Regards croisés
p. 319-329
Texte intégral
François Menant
1Voici donc venu le moment de tirer les conclusions de ce volume. Il s’agit de conclusions à trois voix présentées successivement par Jean-Pierre Jessenne, Benoît Cursente, et Jean-Pierre Devroey qui proposent trois regards différents sur le colloque et plus particulièrement trois approches de la question centrale qu’est la définition des élites. Donc, comme le souligne ici d’entrée François Menant, nous avons privilégié une définition dynamique des élites rurales, plutôt qu’une définition statique qui aurait consisté à chercher leurs limites vers le haut et vers le bas, et donc à examiner comment elles se différencient (quand est-ce qu’un paysan entre dans l’élite rurale ? quand est-ce qu’un membre de l’élite rurale en sort pour devenir noble ou citadin ?).
2Pourtant, durant ces Journées, beaucoup d’éléments ont été rassemblés sur ces points-là. On peut notamment être impressionné par l’abondance des informations recueillies sur la question de savoir comment on entrait dans l’élite rurale, et tout particulièrement par la mise en exergue du rôle de la marchandise, de l’accumulation foncière et de la disposition de capitaux. Ce qui est frappant, ce sont tous ces paysans marchands qui devenaient riches et qui peuplaient les conseils. Pour ce qui est de la délimitation vers le haut, on a sans doute mis au jour moins d’éléments. En particulier, ce qu’on n’a pas du tout abordé – et qu’on n’a pas voulu aborder dans la définition de la rencontre –, c’est la mise en contexte des élites dans une société d’ordres. On a décidé d’emblée qu’on ne parlerait pas de la petite noblesse, et c’est peut-être un sujet dont on pourrait discuter un peu maintenant. Il y a des régions, la Basse-Bretagne par exemple, où la petite noblesse était quantitativement importante. En revanche, on avait au départ inclus le clergé dont on n’a pas beaucoup parlé en définitive, et l’on peut regretter de ne pas avoir suffisamment cerné les prêtres comme membres de l’élite rurale.
3Telles sont les questions de délimitations auxquelles nous avions renoncé d’emblée à donner la priorité. Ce que nous avions choisi de privilégier, et qui a été fait, avec beaucoup de bonne volonté et pour des résultats appréciables, c’est d’observer non pas ce qu’étaient les élites rurales mais ce qu’elles faisaient et ce qu’elles devenaient. Il s’est donc agi de voir comment elles se transformaient, comment elles réagissaient à la conjoncture, aux sollicitations extérieures, soit positives (développement de marchés…), soit négatives (pression seigneuriale, crises…).
4Et donc, après qu’il ait été traité, de toutes les façons possibles, du devenir des élites rurales, le moment est venu de se demander quelles conclusions peuvent être tirées de nos travaux.
Jean-Pierre Jessenne
5Je me livrerai donc d’abord à un essai de définition, que nous n’avons pas voulu imposer d’emblée, et qui peut désormais s’appuyer sur la qualité des interventions et le souci que chacun a eu, et qu’il faut saluer, de se conformer au projet initial. Ainsi pourrions-nous définir les élites rurales comme un groupe à attaches rurales prioritaires, en situation de supériorité économique – en tout cas par rapport aux autres villageois –, capable de mobiliser des ressources diverses pour entretenir cette position, notamment en variant ses activités dans une gamme plus ou moins large d’échanges. Cette supériorité se traduit par l’exercice d’une influence sociale, très largement comprise, et par des rôles dans l’organisation de la vie collective. Celui d’intermédiaire, entre collectivité(s) villageoise(s) et autorités diverses, s’avère des plus décisifs ; il requiert la maîtrise de rouages multiples de décision et aussi, au fond, de moyens de communication de l’époque considérée (oral/écrit, langue commune/langue savante, comptabilité, etc.).
6Le fait de poser cette définition conduit, me semble-t-il, à relancer le débat vers une série de problèmes que nous avons plus ou moins abordés. Le premier de ces problèmes est quasi consubstantiel à notre thème, voire à l’histoire rurale : comment spécifier une catégorie « élite rurale » alors que tout indique que c’est par excellence le jeu des relations avec l’extra-rural, notamment la ville, qui fonde ces élites ? En tout cas, l’observation renforce ma défiance vis-à-vis de toute vision qui figerait la catégorie dans une délimitation rigoureuse et m’incline à mettre l’accent sur les phénomènes d’interrelations multiples – entre groupes sociaux, entre villages, entre villages et villes ou état –, plutôt qu’à concevoir une relation univoque du type village/société englobante qui risque de trop enkyster, isoler le fait villageois.
