Version classiqueVersion mobile

Transhumance et estivage en Occident

 | 
Pierre-Yves Laffont

Espaces en partage et partage des espaces

Organisation et acteurs de la transhumance et de l’estivage dans les Pyrénées de l’est. (Cerdagne, xvexviiie siècle)

Marc Conesa

Texte intégral

1Entre le xve et le xviiie siècle, la Cerdagne se définit comme un espace en partage. Elle est d’abord une terre de passage à travers la chaîne pyrénéenne, devenue un enjeu stratégique lors des conflits entre le royaume de France et la monarchie espagnole. Au terme, provisoire, de trois siècles d’affrontement, cette région est partagée en deux parties distinctes lors de la signature du traité des Pyrénées (1659). La Cerdagne se partage aussi dans sa composition morphologique, entre la plaine d’effondrement, suspendue à plus de 1 300 mètres d’altitude moyenne, véritable mosaïque de cultures, et les montagnes qui la bordent, tant au nord qu’au sud et qui sont le siège des activités pastorales. Ces terres se partagent encore dans leurs structures d’exploitation, entre les appropriations multiples et les usages pluriels, qui renforcent l’impression d’espaces sous tension.

  • 1 J. M. Moriceau, L’élevage sous l’ancien Régime (xvie-xviiie siècle), Paris, 1999, p. 177.
  • 2 La recherche, essentielle et stimulante, sur l’estivage et ses structures spatiales est celle de Ch (...)

2Ce territoire, balafré de frontières et de partages, de droits et de pratiques concurrentes permet un élevage protéiforme, qui s’appuie sur la diversité des ressources en herbe. Du point de vue des déplacements de troupeaux, deux échelles géographiques participent de la fréquentation des pacages dans cette région. Le premier horizon de recrutement des bétails se place au loin, au Sud d’abord, depuis les plaines littorales et l’hinterland des basses contrées catalanes, comme au Nord, ensuite, venant du comté de Foix, domaine du roi de France. Cette petite échelle procède de la grande « transhumance » et joue de la complémentarité des ressources et des espaces, selon le gradient altitudinal et végétatif. Cette remue de bêtes au long cours se définit généralement comme l’œuvre d’entreprises et d’associations spéculatives au service de villes avides de viande et de laine1. Toutefois, se pose d’emblée le problème des relais locaux, permettant et organisant la dépaissance de ces troupeaux forains, non-résidents. En effet, ces terres de pâture ne sont pas vides d’hommes et d’usages, mais appropriées et exploitées, à une deuxième échelle d’analyse, par une kyrielle de communautés d’habitants, dont le processus d’institutionnalisation s’appuie, en partie, sur la gestion de ces espaces. Ces localités, placées à l’interface entre plaine agricole et montagnes, pratiquent une économie agropastorale diversifiée. La dichotomie spatiale plaine/pâtures permet un estivage de proximité, indispensable au fonctionnement du système de production. Ce déplacement d’animaux se définit comme une mobilité saisonnière des troupeaux des terroirs de montagne aux estives, durant une période comprise entre le début du printemps et les premières neiges de l’automne2.

3De cette manière, les deux types de déplacement de bétail sont marqués par des logiques économiques et des origines géographiques différentes, voire concurrentes, puisqu’elles convoitent les mêmes espaces de pâture. Cet antagonisme a forgé l’image des rivalités farouches entre les propriétaires de troupeaux transhumants et les détenteurs du cheptel estivant. Toutefois, si l’estivage et la transhumance ont été souvent définis comme des formes concurrentes de déplacements de troupeaux, l’étude de leur coexistence, de leur interaction et de leur interpénétration se posent en termes d’objet et d’enjeu des organisations territoriales, dont l’objectif apparent est de contrôler les pacages. C’est donc, au niveau de l’organisation, expression concrète de l’appropriation, de la gestion et de l’exploitation des espaces de pâture, que le regard doit se porter, afin de décrire et d’expliquer l’évolution des flux et des effectifs, des vecteurs et des acteurs de la transhumance et de l’estivage dans les Pyrénées.

4Dans cette perspective, deux temps semblent se succéder et serviront de cadre d’énonciation à l’analyse. En premier lieu, du xve au milieu du xviie s., Puigcerdá, cinquième ville de Catalogne au xve s. et trônant au milieu de la plaine cerdane semble en mesure de jouer les intermédiaires entre des pratiques apparemment concurrentes. Ville marchande et ville drapière, largement dotée de privilèges et d’usages sur l’ensemble des pasquiers, elle apparaît comme un pôle organisateur des déplacements de bétail. Néanmoins, marginalisée dans le jeu des échanges commerciaux, et prise en étau entre les mâchoires des monarchies françaises et espagnole, la ville paraît s’essouffler au milieu du xviie s. Les communautés semblent dès lors s’imposer. Promulguant les criées, ensemble de dispositions relevant de la police rurale, réglementant notamment l’estivage, elles proscrivent le bétail étranger et régnent en maître sur les herbes communes. Pourtant, derrière le faux-semblant de la vitrine institutionnelle et à la croisée des sources, les grandes maisons tirent les fils des remues de bétail, maîtrisant les réseaux et partageant les espaces à leur profit social, économique et symbolique tandis que la coexistence entre les deux formes de déplacement de bétail se maintient dans des espaces hétérotopiques.

