1Aborder le problème de la circulation des idées politiques parmi les élites paysannes présente une série de difficultés évidentes. La première est à mettre en relation avec la difficulté d’accéder au discours politique paysan et aux idées qui le sous-tendent. Si nous acceptons l’analyse de l’anthropologue J.C. Scott pour lequel le discours politique paysan résulte de la nécessité d’adapter sa conduite aux inégalités de pouvoir, ce discours nous apparaît dominé par des relations ordinaires de fausse déférence et de conformisme. Les formes particulières de l’action politique paysanne s’appuieraient sur un discours occulte, au-delà des apparences de conformité, qui émergerait seulement en des occasions exceptionnelles1.

2Le deuxième problème provient de la difficulté que nous avons à discerner ce qui est propre aux élites par rapport au reste de la communauté paysanne, c’est-à-dire de savoir s’il existe une spécificité de leurs idées politiques ou si le type d’information qu’ils utilisent est différent de celui de leurs voisins. S’il existe quelques différences entre les élites locales et les autres paysans, cela est dû à l’implication des premiers dans des réseaux sociaux plus amples et, en conséquence, à leur plus grande capacité théorique d’accès à des informations variées. Cela résulte aussi d’une plus grande capacité supposée des membres de l’élite rurale à accéder à des niveaux intermédiaires de discours, ou à une plus grande domination des techniques de l’écrit.

3Il n’y a pas de raison pour qu’aucun de ces éléments ne soit décisif en ce qui concerne la circulation des idées politiques. Le réseau des relations du reste des paysans ne se réduit pas à la communauté, pas plus que la domination de l’écriture ne peut apporter une coupure dans une société dominée par le principe de la restricted litteracy2. À la limite, si nous sommes en train de parler de la circulation des idées politiques au sein des élites paysannes, c’est précisément parce que ce sont les élites que nous voyons mettre en œuvre le discours politique paysan. Et justement, l’efficacité de ce discours provient du fait qu’il peut parvenir à être partagé socialement.

Une conscience politique critique

4L’objectif de ce travail est d’étudier la vision qu’avait le monde rural castillan des phénomènes de la sphère politique et comment cette connaissance était mise en relation avec ses propres conceptions et ses aspirations. Avant d’examiner en profondeur les mécanismes qui permirent la circulation des idées politiques, il est nécessaire de délimiter précisément en quoi elles consistent, de quelle information elles se nourrissent et comment elles sont reliées aux discours qui atteignent l’espace public.

5Dans ce dessein, nous prendrons comme point de référence le règne des Rois Catholiques. Cette période vit l’émergence dans la sphère publique d’un discours politique paysan, parfois assez radical, qui se trouve à l’origine d’un ensemble de demandes formulées devant les tribunaux royaux. À travers elles, un certain nombre de villages demandaient une relation directe avec la Couronne et exigeaient une réparation devant la justice, qu’ils identifiaient avec la suppression de la seigneurie et leur incorporation au domaine royal.

6Deux aspects méritent d’être soulignés, ne serait-ce qu’en passant. Il s’agit, d’abord, d’un discours mis en œuvre par des élites paysannes installées ou émergentes. Ensuite, ils utilisent de façon explicite des éléments de propagande abondamment employés par la future reine Isabelle pendant la période de guerre civile qui a précédé son accession au trône3.

7L’action paysanne s’appuie sur une mémoire sociale de longue durée, qui dénote l’existence d’un passé historique public remontant à plus de cent ans en arrière. Les habitants du monde rural démontrent une connaissance de toute une série de phénomènes de la sphère publique, interprétés à partir de catégories particulières. Les événements qui peuplent leur mémoire débordent de beaucoup le cadre géographique de la communauté et de ses alentours et constituent le moteur d’une histoire dont les paysans sont conscients. Leur discours possède une forte connotation antiseigneuriale : de façon générale, la noblesse est disqualifiée en bloc, accusée de tyranniser le royaume et de dominer la volonté du roi, empêchant ainsi la restauration de la justice.