7Notre rencontre a aussi illustré la nécessité, pour une approche dynamique des élites, de conjuguer des approches à échelles multiples – personnages, village, types de « pays », etc. – et des méthodologies différentes, de l’archéologie aux études d’inventaires ou de listes de notabilités. Mais si de ces approches multiples se dégage clairement l’idée que l’émergence des élites est toujours la résultante de composantes diverses, économiques et culturelles, usant de la contrainte et du consentement, il paraît encore bien difficile de fusionner ces perspectives dans une vue d’ensemble. Là se dessine d’ailleurs sans doute la perplexité principale sur notre rencontre : le pari que nous avons fait de la longue durée et d’une large Europe est-il tenable ? Autant, l’intérêt de rapprocher des visions de périodes et de territoires éloignés s’avère indéniable comme incitation à un échange décloisonné, autant la nécessité de « contextualiser et d’historiciser » les observations pour prolonger les analyses, suppose que nous approfondissions la réflexion sur les méthodes et concepts qui rendront plus opératoires à la fois la recherche des évolutions pluriséculaires et la comparaison de territoires et configurations rurales très différentes.
Benoît Cursente
8François Menant vient de nous rappeler comment les organisateurs avaient situé les questions de définition dans le programme scientifique de ces Journées. Il m’apparaît pourtant nécessaire de bien clarifier au départ les trois registres sur lesquels on est amené à jouer quand on fait le choix d’identifier les élites rurales comme objet historique. Ces trois registres ont des champs, bien entendu, en interférence : 1) Est-ce que, à certains moments et d’une certaine façon, ces élites se sont définies elles-mêmes ? Même si certaines contributions nous ont montré qu’à un moment donné (au xviiie siècle) ces élites sont parvenues jusqu’au bord d’une conscience d’elles-mêmes, elles n’ont jamais semble-t-il franchi le pas décisif ; 2) De quelle façon ces élites sont-elles définies et définissables par la société qui les englobe ? Le rassemblement des éléments de définition de ce groupe social à travers la rhétorique et le lexique des sources a légitimement mobilisé une part majeure de nos efforts ; 3) Comment ces élites sont-elles définies par les historiens modernes ? Nous avons tous à l’esprit les multiples mises en garde des uns et des autres sur les biais pouvant découler des écarts sémantiques qui existent entre le vocabulaire des sources et celui des historiens. Nous nous proposons en outre de revenir sur les élites entendues comme idéal-type d’historien.
9Le thème majeur de ces Journées était bien le devenir des élites dans la longue durée et l’étude des processus de formation et de transformation de ce groupe. Les interventions, toutes de grande qualité, ont incontestablement bien fait avancer notre réflexion commune. Tout en me nourrissant de connaissances nouvelles, elles ont suscité de ma part un certain nombre de remarques et je me bornerai à faire part ici de quelques aspects touchant les méthodes mises en œuvre.
10Nos travaux ont été traversés par la difficulté qu’il y a eu à faire coïncider le thème fondamental de la permanence et du renouvellement des élites rurales avec les réalités documentaires concrètes qui tendaient à démultiplier à l’envi les facettes de ce phénomène. Selon les périodes, selon les sources disponibles, les élites rurales prennent le visage de ministériaux, de médiateurs de la seigneurie, de gros fermiers ou de grands propriétaires, d’artisans, de commerçants, etc. Nous nous accordons tous sur le fait que c’est l’interaction complexe de ces aspects qui donne le jour aux élites rurales. Mais nos sources étant ce qu’elles sont, la systémique qui anime l’ensemble reste souvent virtuelle, hors de notre regard (mais c’est ici le médiéviste qui parle). Or, nous avons pris le parti de désigner toute cette diversité par un même mot. Depuis Max Weber, nous convenons tous que le travail d’historien passe par le recours à de tels « idéaux-types ». Encore faut-il bien vérifier que leur utilisation ne masque pas des biais de raisonnement.