Le temps de la ville, xve – milieu du xviie siècle

5Étudier l’estivage et la transhumance exige de s’interroger sur l’organisation globale de la Cerdagne. En effet, il semblerait que les remues de bêtes, comme les finalités de l’élevage, soient dérivées des structures territoriales qui les encadrent et les régulent.

Puigcerdá : un pôle organisateur du territoire

  • 3 Les sources utilisées sont les fogatges de 1497 et de 1553 et les dénombrements de la Cerdagne fran (...)
  • 4 M. Conesa, Territoires montagnards et systèmes familiaux, DEA, Montpellier III, 2000, p. 124 sq, 17 (...)
  • 5 S. Galceran, La industria i el comerç a Cerdanya. Estudi socio-économic segons les « ordinacions Mu (...)

6Entre le xve et le xviie s., Puigcerdá se présente comme un pôle organisateur du territoire cerdan. À cette échelle, la ville pèse de tout son poids démographique, représentant jusqu’à un feu sur trois au milieu du xvie s. et un habitant sur six au seuil du xviiie s. Ces données sont aussi à évaluer par rapport aux dimensions moyennes des communautés rurales environnantes, qui se composent d’une dizaine de feux entre la fin du xve et le milieu du xvie s., contre près de 400 pour la cité. Les villages comptent de 150 à 250 habitants au cours d’un long xviiie s., tandis que la ville dénombre plus de 1 300 individus. Puigcerdá est, dans cette structure territoriale atomisée entre des dizaines de petites communautés, un poids lourd démographique3. Les structures foncières des terroirs environnants sont également fortement polarisées par la présence de la cité. En effet, les hommes de la ville constituent, dans sa sphère d’influence, des exploitations rurales aux dimensions appréciables. Globalement, en 1694, les habitants de Puigcerdá détiennent 10 % des surfaces cultivées en Cerdagne française et 20 % en Cerdagne espagnole4. Cette mainmise sur les terres agricoles des villages périphériques double les relations sociales et économiques entre les habitants des communautés rurales et la cité. En effet, l’artisanat urbain avec ses pareurs, ses tailleurs, ses peleurs et ses bouchers, offrent un débouché aux matières premières produites dans les exploitations rurales5.

7Entre le xve et le xviie s., la structure territoriale de la Cerdagne est ainsi dominée par Puigcerdá, qui cumule aussi le pouvoir politique et symbolique. Sur le plan spatial, la cité contrôle parallèlement plusieurs terrains de pâture, disjoints de son terroir, qui étendent considérablement son emprise territoriale. L’une de ces estives est connue à travers un volumineux registre qui éclaire les différents niveaux de gestion et d’organisation des déplacements de bétail ainsi que leur évolution entre le début du xve et la fin du xviie s.

Le liber pasquarorum

  • 6 Archives départementales des Pyrénées-Orientales (adpo), 1Bp818, f° 1r°.

8Cet épais registre de 200 folios, intitulé « liber pasquarorum », appréhende l’espace avec cette « Nota com en la montanya de pimorent muntanya de Carol pot apescarar la present vila a mitjas ab los consols de Carol6 ». Ce court texte, inclus dans l’incipit du volume, fait ainsi état de droits équivalents entre la ville de Puigcerdá et la communauté de Carol, sur les montagnes constituant les versants occidentaux de la vallée du Carol. Le registre se compose, ensuite, d’une liste annuelle d’individus, qui déclarent envoyer, sur les pacages mentionnés, et contre le paiement d’un droit d’entrée, leurs troupeaux pour lesquels l’espèce et le nombre sont généralement indiqués. Ces déclarants n’appartiennent ni à la communauté de Carol, ni à celle de Puigcerdá. Ceci ne signifie pas que les habitants de ces deux localités ne fréquentent pas ces pasquiers, mais plutôt qu’ils sont exemptés, comme ayants droits, du paiement de la taxe. Subséquemment, les effectifs enregistrés sont sous-estimés par le document.

9Cette comptabilité de la fréquentation des estives est tenue entre 1422 et 1675, en discontinu. Trois périodes se distinguent. Si le xve siècle est relativement cohérent, avec des séries ininterrompues, le xvie est difficile à étudier compte tenu des hiatus récurrents. Enfin, la ville tient une comptabilité sourcilleuse de ses pacages entre 1622 et 1635, avant que celle-ci se révèle chaotique et lacunaire jusqu’au terme du registre.

