bar-le-Duc, Nancy ; ces chroniqueurs ont parlé de tout, principalement des événements familiaux, du temps qu’il faisait, des moissons et des vendanges, des prix, des chertés, des disettes, des incendies et des crimes insolites, et surtout des ravages des gens de guerre… Ils n’ont pas laissé de côté les problèmes de la société. Ils ont raconté l’exploit de Jean Le Vert, qui, en 1635, attaqua un convoi de « cent cinquante charrettes de bled, tua cinq cents soldats et en blessa trois cents… », une sédition à Toul : « Quatre cents femmes s’arment pour empêcher la sortie des bleds » ; ils ont critiqué l’avidité des riches qui remplissaient leurs greniers, la richesse excessive des évêques et des très grands nobles, ils ont donné les détails de l’exécution d’un gentilhomme accusé de trahison avec les Lorrains… Mais ces chroniqueurs n’ont pas un mot au sujet de révoltes contre les seigneurs8. Le silence des sources administratives et privées explique le silence des historiens.

4Il n’y eut pas des révoltes invisibles, c’est-à-dire des révoltes qui auraient eu lieu mais qu’on ne verrait pas, faute de documents. Si les historiens n’ont rien rapporté, c’est qu’il ne s’est rien passé, pas de révolte ouverte en tous cas. Pourquoi ?

Explication

  • 9 Michel Parisse, La noblesse lorraine, XI-XIII s., Paris, 1976, p. 807-815.

5Les occasions de conflits ne manquaient pas, comme partout ailleurs dans les campagnes. Si elles ne donnèrent jamais lieu à des révoltes, c’est peut-être d’abord, parce qu’il y avait en Lorraine un encadrement particulièrement fort. Avant la guerre de Trente Ans, le régime qui encadrait la population en Lorraine était bien différent des régimes que connaissait le royaume de France à la même époque. Les prélèvements n’étaient pas spécialement élevés. Les seigneurs ne détenaient pas les moyens de production : ils n’avaient pas de vastes domaines, leurs revenus provenaient, avant tout, de rentes9. Mais ce régime avait d’autres caractères : la servitude, la force de la communauté, la relation entre le seigneur et la communauté, la puissance judiciaire des seigneurs et de leurs maires.

  • 10 Jean Gallet, Le bon plaisir du baron de Fénétrange, Nancy, 1990.
  • 11 Quand les archives renseignent sur toutes les propriétés d’un village, on voit que dans un village (...)

6La servitude était encore bien présente dans certains villages du bailliage d’Allemagne, du Barrois, du Verdunois, et aussi des Vosges. Tenus par le formariage, la forfuyance, le droit de poursuite, hommes et femmes de corps ne quittaient pas une seigneurie pour se marier, ou autrement, sans le congé du seigneur et, souvent, sans un échange de filles serves10. Cette servitude renforçait la dépendance vis-à-vis du seigneur : il vendait les serfs, il consentait aux échanges, il conservait des pouvoirs sur ses anciens serfs partis ailleurs. La servitude renforçait aussi la cohésion des habitants d’un village entre eux : il n’y avait pas d’étranger dans le village, car les mariages se faisaient souvent entre gens du même village ; de même, les étrangers ne possédaient rien dans un village de serfs, parce que les serfs n’avaient pas le droit de vendre ou bien payaient une taxe qui les dissuadait11. Ces attitudes subsistaient après les affranchissements.

7La vigueur de la communauté était un autre caractère important de l’encadrement de la population. Dans ces pays où, sauf dans les Vosges, toutes les maisons du village se groupaient autour de l’église, dans ces pays de champs ouverts où « individualisme agraire » ne voulait rien dire, la communauté s’occupait de tout : les travaux des champs, la surveillance des jardins, des haies, des prés, des labours, des bois, des rivières et des étangs… Elle gérait aussi la vie commune des habitants ; elle rendait la justice ; elle assurait la sécurité : chaque communauté avait sa « bannière », composée parfois d’hommes obligés par leur naissance, les « hommes de corps de la bannière » ; des bannières s’opposèrent aux paysans révoltés de Dieuze et de Sarreguemines.

