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Les élites rurales

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François Menant
, 
Jean-Pierre Jessenne

Entre pouvoir et paraître

Pratiques de distinction et d’affirmation dans le monde rural

Philippe Jarnoux

Texte intégral

  • 1 Sur Corentin Le Floc’h, voir Éric Miniou, « Corentin Le Floc’h, laboureur et député de la sénéchaus (...)

1En 1792, Corentin Le Floc’h se fait fabriquer un magnifique lit clos sur lequel il fait inscrire fièrement « Corentin Le Floc’h, maire de Lignol ». Dans le monde paysan de Basse-Bretagne, le lit clos est un meuble commun, mais son ornementation révèle l’aisance, le goût ou la volonté de paraître des individus puisqu’il est un meuble visible par tous ceux qui pénètrent dans la maison. En soi, la manifestation d’orgueil municipal de Corentin Le Floc’h ne serait pas exceptionnelle si l’homme lui-même n’était pas un exemple caractéristique des élites rurales. Paysan riche d’une paroisse assez pauvre de l’intérieur de la province, Le Floc’h fait en effet partie de cette poignée de véritables paysans qui ont été élus députés aux États Généraux en 1789. Revenu chez lui en 1791, il a été élu maire de sa commune, y a soutenu les nouveautés révolutionnaires avant d’être assassiné par des chouans en 17941. Dans cette trajectoire politique exceptionnelle pour un paysan du xviiie siècle et dans cette conjoncture révolutionnaire bien particulière, le choix d’inscrire sur son lit clos la fonction de maire plutôt que celle de député aux États Généraux est lourd de signification. Être plutôt le premier au village que le dernier dans la capitale. Ce choix illustre la complexité du thème de la distinction sociale dans les sociétés rurales européennes.

2À vrai dire, l’historiographie française n’a jusqu’à présent guère privilégié cet aspect des choses. La mise en évidence des hiérarchies internes au monde rural est ancienne et a mobilisé de nombreux chercheurs depuis plusieurs décennies. De même, l’étude des formes du pouvoir politique au village a mis en exergue le rôle de quelques cadres et structures récurrentes. Mais les manifestations concrètes, quotidiennes, visibles de ces hiérarchies et de ces positions sociales n’ont été que plus rarement scrutées pour elles-mêmes, du moins dans un cadre strictement rural.

3Dans la quasi totalité des grandes études des années 1960 à 1980 sur le monde rural alors que l’on s’acharnait à observer attentivement compoix, rôles d’impôts, baux et actes notariés pour construire des hiérarchies économiques et sociales précises, les données matérielles du quotidien n’étaient le plus souvent utilisées in fine que pour illustrer un propos ou présenter quelques exemples. Dans le même ordre d’idée, les études sur la notabilité locale, le pouvoir au village comptent précisément les pourcentages de présence lors des réunions des généraux de paroisses ou lors des séances des cours manoriales anglaises, mais ne signalent que parcimonieusement les bancs réservés à l’église pour les élus des communautés ou les noms des marguilliers gravés dans la pierre des clochers qu’ils ont fait construire. Ce n’est que récemment que certains auteurs ont renversé la perspective ; la micro histoire invite souvent à commencer l’observation des sociétés rurales par des manifestations matérielles évidentes, la forme de la maison, la couleur des vêtements… L’anthropologie ou des approches ethnographiques ont fait de même contribuant à élever ces manifestations quotidiennes de la distinction au rang d’objet d’enquête en elle-même et plus seulement en conséquences fugaces de hiérarchies par ailleurs établies sur d’autres critères.

4Je ne tenterai pas ici de dresser un inventaire complet des formes du pouvoir local dans les sociétés rurales européennes pas plus que je ne prétendrai présenter de façon exhaustive les pratiques de distinction qui peuvent être liées aux stratifications sociales ; je proposerai simplement quelques larges grilles d’analyses, de classement ou d’interprétation qui pourront ensuite orienter les discussions ou les réflexions.

La nature du pouvoir dans les communautés rurales

5Le premier point à mettre en évidence est celui de la nature et de la source du pouvoir dans les sociétés rurales. On peut distinguer un pouvoir s’appuyant sur des réalités économiques et un pouvoir résultant d’une délégation provenant de l’État, du seigneur ou de la communauté elle-même.

Un pouvoir économique

6Le pouvoir potentiel d’un individu résulte de sa possession ou de son contrôle des moyens de production. Il s’agit, selon les époques et les régions, de la possession de la terre ou simplement de l’accès à l’exploitation de cette terre ou encore de la détention de l’outillage ou du cheptel nécessaire à l’exploitation. Dans tous les cas, à partir du moment où cet accès à la terre et à son travail permet une indépendance économique de l’exploitant, il y a possibilité d’exercer un pouvoir, possibilité d’autant plus forte qu’on est alors employeur potentiel de journalier, vendeur de grains (avec un impact éventuel sur les prix), prêteur de matériel ou d’animaux pour le travail. Ce pouvoir de nature économique est bien sûr proportionnel au niveau économique. Il est infime quand on se situe à la limite de l’indépendance économique ; il est, en soi, considérable pour les gros fermiers du bassin parisien ou d’Angleterre au XVIIIe siècle, les régisseurs des grands domaines polonais ou hongrois ou les gros éleveurs de moutons de la Mesta en Castille.

  • 2 Voir Louis Elégoët, Les Juloded. Grandeur et décadence d’une caste paysanne en Basse Bretagne, Renn (...)

7Le pouvoir économique n’est pas seulement celui du paysan riche ; il est aussi celui de l’intermédiaire marchand ou du voiturier qui occupe une position stratégique dans les circuits économiques. D’ailleurs, il n’est pas insignifiant de constater que dans bien des cas, la richesse paysanne conduit à la marchandise, par l’affermage local des dîmes, par le rassemblement des toiles ou par le développement d’activités de muletier dans la Castille du xvie siècle2. Les exemples de pluri-activité des élites rurales associant agriculture, élevage, commerce, prêt d’argent… sont nombreux en Europe dès le Moyen Âge et cette pluri-activité fait souvent intervenir aussi le service des puissants.

Un pouvoir politique

8Au-delà de ce pouvoir strictement économique se pose la question de savoir qui, dans les communautés rurales, exerce au quotidien le pouvoir politique, administratif, de police… et surtout de qui on le tient.

9La présence directe de l’État n’est pas très fréquente dans la campagne ; les agents du pouvoir central sont plus souvent résidents des villes que du plat pays. Mais les monarchies délèguent un certain nombre de fonctions locales exercées par des membres de la communauté. C’est vrai, en particulier pour les matières fiscales ; ce l’est parfois aussi pour des questions militaires (défense, surveillance ou protection locale), des affaires liées à la circulation (les syndics des grands chemins en France au xviiie siècle).

  • 3 Sur ce dernier exemple, voir Christopher Dyer, « Les cours manoriales anglaises », Études rurales, (...)