Les figures royales

8Tous ces aspects se reflètent clairement dans les déclarations des témoins figurant dans les procès, dont la mémoire sociale semble remonter presque jusqu’à cent ans. Et c’est ainsi que les connaissances des témoins atteignent le règne de Jean II4 et les principaux acteurs de la politique d’alors n’échappent pas à leur souvenir :

« Il avait entendu dire souvent comme une chose publique et notoire qu’au temps dudit seigneur roi Jean, le royaume était très tyrannisé, et occupé à cause de ladite venue des infants d’Aragon en Castille et par le grand maître Álvaro de Luna, auquel le roi accordait beaucoup d’autorité et de faveur, et qui commandait tout et faisait ce qu’il voulait au nom du roi5.»

9La figure d’Álvaro de Luna et l’autorité qu’il exerçait sur le roi sont particulièrement rappelées, y compris les rumeurs qui attribuaient sa faveur à des pratiques de sorcellerie6.

10De façon générale, le manque de justice et la tyrannie sont les éléments qui caractérisent le règne de Jean II dans la mémoire des témoins, éléments qui sont fondamentalement associés à des images de violence nobiliaire :

« Il avait entendu souvent dire à son père, qui pouvait être un homme de 50 ans, il y en a 30 qu’il est mort, que durant la vie du roi Jean, il n’y avait aucune justice en Castille, personne n’osait sortir de chez lui parce que les chevaliers tenaient en leurs mains les villages et les forteresses et avaient des serviteurs qui sortaient voler sur les chemins, et de même, il l’a entendu dire souvent que dans la ville de Castrillo, il y en avait un qui s’appelait Diego de la Puerta, qui en sortait pour aller dérober sur les chemins, et qu’à Villabaquerin se trouvait Garcia Méndez, et qu’à Portillejo il y en avait un autre qui s’appelait Castañeda, et tous ceux-là volaient sur les chemins7.»

11La référence à des expériences particulières sert dans tous les cas à cimenter les caractères généraux de la période. Et tout cela pour en arriver à disqualifier en bloc la classe nobiliaire, puisque « chaque chevalier prenait ce qu’il voulait, et il n’y avait pas de justice et le roi n’était pas libre pour l’exercer8 ».

12L’emprisonnement du roi par une faction de la noblesse et sa captivité dans la prison de Portillo, près de Valladolid, sont des épisodes souvent rappelés9 :

« Il avait entendu dire à son père et à beaucoup d’autres vieillards, qui habitaient à Laguna, que, au temps dudit seigneur Jean, il n’y avait aucune justice dans le royaume, à cause des différends qu’il y avait entre lui et les infants d’Aragon et les chevaliers de Castille, qui soutenaient les infants, mais que depuis que ceux de Valladolid le sortirent de sa prison de Portillo, où ils le tenaient prisonnier, jusqu’à sa mort, la justice régna10.»

13En outre, l’emprisonnement du roi à Portillo sert à synthétiser la définition du royaume dans la mémoire populaire. L’image du roi emprisonné fait clairement allusion à la captation de la volonté royale par les chevaliers et seule l’intervention des classes populaires en faveur de la défense de la figure royale permettra de récupérer momentanément la justice.

14La mémoire des témoins a conservé un plus grand nombre de détails du règne d’Henri IV, plus proche dans le temps11. On y trouve son éviction symbolique du trône à Avila et la proclamation comme roi de son demi-frère Alphonse, fait qui fut à l’origine d’une guerre civile à l’intérieur du royaume12 :

« Il a entendu dire publiquement, aussi bien à Renedo de Cerrato où le témoin vivait alors qu’en d’autres lieux, que ledit seigneur roi Henri avait été le frère de la dame reine Isabelle… et avait un autre frère nommé Alphonse et que quelques chevaliers de Castille, qui étaient mal avec ledit roi Henri, proclamèrent Alphonse pour roi, et il n’y avait pas de justice en ce temps-là et l’on ne faisait que ce que les chevaliers voulaient13.»