11Il m’est apparu que, collectivement parlant, nous n’avons pas mis suffisamment de soin à définir les bases documentaires ni les méthodes sur lesquelles nous fonctionnions. La documentation que nous manipulons chacun de notre côté dans notre atelier d’historien nous apparaît en quelque sorte comme un fait d’évidence. Mais quand un médiéviste et un moderniste se rencontrent, leurs deux évidences dessinent bien souvent un hiatus. Je m’en tiendrai ici à quelques mots sur la méthode prosopographique, utilisée comme chacun sait de manière privilégiée depuis le xixe siècle pour étudier les élites. Dans quelle mesure, jusqu’à quel point, et au prix de quels aménagements éventuels peut-on appliquer aux élites rurales, dans une situation documentaire donnée, la méthode qui a fait ses preuves pour étudier des groupes généralement plus nombreux et surtout plus cohérents dans leur définition (parlementaires, officiers royaux, notaires, etc.) ? La méthode est restée généralement implicite alors que les uns et les autres se fondaient sur des matériaux quantitativement et qualitativement très hétérogènes. La comparabilité des résultats, forcément, en souffre quelque peu.
12J’en viens à une dernière remarque qui prolonge aussi l’interrogation dubitative que vient de formuler J-P. Jessenne sur la pertinence de la longue durée. Il me semble illusoire de prétendre, pour l’heure, retracer une histoire des élites européennes du Moyen Âge à nos jours répondant à la finesse et à la rigueur des questionnements qui se sont exprimés ici. La dialectique entre durabilité et renouvellement des élites est trop complexe pour qu’on puisse la résumer par approximation. Trop de discontinuités de toutes sortes font obstacle à une vision dans la longue durée. Par contre, une rencontre telle que celle-ci donne l’opportunité de commencer à réfléchir sur une stratégie de recherche par zones-laboratoires, privilégiant les régions dans lesquelles existent des situations de continuité des sources, sans bien entendu exclure des échanges de vue de portée plus générale. Les régions dotées d’un notariat abondant et précoce comme le pays de Valence ou bien des cités italiennes, notamment, se prêtent sinon à un effacement des cloisonnements documentaires du moins à leur décalage vers le XIIe siècle. L’identification plus systématique de ces secteurs et la saine habitude que prendraient les médiévistes et les modernistes d’y travailler ensemble pourraient constituer l’une des très souhaitables postérités de ces rencontres de Flaran.
13Il me semble que le sujet en vaut la peine, ne serait-ce qu’en raison des résonances actuelles qu’il a étonnamment gardées malgré l’engloutissement de l’ancien monde rural. Chacun de nous garde en mémoire combien l’un de nos collègues s’était offusqué, naguère, de la comparaison que Jean-Pierre Poly avait faite entre les paysans aisés du début du xie siècle, « hommes de poing » du seigneur, et les koulaks de la Russie du début du xxe siècle.
Jean-Pierre Devroey
14J’aimerais, dans ces conclusions finales, mettre vos communications en résonance avec la sociologie des campagnes et poser un certain nombre de questions théoriques qui, je l’espère, contribueront, non pas à faire apparaître des lacunes ou à formuler des critiques faciles, mais à poser les préalables d’une définition des élites rurales, à penser dans une logique de système social.
15La première chose qui m’a frappé, en vous entendant, c’est à quel point la pensée d’Henri Mendras est maintenant devenue une référence implicite du discours des ruralistes. On a parlé de « société englobante » et de « société englobée », de « société encastrée », sans finalement discuter le concept, et, peut-être sans se poser suffisamment de questions sur ce que, chez Mendras, ce concept de société englobée supposait. Chez Mendras, et chez celui qui l’a influencé, le sociologue américain Robert Redfield, la notion de small worlds, de « petits mondes », qu’on retrouve dans le beau livre de Wendy Davies, suppose effectivement un englobement des campagnes, mais des campagnes qui sont considérées comme n’étant pas coupées du monde extérieur. Cette perméabilité et ces échanges entre société englobée et société englobante constituent une différence fondamentale entre l’aire de recherche des historiens, confrontés aux sociétés villageoises occidentales, et celle des anthropologues étudiant les peuples premiers. Dans ces microcosmes, la communauté locale, presque entièrement repliée sur elle-même, peut être étudiée comme un système complet et indépendant, dans une perspective holistique, dans tous les aspects de la vie sociale et culturelle. Au contraire, le village ou la collectivité d’agriculteurs occidentaux peuvent être caractérisés au plan social comme un système de relations interpersonnelles intenses et persistantes entre leurs membres. Le « petit monde » villageois se définit par le degré très important d’interconnaissance entre ses protagonistes. Ce noyau dense d’interrelations ne se suffit pas à lui-même. Les communautés paysannes ont des relations culturelles incomplètes avec les élites. Par conséquent, l’adoption du prédicat mendrassien pose aux historiens la question de la part d’autonomie de la société rurale par rapport à la société englobante. Je ne suis pas sûr qu’à aucun moment on n’ait perdu de vue cette question de la part d’autonomie et que, dans la présentation des élites rurales il ne faille pas, d’abord, définir ce qu’on entend par part d’autonomie, par distance entre le petit monde des villages et les dominants. Cette distance peut s’exprimer par rapport à la classe dominante, la classe féodale, ou bien par rapport à la ville. À plusieurs reprises, on a mesuré combien il était difficile d’apprécier, par exemple, les phénomènes de mobilité de la ville à la campagne, et de savoir si on avait affaire à des villages, entendus comme des villages tels que ceux du Berry dans un paysage où il n’y a pratiquement qu’une ville digne de ce nom, et ceux du contado florentin où la ville est omniprésente.