10Mais plus que le pouvoir central, il faut s’intéresser aux agents de la seigneurie. Le seigneur, sous une forme ou sous une autre, délègue à certains l’exercice de son pouvoir. Juges seigneuriaux, receveurs des divers droits de la seigneurie, gardes de toutes sortes, collecteurs de rentes, jurés des tribunaux manoriaux anglais3… occupent une foule de petites charges et sont autant de petits notables locaux qui se partagent les fonctions nécessaires à la bonne marche de la seigneurie. Les modes de nomination et de rétribution par les seigneurs sont bien sur très variables.

11Il en va de même des pouvoirs et des fonctions liées à la communauté rurale. Depuis les derniers siècles du Moyen Âge, les communautés disposent de formes d’organisation et de représentation qui permettent à certains individus d’exercer un pouvoir, sous forme de représentants, de délibérants ou d’agents désignés par ces communautés.

12Il serait inutile et trop long d’insister sur ces multiples formes de délégations de pouvoirs, mais on sait bien, depuis longtemps qu’elles sont particulièrement recherchées par les élites rurales. Dans bien des cas, ces pouvoirs exercés sous forme de délégation de l’État, du seigneur ou de la communauté sont attribués à ceux qui disposent déjà d’un certain pouvoir économique et d’une prééminence de fait. Mais le cas n’est ni systématique, ni exclusif. Puissance économique et pouvoir ne correspondent pas toujours. Ceux qui disposent de la puissance économique sont toujours susceptibles d’exercer le pouvoir mais cela ne signifie pas qu’ils le fassent tous ; cela ne signifie pas non plus que tous ceux qui exercent le pouvoir soient à rechercher parmi les mieux pourvus économiquement. Il n’y a pas de superposition absolue et parfaite entre les deux groupes.

13C’est que, à l’intérieur de la communauté rurale, le pouvoir n’est pas seulement lié à la possession des moyens de production ou à la proximité entretenue avec les puissants. Il faut envisager aussi des pouvoirs spécifiques, par exemple liés aux fonctions religieuses (le clergé a toujours de fait une position de pouvoir), liés aux réputations de magie ou de sorcellerie (que l’anthropologie a souvent mises en évidence dans les campagnes du xxe siècle mais qu’il faut aussi rechercher dans des périodes plus anciennes). Il y a aussi des pouvoirs liés à un savoir quelconque (celui du notaire par exemple encore qu’il s’agisse aussi d’une délégation de pouvoir) ou encore des pouvoirs liés à des positions particulières en termes d’âge, de générations ou d’appartenance à telle ou telle famille ou groupe professionnel particulier (on peut penser aux forgerons). L’ancienneté et l’enracinement du lignage comptent beaucoup par exemple dans la hiérarchie des pouvoirs locaux, même si cela ne s’incarne dans aucune fonction particulière. Il y a parfois des influences discrètes qui sont plus présentes que des pouvoirs fragiles ou récents. Il existe partout des familles respectables, honorables – et la notion d’honneur est fondamentale – qui ne sont pas riches et des familles riches qui ne sont pas respectées. Gardons-nous donc de réduire les notions de pouvoir à des supériorités économiques ou des consécrations d’ordre politique. Certes, cela est important, souvent prédominant, mais je crois que ce n’est jamais exclusif.

14Selon les cas, ces distinctions économiques internes et ces formes de pouvoir peuvent être permanentes, régulières ou ponctuelles ; elles peuvent concerner des individus, des groupes ou des familles. Mais ces formes de pouvoir quand elles se pérennisent ou se stabilisent se marquent presque toujours dans le quotidien par des manifestations visibles, des pratiques de distinction et d’affirmation : soit partie intégrante du pouvoir exercé, soit volonté des individus de se singulariser et d’affirmer leur position éminente.

Les pratiques de distinction

15Ces pratiques d’affirmation et de distinction peuvent se ranger en trois grandes catégories. On se distingue par la possession d’objets, par des comportements particuliers ou enfin par des formes de relations sociales spécifiques et cela peut se traduire autant par des marques matérielles que par des réalités symboliques.

Des possessions

16Les élites rurales se distinguent-elles par l’environnement matériel dans lequel elles vivent, par les biens qu’elles possèdent, les objets qu’elles utilisent ? La question est ancienne, souvent traitée, ou au moins évoquée. La perspective la plus simple, la plus habituelle, consiste à compter les objets possédés, à les classer, les ranger pour en établir une typologie, du plus rudimentaire au plus sophistiqué, du plus fréquent au plus rare, de l’indispensable au superflu, du plus cher au moins coûteux. Les sources en ce domaine sont nombreuses (en particulier les inventaires après décès présents dans une bonne partie de l’Europe à partir du XVIe siècle ou les actes notariés) et montrent de façon attendue une variété et une accumulation de plus en plus grande d’objets à mesure qu’on monte dans la hiérarchie des richesses et du patrimoine. Toute la difficulté est de faire la part entre l’objet nécessaire et l’accumulation ostentatoire, thésaurisatrice ou sécuritaire.

  • 4 Voir par exemple Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France, xve-xviiie siècle, Paris, 199 (...)
  • 5 Yann Lagadec, « Petite exploitation et innovation agricole au xixe siècle. L’exemple d’Olivier Le D (...)
  • 6 Francis Brumont, Paysans de Vieille Castille aux xvie et xviie siècles, Madrid, 1993, p. 189.
  • 7 Jean-Michel Boehler, « Communauté villageoise et contrastes sociaux : laboureurs et manouvriers dan (...)

17La distinction passe d’abord, au sein du monde paysan par l’exploitation. Celui qui exploite des terres vastes a besoin inéluctablement d’un matériel plus fourni. Il dispose nécessairement de charrues ou d’araires en proportion de l’étendue de ses terres en labour, du bétail qui peut tracter ces instruments et du troupeau nécessaire pour fumer ses terres, des véhicules pour transporter la fumure ou les récoltes et les vendre au marché. Il n’y a là rien de surprenant et l’on n’est pas encore vraiment dans des pratiques de distinction mais plutôt dans des nécessités agraires. Mais plus que la quantité, c’est parfois la qualité du matériel ou du bétail qui est significative. Les paysans les plus aisés sont aussi souvent les premiers à acquérir les nouveaux outils, à améliorer leur bétail4… Le cas n’est toutefois pas systématique et des paysans moyens s’intéressent aux progrès des techniques agricoles5 ; en Espagne, la différence entre les laboureurs aisés et moyens passe aussi par l’usage de bovins ou de mules pour tracter les charrues6. En Alsace, les gros laboureurs possèdent souvent une cavalerie bien plus importante que nécessaire et soignent ainsi, de toute évidence, leur image sociale7. Il arrive donc, même si c’est probablement occasionnel, que les nécessités de l’exploitation cèdent le pas à l’envie de paraître.

  • 8 Il suffira de citer ici pour le cas français les 27 volumes de la collection L’architecture rurale (...)