8Le seigneur et la communauté étaient liés. Le seigneur avait l’autorité. C’est dans le château que se tenait l’assemblée annuelle de la communauté. Le seigneur présidait, surveillait l’appel des habitants, faisait lire ses droits. Il choisissait ou faisait élire la « justice du village » : le maire, les échevins (ou prud’hommes), le greffier, le sergent. En dehors de la « justice », le syndic était chargé des affaires de la communauté et il y avait de nombreux gardes. C’est sous l’autorité du seigneur que maire et échevins rendaient la justice. Ils imposaient les amendes des « mésus » dont les gardes avaient fait les procès-verbaux, jugeaient des causes civiles : – le sacristain a giflé un enfant –, des causes « sans appel et sans écriture », d’autres causes civiles susceptibles d’aller en appel, ainsi que les procès criminels. Enfin, le seigneur commandait la bannière.

9Les habitants étaient intéressés par la seigneurie : ils prenaient à ferme la levée des rentes et des droits, l’exploitation des biens fonciers des seigneurs. Même si parfois leurs intérêts s’opposaient, la communauté et le seigneur n’étaient pas deux organismes parallèles et antagonistes.

  • 12 J. Gallet, « Dom Calmet et la noblesse », dans Colloque Dom Calmet, Nancy-Senones, 2007, à paraîtr (...)

10Or, à l’époque, le seigneur et la communauté jouissaient de pouvoirs judiciaires particuliers12. Dans ces pays, subsistaient les traditions du jugement par les pairs et du jugement sans appel. Le jugement était prononcé non par un juge gradué, professionnel de la justice, mais par les maires et les échevins des villages (figure 1).

  • 13 Étienne Delcambre, « Les ducs et la noblesse lorraine. La compétence civile en première instance d (...)

11Les maires et les échevins des villages jugeaient les causes civiles, celles dites « sans appel et sans écriture », et aussi d’autres susceptibles d’aller en appel. Mais, par ailleurs, dans le duché de Lorraine (et non dans le duché de Bar), la justice dépendait d’une institution particulière : les assises de l’ancienne chevalerie lorraine. Les gentilshommes de cette ancienne chevalerie dont la noblesse était de toute ancienneté (ils n’avaient pas été anoblis), rendaient eux-mêmes, en personne, la justice. Ils jugeaient de certaines causes civiles en première instance ; et aussi, en dernier ressort, de presque toutes les causes civiles qui venaient en appel, même des causes dans lesquelles le duc était concerné. On en a conclu que, dans ce duché, l’aristocratie contrôlait tout, et qu’elle jouissait d’une autorité supérieure à celle des ducs. Les historiens, dom Calmet par exemple, ont sans doute exagéré la puissance réelle de cette ancienne chevalerie13. La noblesse disposait en tous cas, de la juridiction criminelle.

Figure 1. Un sceau du maire et des jurés. Beaumont-en-Argonne, 1351.

« En Lorraine, il n’y avait pas d’appel en crime : les maires et gens de justice des seigneurs instruisaient les procédures criminelles contre leurs sujets, les jugeaient et les faisaient exécuter sans appel, ce qui donnait une grande facilité à punir les crimes et sans frais… À présent, un haut-justicier qui a quelques misérables rentes n’est pas conseillé de dépenser deux cents écus pour faire pendre un coquin et à qui, peut-être, en dix ans, la haute justice ne rapportera pas tant… Il faut savoir le bon ordre qui s’y observait, car, les procès étant instruits dans une haute justice, les maires et officiers n’en pouvaient juger qu’après avoir porté l’avis au Maître-échevin et Echevins de Nancy… Il n’y avait que quatre francs pour cet avis sur lequel les juges de village ne pouvaient faillir… » (Et plus loin : « des buffets, on appelait au Conseil ducal) », François Guinet, « Mémoire sur l’état des duchés de Lorraine et de Bar auquel ils étaient avant la guerre de 1633 », par Guinet, avocat à Nancy, dans D. Calmet, Histoire…, n. éd., III, « Jurisprudence de Lorraine », col. CCXXXII-CCXXXIV.

12Au nom du seigneur, les maires et les échevins rendaient cette justice criminelle. Ils jugeaient, cette fois, en dernier ressort, sans appel.

