La valeur des hommes au verdict de la conquête foncière
Ecouen et Villiers-le-Bel au milieu du xviie siècle
p. 289-303
Texte intégral
1Dans un livre volontiers provocateur, Alain Guerreau raillait l’indigence des concepts d’élites, de marginalité et de masses1. Il y voyait, dans le meilleur des cas, un moyen grossier de repérage d’individus que l’on voulait regrouper sur la base de certains critères d’intégration/exclusion. Il existe incontestablement dans la société des degrés de reconnaissance et de considération. Patrick Champagne et Olivier Christin ont fort justement souligné qu’il n’est pas de propriété ou de pratique qui ne puisse être affectée d’une valeur distinctive2. Toute la difficulté est d’identifier et d’interpréter correctement les pratiques réellement distinctives. En examinant les appellations d’honneur dans les actes notariés, on privilégie certaines pratiques, corrélées au statut des personnes. En effet, on a découvert que les appellations d’honneur étaient d’abord liées au métier, à l’office ou au titre nobiliaire3. Les membres des mêmes corps portent en général les mêmes titres et appellations. En regard de cette cohérence, on peut légitimement parler d’un « système » ou d’une « grammaire » des titres d’honneur, même s’il y a des anomalies, le système n’étant pas totalement mécanique. Cependant, en dépit du fondement socioprofessionnel de ces attributions, les appellations du premier xviie siècle demeurent, pour la plupart, des épithètes estimant la valeur des hommes qui en sont ornés4.
2Malgré d’incontestables avancées, la langue notariale demeure largement une énigme. « Son efficacité reste malaisée à élucider », nous dit Robert Descimon5. Nous savons maintenant que le « système » a une dynamique. La mobilité des épithètes d’honneur est le signe d’un statut qu’on essaie d’imposer, individuellement ou collectivement. On arrive à dater à peu près correctement les mutations dans la titulature, et l’on trouve même parfois la cause de ces changements. Il y a des reclassements, en fonction des mutations institutionnelles, aussi bien que des évolutions économiques6. Il y a aussi des phénomènes d’imitation d’un groupe à l’autre. Robert Descimon est surtout sensible au rapport de force. Il voit d’abord dans les actes notariés un champ de bataille entre diverses prétentions sociales7. Dans tout cela, on peut s’étonner qu’il soit si peu question de normes éthiques. C’est que jusqu’à présent, on a surtout posé la question de la hiérarchie des titres d’estime, sans toujours poser clairement la question du droit d’entrée. Comment devient-on honorable ou honnête ? Du fait de la parfaite correspondance des épithètes d’honneur et des vacations, on a généralement considéré que les premières étaient acquises médiatement, au moyen de la fonction occupée. Ceci est en accord avec les déclarations de Charles Loyseau8. Si le titre d’honneur est acquis automatiquement, en relation avec la fonction ou le statut, il n’y a pas lieu, en effet, de s’interroger. Mais ce schéma, valable lorsque l’on scrute le sommet de la hiérarchie sociale et de la hiérarchie des honneurs, l’est-il également à la base ?
3Dans les campagnes d’Ile-de-France, les grands fermiers et officiers seigneuriaux formaient le noyau principal de l’élite. Cependant, la présence d’une industrie dispersée, par exemple de nombreux marchands de dentelles, fit ici ou là naître de nouvelles prétentions. Tel fut le cas à Villiers-le-Bel, à quelques kilomètres au nord de Paris. Certains marchands se virent attribuer la qualité d’honorable homme ou d’honnête personne. De modestes artisans et vignerons y parvinrent également. Comment cela se pouvait-il ? Seule une minorité de marchands ou d’artisans se virent ainsi flattés. Le titre d’estime n’était manifestement pas réductible à la vacation. Il fallait qu’un autre critère jouât. C’est à la poursuite de ce critère que j’ai souhaité me lancer, avec le souci de retrouver le fondement éthique de ces distinctions. Dans un précédent travail, je m’étais efforcé de dégager les grands principes qui orientaient les comportements en matière successorale et matrimoniale, entre 1560 et 1685, au nord de Paris. Les quatre valeurs dominantes, rarement prises en défaut, étaient l’égalité de traitement entre les enfants, la juste récompense du travail, le souci du sang, et plus que tout, le refus de l’arbitraire individuel. Il serait logique que ces valeurs, défendues avec vigueur par le plus grand nombre, aient aussi servi à distinguer les meilleurs, l’élite. Mais les comportements étaient unanimes dans ces matières et incapables de fonder une hiérarchie. C’est donc ailleurs qu’il nous faut chercher, dans une analyse sociale classique des porteurs de titres d’estime, suivie d’une analyse des actes notariés, et pour finir, de l’examen de quelques trajectoires individuelles.