18Quittons l’exploitation au sens strict pour nous tourner vers la maison et l’on trouve là encore des différences et une hiérarchie qui reproduisent peu ou prou les réalités économiques. L’étude de l’habitat rural est, on le sait bien, révélatrice des usages locaux, des évolutions séculaires et des hiérarchies8 ; un colloque entier ne suffirait pas à traiter un sujet sans cesse renouvelé et jamais épuisé. Les données sont souvent délicates à interpréter pour l’époque médiévale car l’archéologie des habitats ruraux ne révèle qu’imparfaitement les formes de décoration mais les distinctions se repèrent bien mieux à partir du XVe ou surtout du XVIe siècle, parce que les exemples subsistants ou bien documentés par les archives sont beaucoup plus nombreux. Ici, deux voies d’approche sont possibles : tout d’abord à l’échelle locale, on saisit aisément les nuances entre modèles aristocratiques de domaines et de maisons rustiques et modèles vernaculaires au sein desquels la hiérarchie n’est pas absente. Ensuite dans une confrontation sur une échelle géographique large, on retrouve des constantes (par exemple dans les matériaux) et des variations de priorité (dans le nombre de pièces, leur hiérarchie interne, leur disposition ou la question de la cohabitation avec les animaux ou des bâtiments d’exploitation). Partout les élites rurales tendent à posséder des maisons un peu plus grandes, mieux construites, mieux protégées du froid ou de l’humidité, des maisons de plusieurs pièces avec, de plus en plus, des fonctions différenciées.

  • 9 Anne Fillon, « Comme on fait son lit, on se couche. 300 ans d’histoire du lit villageois », Populat (...)
  • 10 Par exemple quelques réflexions sur le sujet dans Palle Ove Christianssen, Amanorial world. Lord, p (...)

19Le mobilier est un autre indicateur de cette soif de distinction. Ici aussi la question est celle de sa quantité, de sa différenciation, de sa spécialisation, de ses qualités (par exemple dans les types de bois utilisés) mais aussi de sa décoration. On a fait l’histoire de la literie rurale9, mais il reste beaucoup à dire sur la couleur des couvertures ou la taille des édredons dans les pays scandinaves par exemple10, l’histoire des ustensiles de cuisine, celles de l’armoire remplaçant peu à peu le coffre ou celle du vaisselier où l’on expose fièrement quelques assiettes. Des centaines d’écomusées ruraux dans toute l’Europe traduisent cette histoire matérielle derrière laquelle il faut voir certes des évolutions techniques, des avancées très lentes du confort ou des mutations culturelles sourdes mais aussi des clivages économiques et des manifestations conscientes d’affirmation de réussite sociale que l’on retrouverait encore parfois dans les usages alimentaires.

  • 11 Voir par exemple pour le cas allemand, Hans Medick, « Une culture de la considération. Les vêtement (...)
  • 12 Pierre Charbonnier signale par exemple des habits de fête chez les paysans auvergnats du xve siècle (...)
  • 13 La distinction par le vêtement est-elle d’abord celle de l’homme ou de la femme et présente-t-elle (...)

20Les élites rurales se distinguent aussi par les vêtements qu’elles portent même si, dans bien des états, des lois somptuaires visent à canaliser et encadrer ces manifestations sociales évidentes11. Les miniatures, livres d’heure ou calendriers médiévaux présentent une relative uniformité du costume paysan, tout comme les paysans de la peinture flamande des xvie et xviie siècles. Mais cette uniformité n’est qu’apparente et l’iconographie est une source précieuse pour l’approche de cette distinction vestimentaire des ruraux. Se pose ici la question de la diffusion des modes urbaines plus accessibles à ceux qui fréquentent régulièrement le marché et qui y vendent leurs produits ou à ceux qui vivent à proximité des voies de communications ou des villes. Mais au-delà de la diffusion des nouveautés textiles venues de l’extérieur, le monde rural est lui-même producteur de tissus ; il y a souvent adoption de tissus nouveaux mais parfois aussi réadaptation selon des goûts et des modèles distincts de la ville. C’est toute la problématique des costumes régionaux (dans le sens où leur extension est localisée à une petite région) ou nationaux (dans le sens où leur port est caractéristique d’une image nationale spécifique, qu’on pense aux Slaves face aux Allemands, aux Écossais ou aux Bas-Bretons). Les seconds sont anciens et évoluent, semble-t-il, lentement, mais en rendant possible des distinctions sociales (c’est le cas de l’Écosse) ; les premiers apparaissent peut-être, plus volontiers au xviiie siècle au moins dans le cas français, comme l’apanage d’une petite élite locale. Se pose aussi la question en matière de costume du rapport entre costume de travail et costume de fête12, du costume de sortie, de celui qu’on porte pour aller en ville ainsi que le problème de la différenciation sexuelle13. Les inventaires après décès permettent aussi d’approcher la question de l’usure et du renouvellement des vêtements (et par la même occasion celle de la rapidité des évolutions) ou encore celle des préférences et des changements en matière de couleur.

  • 14 Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, xviie-xviiie siècle, Paris, 1989
  • 15 Hans Medick, « Une culture de la considération… », 1995.

21Au travers du costume, les hiérarchies se marquent aisément et l’on a là un élément simple mais parlant de la distinction, bref comme en ville, une culture des apparences14 et de la considération15 puisque le vêtement est par définition visible. Si les changements sont plus lents qu’en ville, s’ils sont plus difficiles à percevoir au Moyen Âge, on sait aussi qu’ils ne sont pas nécessairement l’apanage d’une élite de la richesse mais qu’ils passent parfois par des médiateurs spécifiques comme les commerçants, les colporteurs ou les domestiques, très souvent en tout cas par des ruraux non paysans.

  • 16 Palle Ove Christianssen, Amanorial world…, p. 125 pour le Danemark. Pour la Castille, Noël Salomon,(...)
  • 17 An Dourdon (coll), L’or bleu, An aour glas. Le lin au pays de Landerneau-Daoulas, Landerneau, 2005. (...)

22Reste pour conclure avec ces distinctions matérielles tout ce que l’on pourrait qualifier d’objets de luxe ou de superflu. On sait que, par définition, ces objets ne sont pas fréquents dans un monde rural privilégiant l’utilité mais c’est justement ce qui en fait l’intérêt à nos yeux même si on ne doit pas s’arrêter ici aux données statistiques. Souvent ce luxe se concentre dans quelques biens symboliques. Pensons en particulier à l’argenterie ou l’orfèvrerie. Il y aurait une superbe étude à faire sur l’argenterie paysanne à l’échelle de l’Europe. On trouve en effet des pots d’étain, des gobelets ou des tasses d’argent, des bijoux chez les paysans bretons comme au Danemark ou en Castille16. Autour de Landerneau au xviiie siècle, il y en a dans plus de 10 % des inventaires17 ! Objets de luxe offerts lors des baptêmes puis cachés et exposés seulement dans certaines occasions, ils révèlent à la fois une volonté de transmettre un patrimoine aux héritiers, un souci de thésaurisation discrète et une soif de distinction car ces possessions sont connues du reste de la communauté rurale. La possession de montres, de lunettes, ou encore le souci de décoration par quelques gravures au mur sont autant d’autres manifestations de cette distinction, voire de ce raffinement qui passe par l’objet.