16Le deuxième élément de l’héritage de Mendras auquel il a été fait allusion, c’est cette notion de réseau, de relais, d’intermédiaire, qui est évidemment sous-jacente à l’idée d’englobement. S’il y a encastrement de la société villageoise dans la société englobante, il faut bien que, à la frontière des deux mondes, il y ait un groupe d’intermédiaires, de relais, d’après la formule de Mendras. Je voudrais insister sur le caractère très novateur, à cet égard, de l’approche de Mendras qui fait de la sociologie spatiale, dans la mesure où, à partir de son œuvre, on peut, d’une certaine manière, caractériser et définir les élites par leur faculté à entretenir des relations larges, interpersonnelles et spatiales. Un village ou plusieurs villages (pensez au schéma que Florent Hautefeuille nous a projeté), le village et la ville (la contribution de Pinto), une famille nucléaire et une parentèle (la contribution de Brunet).
17Peut-être est-ce un effet de l’isolement du sujet des élites qui était voulu par les organisateurs, j’ai été frappé qu’un troisième aspect de la pensée de Mendras soit totalement absent de ces journées : la notion de « en groupe » et « hors groupe ». Je me réfère à cette partie du livre de Mendras où il fait cette superbe comparaison entre, d’une part, le juge de paix, le gendarme, qui sont dans la posture de l’invité dans la société villageoise du XIXe siècle, et qui sont « hors groupe », et le garde-champêtre et le notaire qui en sont des membres à part entière. Cette notion de « hors groupe/en groupe » permet de clarifier utilement le rôle de ces différents intermédiaires : au sein même de la communauté rurale (dont on a parlé à maintes reprises), avec l’État (on en a parlé aussi), mais également, plus largement, avec l’ensemble des composantes politiques culturelles, religieuses, sociales, et économiques de la société englobante. Le fait d’être en groupe ou hors groupe me semble être à cet égard un élément distinctif important. Je pense que, vraiment, entre le gendarme et le garde-champêtre – et il suffit de lire à cet égard les romans paysans du xixe siècle –, on a affaire à un représentant de l’autorité ayant avec la communauté rurale un rapport qui est totalement différent. Ce qui me paraît nouveau dans les contributions de ces journées, c’est cette distinction, non pas entre « en groupe » et « hors groupe », mais entre élites tributaires et élites autogènes. En entendant parler des baillis catalans et des questaux – on aurait pu aussi parler des sergents serfs du nord de la France, de ces minorités religieuses protégées par une autorité soit seigneuriale soit étatique –, j’ai le sentiment qu’on a touché à un pôle important de la structure des élites que je n’avais pas aperçu jusqu’à présent dans la littérature sociologique. Ce qui est important, au fond, c’est d’avoir montré que cette distinction entre élites tributaires et autogènes n’est pas pertinente en matière de rôles, de fonctions, de stratégies (sociales ou économiques). Ce qui distingue le sergent serf, d’un ballivus, voire le membre d’une minorité religieuse ou ethnique protégée, ou d’un simple homme libre du cru, c’est son statut personnel (une diminution de liberté et de capacité juridique) et ce qu’il peut entraîner en matière de stigmatisation (à l’intérieur de la communauté villageoise) et de rapport de domination (vis-à-vis des élites du pouvoir). Ces tributaires et ces protégés disposent du crédit, d’une accumulation de richesses, et même, chose plus surprenante, de l’utilisation du consentement de la communauté, alors qu’ils apparaissent comme des affidés des élites extérieures. Qu’il s’agisse d’un simulacre ou d’une réalité, le consentement de la communauté constitue un fait très important. Par contraste, à l’époque carolingienne, il semble que les principaux agents seigneuriaux au niveau local, les maires, aient toujours été recrutés parmi les libres
18Le nom de Vilfredo Pareto est resté absent des communications et des débats de ces journées, malgré la place qu’il occupe dans les travaux des politologues et des historiens des ordres pour sa théorie des élites. La sociogenèse des élites a pourtant été, implicitement, au centre de nombreuses communications, mais la notion de circulation des élites, que Pareto lui a associé dans son livre sur la théorie générale de la sociologie, n’a pas été suffisamment pointée, discutée dans les exposés. Elle soulève surtout la question de la reproduction sociale : lorsqu’on est devenu « une élite », comment le reste-t-on ? Parce qu’on a le capital foncier qui symbolise cette position d’exception ? Est-on parvenu dans certaines situations historiques au stade où le capital foncier n’est plus nécessaire parce qu’on s’est emparé de la rente ? J’imagine le plaisir qu’aurait eu Karl Marx à entendre cette réflexion d’Antoni Furio : « Est-on capable de reproduire parce qu’on possède des talents, et qu’on est capable de les transmettre à sa famille soit de façon horizontale, en exploitant la parenté et en se partageant les rôles, soit de façon verticale dans la reproduction intergénérationnelle ? ».