15La figure du roi Henri IV est vue comme celle d’un roi défait par les chevaliers et soumis à la volonté des seigneurs, ce qui aboutit une fois de plus au manque de justice. Un autre aspect particulièrement intéressant est que, dans la conception populaire, on considère qu’Alphonse lui-même est un personnage manipulé par la noblesse contre sa volonté :

« Ayant l’âge de huit ans, il a vu à Peñaflor, pour le roi Henri, un capitaine appelé Contreras avec 50 ou 60 lances, et il vit comment les gens des chevaliers et de l’archevêque don Hopas vinrent sur Peñaflor pour prendre ce lieu, amenant avec eux ledit roi Alphonse… et à cette époque ledit roi Alphonse pouvait avoir 13 ans, et il était tondu, et ses vêtements maltraités et il se souvient avoir vu comment ledit roi Alphonse s’échappa des chevaliers et se cacha dans le village, dans la maison d’un qui s’appelait Diego, et c’est là que les chevaliers le trouvèrent caché au milieu de toisons de laine14.»

16La mémoire se teinte ici de folklore grâce à l’identification de l’archevêque de Tolède Alphonse Carrillo, un des principaux opposants au roi, avec la figure mythique de l’évêque don Hopas, considéré comme traître à son roi et responsable de la conquête de la péninsule par les Musulmans. Nous savons que dès le début de la guerre civile commencèrent à circuler des chansons populaires qui associaient les deux personnages15. Sa survie, des années après, dans le souvenir des témoins démontre son efficacité pour la transmission d’une sous-culture politique.

17En définitive, si l’image associée à Jean II est celle du roi prisonnier et privée de liberté, la représentation dominante de la figure du roi Henri est celle d’un roi, poursuivi, fugitif et craintif :

« Il avait entendu dire souvent comment, au temps dudit roi Henri, il n’y avait pas de justice dans le royaume et il marchait poursuivi par les chevaliers, et comme fugitif, parce qu’ils marchaient pour le prendre, et que si quelquefois il entrait avec sa suite comme roi, mais pas par la grande porte, et il s’en allait à sa demeure comme un homme craintif… Un moine de Santa María de Nieva dit à ce témoin, il y a environ 12 ans, comment une fois était arrivé au monastère ledit roi à cheval, avec un seul écuyer, et le cheval tout en sueur et il fuyait les chevaliers et il lui avait donné à manger dans le réfectoire des laitages et du miel, parce que ledit seigneur roi ne buvait pas de vin et qu’à cette époque on faisait des chansons malhonnêtes, et de grands outrages à sa royale personne, qui ne sont pas des choses qui doivent s’écrire16.»

18La rumeur, probablement construite aussi sur un topos folklorique, sert à caractériser Henri IV comme un personnage fugitif, abandonné de tous. Le témoignage révèle également le niveau élevé de diffusion de productions littéraires critiques, qu’il s’agisse de chansons déjà connues, comme celles de la Panadera, du Provincial ou celles de Mingo Revulgo17 ou bien de purs produits de la culture populaire. En tout cas, la citation montre clairement la circulation dans l’espace public d’informations de type nettement politique ayant une capacité d’infiltrer les diverses couches sociales.

Évènements particuliers

19Par ailleurs, la mémoire des témoins a conservé trace des évènements les plus significatifs de la guerre civile, interprétés selon une vision très marquée : la défense du roi par les classes populaires :

« Étant petit, les chevaliers qui étaient opposés au roi Henri avaient installé le camp devant la ville de Simancas, et on disait que lesdits chevaliers allaient attaquer ladite ville, et les femmes montaient des grils et des colliers de pierre sur la muraille à leurs maris, pour qu’ils défendent la ville, et elles se mettaient des mantilles sur la tête pour ressembler à des hommes, pour que les chevaliers pensent que c’était des hommes, et il y avait beaucoup de monde dans la ville, que l’on défendait pour le roi18.»

