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Les élites rurales

 | 
François Menant
, 
Jean-Pierre Jessenne

Agents du pouvoir ou entrepreneurs ruraux ?

Les intermédiaires de la seigneurie en Catalogne médiévale, essor et déclin

Pere Benito I Monclús

Texte intégral

  • 1 Sur l’emploi du mot baiulus dans la documentation médiévale catalane, voir Glossarium Mediae Latini (...)
  • 2 Jean-Auguste Brutails, Étude sur la condition des populations rurales du Roussillon au Moyen Âge, P (...)
  • 3 J. Lalinde Abadía, La jurisdicción real inferior en Cataluña (corts, veguers, batlles), Barcelone, (...)
  • 4 Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du xe à la fin du xie siècle, croissance et mutations d’un (...)

1La question du statut et de la condition des intermédiaires de la seigneurie rurale en Catalogne médiévale, opportunément formulée dans ces journées sur les élites rurales en Europe médiévale, peut être facilement soulevée sur des bases beaucoup plus solides que si elle avait été formulée au début de l’histoire des rencontres de Flaran. En effet, après une vingtaine d’années d’études et de recherches sur l’histoire de l’administration royale, de la seigneurie et de la paysannerie catalanes, on est aujourd’hui en mesure de présenter une image assez précise des baiuli (cat. batlles)1, de leurs fonctions et revenus, ainsi que des modes de concession et détention des baiulie rurales. Nos connaissances sur cette figure clé de la seigneurie catalane, fondées sur les piliers des anciens travaux de J.A. Brutails et Eduardo de Hinojosa2, doivent beaucoup, tout d’abord, à l’étude institutionnelle de J. Lalinde3, et depuis la fin des années soixante-dix, aux recherches d’histoire sur le domaine royal, sur la seigneurie et la société paysanne de P. Bonnassie, Th. N. Bisson, J. Schideler, J.M. Salrach, Ll. To, R. Viader, F. Sabaté, J. Serrano Daura, V. Farías, J. Vilaginés et P. Benito4, auxquelles il faudrait ajouter les nombreuses et souvent précieuses monographies locales qui ont apporté des informations sur les fonctions et l’identité des baiuli locaux et certaines études prosopographiques sur des familles rurales ayant détenu des baiulie.

Qu’est-ce qu’un batlle ?

  • 5 F. Sabaté, El territori…, p. 235-238 ; V. Farías, « Sobre la reorganización… », p. 895-897.

2De façon générale, le baiulus peut être défini comme l’agent ou représentant du seigneur chargé sur place de la gestion économique et administrative de la seigneurie. En fait, le cadre d’action du baiulus n’est pas exactement la seigneurie, mais la baiulia, mot qui désigne à la fois l’ensemble des fonctions, droits et revenus rattachés à un baiulus et le district administratif où ces fonctions sont exercées5.

  • 6 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 270-271 et 288-290.
  • 7 D’après J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 56-57, les occurrences tardives du mot baiulus dans la doc (...)

3Les premières occurrences des mots baiulus et baiulia dans la documentation catalane datent du xie siècle ; puis, au cours du xiie et du xiiie siècles, elles se multiplient spectaculairement au rythme de la prolifération des types documentaires concernant la gestion de la seigneurie : les chartes précaires, les chartes de commande des baiulie, les capbreus, etc6. Elles témoignent d’une profonde réorganisation administrative des grands domaines fonciers, qui met au premier plan la figure du baiulus, même si rien ne prouve que cette figure n’ait pas existé a l’époque carolingienne7.

  • 8 P. Bonnassie, La Catalogne…, II, p. 597-598.

4Parmi les fonctions rattachées à l’office du baiulus, la gestion et l’exploitation économique de la seigneurie occupe une place centrale8. Le baiulus est, tout d’abord, l’agent seigneurial chargé du prélèvement de l’ensemble des redevances de la baiulia qu’il détient. Il doit prélever, bien entendu, les redevances de nature foncière, dues pour la tenure et l’exploitation de la terre (la dîme, les prémices, les redevances à part de fruits, et tous les versements fixes en nature ou en argent), mais aussi les taxes de mutations, les cens payées par les paysans pour l’utilisation des infrastructures banales, l’ensemble des droits de justice, les droits de marché, et éventuellement les rentes privées, appartenant au seigneur en raison de son activité financière.

5Par la suite, le baiulus a un rôle capital dans la lutte contre la fraude et la morosité des paysans. Pour cela, il doit être présent pendant la moisson et le battage du blé, aussi bien qu’au moment de faire la répartition de la récolte et de prélever la dîme, les redevances à part de fruits et les cens. Il en va de même pour les vendanges ; il doit les autoriser, signaler le jour où elles doivent débuter, les surveiller pour éviter les vendanges furtives. À l’aide des capbreus, les inventaires seigneuriaux, il doit tenir un contrôle précis de l’endettement des tenanciers, noter les redevances non acquittées et réclamer leur payement dans les délais coutumiers ou convenus, tenir à jour les comptes des recettes et dépenses de la baiulia et en rendre régulièrement compte au seigneur.

6Cependant, le rôle économique du baiulus dans la seigneurie ne se borne pas au prélèvement des redevances. La gestion du baiulus est une affaire beaucoup plus complexe qui repose sur un ensemble de politiques foncières visant à optimiser les résultats économiques de la seigneurie à chaque exercice. Chargé de l’exploitation de la réserve, il doit organiser les tâches agricoles, recevoir les corvées des paysans, surveiller leur travail, embaucher éventuellement des salariés, etc.

7En fait, c’est le domaine entier qui est sous sa direction. À lui revient de lotir la réserve en parcelles ou en manses et de les accenser aux paysans ou, inversement, de réintégrer au domaine direct du seigneur les manses abandonnés ou bien de chercher de nouveaux paysans qui puissent s’en charger et de leur accorder les titres relatifs à leur tenure. Il doit procéder toujours avec l’accord du seigneur, qui décide, en dernier ressort, les politiques à suivre.

8Depuis le xiie siècle, lorsque des changements importants s’opèrent au sein des seigneuries foncières catalanes – lotissement des espaces domaniaux, création de manses, instauration du servage de la glèbe –, les baiuli reçoivent des fonctions administratives de plus en plus complexes : il leur appartient d’accorder aux paysans et de signer les chartes précaires et les baux à cens de manses et parcelles, de recevoir l’hommage des serfs, d’autoriser les paysans à quitter la seigneurie et fixer le prix de leur rachat, de recevoir et faire enregistrer les déclarations des tenanciers-emphytéotes lorsque des enquêtes sont menées par décision des seigneurs.

  • 9 Ll. To Figueras, El monestir de Santa Maria de Cervià…, p. 162.
  • 10 C’est le cas des batlles royaux de Vilamajor, chargés de l’hôtel que les comtes de Barcelone posséd (...)