Des marques d’estime largement distribuées
4Notre étude part du dépouillement systématique des actes signés devant le notaire de Villiers-le-Bel, entre 1640 et 1660, complété par des sondages effectués en amont (1633-1634) et en aval (1664). Au milieu du xviie siècle, Villiers-le-bel compte 381 censitaires domiciliés sur place (1664), et Ecouen 286 (1660). Le nombre total de chefs de feux domiciliés dans l’une ou l’autre localité, d’après les terriers, s’élève donc à plus de 660. Il s’agit d’un minimum, puisque les terriers ne font pas apparaître les non-possédants, que l’on retrouve parfois, cependant, devant le notaire. La première surprise a été de trouver un total de 236 personnes saluées d’un titre d’honneur, pour environ 660 chefs de feux. Mais, sur les 236 personnes ainsi distinguées, seulement une centaine habitaient à Villiers-le-Bel et Ecouen, ce qui ramène le pourcentage de la population locale honorée au moins une fois par le notaire à 15,1 %. Ajoutons que la mention d’une épithète d’honneur reste bien souvent, unique (58). L’effectif se réduit fortement si l’on ne retient que les personnes ayant bénéficié d’un titre d’estime à trois reprises au moins (27).
5Mais, avant d’écarter ceux qui n’ont fait qu’une ou deux apparitions parmi les personnes méritant un titre d’estime, analysons la composition de l’ensemble du groupe. À l’aide des déclarations faites en vue de la rédaction des terriers, des terriers eux-mêmes, et des actes conclus devant le notaire, nous connaissons assez bien la population active de ces deux localités au milieu du xviie siècle. Nous pouvons donc la confronter avec ceux qui ont bénéficié d’épithètes d’honneur pendant la même période.

Tableau no 1. Population active à Villiers-le-Bel et Ecouen et bénéficiaires d’épithètes d’honneur (1640-1660)
6Nous observons sans surprise l’absence totale des ouvriers parmi les personnes honorées. Les artisans et plus encore, les vignerons, sont sous-représentés. Il s’agit des catégories sociales les plus modestes. Inversement, les laboureurs et les marchands sont surreprésentés. Les mieux lotis sont bien évidemment les officiers et les nobles. L’intérêt de ces calculs ne réside pas dans l’établissement de cette hiérarchie attendue, mais dans la détection d’une certaine proportion de personnes à la condition sociale fort modeste. Cela signifie que les titres d’estime les plus humbles, tels qu’« honnête personne » ou « honorable homme », étaient assez facilement accordés. Les vignerons n’ont certes droit qu’à une ou deux mentions, dans le meilleur des cas. Ce n’est pas toujours faute d’être passés à l’étude du notaire. Parmi d’autres, Georges Juhe, vigneron, y est passé à 16 reprises, Jacques Benard, vigneron et tailleur d’habits, 14 fois, Gérard Flament, vigneron, 39 fois. Toutefois, leur présence, même fugitive, parmi les personnes honorées, traduit une aspiration très largement partagée.
7Nous avons embrassé l’ensemble du groupe. Il peut être utile à ce stade, de ne retenir que les personnes, au nombre de 60, toutes origines géographiques confondues, ayant figuré au moins à trois reprises dans un acte avec une épithète d’honneur, de manière à mieux dégager un éventuel « noyau dur », une élite « consolidée ». Les chiffres du tableau no 1 sortent sensiblement modifiés. Nous en donnons ici une représentation graphique.
Appartenance sociale des principaux bénéficiaires de titres d’estime (en %, 1640-1660)

Figure no 1. Appartenance sociale des principaux bénéficiaires de titres d’estime (1640-1660)
8La part des marchands se hisse à 48 %, et celle des laboureurs à 19 %, tandis que les vignerons disparaissent totalement. La place des officiers régresse aussi légèrement, car il y a de modestes praticiens qui ne font qu’une ou deux opérations. Le profil social des principaux bénéficiaires d’épithètes d’honneur est donc net.