13Certes, ils devaient requérir l’avis d’un tribunal ducal : les « Échevins de Nancy ». Mais, l’obligation était souvent de pure forme : d’une part, les Échevins de Nancy tardaient à donner leur avis, d’autre part, les maires et les échevins des communautés n’étaient pas tenus de suivre cet avis. En définitive, le dernier mot revenait au seigneur.

14Les magistrats de Metz, Toul et Verdun rendaient la justice criminelle dans des conditions comparables. À Toul,

  • 14 Jean du Pasquier, Chroniques touloises…, p. 69-73.

« les procès criminels se jugeaient souverainement et sans appel par le Maître échevin de la ville » ; « s’il y avait donc quelqu’un soupçonné de quelque crime, on le faisait appréhender au corps et mettre sous sûre garde ès prisons. Ensuite : les interrogatoires, la torture. Le maître-échevin décide de la condamnation et de l’exécution. Le maire vient prendre le condamné, assiste à l’exécution et en fait rapport au Maître-échevin et aux échevins14 ».

15Sans doute, des historiens ont-ils magnifié le rôle de l’ancienne chevalerie lorraine et sous estimé l’importance des tribunaux ducaux. Malgré tout, si on compare avec la législation en vigueur dans le royaume, on se rend compte de la puissance du seigneur et de son maire en Lorraine. Pas de « cas royaux » ; pas de parlement.

  • 15 Jean Gallet, « Les justices seigneuriales dans les duchés de Lorraine et de Bar sous le règne de L (...)

16Ces prérogatives judiciaires dureront longtemps : jusqu’en 1634, pour les assises de l’ancienne chevalerie lorraine, jusqu’à la même date, pour les maires des évêchés, et même jusqu’en 1691 pour les maires des duchés de Lorraine et de Bar, où un édit royal mettra fin à la justice des maires, remplacés par des juges seigneuriaux « reçus par les cours royales15 ». Jusque-là en tous cas, des seigneurs puissants encadraient la population, avec l’assistance des communautés.

17L’encadrement se faisait plus contraignant encore lorsque le seigneur du village était le duc de Lorraine et de Bar en personne. En effet, les ducs étaient « seigneurs de village », sur une grande partie de la population des deux duchés. Ils n’avaient pas le jugement des causes civiles en dernier ressort, mais au moins, sur ces villages, la justice en première instance, avec les droits et les rentes qui revenaient à ce justicier ; les prévôts ducaux condamnaient les crimes sans appel. D’autre part, une armée, de sinistre réputation, pouvait intervenir, en cas de besoin. Dans ces villages, les ducs avaient une puissance seigneuriale qui pouvait dissuader tout projet de révolte.

  • 16 René Taveneaux, « Réforme catholique et contre-réforme en Lorraine », dans Jansénisme et réforme c (...)

18L’encadrement religieux, enfin, qui a montré les ducs comme des soldats de Dieu et les chefs de la croisade et qui a fait de la Lorraine une terre de contre-réforme, incitait à la soumission plus qu’à la révolte16.

L’insécurité permanente

19Une autre raison pourrait expliquer pourquoi les sujets des seigneurs ne se sont pas révoltés. Ces sujets ont vécu dans la plus grande insécurité ; ils cherchaient d’abord à se défendre et donc, à se rapprocher des seigneurs.

  • 17 Meuse, a. Commercy, ch.-l. c.
  • 18 Meuse a. Nancy, ch.-l. c.
  • 19 Bien des auteurs ont décrit la situation de la population en Lorraine à cette époque. Dernière en (...)