9Lorsque le ban du territoire appartient au seigneur, il revient au baiulus d’entretenir les industries banales, les infrastructures de défense, les chemins, les ponts, les cours d’eaux, de gérer l’exploitation du bois communal9. Il doit organiser aussi la tenue des foires et marchés dans les villes qui, par privilège du seigneur, accueillent annuellement ces événements. Le château, la domus, le palais, qu’il soit la demeure habituelle ou un endroit de séjour occasionnel du seigneur, est aussi sous la charge du baiulus, qui doit y assurer l’entretien des bâtiments et le ravitaillement10. Au-dessous du batlle, et selon l’importance des domaines à administrer, se trouvent plusieurs agents spécialisés qui l’aident dans ses fonctions : le saion (cat. saig), des collecteurs de redevances, le forgeron, le meunier, le forestier, le berger, etc. Ils doivent être fidèles au baiulus et obéir à ses ordres.

  • 11 Sur les baiuli en tant qu’administrateurs de justice et leurs attributions, voir J. Lalinde, La jur (...)

10On ne saurait oublier, enfin, la troisième grande fonction des baiuli. Que ce soit dans des seigneuries banales ou dans des domaines fonciers, les baiuli exercent au nom du seigneur le mandamentum et districtum, le droit de juger, punir et maltraiter les paysans récalcitrants, de confisquer leurs biens, et ils prélèvent les redevances provenant de l’administration de justice : les « fermes de droit », les sommes déposées par les paysans au début des plaids, les cinq « mauvais usages » du droit catalan (intestia, exorquia, cugucia, arsina, homicidia), les amendes, etc.11.

  • 12 Sur le braçatge, J.-A. Brutails, Étude…, p. 154 ; E. de Hinojosa, « El régimen señorial… », p. 175- (...)
  • 13 Sur le retrodecimum, J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 213-214, 254-255 ; V. Farías, « Sobre la reor (...)

11En rémunération de leurs travaux, les baiuli reçoivent une participation importante dans les revenus de la seigneurie : à des redevances à parts de fruits rattachées, en Vieille Catalogne, à l’office de la baiulia – le braciaticum (cat. braçatge)12, une ancienne redevance domaniale équivalent, selon les endroits, à la onzième, la seizième ou la vingtième partie de la moisson, et le retrodecimum (cat. redelme), équivalent au dixième ou onzième des redevances agraires prélevées13 – se sont ajoutés un tiers des taxes de mutation et un autre tiers des droits de justice et des revenus provenant de l’administration de justice.

  • 14 Tomàs Mieres, Apparatus, I, col. 2, cap. XXXX, no 18, commenté par J. Lalinde, La jurisdicción…, p. (...)
  • 15 L’usage est certifié dans la région de Gérone par plusieurs sources indépendantes du xve siècle. Vo (...)
  • 16 Jaume Aymar Ragolta, « Els Vallmanya, batlles de sac del castell de Calonge », Estudis del Baix Emp (...)

12Le pouvoir des baiuli ruraux est, donc, énorme, d’autant plus que parfois le seigneur, demeurant en ville, est une figure absente et son autorité est méconnue sur place. Aux yeux des paysans, les baiuli personnifient la seigneurie qu’ils représentent au plan juridique. Si au xve siècle, le juriste Tomàs Mieres pouvait écrire que le baiulus ne formait qu’une seule personne avec son seigneur14, l’imaginaire collectif des paysans ne semble guère s’éloigner de cette définition. D’après un ancien récit oral, dans le petit village de Calonge de les Gavarres, le droit de cuixa, version catalane du ius primae noctis15, n’était pas « prélevé » par le seigneur du château de Calonge, mais par les Vallmanya, la famille qui depuis le xve siècle en détenait la baiulia, appelés pour cette raison les « seigneurs du mauvais usage16 ».

13Sur ce point, on serait amené à croire que l’expression « intermédiaires de la seigneurie » appliquée aux baiuli n’est pas tout a fait pertinente. Cependant, agissent-ils toujours comme des antagonistes des paysans et des fidèles représentants des seigneurs ? Il faut douter aussi bien d’une image que de l’autre. Il semble que les baiuli aient évolué dans le cadre d’un équilibre difficile et instable entre la défense des intérêts des seigneurs et une certaine connivence avec les paysans, et que dans cette étroite marge de manœuvre, ils aient trouvé un espace pour agir en faveur de leurs intérêts, qui ne coïncidaient pas tout à fait avec ceux ni des seigneurs ni des paysans. Voici donc une institution, la baiulia, qui a favorisé la naissance d’une couche intermédiaire de ruraux différenciés, par leur condition, des seigneurs, qu’ils prétendaient imiter, et, par leurs fonctions et intérêts, des paysans, leurs voisins, avec lesquels ils partageaient souvent une même origine, une même condition juridique et des mêmes cadres de sociabilité.

Origine et identité des baiuli

14Agents du pouvoir ou entrepreneurs ruraux ? Cette disjonctive est devenu un lieu commun des études qui se sont interrogées autour de l’origine et l’identité des ministériaux et du rôle économique que ceux-ci ont joué dans la société rurale. La délégation du pouvoir seigneurial explique-t-elle l’enrichissement des baiuli ou bien la réussite économique de certaines familles rurales les a-t-elle amené à assurer la représentation du pouvoir seigneurial ? Probablement n’existe-t-il pas de réponse unique à cette question. Quoi qu’il en soit, il faut distinguer dans l’analyse deux problèmes fort différents l’un de l’autre : celui de l’origine, de l’identité et de la condition sociale des agents recrutés par les seigneurs pour occuper les baiulie et celui de la place que l’achat et la détention des baiulie ont tenu dans les stratégies économiques et de différentiation sociale des élites rurales.

  • 17 . Archives de la Couronne d’Aragon, Chancellerie, Ramon Berenguer I, parchemin no 418, édité par Ll (...)
  • 18 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 208-211.

15On connaît encore mal l’identité de ces agents qui agissent sur place, dans des espaces délimités, au nom du comte-roi, des nobles, des châtelains, des évêques et chanoines, des abbés et prévôts, des bourgeois, de petits propriétaires urbains, etc. Il semble s’agir souvent d’hommes originaires du terroir où ils habitent et dont ils deviennent le baiulus, une bonne connaissance de la réalité locale étant une des compétences les mieux considérées par les seigneurs au moment de recruter leurs ministériaux. L’origine locale des baiuli était, d’ailleurs, un état de fait dans beaucoup de baiulie rurales détenues depuis longtemps, génération après génération, par une même famille. Mais, lorsqu’il s’agissait d’élire un nouveau baiulus, le rattachement au terroir était un impératif. Une sentence comtale de 1069 à propos d’un contentieux entre les seigneurs de Cervià, dans la région de Gérone, a établi que les deux parties devraient tenir en commun un ministérial chargé de la forêt ; celui-ci devrait être de la ville et s’y marier17. Il est bien connu, d’ailleurs, que depuis le xiie siècle les grandes seigneuries ecclésiastiques ont exercé un contrôle spécial sur les mariages de certains de leurs hommes, notamment sur les baiuli18.