20Les événements dont on se souvient de la période des Rois Catholiques incluent divers épisodes de la guerre civile qui précéda leur arrivée au pouvoir, l’affrontement avec le Portugal qui lui succéda et les diverses entreprises guerrières menées à terme par la monarchie. Parmi tous ces aspects, l’institution de la Hermandad19 apparaît comme un moment spécial, comme la cause fondamentale de la pacification du royaume et d’une certaine restauration de la justice :

« Après que les Rois Catholiques eurent commencé à régner, le roi du Portugal vint à Baltanas et prit le comte de Benavente et le retint prisonnier, et il a entendu dire que de là il revint à Toro, et que le Roi Catholique ayant été à sa poursuite, il y eut une bataille et que roi vainquit les Portugais, et encore ce témoin a entendu dire à son père que beaucoup de Portugais pour fuir se noyèrent dans le Douro et qu’après la guerre de Toro, ce témoin se souvient que lesdits Rois Catholiques s’en prirent à Grenade et qu’une fois prise, les Alpujarras se soulevèrent, et on les battit de nouveau, et à cette époque la justice régnait dans le royaume contre les malfaiteurs, parce que leurs altesses avaient institué les Hermandades20.»

21L’avènement de la monarchie isabelline fit naître de grandes espérances parmi les ruraux. Les conversations et les informations qui circulaient montrent un désir de réparation des abus, tus pendant des générations, qui explique l’apparition d’actions entreprises depuis le monde rural et canalisées au travers des tribunaux royaux alors restaurés. Parmi ces réparations, figurait le retour au patrimoine de la Couronne des nombreux villages qui considéraient qu’ils n’auraient jamais dû en être extraits, comme le montre cette conversation tenue sur le chemin par un habitant de Dueñas :

« Il y avait plus de 40 ans, il avait entendu dire à un frère de Saint-François qui avait été prêcher à Simancas depuis cette ville [Valladolid], parlant au témoin et à d’autres personnes, au sujet des choses qui étaient usurpées de la Couronne royale, que le roi Ferdinand n’allait pas beaucoup tarder à reprendre pour sa Couronne royale Dueñas, qui en faisait partie21.»

22Des années après, cependant, le regard porté sur le royaume est empreint de déception. On reconnaît le rôle joué par la Hermandad pour sa pacification, bien que les mentions de la Hermandad ne peuvent être dissociées de la connotation populaire que le terme comporte22. Malgré tout, les limites de la restauration de la justice apparaissent clairement aux habitants du monde rural : « Qu’alors la justice s’exerçait déjà dans le royaume, mais pas très entièrement… car, alors, on ne faisait pas justice contre les chevaliers, parce que lesdits seigneurs rois avaient besoin d’eux pour lesdites guerres23.»

23L’ensemble des témoignages que nous avons présentés et d’autres semblables que nous ne pouvons alléguer ici, sont l’expression d’une culture politique très marquée qui se construit sur une connaissance importante des phénomènes de la sphère publique. Articulée autour de concepts comme tyrannie ou justice, la mémoire sociale des témoins produit une disqualification en bloc de la classe nobiliaire, cause principale des guerres et des révoltes déclenchées consciemment afin de dominer la volonté du roi et d’empêcher la restauration de la justice, face à l’action populaire, unique soutien de la personne royale24. La conséquence, c’est la tyrannie régnant dans le royaume, et qui, dans la conscience politique paysanne, a une définition très claire et est associée à l’action nobiliaire de prendre et d’occuper25.

24Le résultat de tout cela est la prolifération de procès devant la justice royale, qui ont lieu avec la consolidation du pouvoir de la reine Isabelle la Catholique et qui présentaient la domination seigneuriale comme le résultat d’une usurpation de la part des différents seigneurs, perpétuée en l’absence de justice, et qu’ils espéraient annuler. Les communautés rurales faisaient expressément usage du discours de propagande employé par Isabelle pendant la période de la guerre civile, en annonçant l’arrivée, avec le nouveau règne, d’une nouvelle ère de paix et de justice, pour présenter des demandes de restitution qui abritaient des aspirations beaucoup plus profondes26.

Canaux, médias, circulation de l’information

25Il s’agit, comme je l’ai dit, d’une conscience politique qui se construit sur une vision très concrète de l’histoire, articulée autour de la connaissance de toute une série d’évènements qui se produisirent à l’échelle du royaume. Je veux aborder précisément l’étude des mécanismes qui rendent possible la circulation des informations politiques dans le milieu rural et qui ont une incidence sur la formation d’une conscience politique appuyée sur une vision partagée de l’histoire.