9Pour prendre véritablement la mesure de chaque groupe, il ne suffit pas de compter les hommes. Il faut également tenir compte du nombre d’actes signés par chacun. Si l’on comptabilise les actes, et non plus les hommes, la présence des marchands, déjà massive, devient écrasante, et atteint 70 %. Le groupe des marchands, solidement installé à Villiers-le Bel, fournit le plus fort contingent de personnes honorées. Tous les marchands cependant n’ont pas leur domicile à Villiers-le-Bel ou Ecouen. La question du domicile revêt une certaine importance, car elle permet de voir quelle proportion de l’élite est exogène. La figure no 2 fait le point sur le domicile.
Domicile des bénéficiaires d’épithètes d’honneur

Figure no 2. Domicile des bénéficiaires d’épithètes d’honneur
10Les clercs, officiers, laboureurs, et les nobles, viennent d’un large secteur du pays de France. Presque tous sont établis dans un périmètre borné à l’Ouest par Presles, à l’Est par Dammartin, au Nord par Luzarches, et au Sud par Paris. Ces bornes délimitent un rectangle d’environ 40 km sur 20 km. Si l’on dresse la liste des personnes qui habitent dans les villages immédiatement limitrophes, nous trouvons deux marchands et un laboureur au Plessis-Gassot, trois laboureurs et un maçon à Ezanville, deux vignerons, un curé, un chirurgien, et un marchand à Sarcelles. À proximité immédiate, les agriculteurs sont nombreux. En revanche, les marchands sont établis souvent à une plus grande distance, comme le marchand hôtelier Jean Breton, à La Chapelle-en-Serval, les marchands tanneurs Lequoy et Noudard, à Senlis, le marchand drapier Pierre Patin à Dammartin, et le tailleur d’habits Pierre Belhomme à Luzarches…
11Toutes les professions, excepté celles de vigneron et de laboureur, sont représentées à Paris. Certains se signalent enfin par un double domicile, comme Lois Bayard, homme de chambre, chevau-léger de la reine, garde du corps d’un conseiller du roi, qui demeure alternativement à Paris et Attainville. Les avocats parisiens exerçant la fonction de juge jouissent aussi d’une maison au siège de leur juridiction, pour les jours d’audience. C’est le cas de Nicolas Guibillon, avocat parisien et prévôt du Mesnil-Aubry, ou de Pierre Preudhomme, prévôt et garde de la justice d’Ecouen et Villiers-le-Bel, également secrétaire du duc d’Angoulême9. Ce sont encore les marchands qui en définitive demeurent les plus nombreux à Paris (19), loin devant les officiers (8).
12Les élites s’inscrivent donc dans un assez large périmètre, et prennent un incontestable caractère régional, et pour certains même national ou international. Nous ne devons pas oublier en effet, que la seigneurie d’Ecouen et Villiers-le-Bel est rattachée au duché-pairie de Montmorency, dont le détenteur est Louis II, prince de Condé. Le seigneur d’Ecouen est l’un des plus grands barons du royaume. Le curé de Villiers-le-Bel fit un voyage en Italie pour accompagner le cardinal Grimaldi à Rome, et de retour à Villiers-le-bel poursuivit quelques échanges épistolaires avec des amis qu’il s’était faits là-bas. Un marchand comme Pierre Foissin, enfin, est en relation d’affaires avec l’Allemagne, Vienne et Stockholm.
13Jusque-là, nous n’avons pas distingué entre l’honorabilité et l’honnêteté, qui sont les titres d’honneur les plus modestes. Il est vrai qu’une graduation existe. Parmi les 47 personnes distinguées ayant leur domicile à Ecouen, il n’en est que 12 qui soient honorables. Si des marchands, des laboureurs et des officiers y accèdent, nul vigneron ou artisan ne figure parmi eux. Les personnes parvenues à l’honorabilité à Villiers-le-Bel, un peu plus nombreuses (25 sur 53), présentent le même profil. Mais, si les vignerons et les artisans ne dépassent guère l’honnêteté, ils rejoignent à ce degré d’estime un grand nombre de marchands, d’officiers et de laboureurs. En outre, même les plus illustres marchands oscillent en permanence entre l’honorabilité et l’honnêteté. Il n’y a pas de progression d’un titre à l’autre, mais un balancement qui dure pendant toute leur vie. Pour n’en prendre qu’un, le marchand Pierre Foissin n’a pas cessé d’être alternativement honorable (1637, 1646, 1648, 1650, 1651) ou honnête (1644, 1647, 1649, 1655). Entre les deux titres, l’écart, bien que réel, reste ténu.
14L’attention doit maintenant se porter vers les actes notariés, qui vont nous permettre de formuler quelques hypothèses sur les comportements conférant de la grandeur.