20La population fut victime des incursions de « chevaliers pillards », les De La Marck, Souffroi, Schluterer, Sickingen…, des incursions des garnisons françaises installées aux frontières, du passage des armées royales du Voyage d’Allemagne sur le parcours des armées entre Void17, Nancy, Haguenau, Verdun, et autour de Metz dont le siège ne prit fin qu’en janvier 1553. Elle fut victime aussi du passage des armées étrangères qui s’effectuait selon deux axes : un axe nord-sud, de la Comté aux Pays-Bas suivi par les armées impériales, un axe est-ouest suivi par les armées protestantes qui venaient secourir les protestants français, troupes auxquelles il fallait, au moins, payer « le ravitaillement », pour des milliers d’hommes, de femmes et de chevaux. Jusqu’à la guerre de Trente Ans, l’insécurité fut périodique et n’a pas touché tous les villages. Elle devint permanente et générale pendant la guerre de Trente Ans. Soldats français, allemands, croates, suédois, espagnols et soldats lorrains de l’armée de Charles IV ont sillonné le pays et l’ont mis en coupe réglée. Le sac de Saint-Nicolas-de-Port18 en 1635 est resté dans toutes les mémoires. Vols, brutalités, viols, meurtres, incendies : les gravures de Jacques Callot ne font que reproduire les descriptions des chroniqueurs19.

  • 20 D. Calmet, Histoire de Lorraine…, n. éd. T. IV, « Bibliothèque lorraine », art. Ernecourt.

21Dans ces conditions, beaucoup de paysans quittèrent le pays pour se réfugier en France ou dans des États voisins. D’autres paysans restés sur place cherchaient à se venger sur des groupes de soldats isolés ; ils cherchaient aussi la sécurité dans les châteaux. Ils rejoignaient des seigneurs qui, comme Madame de Saint-Baslemont, organisaient une résistance, fortifiaient leurs châteaux et les villages, rassemblaient gentilshommes et paysans et couraient sus à aux Suédois20 (voir figure 2). Passages de troupes, désertions, guérillas, désorganisaient la vie des villages et paralysaient l’économie ; des champs abandonnés retournaient à la friche. Comment, dans ces conditions, fomenter une révolte contre les seigneurs ?

Figure 2. Madame de Saint-Baslemont (1607-1660), peinture de Claude Dervet
« Barbe d’Ernecourt… se dévoua pour les malades et les blessés et, pendant plus de vingt ans, à la tête d’un corps de cavalerie et d’une soixantaine de paysans, elle protégea la contrée des méfaits des « cravates » (les Croates). » Guy Cabourdin, « Encyclopédie illustrée de la Lorraine », Les Temps modernes, I, p. 211-212.

  • 21 G. Cabourdin, Terre et hommes…, p. 287-319, et H. Lepage, Les communes de la Meurthe, 1853, t, I, (...)
  • 22 Jean Le Coullon, Journal…, p. 28, en 1560, l’abbé de Saint-Vincent contre ceux d’Ancey (ou Ancy-su (...)
  • 23 Jean Le Coullon, Journal…, p. 32 : « Nonobstant que jamas homme ne vit si austère année, l’abbé de (...)

22Au surplus, la révolte était-elle inévitable et obligatoire ? L’historien constate que toutes les conditions sont réunies pour que, selon nos conceptions, une révolte éclate : les seigneurs réorganisent leurs seigneuries, ils augmentent les rentes, révisent des contrats, remettent en vigueur des droits anciens. Il y a tous les caractères d’une réaction seigneuriale, et malgré tout, il ne se passe rien21. Les conflits ne manquaient pas, entre les sujets et le seigneur : à propos des mesures, des bornes des champs, des rentes, des banalités et autres monopoles, des usages dans les bois… Mais, contre un seigneur qui augmentait sa mesure22, contre un autre qui changeait les termes d’une charte, contre celui qui refusait de tempérer ses rentes pour compenser la cherté23, les habitants ne se révoltaient pas ; ils recouraient seulement aux tribunaux ou ils transigeaient avec les seigneurs.

QUESTIONS

  • 24 H. Lepage, « Documents inédits sur la guerre des Rustauds », dans Recueil de documents sur l’histo (...)

23Pourtant, plusieurs milliers de paysans des environs de Sarreguemines et de Dieuze ont participé à la Guerre des Rustauds. Ils s’en prenaient en partie au régime seigneurial24. La Guerre des Rustauds n’était-elle pas une révolte anti-seigneuriale ? Elle prouve en tous cas que des paysans de communautés serves pouvaient se révolter aussi bien que d’autres.

  • 25 Yves-Marie Bercé, « Retour sur le drame de Fumel, novembre 1561-avril 1562 », dans « La vallée de (...)