23Le monde rural médiéval et moderne n’est pas encore un monde de la consommation. C’est au contraire un monde de l’objet rare, simple et utile. De fait, il y a dans toute possession un peu originale, rare, anecdotique, quelque chose qui distingue le propriétaire, en fait quelqu’un qu’on regarde avec curiosité ou respect. Il faut veiller toutefois à ne pas assimiler systématiquement ces propriétés particulières à une volonté de distinction sociale ou à une preuve de richesse ou de puissance. Il y a aussi, à toute époque, derrière ces usages particuliers de l’objet, des choix individuels et des goûts personnels qui se révèlent, y compris parfois chez des paysans relativement pauvres.

Des comportements

24La possession n’est pas le seul signe de distinction. Appartenir à l’élite rurale suppose, impose ou permet aussi des comportements particuliers et distinctifs.

  • 18 Par exemple dans l’Artois étudié par Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution, Artois (...)

25D’abord les fonctions occupées peuvent réserver des traitements de faveur. Les marguilliers des paroisses françaises ont parfois des places réservées à l’église derrière le seigneur, sa famille et ses agents, derrière le clergé mais devant le reste de la communauté18. Des charges seigneuriales peuvent s’accompagner d’un certain décorum vestimentaire ou d’insignes associés au domicile de celui qui les exerce.

  • 19 Voir par exemple Jean-Michel Boehler, « Quelques critères pour l’identification des élites rurales (...)

26Des comportements spécifiques apparaissent à l’observation des pratiques de carrière politique locale. Les paysans allemands, alsaciens ou trégorrois qui poursuivent de petits cursus honorum locaux participent d’un comportement de notable dans la mesure où ils envisagent leur vie active sous forme de carrière, où ils peuvent tenter de planifier leurs différentes fonctions, où ils construisent des stratégies individuelles qui sont autre chose que la prévision cyclique des rotations culturales et des parcelles mais une véritable projection dans l’avenir19. D’ailleurs ces carrières et cette pensée tournée vers l’avenir peuvent s’élargir au-delà du politique et de l’individu. Il s’agit alors de prévoir des stratégies de constitution d’exploitation, de rassemblement de terres ou plus encore des stratégies matrimoniales à moyen terme pour leurs enfants, stratégies qui ne visent pas seulement la reproduction à l’identique mais peuvent envisager l’accumulation. Ces ambitions et ces stratégies peuvent déjà, d’une certaine façon, s’interpréter comme caractéristique d’une élite qui ne se satisfait pas de sa situation et aspire à l’améliorer.

  • 20 Francis Brumont, Paysans de Vieille Castille…, p. 336.
  • 21 A. Plakans, C. Wetherell, « Choix des noms et construction de l’identité familiale. L’émancipation (...)

27Ces comportements stratégiques peuvent être associés à des pratiques visant à mettre en évidence une notoriété présente. Arrêtons-nous quelques instants sur les noms de famille, fréquemment observés par les anthropologues, beaucoup moins par les historiens. L’évolution des usages autour des noms de famille est souvent révélatrice de volontés d’affirmations symboliques mais fortes. Tout d’abord, il n’est pas impossible que l’adoption d’un système anthroponymique associant un nom de baptême individuel (le prénom) à un nom patronymique transmis, système qui s’impose progressivement entre le xie et le xiie siècle, ait d’abord distingué des élites rurales pour lesquelles cette distinction était plus souvent nécessaire. Le phénomène est ancien et le souvenir n’en a pas été gardé mais les pratiques distinctives liées au nom persistent un peu partout en Europe à l’image de ces bourgeois enrichis et récemment anoblis et qui prennent le nom de la terre qu’ils viennent d’acquérir. En Espagne, il semble bien que ce soit les paysans aisés qui, les premiers, accolent systématiquement les patronymes paternels et maternels de façon à rendre plus évidente la qualité de leurs origines mais aussi leur pureté de sang, qualités qui sont déjà le fruit de pratique matrimoniale homogamique20. Dans bien des régions périphériques, traduire son patronyme dans la langue dominante, celle du pouvoir ou du conquérant relève aussi d’une volonté sociale caractéristique (on observe parfois le cas en Bretagne aux xve et xvie siècles surtout et la francisation n’est pas seulement due à une pression extérieure). Citons un cas extrême, celui de la Lettonie où jusqu’au début du xixe siècle, les serfs ne sont dénommés que par un prénom et le nom du domaine auquel ils appartiennent alors que les paysans libres ont déjà un patronyme. Lors de l’émancipation des serfs à partir de 1819, le choix obligatoire des patronymes qui est alors effectué révèle des réalités de prestige qui poussent certains au choix de noms polonais ou surtout germaniques21. Au travers du nom, marqueur le plus intime de l’individu et pas aussi rigoureusement figé qu’il l’est aujourd’hui, s’exprime ainsi tout un langage de la distinction.

28Du nom, il faut passer à sa manifestation écrite, à son inscription dans la pierre. Dans nombre de régions, l’usage d’inscrire sur un linteau de porte ou de fenêtre le nom du constructeur ou du propriétaire d’une maison n’est pas anodin. C’est une affirmation de propriété, de notabilité et une volonté de pérennité qui servira aussi les descendants en les enracinant dans une tradition de position sociale favorisée, d’autant plus qu’on associe parfois au nom les qualités professionnelles ou honorifiques de l’individu. Le journalier louant une chaumière n’a évidemment pas l’occasion d’une telle affirmation individuelle. L’intérêt de ces pratiques est aussi ici le lien évident avec la culture écrite.

  • 22 Marie-Thérèse Lorcin, « L’élevage dans le Forez des xive et xve siècles au miroir des testaments »,(...)

29Ce lien avec la culture écrite on le retrouve encore dans l’habitude des pratiques notariales ou testamentaires plus ou moins développées selon les régions mais aussi selon les groupes sociaux. Faire appel régulièrement au notaire pour régler des actes publics, rédiger ou faire rédiger un testament est encore une façon de montrer que l’on possède des biens à protéger ou à partager, surtout dans les régions où ces pratiques ne sont pas unanimes et où l’appel au notaire constitue en lui-même la marque d’une distinction. L’ampleur des legs pieux et des œuvres de charité prévus par les testaments manifeste publiquement la richesse mais aussi les qualités morales de celui qui vient de mourir. On doit penser aussi aux testaments foréziens des xive et xve siècles qui prévoient le nombre d’animaux à tuer pour le banquet donné après l’enterrement22.

  • 23 Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village…, 1987.