26Sans prétendre à l’exhaustivité, nous allons nous attarder sur trois questions : l’existence d’un réseau de relations qui facilite la diffusion de l’information comme d’une série de canaux de diffusion d’une culture populaire qui peut avoir un caractère politique marqué. Puis, l’interaction au sein d’un tissu social complexe de divers niveaux de discours, et, en particulier, les relations qui s’établissent entre pratiques orales et écrites. Enfin, la possibilité d’accès des ruraux aux différents discours déversés dans l’espace public.

Existence d’un réseau de relations

27Pour commencer, rien de mieux que de présenter un autre texte. Il s’agit de la conversation tenue avec ses concitoyens par un membre de l’élite du village de Población de Campos qui avait eu l’occasion de voir le roi Charles à son arrivée à Valladolid en 1518. À son retour, il parlait du roi sur la place publique et dans le cimetière de son village dans les termes suivants : « C’est un enfant idiot, qui ne peut gouverner si les chevaliers ne le gouvernent27.»

28Au-delà de la peur d’avoir un roi manipulé par les chevaliers, fruit de la contemplation de la Cour, ce témoignage montre l’existence d’une mobilité et d’espaces en marge du contrôle du pouvoir, qui permettent la transmission d’un discours d’opposition. En fait, il ne s’agit pas tant de postuler l’émergence d’un espace public formellement constitué, que de constater l’existence d’un réseau de relations qui permet la circulation de l’information et contribue à la formation d’une sous-culture politique de protestation28.

29Les témoignages auxquels nous venons de nous référer sont très éclairants à ce sujet : ils rendent compte de l’existence d’une mémoire sociale qui se transmet de préférence dans un cadre familial et communautaire, mais dont les contenus débordent largement du cadre de la communauté. Les déclarations des témoins qui figurent dans les procès sont construites sur une base régionale. Cela répond, sans doute, au désir de rechercher un effet de renommée publique, mais s’appuie indubitablement sur un modèle vraisemblable de transmission de l’information29. À l’échelon régional les caractères présents ou passés des différents villages sont bien connus, leurs vicissitudes, le type de relations qu’ils maintiennent avec leur seigneur respectifs. Mais les témoignages se réfèrent aussi à une multitude de conversations tenues avec des agents dotés d’une grande mobilité qui ouvrent l’accès à des informations diverses, même pour ceux qui ne quittent jamais leur village.

30Il est impossible d’appréhender la totalité des conversations, mais ce que nous pouvons faire, c’est cartographier le réseau de relations que montre la documentation notariale, par exemple à Torremormojón, bourg situé en Castille, à vingt petits kilomètres des lieux d’où proviennent les textes recueillis ici. Dans ce bourg, l’ensemble des liens de type économique ou même familial s’étend de manière exhaustive dans un rayon de quelque 50 km, ce qui n’exclut pas de relations plus lointaines avec les villes les plus importantes comme Valladolid, Burgos ou Palencia, avec les habitants des montagnes du nord et même avec l’Andalousie30.

31Le cadre d’échange du discours sert pour définir une communauté de locuteurs et présuppose une certaine complicité entre ses membres31. La possession en commun d’une série d’images partagées sur le passé et le présent permet d’expliquer leur transformation en une communauté de résistance32.

32Les témoignages ci-dessus fournissent également une illustration à ce sujet, car ils incorporent des matériaux et des informations provenant de domaines très variés, en même temps qu’ils sont fortement ancrés dans des expériences personnelles ou proches. Au total, ces deux éléments sont utilisés pour cimenter des réflexions plus générales sur la situation du royaume. Et même, c’est précisément la transmission des expériences et des représentations similaires qui permet l’apparition d’une vision partagée de l’histoire33. Jusqu’où peuvent aller ces représentations partagées ?