24Les historiens n’ont pas considéré cette Guerre des Rustauds comme une révolte sociale. Pour eux, les paysans étaient attirés par le pillage et la mainmise sur les biens d’Eglise. Ils ont plutôt vu cette révolte comme une tentative d’expansion du protestantisme, et la répression comme une lutte contre l’hérésie. L’erreur d’interprétation commise à propos du « drame de Fumel25 » qui faisait disparaître la composante religieuse des violences, ne s’est pas produite ici, pour la Guerre des Rustauds.

25C’est aussi cet aspect religieux qui peut expliquer l’adhésion des paysans lorrains à la révolte des Rustauds. Une propagande protestante vigoureuse depuis quelques années avait préparé les esprits. Des meneurs venus de l’extérieur ont déclenché la révolte. Si des révoltes de ce genre ne se sont pas reproduites plus tard, c’est, peut-être, parce que les conditions n’étaient plus les mêmes et parce que les ducs de Lorraine qui ont lutté vigoureusement pour le catholicisme, ont empêché la propagation de l’hérésie dans leurs états.

  • 26 L’affaire de Lagney-Lucey (a. Toul, c. Toul-nord) : G. Cabourdin, Terre et hommes…, p. 296.
  • 27 Guy Cabourdin signale un cas semblable, mais moins violent : en 1622, à cause de la banalité du mo (...)

26Et enfin, certains mouvements populaires apparemment étrangers à la seigneurie ne sont-ils pas, en réalité, nés d’une hostilité vis-à-vis des seigneurs ? Ainsi, après le passage de troupes, en 1577, deux villages proches de Toul refusèrent de payer leur part du « ravitaillement26 ». Des marchands avaient fait l’avance ; il s’agissait de les rembourser. Les paysans refusaient de payer les sommes qui leur étaient imposées. C’était un refus violent ; le tocsin alerta le pays, des paysans armés se rassemblèrent, dirigés par quelques-uns. Contre eux, on envoya l’armée. Des meneurs furent emprisonnés, le bétail saisi. Il y a donc dans ces événements tous les caractères d’une révolte. Pourquoi cette révolte ? Certes, le motif était tout à fait étranger au régime seigneurial. Mais la répartition des sommes à payer pour le ravitaillement avait été faite par le justicier du pays, le Chapitre de Toul. Or, les paysans, ses sujets, étaient des vignerons souvent en procès avec ce Chapitre. Le passage des troupes ne fut-il pas pour eux une occasion de crier « Haro ! » sur le seigneur27 ? L’événement pourrait passer pour une révolte anti-seigneuriale. Mais, à ce jour, c’est le seul exemple connu.

***

27En définitive, il paraît certain qu’en Lorraine, pendant la première modernité, il n’y eut pas de révolte contre les seigneurs. Dans ces pays, on ne criait pas « Haro ! sur le seigneur. » Des relations paisibles qu’explique sans doute un encadrement particulier : une féodalité encore solide avant les interventions françaises, une solidarité entre les sujets, leurs maires et les seigneurs et aussi, les conditions spéciales causées par les passages et les ravages des armées.

Notes

1 Guy Cabourdin, Terre et hommes en Lorraine, 1550-1635, Toulois et comté de Vaudémont, Annales de l’Est, Mémoires, no 55, Nancy, 1977, p. 298. Roland Mousnier, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du xviie siècle, Paris, 1968.

2 Cette guerre fait l’objet d’une intervention dans ce colloque : Georges Bischoff, « Contestations paysannes entre Vosges et Forêt Noire : la génération du Bundschuh (1493-1525) ».

3 Dom Augustin Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de la Lorraine, 1745-1757.

4 Émile-Auguste Bégin, Histoire des duchés de Lorraine et de Bar et des Trois Evêchés, 1833 ; Auguste Digot, Histoire de Lorraine, 1856 ; J.-B. Ravold, Histoire démocratique et anecdotique des pays de Lorraine et de Bar et des Trois Evêchés, 1889 ; Robert Parisot, Histoire de Lorraine, 1922-1924 ; Haussonville (d’), Histoire de la réunion de la Lorraine à la France, 1854-1859 ; Charles Aimond, Histoire des Lorrains, essai sur la vie politique, sociale, économique et culturelle, Bar-le-Duc, 1960 ; Guy Cabourdin, Histoire de la Lorraine, de la Renaissance à la guerre de Trente Ans, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, Nancy, 1991. Marie-Catherine Vignal-Souleyreau, Richelieu et la Lorraine, Paris, 2004.