De la dignité des acquisitions foncières
15Face aux actes notariés, l’historien devant opérer un classement reste embarrassé. Il est toujours permis, souvent même nécessaire, d’entrer dans le détail des formules et des conventions, de manière à construire une typologie. Mais, pour l’objectif ici fixé, un classement sommaire suffit. Si des épithètes d’honneur figurent dans une très grande variété d’actes, certaines classes d’opérations reviennent en effet massivement. Il s’agit principalement des achats d’immeubles (maisons, parts de maisons, terres, rentes). Une analyse fine permettrait de distinguer selon la qualité et la valeur du bien. Mais, la lecture d’un grand nombre d’actes ne laisse que peu de doutes sur ce point. Tous les achats, quelle que soit la nature du bien ou sa valeur, sont susceptibles de valoir à l’acquéreur un titre d’estime. Ce ne sont pas les plus gros contrats qui font l’honnête personne ou l’honorable homme. Il s’agit même souvent de fort modestes contrats. Étant peu nombreuses, et par commodité, nous avons ajouté aux ventes d’immeubles, les ventes de marchandises, de bois, de fruits, de récoltes. Le total de ces ventes de biens meubles n’excède pas la vingtaine, c’est-à-dire très peu de chose en comparaison des 486 ventes d’immeubles accompagnées d’un titre d’estime.
16Par commodité toujours, nous avons additionné tous les actes relatifs aux rentes autres que les ventes, avec les quittances et les obligations, sous une rubrique intitulée « opérations financières », les inventaires, partages et actes de succession sous une rubrique « successions », les baux d’immeubles ainsi que les rétrocessions sous une rubrique « baux ». Les contrats de mariage, les accords signés pour mettre fin à un litige (procès), et les échanges font l’objet d’additions séparées. De la sorte, nous pouvons grossièrement distinguer les principales opérations valant un titre d’honneur. Mais, pour que les pourcentages obtenus ne soient pas uniquement le reflet de la présence de ces différentes sortes d’actes dans les registres notariaux, il a fallu aussi les comparer avec leur fréquence réelle, incluant les actes sans mention de titres d’estime10. Tout cela est résumé dans le tableau no 2.
Type d’actes11 | Actes (nombre total) | Actes (en %) | Actes avec épithètes (nombre total) | Actes avec épithètes (en %) |
Achats | 987 | 45,5 | 486 | 68,5 |
Divers | 60 | 2,8 | 24 | 3,4 |
Opérations financières | 213 | 9,8 | 55 | 7,7 |
Baux | 386 | 17,8 | 87 | 12,3 |
Contrats de mariage | 34 | 1,6 | 7 | 1 |
Procès | 49 | 2,3 | 6 | 0,8 |
Échanges | 132 | 6,1 | 16 | 2,3 |
Successions | 58 | 2,7 | 7 | 1 |
Ventes | 248 | 11,4 | 21 | 2,9 |
TOTAL | 2167 | 100 | 709 | 100 |
Tableau no 2. Fréquence des différents types d’actes et des épithètes d’honneur selon le type d’acte (1640-1660)
17Les achats étaient, très manifestement, l’occasion privilégiée pour voir proclamée son honorabilité, puisque toutes les autres catégories d’actes étaient sous-représentées. Le lien entre le nombre d’achats et la fréquence des épithètes d’honneur est d’ailleurs si étroit que leurs courbes se superposent presque parfaitement, ainsi qu’il est permis de le voir sur la figure no 3.

Figure no 3. Nombre d’achats et d’épithètes d’honneur (1640-1660)
18Mais si la superposition des deux courbes paraît probante, il faut aussi noter qu’il existe une très inégale corrélation du nombre des ventes ordinaires et des ventes pour dettes avec le nombre d’épithètes d’honneur. Le coefficient de corrélation est respectivement de 0,52 et 0,2 (coefficients de détermination 0,27 et 0,1). Dans un contexte de réprobation des aliénations d’immeubles, les achats réalisés pour effacer une dette étaient moins honorables que les autres12. Le curé Philippe Gourreau de la Proustière en témoigne, qui saisit l’occasion, et en éprouva quelques remords :
« Je maccuse particulièrement d’avoir acquis des jardins pour accroistre celuy du bénéfice dans un temps de necéssité et de misère, dans la mesme année [1653] que tous nos habitans avoient estez pillez et ruinez par les Lorrains, n’ayant pas mesme de couvertures pour se couvrir la nuit et au lieu de les assister dans ces présentes necessitées, il me vint en fantaisie d’achepter des héritages ce qui fut fort mal à propos. Je me servis de l’occasion13…»
19Si les achats étaient propices à l’obtention d’un titre d’estime, il est douteux que les achats réalisés dans ces conditions aient joui de la même considération. Parmi 33 achats réalisés entre 1653 et 1660 par Jean Doulx, six soldent des dettes. L’un de ces contrats, plus détaillé, explique que la vendeuse n’avait plus de quoi se vêtir du fait du « décri » de la dentelle. Cela n’empêche pas Jean Doulx d’être qualifié d’honnête personne. Ces circonstances, peu favorables, ne jettent donc pas un discrédit absolu sur l’acheteur.