Divers niveaux de discours

33Prenons comme exemple l’idée que se feront plusieurs années plus tard du règne d’Henri IV les habitants de divers villages. La comparaison des témoignages que nous avons présentés ici, provenant du cœur de la Castille, avec d’autres contemporains issus de la très lointaine Galice, permet d’avancer des hypothèses très suggestives. Les coïncidences sur la description du règne ne portent pas seulement sur son évaluation, mais aussi sur l’utilisation de procédés narratifs identiques et, en particulier, de figures discursives similaires. Il s’agit d’expressions stéréotypées, semblables à des proverbes, qui servent à définir le règne en termes absolus et qui doivent être interprétées comme la manifestation d’un langage et de représentations semblables34.

34Comment expliquer ce phénomène ? Ce sont les témoins eux-mêmes qui nous offrent la réponse. L’un d’eux signale que « partout où l’on en parlait, on disait la même chose et combien son règne avait été maltraité par les chevaliers35 ». Un autre remarquait « qu’en ce temps-là, on faisait des chansons malhonnêtes et de grands outrages à sa royale personne, qui ne sont pas des choses qui doivent s’écrire36 ».

35Ces deux procédés, l’oral et l’écrit, ne doivent pas forcément être opposés. Au contraire, ils nous informent sur l’existence de formes d’expression populaire capables de transmettre une sous-culture de protestation. Il est possible que le témoignage fasse allusion également à la capacité de certaines productions satiriques bien connues à pénétrer toutes les strates de la société. Nous avons des preuves, en tout cas, de la circulation de ce type de chansons politiques dans le monde rural à cette période ou à l’époque de la révolution des Comunidades37, parfois, plus ou moins cachées sous la forme de prophéties ou de visions du monde renversé, dont l’apparence millénariste ne peut occulter une forte charge politique et une forte capacité de subversion38. De fait, dans une société dominée par le principe de la restricted litteracy, l’oral et l’écrit n’agissent pas en opposition39. Bien au contraire, il est assez facile de retrouver la médiation écrite dans des pratiques à dominante orale, même comme un instrument de critique politique. La circulation de libelles et de pamphlets écrits est utilisée comme contrepoids à l’exercice du pouvoir local, y compris dans des lieux immergés dans le monde rural et pas forcément de grande taille40. L’efficacité de ces pratiques trouve précisément son origine dans l’interaction, au sein des communautés paysannes, des divers niveaux de discours. Le tissu social du monde rural castillan de la fin du Moyen Âge est bien loin d’être homogène et divers individus pouvant dominer les techniques de la lecture et de l’écriture y habitent, qu’il s’agisse du clergé, des notaires et tabellions, de quelques prêteurs ou de membres des élites locales, qui en sont eux aussi plus ou moins capables.

36Tout aussi important est le fait que tous les habitants de la communauté se trouvent tous les jours confrontés à quelque type d’écriture, qu’ils sachent ou non écrire, aussi bien à cause du développement croissant de la pratique administrative locale et générale, que pour leurs propres intérêts privés. La conscience de la nécessité de l’écrit est très répandue, et à l’inverse, l’écrit contribue à étendre les espaces de l’oralité, moyennant la publicité de ses contenus41.

37Il est très significatif à ce sujet, par exemple, que les habitants non lettrés aient connaissance de l’existence du Becerro de las behetrías. Il s’agit d’une grande enquête, élaborée en 1352, portant sur les seigneuries du royaume, que les paysans de la fin du xv^e siècle associent à l’appartenance au domaine royal42.

38Plus révélatrice encore, si c’est possible, est l’information dont on dispose grâce à la loi des Cortès de Valladolid de 1442, qui établissait le retour à la propriété d’État des lieux aliénés du patrimoine de la Couronne du temps de Jean II. Même s’ils sont incapables de la dater ou d’en transcrire exactement le contenu, les habitants du monde rural sont informés de son existence43.