30De même, on affirme sa notabilité en obtenant une inhumation dans l’église, au plus près du chœur si possible – mais ce n’est pas systématique – sous une dalle gravée au nom du défunt qui réclame des prières et rappelle les obits et les fondations pieuses réalisées souvent lors de la mort23. Le décès et l’inhumation sont à la fois une manifestation de notabilité qui rejaillira sur les enfants et l’occasion de s’assurer dans l’au-delà une position au moins comparable à celle qu’on a occupée sur cette terre. Toutes ces attitudes distinguent bien évidemment ceux qui se considèrent comme dominants du « commun des mortels ».

31Le dernier élément de ces pratiques et comportements est le rapport à l’éducation. On sait que dans les élites urbaines de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, l’accès à l’éducation fut souvent le marchepied indispensable à l’ascension sociale ; en est-il de même dans les campagnes ? Presque partout, les comportements culturels peuvent se lire au travers de trois critères : celui de l’alphabétisation, celui de la maîtrise de la langue du pouvoir, celui de l’accès à une éducation soignée.

  • 24 Klaus-J. Lorentzen-Schmidt, Bjorn Poulsen (éd), Writing peasants. Studies on peasant literacy in ea (...)

32Les études sur l’alphabétisation dans les campagnes sont nombreuses et anciennes. Elles montrent, d’une part, une géographie différentielle caractéristique à l’échelle européenne, opposant une Europe du Nord – souvent mais pas toujours protestante – plus largement alphabétisée que celle du Sud et de l’Est et une hiérarchie sociale manifeste mettant en avant des notables ruraux et des paysans riches plus habitués à l’écriture que le monde des paysans pauvres, des journaliers ou plus encore des serfs. L’intérêt pour la maîtrise de l’écriture est encore un comportement distinctif de ces élites rurales même si, selon les périodes et les régions, il est loin d’être aussi répandu. Cet intérêt aboutit parfois néanmoins à des usages très spécifiques. Klaus Lorentzen-Schmidt étudiant les journaux intimes paysans du xviie au xixe siècle dans l’Europe nordique et scandinave a montré combien le développement de ces écrits paysans traduisait souvent des ascensions sociales mais pouvait aussi avoir une fonction de comptabilité d’exploitation et permettre des améliorations agraires24. Ces réalités culturelles de l’alphabétisation tiennent à la fois aux nécessités de l’écriture sans doute un peu plus fréquentes pour des ruraux riches et chargés de quelques responsabilités, et à l’ouverture culturelle.

  • 25 Les situations locales peuvent être bien différentes. Dans le pays basque espagnol, la connaissance (...)

33Au-delà de l’écriture, il y a un deuxième critère dont il faut tenir compte : c’est la maîtrise plus ou moins complète par les ruraux de la langue du pouvoir. On ne peut penser l’Europe médiévale et moderne dans le cadre des états-nations actuels où une langue officielle s’est imposée et sert d’outil de communication à toute la population. En France, en Espagne, dans les îles britanniques et, à plus forte raison en Europe centrale et orientale, nombre de ruraux ne comprend que leur propre langue qui n’est pas celle de leur souverain. Or, dans toutes les régions où existe de fait ce plurilinguisme, connaître et pratiquer la langue dominante est un atout indispensable pour accéder aux fonctions de pouvoir local qui supposent des contacts avec les agents supérieurs du pouvoir25. C’est aussi un élément de distinction locale permettant éventuellement de créer ensuite des liens de fidélité solides. Le schéma n’est pas nécessairement simple. En Basse-Bretagne par exemple, il faut distinguer alphabétisation et maîtrise du français car il existe une alphabétisation en breton sans maîtrise du français.

  • 26 Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France…, 1994.
  • 27 On retrouverait aussi l’importance de l’écriture et de l’éducation à la base de l’ascension et de l (...)

34Reste un troisième niveau d’interrogation pour ces questions culturelles : celui de l’accès à une éducation plus soignée, critère souvent nécessaire pour une éventuelle ascension sociale hors du monde paysan. Si, au Moyen Âge, le critère est probablement secondaire et le cas très rare, il n’en est plus de même à partir du xvie siècle où réforme protestante, multiplication des collèges parfois accessibles aux riches ruraux ou des séminaires peuvent aboutir à fournir à une minorité de ruraux, une solide éducation. La question qui se pose alors est double. Qui souhaite cette éducation et que peut-on en faire, comment l’utilise-t-on dans des buts de distinction ou pour s’extraire des groupes paysans ? Jean-Marc Moriceau a donné des exemples probants de ces pratiques éducatives qui permettent de faire des fils cadets de fermiers du bassin parisien, des notaires ou des chanoines26 ; on trouverait d’autres exemples du même type en scrutant le recrutement du clergé paroissial italien, espagnol ou français des xviie et xviiie siècles où se retrouvent nombre de fils de paysans riches27. Avoir un fils ou un frère prêtre n’est pas un médiocre honneur pour nombre de ruraux. La maîtrise de l’écriture et du savoir permet bien de transgresser les barrières sociales.

Des relations sociales

35Le troisième et dernier type de pratiques de distinction qui marquent la place éminente que l’on occupe ou que l’on souhaite occuper comprend tout ce qui relève de la largeur des relations sociales entretenues par les individus. Nous ne sommes plus ici bien sûr dans le domaine du matériel ; nous ne sommes plus tout à fait non plus dans celui des comportements individuels mais dans une interrogation sur le positionnement social général de l’individu. Les élites sont aussi faites du regard que l’on porte sur les individus et des liens qu’elles entretiennent avec le monde qui les entoure.

  • 28 Anne Zink, Azereix, la vie d’une communauté rurale à la fin du xviiie siècle, Paris, 1969.

36Les formes d’adresse verbale envers les individus sont significatives des hiérarchies que les sociétés reconnaissent elles-mêmes : l’« honorable homme » n’est pas encore un « Sieur », mais il est distingué par ses pairs et cette distinction est acceptée, voire revendiquée. À Azereix au xviiie siècle, si le plus riche habitant reçoit le titre de « Monsieur » dans le rôle d’impôt rédigé par les responsables locaux, c’est bien que l’appellation distinctive est acceptée28. Des études fines sur l’usage linguistique quotidien (oral) aboutiraient à montrer qu’on ne s’adresse pas indifféremment à un journalier ou à un riche fermier selon la position que l’on occupe soi-même. Les formules de politesse, le tutoiement ou le vouvoiement (variable selon les langues et les dialectes locaux) sont autant de marques d’une distance sociale que l’on impose ou que l’on accepte de ses interlocuteurs (comment parlons-nous aujourd’hui à nos étudiants, comment nous parlent-ils ?). Les sources permettent rarement d’accéder concrètement à l’usage de la langue au quotidien, mais les archives de la justice sont parfois éloquentes néanmoins.

  • 29 Anne Rolland-Boulestreau, Les notables des Mauges. Communautés rurales et Révolution (1750-1830), R (...)