20L’examen des locations s’avère également instructif. Dans le cas des locations, les épithètes d’honneur intéressent surtout les bailleurs (55), mais les preneurs ne sont pas absents (20). Il est même relativement fréquent qu’un preneur soit qualifié d’honnête ou d’honorable. Il n’est pas pour cela nécessaire que le bien loué soit important, et qu’il s’agisse par exemple de grandes fermes seigneuriales. Quand le laboureur François Doutreleau réalise une acquisition le 16 mars 1650, il est qualifié d’honnête personne. Mais, lorsqu’il prend à ferme la maison et l’hôtel seigneurial d’Ezanville avec les droits seigneuriaux et la réserve, le lendemain, l’épithète n’apparaît plus. Il la retrouvera ensuite, au gré de nouveaux achats. Une location, même importante, semble moins estimée qu’une acquisition. La moitié des contrats de location accompagnés d’un titre d’estime porte sur des maisons très ordinaires, et beaucoup d’autres sur de petites parcelles de terres. Il arrive aussi que l’une et l’autre parties se voient toutes deux attribuer une épithète d’honneur (5 cas). Si tous les cas de figure sont possibles, c’est que la location ne disqualifie personne, ni le preneur, ni le bailleur. En revanche, dans le cas des aliénations d’immeubles, on observe une forte dissymétrie acheteur/vendeur. L’épithète d’honneur va presque toujours à l’acquéreur, même si, au détour de quelques actes, quelques vendeurs, peuvent également s’en voir ornés14. Il s’agit d’exceptions qui concernent presque toujours des ventes faites contre une rente. La vente, même quand il s’agit d’un bail à rente, n’est pas propice à l’affichage d’une dignité.
21Pourquoi les achats sont-ils aussi favorables à l’obtention d’un titre d’estime ?
22Observons d’abord que tout le monde souhaitait acquérir des terres. Ce sont les possibilités financières, l’opportunité ou non d’acquérir des biens, plus grande en période de crise, la nécessité de reconstituer un patrimoine pour ses vieux jours dans le cas des catégories les plus modestes, qui décidaient de la nature et de la quantité des achats15. En raison des dispositions de la coutume, les immeubles devaient suivre le sang et circuler selon un ordre soigneusement défini. Les immeubles, maisons, terres, offices et rentes, n’étaient disponibles, par voie testamentaire, que dans des limites étroites. De fait, cette liberté n’était pas utilisée, car les parents, soucieux de maintenir l’égalité entre tous les héritiers, n’usaient même pas de cette liberté pour les meubles. Les biens circulaient donc selon la coutume, de manière à ne privilégier aucun rameau du lignage. L’idée d’une libre disposition des immeubles et d’un avantage accordé à l’un plus qu’à l’autre répugnait aux habitants de Villiers-le-Bel et d’Ecouen. Les immeubles propres devaient impérativement aller à tous les héritiers. Il s’agissait d’un objectif prioritaire, et du sens même de leur existence. Dans ces conditions, la conservation, ou mieux encore, l’acquisition d’un patrimoine, ne pouvait qu’être valorisée.
23L’examen de quelques trajectoires individuelles va nous instruire sur le moment, variable, et les circonstances favorisant l’obtention d’un titre d’estime. Nous allons voir que l’obtention d’un premier titre d’estime était probablement plus aisée que sa conservation.