  • 19 J. Shideler, The Montcadas…, p. 172.
  • 20 Joan Bastardas (éd.), Usatges de Barcelona, Barcelone, 1984, art. 10 ; J. Shideler, The Montcadas…,(...)

16Cependant, l’origine locale et la condition paysanne des baiuli ruraux ne se vérifient pas toujours ailleurs. Berenguer d’Auriac, batlle de la famille des Montcada au xiie siècle, était sans aucun doute un chevalier (miles). Il avait le privilège d’accompagner son seigneur à cheval et de manger avec lui du pain blanc19. La distinction entre le baiulus noble, celui qui mangeait quotidiennement du pain de froment et chevauchait avec la suite de son seigneur comme un miles, et le baiulus ignobilis, le batlle d’origine paysanne, était déjà établie par les « Usatges de Barcelona20 ».

  • 21 F. Sabaté, El territori…, p. 236.

17En fait, les différences de statut social des baiuli renvoient aux différences de signification entre les baiulie. Depuis le xiie siècle, de grandes distinctions se sont établies entre les baiulie du domaine royal, centrées autour des petites villes qui exerçaient leur juridiction sur les domaines fonciers de leur district, les baiulie des seigneurs banaux, ceux qui exerçaient le mandamentum et districtum sur le territoire d’un château, et les baiulie des grands et petits domaines fonciers, dont le centre était souvent une domus ou ancien manse domanial fortifié. La nature du pouvoir et des droits exercés et l’origine et la condition des baiuli était, évidemment, fort différente dans chaque cas21.

  • 22 Josep M. Salrach, « Formació, organització i defensa del domini de Sant Cugat en els segles x-xii » (...)

18Des différences entre baiulie et baiuli peuvent être relevées à l’intérieur même des grandes seigneuries ecclésiastiques constituées, en règle générale, d’un ensemble hétérogène de possessions. Dans les domaines de l’abbaye de Sant Cugat del Vallès, outre le fleuve Llobregat, correspondant à des terroirs issus de la fragmentation de grandes châtellenies, le baiulus est toujours un petit noble local qui s’est approprié le contrôle militaire et le ban du territoire. La figure du baiulus se rapproche plus de celle du châtelain (cat. castlà) que de celle d’un administrateur de la seigneurie. Ne serait-ce pas le pouvoir qu’ils exercent sur des territoires relativement éloignés du monastère, qui a amené les abbés, souvent après de longs contentieux, à accepter leur autorité et à leur accorder la détention de baiulie monastiques22 ?

  • 23 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 276.

19Mais ce n’est cependant pas le profil le plus commun des baiuli ruraux relevant de ces deux grandes abbayes et, en général, des seigneuries ecclésiastiques, extrêmement réticentes à choisir leurs ministériaux parmi les milites. Les baiuli ruraux des domaines ecclésiastiques étaient la plupart du temps des paysans aisés qui possédaient un manse fortifié, un patrimoine foncier qui dépassait largement le cadre de l’exploitation familiale et un ou plusieurs moulins ou des droits d’usage sur les moulins23.

  • 24 C’est le cas de Berenguer d’Auriac, baiulus de Guillem Ramon de Montcada. Voir J. Shideler, The Mon (...)
  • 25 Sur les boni ou probi homines, voir Ll. To Figueras, « El marc de les comunitats pageses : villa i (...)
  • 26 J.M. Font Rius, « Los orígenes del régimen municipal de Cataluña », Anuario de Historia del Derecho (...)

20Abbés et prévôts semblent avoir recruté de préférence leur ministériaux parmi les boni homines, probi homines ou proceres24, ceux qui, par leur connaissance du territoire, par leur savoir-faire et par leur bonne réputation, jouissaient d’une considération morale qui les rendait aptes à exercer des attributions judiciaires inférieures en matière civile et criminelle, à intervenir dans des conflits et dans la régulation d’aspects très divers de la vie économique de la communauté rurale25. Lorsqu’ils accédaient à la charge de la baiulia, ils étaient, donc, la plupart du temps, déjà expérimentés dans les pratiques judiciaires locales et dans la médiation entre seigneurs et paysans. Désormais ils continueraient à collaborer étroitement avec ce corps choisi et prestigieux de médiateurs26.

21Il est possible que plus d’une élection de baiuli ait été le résultat d’un accord tacite entre le seigneur et la communauté rurale. Ces baiuli, recrutés parmi les boni ou probi homines, les représentants en quelque sorte de la communauté, seraient les précédents des baiuli municipaux. Lorsqu’une petite ville ou une communauté rurale appartenait tout entière à un seul dominus, nommer le baiulus avec l’accord de l’ensemble ou de la plus grande partie des habitants pouvait être important pour assurer le succès de sa gestion.

Le rôle de la baiulia dans les stratégies économiques de la paysannerie aisée

22La deuxième question qui se pose autour de l’origine et la condition des baiuli est de savoir quelle est la place de l’achat et de la détention des baiulie dans l’ensemble des stratégies économiques des baiuli, dans le long processus d’enrichissement de certaines familles paysannes. Il faut avouer que l’on manque encore d’un nombre suffisant d’études prosopographiques pour pouvoir donner une réponse définitive à cette question. On se bornera, donc, à quelques remarques générales tirées des études menées sur les stratégies économiques de certains baiuli.

23L’accès à la détention de la baiulia, si elle n’est pas toujours à l’origine des fortunes des baiuli, constitue tout au moins un point d’inflexion dans le processus d’enrichissement de ces agents et de leurs familles. Mais les redevances rattachées à l’office de la baiulia ne sont presque jamais la seule source de revenus de ces coqs de village. Il ne faut pas oublier que les baiuli pratiquent largement le crédit avec leurs voisins, même avant l’achat des baiulie, qu’il sont souvent créanciers de leurs seigneurs et que, une fois en possession des baiulie, ils mènent à bien une politique d’accumulation foncière qui les place en tête de patrimoines dépassant largement le concept d’exploitation agraire familiale.

  • 27 J. Vilaginès nous a présenté un exemple qui peut servir comme modèle du rôle joué par les baiuli ru (...)