37Ces formes d’adresse permettent de singulariser un individu au sein de la communauté ou permettent à l’individu de se singulariser. Il peut aussi le faire en s’appuyant sur l’étendue de ses relations sociales. L’observation des parrainages, des témoins lors des mariages ou dans les contrats notariés, des experts agissant dans les inventaires révèle – au-delà de réalités familiales évidentes – le poids social de certains qui ne sont pas nécessairement riches ou détenteurs de pouvoirs mais qui jouissent de toute évidence, de suffisamment de respect, de considération et de confiance pour être régulièrement appelés par leurs voisins pour ces actes importants du quotidien. L’étude récente d’Anne Rolland-Boulestreau sur les notables des Mauges montre bien ainsi comment un personnage comme Jacques Cathelineau, voiturier et futur chef du soulèvement de 1793, appuie son influence locale sur la largeur de son réseau de relation29.

  • 30 Noël Salomon, Les campagnes de Nouvelle Castille…, p. 277.

38Il y a ensuite, l’ampleur de la parenté connue ou revendiquée, tels ces paysans de Cobena en Nouvelle Castille qui prétendent encore au xvie siècle que certains de leurs ancêtres ont participé à la prise de Cordoue trois siècles plus tôt et se disent pour cela parents lointains de ducs ou de marquis30. Lors des ouvertures de tutelle dans la Bretagne des xviie et xviiie siècles, les élites, rurales ou urbaines, se signalent par la présence d’une parenté sensiblement plus nombreuse.

  • 31 Voir Anne Fillon, Louis Simon, villageois de l’Ancienne France, Rennes, 1996. C’est un jeune membre (...)
  • 32 Gunter Mahlerwein, « Le rôle du travail dans la révolution agricole. L’exemple de la Hesse-Rhénanie (...)
  • 33 Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village…, 1987.
  • 34 Peut-être pourrait-on évoquer dans le même ordre d’idée le cas des remplaçants lors des montres nob (...)

39Cette attitude se traduit aussi par des pratiques ostentatoires lors des événements familiaux. La présence aux obsèques ou aux baptêmes est un indice d’une reconnaissance et le choix d’invitations très larges lors des fêtes de mariages est un symbole encore plus fort. Cela montre la capacité de dépenser beaucoup pour nourrir – copieusement – de très nombreux invités et cela atteste aussi de la largeur des connaissances. L’impact sur l’image de l’individu sera d’autant plus fort si ces réseaux de relations sociales s’étendent loin dans l’espace (au-delà de la communauté paroissiale au moins et parfois jusque dans la ville voisine) et touchent des groupes sociaux variés et surtout plus éminents que le monde paysan. Que l’agent du seigneur accepte de parrainer un enfant, que le notaire de la ville voisine soit présent lors d’un mariage ou que le seigneur lui-même (ou un membre de sa famille) guide une fille jusqu’à l’église le jour de son mariage sont autant d’éléments qui positionnent un individu et le distinguent des autres31. Gunter Mahlerwein évoque aussi pour la Hesse et la Rhénanie l’importance de ces cercles de communications larges32 ; Jean-Pierre Jessenne l’avait fait aussi pour l’Artois33 et ce type de relation n’est pas spécifique aux sociétés européennes : les ethnologues l’ont souvent constaté ailleurs. De fait, il me semble bien qu’au final, ces manifestations diverses de l’insertion des élites rurales dans des réseaux extérieurs à leur seule communauté soient les plus importantes des pratiques de distinction. Elles signalent aux yeux de tous que le paysan riche n’est pas seulement un paysan mais qu’il peut développer des relations avec l’extérieur qui ne sont pas uniquement de dépendances mais au contraire d’échanges de services, de protections, d’intérêts… Je me demande si, finalement, ce qui distingue plus que tout, ce n’est pas cette capacité montrée à certaines occasions de s’élever au-delà de son groupe ou de son lieu d’origine, de s’intégrer un tant soit peu à la société englobante. L’important est fondamentalement de rendre publics et éclatants ces liens qui manifestent sa connaissance de l’extérieur, des individus comme des informations et qui, à terme, peuvent permettre de sortir du monde paysan ou du monde rural pour intégrer vraiment les groupes dominants, du clergé, des bourgeoisies urbaines ou de la noblesse34.

40Voici donc trois axes de recherches, trois voies pour observer les pratiques de distinction qui découlent de la position dominante de certains dans les sociétés rurales. Reste qu’on ne peut pas s’arrêter à un constat, qu’on ne peut se contenter d’observer, d’énumérer ni même de classer ces pratiques, il faut essayer d’en comprendre la logique et les fondements.

Des pratiques dynamiques inscrites dans des réalités sociales complexes

41On peut d’abord s’interroger pour savoir s’il y a un lien entre la forme de domination exercée par les élites, la nature des pratiques de distinction et la structure des sociétés concernées. Or la relation est nécessairement complexe et l’on ne peut pas imaginer de causalités simples. Dans les régions très ouvertes au commerce et très urbanisées (Zélande ou Flandres) il est probable que l’affirmation de la position sociale éminente passe plus facilement par la circulation des objets, par le matériel ou par la manifestation de la puissance économique. L’affirmation par les biens matériels est sans doute plus fréquente dans les régions riches où la circulation des hommes, des marchandises et de l’argent est rapide et relativement régulière. À l’inverse, ce ne sera peut-être pas le cas dans les espaces montagneux ou dans les zones plus isolées où le dénuement matériel est, de toute façon, plus grand et plus homogène. De même, il n’est pas certain que ces distinctions par le matériel soient prépondérantes dans les zones où les stratifications sociales sont peu marquées (pensons par exemple aux bocages de la France de l’Ouest). Entrent en jeu ici des situations économiques spécifiques mais aussi des caractéristiques sociales variables telles celle de la répartition générale de la richesse ou de la proximité urbaine. Sans doute pourrait-on engager une réflexion fructueuse sur le lien entre le développement du marché et des réalités économiques et, en corollaire, l’affaiblissement des pratiques distinctives qui se fondent sur la largeur des réseaux de sociabilité.

42De même, l’importance très variable des rôles politiques accordés aux ruraux (ou de la place qui leur est laissée) doit être un critère distinctif pour peser le poids des différents modes d’affirmation. Quand le monde rural n’a aucun espace politique, il est clair qu’on ne peut guère utiliser les charges locales pour marquer sa distinction sociale. En revanche, en Espagne, en France, en Allemagne, les fonctions locales, communautaires, fournissent souvent dès le Moyen Âge, un premier cadre d’affirmation dont on tire une respectabilité évidente. Le poids de la seigneurie, la montée plus ou moins forte ou précoce de la présence étatique tout comme la question du statut juridique des individus (le problème du servage, entre autres, se pose) ou celle de la mobilité sociale sont autant d’éléments qui peuvent orienter ou influer sur les pratiques de distinction de telle ou telle société.

43D’autant plus que ces pratiques ne sont pas immobiles et atemporelles mais qu’elles s’inscrivent au contraire dans une dynamique générale qui les dépasse largement.

  • 35 Sans oublier bien sûr des coupures juridiques qui, elles, sont souvent manifestes dans les textes.