La difficile stabilisation de l’honneur
24La reconstitution de l’ensemble des familles d’Ecouen et Villiers-le-Bel, à l’aide des registres paroissiaux et des actes notariés, a permis de connaître l’âge de 35 personnes qui ont été gratifiées d’un titre d’estime. Certains individus peuvent avoir été qualifiés d’honorables ou d’honnêtes avant l’année 1640, en sorte que l’apparition d’une personne dans notre fichier ne donne pas nécessairement la date de la première obtention d’un titre d’estime. C’est pourquoi, dans un premier temps, je n’ai retenu que la trajectoire notariale des hommes âgés de moins de 25 ans en 1640, ou qui ont atteint cet âge avant 1660, soit 14 personnes. En raison du retard mis à la transmission des biens immeubles, qui étaient conservés par le parent survivant après le décès de son conjoint, il était exceptionnel qu’un jeune homme aille devant le notaire avant 25 ans. Le tri effectué ici permet donc d’isoler des individus dont il est à peu près assuré qu’ils ont acquis leur premier titre d’estime après 1640. Pour ceux-là, la première apparition d’un titre d’estime dans notre corpus coïncide avec leur première obtention. Le premier passage devant le notaire avait lieu à l’âge moyen de 25,4 ans (médiane 26 ans). Le titre d’honneur suivait vite, à l’âge moyen de 28,6 ans (médiane 26,5 ans). Le point important ici n’est pas l’âge, nécessairement jeune, puisque nous avons isolé un groupe de jeunes gens, mais la brièveté du délai séparant la première apparition devant le notaire du premier titre d’estime.
25Parmi les personnes qui paraissent acquérir un titre d’honneur tardivement, bien après leur majorité, il faut mettre à part ceux qui ne sont jamais passés devant le notaire de Villiers-le-Bel, soit qu’il s’agisse de migrants récents, soit qu’ils aient changé de notaire. Jean Maupin est âgé de 43 ans lorsqu’il parvient à l’honorabilité (1652), mais il commence seulement à se manifester. C’est également le cas du marchand de dentelles Noel Lebert (39 ans, 1653), ou de Pierre Porlier Paignon (34 ans, 1657). Ne s’étant tous que peu manifestés auparavant devant le notaire, il est normal qu’ils obtiennent tardivement un titre d’estime. Il n’en va plus de même avec Jean Lespine, déclaré honorable pour son premier achat (48 ans, 1648), alors qu’il a déjà conclu de nombreux contrats. Certes, il s’agissait surtout de baux. Mais en 10 années, les 15 premières acquisitions du marchand fruitier Pierre Piqueux (50 ans, 1652) ne lui gagnent aucune considération particulière. C’est seulement sa 27e acquisition qui vaut au marchand de dentelles Adrien Bercher, âgé d’au moins 45 ans (1660), d’être enfin auréolé de son premier titre d’estime. Ces hommes, tous âgés de plus de 40 ans, ont-ils été honorés d’un titre avant 1640, sans que nous le sachions ? Cela paraît peu probable, car il est rare qu’une personne retrouve un titre d’estime après une longue suite d’années sans aucune mention. Au vu de l’ensemble des cas examinés, l’intervalle entre deux épithètes d’honneur dépasse rarement quelques années. Il semble donc bien, pour ces quelques individus, que l’honorabilité soit arrivée au terme d’une carrière déjà longue.
26Si les acquisitions foncières ne suffisent pas à faire l’honnête ou l’honorable personne, puisque certains doivent attendre de longues années, elles aident certainement, au moins, à consolider une réputation. Les enfants de Jean Doulx offrent l’exemple d’une fratrie (3 frères) où les achats consolident une réputation tôt acquise. Jean (II) est immédiatement honorable en 1640, dès sa première apparition à l’âge de 30 ans. Il le demeure de manière ininterrompue jusqu’en 1660 au moins. Son frère Pierre acquiert aussi très rapidement l’honorabilité, dès que la majorité lui est acquise à 25 ans, en 1649. Il parvient à la conserver jusqu’en 1660. Quant au troisième frère, Lois, dont on ignore l’âge, il ne tarde guère non plus à devenir honorable, en 1646, après seulement quelques passages devant le notaire. Tous trois multiplient les titres d’estime jusqu’en 1660, au moyen notamment d’une active politique d’achats. Jean (II) ne réalise pas moins de 50 achats dont 36 lui valent des épithètes d’honneur. Pierre fait de même avec 18 achats (11 épithètes d’honneur) et Lois avec 30 achats (9 épithètes d’honneur).