19Le deuxième élément que Pareto peut nous apporter avec cette idée de circulation des élites, c’est celui des obstacles. Il a été fait allusion au principe aristocratique, à cette barrière qui est installée à un moment et par laquelle Chris Wickham explique le positionnement des élites à la fin du haut Moyen Âge et de l’élite rurale à la fin du Moyen Âge. Je ne suis pas parfaitement convaincu que ce principe aristocratique ait joué partout. Mais il me semble qu’il est un autre élément qui mériterait d’être approfondi, c’est le degré de perméabilité au sein du « Tiers » (affreux néologisme dans la bouche d’un spécialiste de l’époque carolingienne). À l’intérieur du « Tiers », dans quelle mesure existe-t-il une perméabilité entre, disons, les élites des villes (en n’utilisant pas le mot bourgeoisie) et les élites des campagnes ? Comme on a pu le poser ici (notamment pour Valence), y a-t-il « position » ou « situation » simultanément dans les deux mondes ou bien transfert entre un monde et un autre ? Si on pose cette question du degré de perméabilité, il faudra se poser une autre question, également inspirée des travaux de Pareto, celle de la « trahison » des élites. Un des problèmes qui est au cœur des débats des historiens des bourgeoisies urbaines, c’est l’affirmation selon laquelle deux, trois générations suffisent pour qu’il y ait trahison des élites et que ces élites passent d’une posture d’activité et de fonctions dans la communauté urbaine à une posture de domination de consommation et d’accumulation de type aristocratique.
20Cinquième point, l’impression de consensus, sauf peut-être quand on a critiqué notre collègue Le Roy Ladurie – mais peut-être encore plus à ce moment-là. En isolant les élites rurales en tant qu’objet, n’a-t-on pas apporté de façon quasi implicite, ou subconsciente, une idée de stase, d’équilibre, de paix, d’immobilité, comme si une fois identifiées dans le tissu social, ces élites étaient invincibles ou immortelles ? Combien de fois a-t-on parlé des échecs dans l’ascension sociale, que subissent des fermiers ou des métayers au cours ou à la sortie du bail ? Revanches du propriétaire, du dominant sur le paysan. On a l’impression, après coup – et je suis là un peu taquin –, que tout s’est toujours passé dans le meilleur des mondes, qu’on a toujours prélevé sur quelqu’un qui était solvable, etc. Simplement a-t-on entendu Roland Viader dire qu’il y avait ces petites maisons de deuxième zone dans lesquelles on reléguait les cadets pour insolvabilité. L’échec ne rentre pas suffisamment dans un sujet à partir du moment où on l’isole dans un vocabulaire et une problématique, comme il a été fait ici.
21Sixième point, c’est la concurrence des élites. J’ai eu l’impression qu’elles étaient dans une certaine mesure vues comme un bloc homogène. Or, les relations villageoises sont parfois venimeuses, avec des haines recuites de génération en génération. Il y a des stratégies qui sont divergentes, il y a des clientèles propres à conquérir et à conserver. Il s’agit peut-être là à nouveau d’un faux-semblant qui provient du parti pris d’isoler le sujet des « élites d’en bas » dans une position de prééminence sans percevoir assez les effets de concurrence horizontale et de domination (par les « élites d’en haut »). Parmi les difficultés du sujet, on a signalé avec justesse la question de la violence légitime ou illégitime, les effets de sources (qui ont été pointés, notamment par François Antoine), voire encore l’économie informelle (est-ce que les sorties de bail sont de véritables échecs ou pas ? etc.). N’oublions pas les règles du jeu. Être membre de l’élite, n’est-ce pas connaître et maîtriser des règles que les autres membres du groupe ignorent ?