44La mise en évidence de ces pratiques distinctives n’est pas toujours aisée avant le xve siècle. Cela tient-il à des sources moins bavardes, aux regards de l’historiographie plus attentive à scruter les manifestations de la communauté que les actions des individus ou à une réalité ? Toujours est-il que la communauté rurale médiévale semble un peu moins sujette à des clivages sociaux et économiques et plus à des clivages culturels ou anthropologiques plus délicats à percevoir35 ? Sans doute faut-il néanmoins pour atténuer cette vision invoquer la responsabilité des sources pour occulter des pratiques qui ne sont pas systématiquement de nature économique, mais relèvent souvent du symbolique.

45Il reste que la bibliographie semble mettre en évidence le fait que les époques de changements et de croissance économique sont aussi celles au cours desquelles ces pratiques paraissent se développer, où les manifestations visibles et sensibles des hiérarchies sont plus nettes, ce qui ne signifie pas nécessairement que les hiérarchies elles-mêmes le soient (en particulier les tournants des xve et xvie siècles ou le xviiie siècle). Pour les temps modernes, j’incline à penser que ces pratiques distinctives prennent une ampleur croissante avec le xviiie siècle et l’élargissement progressif des consommations et des patrimoines matériels. Du moins, il me semble qu’en Europe occidentale les distinctions matérielles se font alors plus sensibles et plus importantes au détriment des affirmations comportementales, culturelles ou symboliques. Peut-être est-ce là le reflet des évolutions économiques, d’une insertion croissante des communautés rurales dans les marchés et dans les réseaux administratifs et politiques d’états plus solides. Mais on peut aussi se demander s’il ne s’agit pas là d’une image à nouveau forgée ou déformée par nos sources.

  • 36 Francis Brumont, Les paysans de Vieille Castille…, p. 197.

46Doit-on voir dans ces pratiques d’affirmation la marque d’une imitation sociale ou l’indice de la création de normes et de valeurs propres au monde rural ? Le raisonnement le plus habituel consiste à imaginer des campagnes qui, avec un retard plus ou moins grand, copient les habitudes urbaines, ou les modes aristocratiques. C’est sans doute vrai, très largement pour toutes les manifestations matérielles ; les modes vestimentaires, les changements dans le mobilier… sont bien sûr souvent impulsés par la ville ; les comportements nouveaux et policés, les façons de parler ou de se tenir sont initiés dans la société de cour ou les manuels de savoir vivre avant que quelques ruraux, « moins grossiers et vulgaires » que la majorité ne les copient avec plus ou moins de bonheur et n’en fassent à leur tour l’un des éléments de leur affirmation de respectabilité. On citera seulement l’exemple d’un laboureur espagnol révélé par Francis Brumont, Juan Garcia Gil, léguant à sa femme en 1590 « un manteau de drap noir et deux toques de Hollande comme les veuves honorables des villes et cités principales ont coutume d’en porter36 ».

  • 37 Jérôme-Luther Viret, Valeurs et pouvoirs. La reproduction familiale et sociale en Ile de France. Ec (...)
  • 38 Rodney Hilton, « La société paysanne et le droit dans l’Angleterre médiévale », Études Rurales, jui (...)

47Mais qu’en est-il des valeurs profondes, des normes que reconnaît une communauté ? Localement, il est clair que les élites rurales tempèrent souvent les prescriptions de la loi et d’un pouvoir souvent lointain par des valeurs qui leur sont propres. Jérôme Viret a bien montré les inflexions subies par les règles coutumières en matière successorale dans la région parisienne au xviie siècle37. Dans l’Angleterre médiévale, Rodney Hilton affirme à propos des jurés des tribunaux seigneuriaux (généralement des paysans aisés) que c’est leur propre perception des mœurs et des coutumes qui détermine au final ce qui est crime ou non, ce qui est acceptable ou ne l’est pas38. Le sens de l’honneur exacerbé ou de la respectabilité, l’importance des services reçus et rendus pour gagner des fidèles ou des alliés, voire la volonté de paraître sont-ils vraiment l’apanage de groupes nobiliaires ou aristocratiques ? Pourquoi postuler que de tels comportements descendent nécessairement des élites vers le petit peuple des champs ? Là encore, l’anthropologie nous apprend souvent qu’il n’est nul besoin de richesse, d’aisance ou de pouvoir pour avoir de telles attitudes et ce jusque dans des sociétés aux univers matériels très restreints et aux clivages sociaux apparemment modestes.

  • 39 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, 1979.

48De fait, ces comportements de distinction sociale doivent être interrogés globalement. Les pratiques d’affirmation visent à la fois à distinguer du commun des mortels et à rassembler ceux qui les suivent, et l’on devrait rappeler ici les travaux de Pierre Bourdieu39 sur la question. Elles s’inscrivent très souvent dans des réalités culturelles très profondes et des réalités religieuses qui dépassent largement les seules normes utilitaires ou économiques et qui définissent des règles de bienséance sociale qu’il faut respecter ou dont on ne peut pas s’écarter exagérément. Il faut bien sûr tenir compte pour les campagnes européennes médiévales et modernes du poids de la parole chrétienne et de l’enseignement de l’Église qui valorise la discrétion, la modestie des trains de vie et pour laquelle il n’est pas de bon ton de vouloir se distinguer de son voisin. Il faut aussi garder à l’esprit que cette parole de l’Église a varié avec le temps, que ces préceptes religieux ne furent pas partout exposés avec la même force, ni reçus avec les mêmes motivations selon les époques et selon la structure des sociétés auxquelles ils étaient adressés et les nuances sont parfois fortes alors que les distances sont courtes. Il en résulte parfois des ruptures ou des changements brutaux qui tiennent à la complexité même du social.

***

49Au final, ces manifestations ostentatoires ne se laissent pas expliquer facilement. Elles mettent en jeu bien d’autres choses que des facteurs économiques, sociaux ou politiques. Derrière elle, c’est l’image de soi, l’image qu’on se fait du monde qui se dévoile, c’est profondément l’affirmation d’une identité individuelle ou collective qui transparaît.

Notes

1 Sur Corentin Le Floc’h, voir Éric Miniou, « Corentin Le Floc’h, laboureur et député de la sénéchaussée d’Hennebont aux États Généraux de 1789 », dans Christian Bougeard, Philippe Jarnoux (dir), Élites et notables en Bretagne de l’Ancien Régime à nos jours, Brest, 1999, p. 41-56.

2 Voir Louis Elégoët, Les Juloded. Grandeur et décadence d’une caste paysanne en Basse Bretagne, Rennes, 1996, pour les toiles ; Noël Salomon, Les campagnes de la Nouvelle Castille à la fin du xvie siècle d’après les Relaciones topograficas, Paris, 1964 pour les paysans muletiers et voituriers.

3 Sur ce dernier exemple, voir Christopher Dyer, « Les cours manoriales anglaises », Études rurales, juil/déc 1986, no 103-104, p. 19-27.