27Certaines personnes parviennent rapidement à l’honorabilité, ou, à quelque autre titre d’estime, tandis que d’autres doivent attendre de nombreuses années. Peut-être ne faut-il pas trop faire cas de ces différences. L’enjeu semble limité. À quelques jours d’écart, une même personne bénéficie ou non d’une marque d’honorabilité, alors même que la qualité vient de lui être acquise pour la première fois. De nombreux autres exemples le confirment. Il n’y a pas de mémoire des marques d’estime passées, susceptible d’imposer par la suite au notaire l’emploi d’une épithète d’honneur. Le caractère irrégulier, presque aléatoire, de l’honorabilité d’un grand nombre de personnes, ne plaide pas en faveur du prestige de ces épithètes d’estime. Cela ressort nettement de la comparaison avec ce que Loyseau appelle les vraies dignités, les vrais ordres, traduits par des substantifs postposés en attributs, comme prêtres, écuyer ou chevalier. En raison de leur éclat, ces marques de distinction, elles, ne souffrent pas un seul oubli. Les qualités d’écuyer ou de chevalier par exemple sont systématiquement mentionnées, chez François de Bracq, Pierre Chardon, Anthoine Guibillon, ou Rolland de Neufbourg. Ils font partie de ces quelques individualités « qualifiées d’écuyers ou de nobles hommes, seigneurs de quelques arpents de fief, petits commensaux sortis de l’ordinaire » dont Jean-Marc Moriceau a retrouvé la trace dans les villages situés au nord de Paris, et qu’il n’hésite pas à qualifier de gentry16. L’avant-nom « messire », dans nos actes, n’accompagne pas systématiquement le titre d’écuyer ou de chevalier, car cet avant-nom importe moins que la qualité. De même, « noble homme » placé avant le nom, était moins estimable « qu’écuyer » placé après.
28Le présent travail s’arrêtant à l’année 1660, il n’a pas été possible d’établir si l’appellation « noble homme » disparaissait ensuite, en relation avec les recherches de noblesse initiées dans les années 1660, ou bien si son emploi avait persisté. Jusqu’en 1660, à Ecouen et Villiers-le-Bel, cette épithète est attachée systématiquement, ou presque systématiquement à l’office. Cette épithète d’honneur, qui n’est jamais omise pour un certain nombre d’officiers (7), semble encore prise très au sérieux. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un titre d’estime mais d’un statut, il faut également ranger les bourgeois de Paris dans le groupe des personnes spécialement distinguées par le notaire. Le statut de bourgeois de Paris n’est jamais omis (6) ou apparaît avec une fréquence supérieure à 50 % (5). Il s’agit d’une fréquence élevée, qui bénéficie très rarement aux honorables hommes ou aux honnêtes personnes. Un statut, même aussi peu discriminant que celui de bourgeois de Paris, fait à Villiers-le-Bel l’objet d’une véritable attention. Avec les officiers et marchands parisiens, les uns « nobles hommes », les autres bourgeois de Paris, nous avons donc dessiné les contours d’un groupe qui faisait l’objet d’une particulière vigilance du notaire. Le prestige de la ville y est patent.
29En définitive, le noyau le plus stable des honorables hommes ou des honnêtes personnes, formé par les individus pour lesquels les épithètes d’honneur apparaissent avec une fréquence supérieure à 50 %, se réduit à 5 marchands, deux chirurgiens et un écuyer de cuisine17. Parmi ces 5 marchands, figurent les trois plus importants marchands de dentelles et rassembleurs de terre du lieu, Didier Rahault (27 ha achetés sur 11 paroisses), Jean Doulx (ses enfants se partageront 75 ha sur 27 paroisses) et Pierre Foissin, acquéreur de rentes plus que de terres18.
30Il n’y a rien de mécanique dans l’attitude du notaire. S’il ne distribue pas les épithètes d’honneur tout à fait à sa guise, et n’omet jamais les titres d’estime attachés à un office, ou à la noblesse, il jouit d’une plus grande liberté à l’égard des clients qui prétendent à l’honorabilité et à l’honnêteté. Il pouvait en orner un jeune homme bien entouré, ou déjà pourvu de quelques ressources. Cela ne portait guère à conséquence. Il était toujours possible de faire marche arrière. Anne Fournier, marchand fruitier, obtient son unique titre d’estime une semaine avant son mariage, à l’occasion de la prise en location d’une maison. Il n’en bénéficiera plus jamais ensuite. Les achats ne sont donc pas, au commencement, une condition à remplir pour gagner un titre d’estime. Dans certains cas, ils tardent même à procurer de la considération, sans que l’on en sache la raison. Mais, la puissance que ces achats manifestent, surtout quand ils ont un caractère répété, contribue de manière décisive à l’acquisition d’une réputation, pour ceux qui n’en ont pas bénéficié immédiatement, et à son maintien pour les autres. La valeur et la dimension des biens acquis importent peu. Ce n’est pas la réussite économique qui est honorée, mais l’attitude consistant à servir le lignage par des acquisitions répétées. Il n’y a pas de distinction reconnue durablement à la campagne, en région parisienne, au milieu du xviie siècle, sans politique d’acquisition foncière. Cela explique que l’honnêteté, assez généreusement constatée au début du cycle de vie, ne soit confirmée en définitive que pour un nombre réduit de personnes. Ajoutons, pour finir, que les marchands les plus souvent distingués font des acquisitions dans un large périmètre. Ils ont une stature régionale. Une honorabilité acquise localement, et ne dépassant guère les limites d’un village, a peu de chances d’être stabilisée et reconnue.