24Les baiuli ont été, certes, les grands créanciers des paysans pendant tout le Moyen Âge et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Dans les seigneuries catalanes, on voit les baiuli prêter aux paysans de leur baiulia d’une double manière : directement, en leur accordant de l’argent ou des semences contre la mise en gage de biens fonciers ; de façon indirecte, tout en devenant passivement leurs créanciers pour les redevances non acquittées, que les baiuli ont avancées aux seigneurs27.

  • 28 Ce baiulus des Montcada, devenu bientôt procureur de leurs domaines (1209-1225), a contribué à fina (...)

25En effet, certains baiuli locaux ont agi aussi comme créanciers de leurs seigneurs lorsque ceux-ci éprouvaient des difficultés entraînées par un train de vie souvent effréné, par des dépenses extraordinaires ou par des crises économiques générales. J. Shideler a été le premier historien à attirer l’attention sur la figure du baiulus financier et son rôle dans la seigneurie. Bernat Barutí présente l’image du ministérial ayant prospéré et étant parvenu à atteindre un statut social privilégié grâce aux pratiques financières28.

  • 29 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 193 ; Th. Bisson, Fiscal Accounts…, I, p. 117-150.

26Dans le domaine royal, pendant le règne de Pierre Ier et les premières années du règne de Jacques Ier, notamment dans la période 1204-1220, on a eu recours sur une grande échelle au crédit moyennant la mise en gage ou le fermage temporaire des redevances des baiulie pour remédier au déficit fiscal de la couronne. Parmi les créanciers du roi se trouvaient des nobles, des bourgeois, des juifs, mais aussi des baiuli29.

27Il semble, donc, que certains baiuli locaux ont tiré profit de leur expérience comme administrateurs et créanciers des paysans pour investir les redevances de leur office dans l’affermage ou l’achat de nouveaux revenus seigneuriaux. Mais il n’est pas moins certain que les seigneurs, notamment le roi et certains nobles, ont choisi très consciemment leurs baiuli parmi les individus les plus solvables de leurs domaines, ceux qui pouvaient leur assurer la stabilité des redevances, même si, par suite de mauvaises récoltes ou de l’endettement collectif des paysans, celles-ci diminuaient de manière drastique, et ceux qui, dans des moment de difficultés, pouvaient leur prêter des sommes d’argent dont le recouvrement était garanti par les redevances des baiulie.

  • 30 J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi…, p. 691-701 ; G. Feliu, El funcionament del règim senyorial (...)

28La stabilité des rentrées de la seigneurie, voici un idéal qui amena très tôt les seigneurs catalans à bailler à ferme les revenus de leurs domaines. À partir de la deuxième moitié du xiiie siècle, les grandes seigneuries ecclésiastiques, les templiers, les hospitaliers, les grands et petits nobles, même les petits seigneurs fonciers, ont eu recours au fermage temporaire des redevances des baiulie. À partir de la deuxième moitié du xiiie siècle dans la plupart des grandes seigneuries, le fermage est devenue une pratique régulière et coutumière30.

  • 31 Mercè Aventín i Puig, La societat rural a Catalunya en temps feudals, Barcelone, 1996, p. 188-189.

29L’objet des fermages était très souvent l’ensemble des redevances d’une baiulia et les fermiers des redevances seigneuriales étaient parfois les baiuli mêmes qui les détenaient31. Le fermage présentait des avantages évidents pour les seigneurs qui, par la suite, n’avaient plus besoin de fiscaliser les tâches de prélèvement des baiuli, alors que pour ceux-ci la perspective d’un bénéfice fondé sur la différence entre le prix qu’ils avaient à payer pour le fermage et ce qu’ils prélevaient, représentait le meilleur encouragement possible au bon exercice de leurs fonctions. Il est inutile d’ajouter comment le fermage a pu contribuer à une amélioration de la gestion de la seigneurie, en particulier du prélèvement des redevances, à la lutte contre la fraude et la passivité des paysans, et à l’augmentation des revenus et, donc, des profits que les baiuli tiraient des domaines qu’ils géraient. Du reste, le fermage à court délai était pour les seigneurs la meilleure alternative possible à l’aliénation du patrimoine.

  • 32 G. Feliu, El funcionament del règim senyorial…, p. 95-114.

30De ce point de vue, le fermage se présente comme un pacte entre les ayants droit seigneuriaux et les élites économiques locales qui revendiquent des droits, parmi lesquelles se trouvent les baiuli. Néanmoins, ceux-ci ne sont pas les seuls à prendre en ferme les revenus des seigneurs. Chez les fermiers de redevances seigneuriales, on trouve aussi des petits nobles, des bourgeois et marchands des villes proches, des juifs spécialisés dans le crédit, des paysans aisés, etc. Il paraît, donc, que les seigneurs ont eu recours à une clientèle diversifiée pour ne pas confier trop de pouvoir aux baiuli32.

  • 33 Les Sala, baiuli du monastère de Sant Pau del Maresme à Arenys (comté de Gérone) jusqu’à 1437, réus (...)

31Pour faire face à l’endettement et aux besoins d’argent, les seigneurs ont eu recours à l’aliénation des redevances de leurs domaines, tout en les détachant des droits qu’ils détenaient sur la seigneurie. L’achat des redevances seigneuriales est souvent à l’origine de l’ascension sociale d’anciennes familles de baiuli, qui, devenus des rentiers, ont pu imiter la condition et le niveau de vie nobiliaires. Certaines familles que l’on voit aux xive-xve siècles jouir de redevances d’origine seigneuriale mais n’ayant plus de lien avec la possession de châteaux, domus et droits banaux ou juridictionnels et qui ont fini, au cours des xvie et xviie siècles, par accéder au rang de la petite noblesse (homes de paratge), étaient des descendantes des anciens baiuli locaux33.

  • 34 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 323-324, 328-334.
  • 35 L’exemple paradigmatique est celui des Sala, cités ci-dessus, dont les stratégies économiques sont (...)

32Néanmoins, l’accès des baiuli à la propriété des redevances rattachées aux châtellenies n’est pas un phénomène général. En revanche, au cours du xiie siècle, on voit la plupart des baiuli locaux mener, toujours à l’échelle locale, une politique, plus modeste apparemment, d’agrandissement de leur patrimoine foncier. À la fin du xiie siècle, la plupart des baiuli locaux figurent à la tête d’un patrimoine foncier qui dépasse largement le cadre du manse, l’exploitation familiale, y compris du manse domanial reçu en commende avec la baiulia. Certains baiuli ont réussi à accumuler trois, quatre, parfois même cinq manses dans un seul terroir34. Au xive siècle, on voit certains de ces baiuli posséder même des hommes propres, des paysans de remença qui leur prêtent serment de fidélité et hommage au moment de reconnaître leurs tenures35.