4 Voir par exemple Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France, xve-xviiie siècle, Paris, 1994.

5 Yann Lagadec, « Petite exploitation et innovation agricole au xixe siècle. L’exemple d’Olivier Le Diouron, paysan trégorrois », Histoire et Sociétés Rurales, t. 17, 2002, p. 187-217.

6 Francis Brumont, Paysans de Vieille Castille aux xvie et xviie siècles, Madrid, 1993, p. 189.

7 Jean-Michel Boehler, « Communauté villageoise et contrastes sociaux : laboureurs et manouvriers dans la campagne strasbourgeoise de la fin du xviie au début du xixe siècle », Études Rurales, 1976, no3-4, p. 93-116. Sans doute cette importance de la possession de chevaux pour l’image sociale du paysan est-elle valable aussi dans une partie du sud de l’Allemagne.

8 Il suffira de citer ici pour le cas français les 27 volumes de la collection L’architecture rurale française. Corpus des genres, des types et des variantes, dirigés par Jean Cuisenier et publiés par les éditions Berger-Levrault ou encore les nombreuses enquêtes locales réalisées par les services de l’Inventaire des Monuments Historiques et trop rarement publiées pour donner une idée de la masse considérable de données sur la question.

9 Anne Fillon, « Comme on fait son lit, on se couche. 300 ans d’histoire du lit villageois », Population et Cultures. Études réunies en l’honneur de François Lebrun, Rennes, 1989.

10 Par exemple quelques réflexions sur le sujet dans Palle Ove Christianssen, Amanorial world. Lord, peasants and cultural distinctions on a Danish estate, 1750-1980, Copenhague, 1996.

11 Voir par exemple pour le cas allemand, Hans Medick, « Une culture de la considération. Les vêtements et leur couleur à Laichingen entre 1750 et 1820 », Annales HSS, t. 50/4, juillet-août 1995, p. 753-774.

12 Pierre Charbonnier signale par exemple des habits de fête chez les paysans auvergnats du xve siècle et l’on trouverait aisément des exemples plus anciens. Pierre Charbonnier, « Vivre au village à la fin du xve siècle », dans Villages et villageois au Moyen Âge, Paris, 1992, p. 137-147.

13 La distinction par le vêtement est-elle d’abord celle de l’homme ou de la femme et présente-t-elle les mêmes objectifs ?

14 Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, xviie-xviiie siècle, Paris, 1989.

15 Hans Medick, « Une culture de la considération… », 1995.

16 Palle Ove Christianssen, Amanorial world…, p. 125 pour le Danemark. Pour la Castille, Noël Salomon, Les campagnes de la Nouvelle Castille…, p. 276 ou Francis Brumont, Paysans de Vieille Castille…, p. 194.

17 An Dourdon (coll), L’or bleu, An aour glas. Le lin au pays de Landerneau-Daoulas, Landerneau, 2005. Pour 5 420 inventaires concernant 20 paroisses rurales, 581 (10,7 %) contiennent de l’argenterie.

18 Par exemple dans l’Artois étudié par Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village et Révolution, Artois 1760-1848, Lille, 1987.

19 Voir par exemple Jean-Michel Boehler, « Quelques critères pour l’identification des élites rurales d’Ancien Régime. L’exemple des campagnes de l’espace rhénan et germanique au xviie et xviiie siècle », Jean-Michel Boehler, Christine Lebeau, Bernard Vögler, Les élites régionales, xviie-xxe siècle. Construction de soi-même et service de l’autre, Strasbourg, 2002, p. 83-99. Ou Christian Kermoal, Les notables du Trégor. Éveil à la culture politique et évolution dans les paroisses rurales 1770-1850, Rennes, 2002.

20 Francis Brumont, Paysans de Vieille Castille…, p. 336.

21 A. Plakans, C. Wetherell, « Choix des noms et construction de l’identité familiale. L’émancipation des serfs dans les provinces baltes au xixe siècle », dans G. Brunet, P. Darlu, Gianna Zei, Le patronyme. Histoire, anthropologie, société, Paris, 2001, p. 95-114.

22 Marie-Thérèse Lorcin, « L’élevage dans le Forez des xive et xve siècles au miroir des testaments », Histoire et Sociétés Rurales, t. 20, 2003, p. 11-35.

23 Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village…, 1987.

24 Klaus-J. Lorentzen-Schmidt, Bjorn Poulsen (éd), Writing peasants. Studies on peasant literacy in early modern northern Europe, Gylling, 2002.

25 Les situations locales peuvent être bien différentes. Dans le pays basque espagnol, la connaissance du castillan est indispensable aux ruraux qui aspirent à des fonctions locales. Dans le royaume de France, aucun texte n’impose a priori cette maîtrise de la langue du pouvoir mais c’est une réalité de facto.

26 Jean-Marc Moriceau, Les fermiers de l’Ile-de-France…, 1994.

27 On retrouverait aussi l’importance de l’écriture et de l’éducation à la base de l’ascension et de la puissance locale de nombre de familles de notaires. Voir par exemple Nicole Lemaître, Le scribe et le mage. Notaires et société rurale en Bas-Limousin aux xvie et xviie siècles, Ussel/Paris, 2000.

28 Anne Zink, Azereix, la vie d’une communauté rurale à la fin du xviiie siècle, Paris, 1969.

29 Anne Rolland-Boulestreau, Les notables des Mauges. Communautés rurales et Révolution (1750-1830), Rennes, 2004.

30 Noël Salomon, Les campagnes de Nouvelle Castille…, p. 277.

31 Voir Anne Fillon, Louis Simon, villageois de l’Ancienne France, Rennes, 1996. C’est un jeune membre de la famille des seigneurs qui conduit l’épouse de Louis Simon jusqu’à l’entrée du chœur (p. 72).

32 Gunter Mahlerwein, « Le rôle du travail dans la révolution agricole. L’exemple de la Hesse-Rhénanie aux xviiie et xixe siècles », Histoire et Sociétés Rurales, t. 18, 2002, p. 41-63.

33 Jean-Pierre Jessenne, Pouvoir au village…, 1987.

34 Peut-être pourrait-on évoquer dans le même ordre d’idée le cas des remplaçants lors des montres nobiliaires dans la France du xve siècle ou des métayers exemptés de taille car exploitant une terre privilégiée. Ici aussi, la manifestation publique de leur proximité avec les hommes de pouvoir est évidente et cette proximité peut être source de privilège et d’ascensions ultérieures.

35 Sans oublier bien sûr des coupures juridiques qui, elles, sont souvent manifestes dans les textes.

36 Francis Brumont, Les paysans de Vieille Castille…, p. 197.

37 Jérôme-Luther Viret, Valeurs et pouvoirs. La reproduction familiale et sociale en Ile de France. Ecouen et Villiers-le-Bel (1560-1685), Paris, 2004.

38 Rodney Hilton, « La société paysanne et le droit dans l’Angleterre médiévale », Études Rurales, juil/déc 1986, no 103/104, p. 13-18.

39 Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, 1979.

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