***
31Le paradoxe est qu’en dehors des nobles, des clercs et des officiers, la profession à priori la plus ouverte sur une économie monétaire, c’est-à-dire celle de marchand, n’accède à l’estime sociale qu’en se faisant rassembleuse d’immeubles. En dehors du service de Dieu et du Roi, dans les campagnes d’Ile-de-France, au milieu du xviie siècle, il n’y guère que la terre et les immeubles pour attester de la grandeur et de la valeur des hommes.
Notes de bas de page
1 Alain Guerreau, Le féodalisme. Un horizon théorique, Paris, 1980, p. 154.
2 Patrick Champagne, Olivier Christin, Mouvements d’une pensée. Pierre Bourdieu, Paris, 2004, p. 138.
3 Laurence Crocq, « Des titulatures à l’évaluation sociale des qualités. Hiérarchie et mobilité collective dans la société parisienne du xviie siècle », dans Fanny Cosandey (dir.), Dire et vivre l’ordre social en France sous l’Ancien Régime, Paris, 2005, p. 126.
4 Laurence Crocq, Dire et vivre…, p. 158.
5 Robert Descimon, « Un langage de la dignité. La qualification des personnes dans la société parisienne à l’époque moderne », dans Dire et vivre…, p. 80.
6 Laurence Crocq, Dire et vivre…, p. 154-155.
7 Robert Descimon, Dire et vivre…, p. 89.
8 Idem, p. 81-84.
9 Arch. départ. Val-d’Oise, Min. Ec. 20 septembre 1637. Bail. Pierre Preudhomme possède une habitation dans le château d’Ecouen ; Min. Ec. 19 août 1655.
10 N’ont été retenus que les actes, avec ou sans mention de titre d’estime, signés par des individus apparaissant au moins une fois avec une épithète d’honneur. Il ne s’agit donc pas d’un bilan chiffré de l’ensemble de l’activité du notaire de Villiers-le-Bel, mais seulement de l’activité des 236 personnes saluées d’un titre d’estime.
11 Les ventes ont été distinguées des achats pour comptabiliser séparément les actes dans lesquels c’est le vendeur ou l’acheteur qui se voit décerner un titre d’estime.
12 Jérôme-Luther Viret, Valeurs et pouvoir. La reproduction familiale et sociale en Ile-de-France. Ecouen et Villiers-le-Bel (1560-1685), Paris, 2004, p. 208-214.
13 P. Gourreau de la Proustière, Mémoires de Philippe Gourreau de la Proustière, chanoine de Saint-Victor de Paris et curé de Villiers-le-Bel (1611-1694), Texte établi et annoté par Béatrix de Buffévent, Paris, 1990, p. 145.
14 Arch. départ. Val-d’Oise. Min. Ec. François Doutreleau, 8 février 1656 et Jean Morel, 2 juillet 1656. Pour des ventes à rente, on peut citer le cas de l’avocat Nicolas Guibillon (vente d’une maison, 20 septembre 1637), du curé de Villiers-le-Bel, Philippe Gourreau (vente d’une maison, 27 octobre 1659), du praticien François Glorian (vente de 75 perches de labours, 25 octobre 1643), du marchand tireur d’or Pierre Lacaille (vente d’une maison, 1er août 1641), du receveur de seigneurie Nicolas Richard (2 ventes de vignes à un neveu, 22 février 1646), du marchand parisien Gilles Theroude (vente de maison, 20 mai 1651), ou du laboureur Robert Turpin (vente d’une maison, 28 février 1647)
15 Jérôme-Luther Viret, Valeurs et pouvoir…, p. 205-225 et p. 258-277.
16 Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France. xve-xviiie siècles, Paris, 1994, p. 704. Pour l’établissement d’une chronologie des épithètes d’honneur, voir tableau no 9, p. 130.
17 L’écuyer de cuisine est un commensal de condition roturière.
18 Béatrix de Buffévent, L’économie dentellière en région parisienne au xviie siècle, Pontoise, 1984, tableau xxvi et xxvii, p. 316-317.
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