5 Henri et Charles Hiégel, Le bailliage d’Allemagne de 1600 à 1632, Sarreguemines, 1968.

6 P. Pognon, Histoire communale de Landaville, 1888 (Vosges, a. Neufchâteau, c. Neufchâteau).

7 Les archives de la Chambre des comptes de Lorraine, Arch. dép. de Meurthe-et-Moselle, Lettres patentes : B1-117, Comptes des receveurs : B 966-10352, Rapports et mandements : B 10356-10430.

8 Journal de Dom Sébastien Floret, religieux bénédictin de l’abbaye royale de Saint-Arnould de Metz… 1587-1638, publié par F.-M. Chabert, 1862 ; Anonyme : Mémoire des choses survenues à Metz depuis l’an 1506, Biblio. Municip. Nancy, Ms 882 (6), 205 fts ; Journal de Jean Le Coullon, Metz, 1537-1587, édité par E. de Bouteiller, 1881, XV ; Journal de Jean Bauchez, greffier de Flappeville, (plutôt : Plappeville, a. Metz-campagne, c. Woippy), 1551-1650, ed. par Ch. Abel et E. de Bouteiller, 1868 ; La chronique du curé Joseph Geneval, 1622-1670, Archives communales d’Einville-au-Jard, (a. Lunéville, c. Lunéville), 1 E 3, fol. 30-32, (« Abrégé de toutes les misères survenues en Lorraine… depuis le commencement du « siècle de fer » mil six cents… ») ; Jean du Pasquier, Chroniques touloises inédites ou Mémoires de Jean de Pasquier et annales de Demange Bussy, annotés par M. Dufresne et publiés par M. l’abbé Guillaume, Mém. Soc. Arch. Lor., 1866, p. 15-144.

9 Michel Parisse, La noblesse lorraine, XI-XIII s., Paris, 1976, p. 807-815.

10 Jean Gallet, Le bon plaisir du baron de Fénétrange, Nancy, 1990.

11 Quand les archives renseignent sur toutes les propriétés d’un village, on voit que dans un village de serfs, la quasi totalité des biens immobiliers appartenaient à des serfs du village. Contrairement à une opinion répandue, les serfs étaient propriétaires, au même titre que les libres, et même, la servitude protégeait leurs propriétés, ibid., p. 149-167.

12 J. Gallet, « Dom Calmet et la noblesse », dans Colloque Dom Calmet, Nancy-Senones, 2007, à paraître. Charles Sadoul, Essai historique sur les institutions judiciaires des duchés de Lorraine et de Bar avant les réformes de Léopold Ier, Nancy, 1898.

13 Étienne Delcambre, « Les ducs et la noblesse lorraine. La compétence civile en première instance des anciennes institutions bailliagères lorraines », Annales de l’Est, 1952, p. 39-60, « Les ducs et la noblesse lorraine. La compétence en appel des Assises de la chevalerie », ibid., p. 103-119, « Les ducs et la noblesse lorraine. La compétence en matière criminelle de l’échevinage de Nancy », ibid., p. 191-209, a montré que, tout en jurant de respecter les privilèges de la noblesse, les ducs ont attiré un grand nombre de causes vers leurs propres tribunaux, ce qui diminuait l’influence réelle des assises. M. Parisse, La noblesse…, souligne « la relative faiblesse de la chevalerie lorraine en réalité soumise au duc », p. 813.

14 Jean du Pasquier, Chroniques touloises…, p. 69-73.

15 Jean Gallet, « Les justices seigneuriales dans les duchés de Lorraine et de Bar sous le règne de Léopold Ier (1698-1729) », dans Les Justices de village, Actes du Colloque d’Angers (2001), Rennes, 2002, p. 239-258 (à propos de la justice du maire) ; Marie-Catherine Vignal-Souleyreau, Richelieu et la Lorraine, Paris, 2004 ; « Anéantissement des juridictions civiles et ecclésiastiques évêchoises », « création du parlement de Metz », p. 183-193 et p. 193-243.