33Les baiuli ruraux ont été assurément les grands bénéficiaires du processus de concentration foncière pendant les périodes d’extrême débilité démographique de la seigneurie rurale. Ils ont agrandi leurs tenures par l’acquisition de parcelles et manses abandonnés. Même si une partie de ces exploitations semble leur être parvenue par des droits de succession, l’agrandissement de leurs tenures ne peut s’expliquer globalement que par des stratégies économiques développées grâce à la détention des baiulie. On a déjà fait allusion aux pratiques financières et créancières, actives et passives, menées par les baiuli auprès des paysans de leurs baiulie. La coïncidence des achats de parcelles et de manses avec les famines confirme que les baiuli ont tiré profit des difficultés extrêmes des paysans de leurs districts pour intégrer les tenures de ceux-ci dans leur patrimoine.

Essor et declin (xie-xive siècles) : l’âge d’or des baiuli et la réaction seigneuriale contre leur pouvoir

34Dans les lignes précédentes, on a présenté une image de la figure du baiulus, de ses fonctions et de son statut telle qu’elle s’est formée à l’âge classique de la seigneurie, aux xie-xiiie siècles. Or, cette image ne correspond pas à celle du baiulus du bas Moyen Âge et des temps modernes, réduit a un simple collecteur de redevances et administrateur de la seigneurie, dépourvu d’attributions judiciaires et avec des droits forts limités de transmission héréditaire de la baiulia qu’il détient. Peut-on déceler une évolution du rôle des baiuli locaux dans leurs rapports historiques avec les seigneurs ?

35Le douzième siècle est l’âge d’or des baiuli. Ils ont un rôle capital dans la restructuration de la seigneurie foncière, notamment dans la reconversion des grands espaces domaniaux dans le système du manse et de la tenure héréditaire (qui est attesté par ailleurs en Vieille Catalogne entre la fin du xie siècle et le début du xiiie siècle, en particulier dans les territoires de nouvelle colonisation de l’ouest du Llobregat). Le rôle des baiuli catalans du xiie siècle dans la reconversion des anciennes terres domaniales s’avère à tel point important que la commende de la baiulia apparaît très souvent associée à la cession en fief d’un centre domanial, un manse, souvent fortifié, appelé tour, sala, soler ou masó.

  • 36 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 251-252 ; P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 277.

36Au cours du xiie siècle, les baiuli voient reconnus leurs droits héréditaires sur la baiulia par le biais d’un document spécifique, la charte de commende de la baiulia (comendatio baiulie), souvent associée, dans un même acte, à la concession précaire d’un manse et d’un ensemble de terres36. On l’a déjà vu, les baiuli pratiquent une sage politique d’accumulation foncière qui les place à la tête d’un patrimoine dépassant largement le cadre du centre domanial ou de l’exploitation agraire reçus en commende ou en précaire.

37Mais bientôt les seigneurs vont réagir contre le pouvoir acquis par les baiuli locaux. La réaction des seigneurs contre les baiuli se fera sur plusieurs fronts : contrôle fiscal de la gestion des baiuli, asservissement, lutte contre l’accumulation foncière, contrôle sur la transmission héréditaire des baiulie et limitation des facultés juridictionnelles des baiuli.

  • 37 A. Aragó Cabañas, « La institución baiulus regis en Cataluña en la época de Alfonso el Casto », VII (...)
  • 38 P. Benito, « Crisi i reforma del règim econòmic intern de les comunitats monàstiques benedictines » (...)
  • 39 Tel est le cas de Matadera, où l’abbaye de Sant Llorenç del Munt avait un baiulus maior, dont la fo (...)
  • 40 T. Bisson, Tormented voices…, p. 75 ; idem, « Credit, Prices and Agrarian Production in Catalonia : (...)

38Les réformes administratives visant à contrôler la gestion des baiuli ont débuté très tôt dans les domaines du comte-roi ; puis elles se sont répandues chez les templiers et hospitaliers et les grandes seigneuries ecclésiastiques. Pendant la deuxième partie du règne de Ramon Berenguer IV et le règne d’Alphonse le Troubadour (1162-1196), les baiuli locaux ont été soumis à un contrôle strict de leur gestion économique. Un tribunal central d’auditeurs s’est constitué, visant à superviser régulièrement les comptes que ceux-ci devaient présenter périodiquement37. Suivant leur exemple, les ordres militaires et les grands monastères ont mis sur place de complexes systèmes hiérarchisés d’audition comptable. Dans les abbayes bénédictines relevant depuis 1215 du monastère de Sant Cugat del Vallès, deux offices monastiques ont été implantés au cours du xiiie siècle, le prévôt et le cellarius (cat. cellerer), chargés respectivement du temporel monastique et de l’intendance du monastère. Le prévôt devait superviser les comptes que lui présentaient annuellement les baiuli du domaine et toutes les semaines le moine cellarius, et en rendre compte tous les mois à l’abbé38. Dans certains terroirs, en plus, les grands monastères ont établi une sorte de hiérarchie entre baiuli maiores et minores, visant à garder sous contrôle la gestion des baiuli locaux39. Depuis le milieu du xiie siècle les capbreus sont devenus des instruments clés aussi bien pour les seigneurs, afin de mener à bien les auditions des exercices fiscaux présentés par les baiuli40, que pour les baiuli dans leurs tâches de prélèvement des redevances auprès des paysans.

  • 41 P. Freedman, The origins of peasant servitude in medieval Catalonia, Cambridge, 1991 ; V. Farías, « (...)

39Dès la fin du xiie siècle, les seigneurs ont imposé aux baiuli et à leurs descendants l’obligation de demeurer dans le manse, d’être leurs hommes fidèles et liges (solius), de leur prêter hommage, de leur rendre la potestas du manse lorsqu’ils le requéraient, et, s’ils quittaient la seigneurie, de se racheter et de libérer leurs baiulie et leurs tenures. Attachés à la glèbe, soumis aux mauvais usages, à la remença et à la justice du seigneur foncier, les baiuli ont été assimilés à la condition de serfs, qu’ils ont désormais partagée avec le reste des paysans de leurs baiulie41.

  • 42 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 504-518.
  • 43 Un procès de 1220 entre l’abbaye de Sant Cugat del Vallès et Saurina, mère de Bernat, baiulus décéd (...)

40Ce changement du statut socio-juridique des baiuli au sein de la seigneurie s’est opéré en relativement peu de temps, entre la fin du xiie siècle et la troisième décennie du xiiie siècle, et a été suivi par une offensive judiciaire des seigneurs contre les baiuli qui avaient accumulé le plus de terres, le plus de pouvoir et le plus d’influence. Pendant la première moitié du xiiie siècle les grandes seigneuries ecclésiastiques ont eu largement recours à leurs pouvoirs juridictionnels pour soumettre les baiuli locaux à la justice42. Les conflits entre les abbés et leurs baiuli tenaient à une diversité de questions, mais ils visaient clairement, d’abord, à empêcher la transmission intégrale du patrimoine foncier accumulé par les baiuli, lorsque celui-ci était constitué par plus d’un manse, et ensuite, à empêcher la transmission héréditaire des baiulie, ce qui était l’usage dans la plupart des grandes seigneuries ecclésiastiques43.