39On peut en dire autant des chartes de privilèges de chaque village, dont le contenu est transmis oralement par les habitants, et qu’ils voient rappeler publiquement de temps à autre, l’écriture agissant comme un complément de la mémoire44. Les élites locales se chargent de conserver ces chartes, comme dépositaires de la plus grande autorité symbolique45. Il s’agit de documents qui sont considérés comme contenant des faits mémorables, attendant peut-être le moment opportun pour réapparaître dans la sphère publique. C’est le cas, par exemple, de quelques communautés paysannes qui appuyèrent leur demande d’intégration au patrimoine de la Couronne, après des siècles de dépendance seigneuriale, sur une série de documents conservés depuis presque 400 ans46.

40En outre, la complexité croissante de l’appareil administratif oblige les instances politiques communautaires à rechercher fréquemment le concours d’un personnel spécialisé, des notaires ou des avocats, auquel on recourt pour obtenir une aide judiciaire dans les procès, de plus en plus nombreux, dans lesquels ils vont se voir impliqués. L’action du gouvernement local lui-même enregistre le progrès de l’écrit dans la gestion administrative. Une bonne part des dirigeants locaux, illettrés, peuvent accéder au corpus écrit et leurs décisions sont enregistrées par le même procédé. Il s’agit des mêmes personnages qui font preuve d’une connaissance pragmatique du fonctionnement du système judiciaire et que nous voyons présenter leurs requêtes devant les tribunaux royaux47.

41L’écrit, en tout cas, n’élimine pas la présence du rituel qui sert à inscrire les évènements dans la mémoire collective. De même, l’accès aux documents écrits ne constitue pas une barrière qui sépare nécessairement un individu lettré d’un illettré. Les différents niveaux du discours présents dans les communautés paysannes ne font pas naître des identités divisées, mais elles interagissent sur la scène d’une communauté de connaissance constituée sur un ensemble d’expériences partagées.

Accès des ruraux aux différents discours

42La capacité des ruraux à accéder aux discours qui circulent dans l’espace public est réelle. Plusieurs auteurs ont analysé la propagande déployée par la monarchie castillane à la fin du xv^e siècle, cependant, on n’a jamais abordé la question de son efficacité légitimatrice, de la réception qui en est faite48. Nous pouvons affirmer que les élites paysannes se montrèrent capables d’en effectuer une réception critique et de l’accommoder selon leurs propres catégories politiques. Le discours légitimant de la monarchie isabelline en fournit un bon exemple. Quels sont les canaux par lesquels transite cette information ?

43À l’échelon local, il est bien connu que les décisions des institutions communautaires sont annoncées publiquement49. Les mécanismes informatifs des institutions du gouvernement du royaume ne sont pas qualitativement différentes. Si les villes se trouvent intégrées dans l’appareil de communication de l’État, les bourgs ruraux importants, sièges de marchés hebdomadaires, n’y sont pas étrangers. Les décisions des Cortés ou la législation royale y sont annoncées publiquement50. Même, à l’époque des Rois Catholiques, la loi établit que les bourgs ruraux d’une certaine taille doivent posséder une copie de la législation royale. Les nouvelles et les décisions politiques émanant des instances de la monarchie sont publiées lors d’assemblées ou incorporées à des sermons. Le réseau de communication informelle permet de les diffuser dans des communautés de plus petite taille.

44Mais la monarchie ne fut pas la seule institution capable de générer un discours public diffusé dans l’ensemble du royaume. Des institutions comme les Hermandades à l’époque d’Henri IV, dotées d’une forte composante antinobiliaire, contribuèrent également à homogénéiser les idées politiques51. Les témoignages des conversations montrent que les interactions entre oralité et écriture rendirent possible une ample diffusion du programme des Hermandades dans le monde rural, durant la révolte des Irmandiños galiciens52.

***

45En définitive, les habitants du monde rural castillan de la fin du xv^e siècle n’étaient pas étrangers à la connaissance des évènements politiques les plus importants du royaume, ni des principales questions qui réclamaient l’attention. Les élites paysannes étaient exposées à la propagande gouvernementale comme à d’autres influences. Même ainsi, elles furent capables de maintenir une distance critique et de produire un discours politique, soutenu par une profonde mémoire sociale dans laquelle la connaissance de l’avenir général du royaume se fondait avec leurs expériences personnelles, sous le prisme de leurs inquiétudes et de leurs intérêts.