16 René Taveneaux, « Réforme catholique et contre-réforme en Lorraine », dans Jansénisme et réforme catholique (dir), Nancy, 1992, p. 5-15 ; Roland Mousnier, L’homme rouge, ou la vie du cardinal de Richelieu (1585-1642), Paris, 1992, p. 421-424 ; Marie-Catherine Vignal-Souleyreau, Richelieu et la Lorraine…, p. 73-75.

17 Meuse, a. Commercy, ch.-l. c.

18 Meuse a. Nancy, ch.-l. c.

19 Bien des auteurs ont décrit la situation de la population en Lorraine à cette époque. Dernière en date : Marie-Catherine Vignal-Souleyreau, Richelieu et la Lorraine…, « Les misères de la guerre… », p. 280-286.

20 D. Calmet, Histoire de Lorraine…, n. éd. T. IV, « Bibliothèque lorraine », art. Ernecourt.

21 G. Cabourdin, Terre et hommes…, p. 287-319, et H. Lepage, Les communes de la Meurthe, 1853, t, I, p. 589-590.

22 Jean Le Coullon, Journal…, p. 28, en 1560, l’abbé de Saint-Vincent contre ceux d’Ancey (ou Ancy-sur-Moselle ? : a. Metz-campagne, c. Ars-sur-Moselle).

23 Jean Le Coullon, Journal…, p. 32 : « Nonobstant que jamas homme ne vit si austère année, l’abbé de Saint-Vincent se fit payer à toute rigueurs de ses rentes, jasoit que tous autres sieurs quittaient partout la plus grande partie. »

24 H. Lepage, « Documents inédits sur la guerre des Rustauds », dans Recueil de documents sur l’histoire de Lorraine, 1861, « introduction », 279 p., cite, p. VIII, les 12 articles : « 1. prêcher l’Évangile selon la vérité ; 2. une nouvelle perception de la dîme ; 3. abolition du servage ; 4. droit de pêche pour les communes ; 5. droit de prendre du bois dans les forêts ; 6. suppression des services ajoutés à ceux que leurs pères avaient connus ; 7. défense d’imposer de nouvelles charges ; 8. règlement des redevances de façon que le paysan ne travaille pas pour rien ; 9. exécution de la vieille loi ; 10. restitution aux communes des terres et prés enlevés ; 11. abolition de l’impôt mortuaire ou « Todfall » ; 12. si ces dispositions sont conformes à la loi de Dieu ». Les habitants de Dieuze réclamaient en plus, le droit d’envoyer les chevaux dans les jeunes pousses. Ces articles furent plusieurs fois remaniés ; Ravold ajoute : « intérêt réduit à 5 % », Histoire…, III, p. 709-710.

25 Yves-Marie Bercé, « Retour sur le drame de Fumel, novembre 1561-avril 1562 », dans « La vallée de la Lémance et sa région », Revue d’Histoire de Lot-et-Garonne et de l’Ancien Agénois, Bull. trimestriel, Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Agen, juillet-septembre 2006, p. 543-558.

26 L’affaire de Lagney-Lucey (a. Toul, c. Toul-nord) : G. Cabourdin, Terre et hommes…, p. 296.

27 Guy Cabourdin signale un cas semblable, mais moins violent : en 1622, à cause de la banalité du moulin et du passage des troupes, des vignerons ont battu les représentants du Chapitre, ibidem, p. 298, n. 37.

Table des illustrations

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Légende Figure 1. Un sceau du maire et des jurés. Beaumont-en-Argonne, 1351.
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Légende Figure 2. Madame de Saint-Baslemont (1607-1660), peinture de Claude Dervet« Barbe d’Ernecourt… se dévoua pour les malades et les blessés et, pendant plus de vingt ans, à la tête d’un corps de cavalerie et d’une soixantaine de paysans, elle protégea la contrée des méfaits des « cravates » (les Croates). » Guy Cabourdin, « Encyclopédie illustrée de la Lorraine », Les Temps modernes, I, p. 211-212.
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