  • 44 Ll. To Figueras, El monestir de Santa Maria de Cervià…, p. 165 ; J. Fernández i Trabal, Una família (...)

41En effet, à partir de la fin du xiie siècle les grandes abbayes se sont aperçues que l’hérédité des baiulie conférait trop de pouvoir aux baiuli. Ceux-ci pouvaient faire face aux réclamations des seigneurs dans les procès, mais ne pouvaient être dépourvus de leurs droits sur les baiulie44. Pour racheter les baiulie qui échappaient à leur contrôle et les commender à nouveau sous des conditions plus favorables, les seigneurs ont dû indemniser les baiuli avec de grandes sommes d’argent ou des biens fonciers. Dans d’autres cas, après de longs contentieux, les abbés des monastères ont dû parvenir à des accords avec les baiuli, concernant soit les conditions de détention de leurs baiulie, soit leur patrimoine foncier.

  • 45 J. Bastardas (ed.), Usatges de Barcelona, art. 83 (De baiuliis).

42Depuis la fin du xiie siècle, de plus en plus, les baiulie ont été commendées généralement aux fils, petits-fils ou neveux des anciens détenteurs, mais à titre viager. Le renouvellement de la commende de baiulia et du centre domanial à chaque transmission générationnelle permettait aux seigneurs de garder le contrôle sur la succession de la baiulia. Les renouvellements obéissaient au principe, recueilli par les Usatges, selon lequel aucun baiulus ne pouvait transmettre sa baiulia à ses héritiers sans l’approbation de son seigneur45.

  • 46 Ce qu’en 1316 l’abbesse Saura du monastère de Sant Pere de les Puelles a fait avec son batlle d’Esp (...)
  • 47 Ma Assumpció Zapata Buxens, Les jurisdiccions locals en el pas de l’Edat Mitjana a l’Edat Moderna, (...)

43Dans les seigneuries ecclésiastiques les droits héréditaires des baiuli, fondés sur les anciens documents de commende des baiulie, ont mieux résisté, mais leur gestion a été fortement fiscalisée et contrôlée par les abbés et prévôts ou par leurs officiers. Un simple soupçon de fraude dans la présentation des comptes suffisait à les déposer de leur charge46. Dans l’espace nobiliaire, par contre, peu de familles ont réussi à tenir l’office de la baiulie plus de deux générations47. Le développement à partir du xiiie siècle d’un actif marché des châteaux, domus et juridictions a empêché la consolidation du pouvoir délégué au sein des élites rurales.

44Si, d’une part, dans les seigneuries ecclésiastiques, les baiuli locaux ont été souvent soumis à la justice seigneuriale, de l’autre, dans le domaine royal et dans les petites baronnies, les baiuli ont subi des empiétements sur leurs attributions juridictionnelles.

  • 48 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 87-88, 93-125 (sur les fonctions et compétences des viguiers), 128 (...)

45Dans le domaine royal, lorsque sous le règne d’Alfons I une justice publique a été implantée sur tout le territoire catalan avec des viguiers (cat. veguers), des fonctionnaires chargés de l’administration judiciaire supérieure dans des districts supra-locaux appelés vigueries (cat. vegueries), les baiuli locaux sont devenus des subordonnés des veguers et leurs attributions ont été limitées à l’exercice de la justice locale ordinaire des « plébéiens48 ».

  • 49 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 250 ; V. Ferro, El Dret Públic Català…, p. 148 ; F. Sabaté, El ter (...)

46De façon semblable, dans les grands états nobiliaires du bas Moyen Âge, les baiuli locaux ne jouissent presque jamais d’attributions judiciaires en matière criminelle. Celles-ci sont réservées par les seigneurs à des officiers supérieurs, appelés procurateurs, gouverneurs ou baiuli généraux, qui exercent leur autorité sur les baiuli et supervisent leur gestion économique49.

  • 50 . J. Marquilles, Comentaria super usaticis Barchinone, Barcelona, 1505, f. XLIv.
  • 51 . Sur ces distinctions juridiques, voir J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 245-250 ; Victor Ferro, El (...)

47Ces différences sont à l’origine des distinctions juridiques établies par les juristes catalans du bas Moyen Âge entre le batlle natural, celui qui exerçait le droit de ban et la juridiction générale sur le district d’une ville, d’un château ou d’une paroisse – d’après la définition de Jaume Marquilles dans ses commentaires aux « Usatges50 » –, et le batlle de sac, qui voyait limité son pouvoir à des fonctions administratives51.

***

48Tous ces changements ont eu, sans doute, des conséquences sur la condition, le statut et les fortunes des baiuli ruraux pendant le bas Moyen Âge et l’Ancien Régime. À la fin du Moyen Âge, lorsque beaucoup de communautés rurales, suivant l’exemple des villes, se sont rattachées à la juridiction royale et ont obtenu des rois des privilèges d’organisation municipale, les seigneurs ont vu leur représentation limitée aux batlles de sac, chargés de l’administration et du prélèvement de leurs droits et redevances. Dans les seigneuries rurales de Vieille Catalogne, ces collecteurs de redevances n’étaient parfois en outre que des petits ou moyens tenanciers pour lesquels l’office de la baiulia servait à compléter les recettes qu’ils tiraient de leurs exploitations agraires. Soumis aux mauvais usages et à la justice foncière, ils partageaient la même condition et se heurtaient aux mêmes limites que le reste des tenanciers. On comprend facilement qu’ils n’aient pas hésité à prendre parti en faveur des remences lorsqu’en 1462 ceux-ci se sont révoltés contre les seigneurs pour obtenir l’abolition des droits serviles qui pesaient sur eux et sur leurs tenures.

Notes

1 Sur l’emploi du mot baiulus dans la documentation médiévale catalane, voir Glossarium Mediae Latinitatis Cataloniae, Barcelone, 1963-1986, col. 223-226 ; Eulalia Rodón Binué, El lenguaje técnico del feudalismo en el siglo xi en Cataluña, Barcelone, 1957, p. 36-38. Les mots minister et ministrali se trouvent aussi dans des sources anciennes, du xie siècle, tandis que l’archaïsme villicus, relevé dans des documents du xiie siècle, est plutôt rare et ne se trouve pas au-delà du xiiie siècle.