22Comment, finalement, ces élites rurales dominaient-elles à l’intérieur du village : en précarisant, en dominant par les fonctions politiques, en faisant des autres des tributaires ou des clients ? Comment se comporter quand les obligés sont juridiquement des libres ? Quels sont les stratagèmes utilisés ? Comment obliger, au sens de Marcel Mauss, dans les rapports de dons-échanges ? La meilleure façon de dominer n’est-elle pas de rendre obligatoire, sans user de violence, ou en rendant la violence non explicite ? Il faudrait encore parler des marques d’estime et des relations « positives » à l’égard des élites. Nathalie Zemon Davies montre un sire envoyant des perdrix au voisin gentilhomme mais aussi des lièvres à son fermier. Il y a là tout un réseau de générosités nécessaires, qui s’exerce des élites d’en haut vers les élites d’en bas, puis au sein du village. Celui-ci ne constitue pas non plus un groupe homogène. La communauté villageoise se définit en partageant des biens matériels ou immatériels (des positions, des droits, des biens communs) dont elle exclut une partie de la population locale. On voit bien et cela a été souligné à plusieurs reprises, que les élites rurales existent face à un populus qui n’est pas défini comme la communauté des habitants du village au sens géographique, mais comme une communauté d’ayants droit par rapport à la paroisse, par rapport aux communaux et en fait aux biens collectifs du village. L’enjeu de ce lien entre élites et populus, c’est de garder ces exclus à l’écart de ces ressources, mais aussi de faire de ces exclus l’objet de la domination locale. Et j’ai été frappé, à plusieurs reprises, d’entendre mentionner, qu’il s’agisse de la Russie ou du Berry, l’importance pour les élites rurales d’avoir leur clientèle, leur domesticité, d’avoir des dominés, des obligés, même si on est soi-même soumis à la domination d’un plus grand, d’un noble, d’un extérieur. Il y a là un double jeu permanent des élites rurales que, par la force des choses, l’isolement du sujet ne permettait pas de traiter.
Jean-Pierre Jessenne
23Bien des observations et interrogations suggérées par Jean-Pierre Devroey valent évidemment pour la période dite moderne, notamment l’idée que l’analyse des élites ne prend sens qu’en relation d’une part avec les « obligés » – la notion me semble très juste –, d’autre part avec ceux dont les élites rurales sont elles-mêmes tributaires. Néanmoins, sans transformer notre conclusion en un débat pour ou contre H. Mendras, j’insisterai encore sur une nécessaire distance critique vis-à-vis des approches en termes de « sociétés paysannes » développés par Redfield puis Mendras et je terminerai sur la nécessaire amplitude du questionnement ruraliste.
24Tout en réinvestissant nombre des suggestions de ces deux chercheurs de référence, sur les liens communautaires, les pouvoirs…. gardons-nous de dérives possibles de leur démarche sociologique et anthropologique, aboutissant à trop insister d’une part sur les singularités paysannes, d’autre part sur les permanences ou les invariants qui rapprochent les « sociétés paysannes » de différentes époques ou régions du monde. Le risque dont il faut se garder s’avère double : c’est d’abord celui de la constitution de la campagne en un isolat indépendant de l’évolution d’ensemble de la société dans laquelle ces campagnes s’insèrent, c’est aussi celui de la dérive vers l’invocation d’une prétendue essence rurale ou paysanne, en rapport avec le village-communauté par exemple. Une fois encore, il nous revient d’historiciser nos études des catégories rurales, élites comprises bien sûr. Il conviendrait sans doute d’ajouter aux approfondissements déjà envisagés, les variations des élites rurales en fonction des formes prises par l’organisation des pouvoirs aux différentes époques, (ainsi, pour le xviiie s., les transformations vers un État-Nation changent les modalités de reconnaissance des élites). Mais aussi, il faut accorder une pleine attention à la place et au rôle des élites dans l’intégration des campagnes aux mutations économiques et sociales, en relations ou en rivalités avec d’autres catégories prétendant aux positions dirigeantes.
25Voilà assurément l’objet d’un autre Flaran.
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