2 Jean-Auguste Brutails, Étude sur la condition des populations rurales du Roussillon au Moyen Âge, Paris, 1891 ; Eduardo de Hinojosa y Naveros, « El régimen señorial y la cuestión agraria en Cataluña durante la Edad Media », Obras, t. II, Madrid, 1955, p. 33-323.

3 J. Lalinde Abadía, La jurisdicción real inferior en Cataluña (corts, veguers, batlles), Barcelone, 1966.

4 Pierre Bonnassie, La Catalogne du milieu du xe à la fin du xie siècle, croissance et mutations d’une société, Toulouse, 1975-1976 ; J. Shideler, A Medieval Catalan Noble Family. The Montcadas (1000-1230), Berkeley, 1983 ; Thomas N. Bisson, Fiscal accounts of Catalonia under the early count-kings (1151-1213), Berkeley-Los Ángeles-Londres, 1984 ; J.M. Salrach, « La renta feudal en Cataluña en el siglo xii : estudio de los honores, censos, usos y dominios de la casa de Barcelona », dans M. Sánchez Martínez (comp.), Estudios sobre renta, fiscalidad y finanzas en la Cataluña bajomedieval, Barcelone, 1993, p. 29-70 ; Roland Viader, Les contrats agraires des archives capitulaires de Barcelone (xie-xiiie siècle), maîtrise, Université de Toulouse-Le Mirail, 1990 ; Ll. To Figueras, El monestir de Santa Maria de Cervià i la pagesia, Barcelone, 1991, p. 162-166 ; Flocel Sabaté i Curull, El territori de la Catalunya medieval, Barcelone, 1997, p. 234-238 ; Josep Serrano Daura, Senyoriu i municipi a la Catalunya Nova (segles xii-xix), Barcelone, 2000, p. 788-809 ; Víctor Farías Zurita, « Sobre la reorganización del señorío rural y la figura del baiulus en la Catalunya del noreste de los siglos xii y xiii », Anuario de Estudios Medievales, 30/2, 2000, p. 887-916 ; J. Vilaginés, El paisatge, la societat i l’alimentació al Vallès (segles x-xii), Barcelone, 2001, p. 182-185 ; P. Benito i Monclús, Senyoria de la terra i tinença pagesa al comtat de Barcelona (segles xi-xiii), Barcelone, 2003, p. 270-279.

5 F. Sabaté, El territori…, p. 235-238 ; V. Farías, « Sobre la reorganización… », p. 895-897.

6 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 270-271 et 288-290.

7 D’après J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 56-57, les occurrences tardives du mot baiulus dans la documentation démontrent une tardive création de cet office par rapport à celui du viguier, présent depuis le ixe siècle.

8 P. Bonnassie, La Catalogne…, II, p. 597-598.

9 Ll. To Figueras, El monestir de Santa Maria de Cervià…, p. 162.

10 C’est le cas des batlles royaux de Vilamajor, chargés de l’hôtel que les comtes de Barcelone possédaient dans ce village du Vallès. Voir Th. Bisson, Fiscal accounts…, p. 49-52 ; J. Vilaginés, El paisatge…, p. 184. Bernat d’Auriac, baiulus de Guillema de Montcada, était l’intendant du château de Sentmenat ; il menait un contrôle strict des dépenses, des achats et des dettes. R. Conde, « Alimentación y sociedad : las cuentas de Guillema de Montcada (AD 1989) », Medievalia, 3, 1982, p. 7-21.

11 Sur les baiuli en tant qu’administrateurs de justice et leurs attributions, voir J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 87 ; V. Farías, « Sobre la reorganización… », p. 893-894 ; J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi…, p. 791-801.

12 Sur le braçatge, J.-A. Brutails, Étude…, p. 154 ; E. de Hinojosa, « El régimen señorial… », p. 175-176 ; R. Viader, Les contrats agraires…, p. 66 ; Ll. To Figueras, « Le mas catalan… », p. 165 ; V. Farías, « Sobre la reorganización… », p. 903 ; J. Vilaginés, El paisatge…, p. 185 ; P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 272, 378-380.

13 Sur le retrodecimum, J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 213-214, 254-255 ; V. Farías, « Sobre la reorganización… », p. 903 ; P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 272-273.

14 Tomàs Mieres, Apparatus, I, col. 2, cap. XXXX, no 18, commenté par J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 66.

15 L’usage est certifié dans la région de Gérone par plusieurs sources indépendantes du xve siècle. Voir Jörg Wettlaufer, « Ius primae noctis. Historisch-anthropologische Überlegungen zum Verständnis eines mittelalterlichen Feudalrecht », Francia, 21/1, 1994, p. 245-262. Son abolition figure parmi les demandes du syndicat des paysans remences dans le projet d’accord de 1462 et est sanctionnée par la Sentence Arbitrale de Guadalupe (chap. IX) promulguée par le roi Fernand le Catholique en 1486. Voir J. Vicens Vives, Historia de los remensas en el siglo xv, Barcelone, 1978, p. 342.

16 Jaume Aymar Ragolta, « Els Vallmanya, batlles de sac del castell de Calonge », Estudis del Baix Empordà, 8, 1989, p. 141.

17 . Archives de la Couronne d’Aragon, Chancellerie, Ramon Berenguer I, parchemin no 418, édité par Ll. To Figueras, El monestir de Santa Maria de Cervià…, doc. 19, p. 217.

18 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 208-211.

19 J. Shideler, The Montcadas…, p. 172.

20 Joan Bastardas (éd.), Usatges de Barcelona, Barcelone, 1984, art. 10 ; J. Shideler, The Montcadas…, p. 172-173 ; J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 67. La condition des baiuli nobiles a été aussi traité au xve siècle par le juriste Jaume Callís, Antiquiores, f. XXv.

21 F. Sabaté, El territori…, p. 236.

22 Josep M. Salrach, « Formació, organització i defensa del domini de Sant Cugat en els segles x-xii », Acta Historica et Archaeologica Mediaevalia, 13, 1992, p. 157, 159-160.

23 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 276.

24 C’est le cas de Berenguer d’Auriac, baiulus de Guillem Ramon de Montcada. Voir J. Shideler, The Montcadas…, p. 172.

25 Sur les boni ou probi homines, voir Ll. To Figueras, « El marc de les comunitats pageses : villa i parròquia en les diòcesis de Girona i Elna », Catalunya i França meridional a l’entorn de l’any mil, Barcelone, 1991, p. 218-220. Leur action en matière juridictionnelle au sein des communautés rurales a donné naissance au judici de prohoms. Sur cette institution locale et leurs attributions, voir J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi…, p. 1030.

26 J.M. Font Rius, « Los orígenes del régimen municipal de Cataluña », Anuario de Historia del Derecho Español, XVI, XVII, p. 269-273.

27 J. Vilaginès nous a présenté un exemple qui peut servir comme modèle du rôle joué par les baiuli ruraux dans le système seigneurial, celui de Berenguer de Bannalocha, baiulus de l’évêque de Barcelone à Mollet, dans le Vallès. J. Vilaginés, « Berenguer de Bannalocha. Batlle episcopal de Mollet », Mollet del Vallès. Notes, 3, 1989, p. 9-18.

28 Ce baiulus des Montcada, devenu bientôt procureur de leurs domaines (1209-1225), a contribué à financer les entreprises de cette puissante famille nobiliaire entre 1212 et 1223 tout en recevant en gage l’ensemble des redevances de certains endroits (J. Shideler, The Montcadas…, p. 173-176).

29 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 193 ; Th. Bisson, Fiscal Accounts…, I, p. 117-150.

30 J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi…, p. 691-701 ; G. Feliu, El funcionament del règim senyorial a l’Edat Moderna, Lleida, 1990, p. 95-114.

31 Mercè Aventín i Puig, La societat rural a Catalunya en temps feudals, Barcelone, 1996, p. 188-189.

32 G. Feliu, El funcionament del règim senyorial…, p. 95-114.

33 Les Sala, baiuli du monastère de Sant Pau del Maresme à Arenys (comté de Gérone) jusqu’à 1437, réussissent en 1632 à obtenir du roi un titre de noblesse en raison de l’ancienneté de leur maison. Voir Benet Oliva i Ricós, La petita noblesa del Maresme, Mataró, 2002, p. 71.

34 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 323-324, 328-334.

35 L’exemple paradigmatique est celui des Sala, cités ci-dessus, dont les stratégies économiques sont bien documentées à partir de 1212. Devenus « homes propres » de l’abbaye de Sant Pau del Maresme, dont ils étaient les batlles, ils réussissent à accumuler un important patrimoine foncier constitué de tenures et alleux. Au xive siècle ils agissent à la fois comme « hommes propres » et de remença de l’abbaye et seigneurs de paysans remences. Voir B. Oliva, La petita noblesa del Maresme…, p. 72-89.

36 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 251-252 ; P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 277.

37 A. Aragó Cabañas, « La institución baiulus regis en Cataluña en la época de Alfonso el Casto », VII Congreso de Historia de la Corona de Aragón, Barcelone, 1962, III, p. 140-141 ; T. Bisson, Fiscal Accounts…, I, p. 78-116.

38 P. Benito, « Crisi i reforma del règim econòmic intern de les comunitats monàstiques benedictines », Abadies, cartoixes, convents i monestirs… XXII Jornades d’Estudis Històrics Locals, Palma de Mallorca, 2004, p. 225-242.

39 Tel est le cas de Matadera, où l’abbaye de Sant Llorenç del Munt avait un baiulus maior, dont la fonction était de superviser les comptes des baiuli minores relevant de son office (Archives de la Couronne d’Aragon, Ordres Monastiques, parchemins de Sant Llorenç del Munt, no 408a et 408d). Sur les baiuli et subbaiuli, voir J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 232, V. Ferro, El Dret Públic Català. Les Institucions a Catalunya fins al Decret de Nova Planta, Vic, 1987, p. 124.

40 T. Bisson, Tormented voices…, p. 75 ; idem, « Credit, Prices and Agrarian Production in Catalonia : a Templar Account (1180-1188) », Order ant Innovation in the Middle Ages : Essais in Honor of Joseph R. Strayer, Princeton, 1976, p. 97.

41 P. Freedman, The origins of peasant servitude in medieval Catalonia, Cambridge, 1991 ; V. Farías, « Sobre la reorganización… », p. 898-899 ; P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 429-434, 456-458, 483-487.

42 P. Benito, Senyoria de la terra…, p. 504-518.

43 Un procès de 1220 entre l’abbaye de Sant Cugat del Vallès et Saurina, mère de Bernat, baiulus décédé de Valldoreix, qui agissait comme procuratrice de sa petite-fille, héritière de Bernat, est à cet égard tout a fait représentatif. Face aux prétentions du lieutenant de l’abbé, selon qui la baiulia de Valldoreix devait revenir au domaine du monastère après la mort de Bernat, Saurina a allégué qu’elle et sa famille devaient avoir la baiulia à perpétuité en vertu de l’adverbe semper contenu dans la charte de commende de la baiulia accordée à son mari (Archives de la Couronne d’Aragon, Ordres Monastiques, Sant Cugat del Vallès, parchemin no 440).

44 Ll. To Figueras, El monestir de Santa Maria de Cervià…, p. 165 ; J. Fernández i Trabal, Una família catalana medieval. Els Bell-lloc de Girona (1267-1533), Barcelone, 1995, p. 184..

45 J. Bastardas (ed.), Usatges de Barcelona, art. 83 (De baiuliis).

46 Ce qu’en 1316 l’abbesse Saura du monastère de Sant Pere de les Puelles a fait avec son batlle d’Esplugues, Ramon Figueres (Archives de la Cathédrale de Barcelone, reg. Notariaux, 90, f. 8r). Cette même abbesse a essayé de déposséder Berengueró de Puig et sa mère Sibila de leurs droits sur la baiulia de Lliçà de Vall, Lliçà de Munt, Canovelles et Palaudàries, que Berengueró détenait par succession de sa grand-mère Ermessenda, laquelle l’avait reçue en commende de l’abbaye en 1255 « eo quia predecessores dictorum Sibilie et Berengarii non reddiderant compotum seu rationem de iuribus eiusdem baiulie », et aussi de limiter leurs droits sur la baiulia au retrodecimum (ACB, reg. Notariaux, 90, f. 34v-39v).

47 Ma Assumpció Zapata Buxens, Les jurisdiccions locals en el pas de l’Edat Mitjana a l’Edat Moderna, Mataró, 1998, p. 111-123.

48 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 87-88, 93-125 (sur les fonctions et compétences des viguiers), 128-137 (sur les compétences des baiulie royales en matière de juridiction ordinaire), 153-179 (sur les interférences et conflits de compétences entre le veguer et le batlle).

49 J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 250 ; V. Ferro, El Dret Públic Català…, p. 148 ; F. Sabaté, El territori…, p. 236 ; J. Serrano Daura, Senyoriu i municipi…, p. 786-788 ; E. Toda i Güell, La davallada de Poblet (Poblet als segles xvi i xvii), Abadia de Poblet, 1997, p. 305-310.

50 . J. Marquilles, Comentaria super usaticis Barchinone, Barcelona, 1505, f. XLIv.

51 . Sur ces distinctions juridiques, voir J. Lalinde, La jurisdicción…, p. 245-250 ; Victor Ferro, El Dret Públic Català…, p. 123-125 et 139.

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