  • 7 Sur le thème des dates d’entrées des troupeaux, la prudence et la défiance à l’égard des idées reçu (...)

10La durée pendant laquelle les troupeaux déclarés restent sur les pasquiers n’est pas explicitement énoncée. La première date d’entrée relevée est située au début du printemps, le 10 avril 1635, lorsque Joan Viader, vacher de Llivia, accompagne sept vaches sur les pasquiers de Carol. Toutefois, elle semble précoce7, puisque avril ne représente qu’1 % des déclarations. Les mois de mai et de juin offrent le temps privilégié d’introduction des troupeaux, avec respectivement 28 % et 50 % des mentions, alors que le cycle végétal est arrivé à maturité. Suivent juillet (17 %), août (4 %) et septembre (moins de 1 %). En trois mois, de mai à juillet, se cumulent 95 % des déclarations ; d’autres dépaissances, plus tardives, paraissent achever une remue commencée ailleurs.

11Les droits d’entrée sur les pasquiers sont les mêmes, pour toute date d’introduction ou origine géographique. Ils différent selon les catégories animales, entre bêtes grosses (juments et vaches) et bêtes menues (ovins et quelques rares caprins). Pour les premières, les suites (« seguissi »), jeunes bêtes de lait, ne paient pas. Aussi, elles ne sont pas dénombrées, mais seulement globalement mentionnées. Cette administration des bêtes enregistrées et des sommes récoltées constitue un premier filtre d’analyse de l’organisation des remues de bétail. En effet, la perception de droits d’entrée impose la mise en place d’une structure d’encadrement et de contrôle dont le liber pasquarorum est l’un des maillons essentiels.

De l’organisation des remues de bêtes

  • 8 adpo, 1Bp818, f° 100 r°.

12Un personnel est assigné à cette tâche. Celui-ci est connu par les protocoles qui commencent chaque nouvelle année. Ainsi, en 1508, on fait état des « Apasqueraments fets per los honorables Joan Moxo consol e Anton Pasqual apesqueradors elegits per lo consell en l’any Mil Sinch Cents e vuyt, en lo part de pimorent, dels quals pasquers los consols de Querol han la mitat8 ». Ces deux hommes, dont l’un est consul, sont donc élus par le conseil de la ville de Puigcerdá, pour procéder à l’enregistrement et au contrôle des animaux autorisés à entrer sur les pasquiers de la ville.

  • 9 Quelques très rares cas de saisies de bétail sont mentionnés. Toutefois, ce n’est pas la fonction d (...)
  • 10 La fonction : apesqueradors ; l’action : apescarament ; l’objet : les troupeaux envoyés sur ces esp (...)

13La vérification des remues de bêtes constitue, ainsi, l’un des offices annuels de la ville, intégré dans l’exercice de ses prérogatives. Cette charge s’exerce en partie sur les pasquiers mêmes, probablement au bas du parcours pour l’enregistrement, puis sur les herbes sommitales9 pour contrôler l’acquittement du droit d’entrée. Les termes utilisés pour désigner la fonction, l’action, l’objet, ainsi que la taxe prélevée et le tarif imposé10, constituent un champ sémantique spécifique. Ce champ lexical formé autour du terme « pasquier » semble désigner un espace de dépaissance ouvert. Deux cas sont connus en Cerdagne : les montagnes de Carol et du Puymorens et les pasquiers du Barrès. Il s’agit de confins territoriaux, au carrefour de plusieurs royaumes et de plusieurs vallées, de véritables espaces en partage dont le contrôle peut se révéler stratégique. De plus, l’accès à ces pâtures n’est pas conditionné par un impératif de résidence comme pour les estives gérées par les communautés rurales, mais par le paiement d’un droit d’entrée. Ces pâturages sont donc favorables à la coexistence de la transhumance et de l’estivage.

  • 11 adpo, 1Bp818, f° 13vº.
  • 12 adpo, 1Bp818, f° 169r°-172r°.

14Au terme de leur fonction, les sommes récoltées par les « apesqueradors » sont confiées au clavaire de la ville et participent ainsi des finances de la communauté. Elles restent modestes dans l’ensemble. En 1435, les délégués aux pasquiers remettent au trésorier 7 l. 7 s.11 ; en 1622, année faste, les caisses communales engrangent 125 l. barcelonaises et 13 s.12, environ la moitié de la dot d’une fille de pages. Mais, le registre ne tient pas compte des émoluments affectés au personnel. La gestion de ces pasquiers ne semble donc pas viser une logique de rentabilité financière.

L’organisation des déplacements de troupeaux : un outil de contrôle du territoire

15Le registre doit être interrogé autrement. En effet, la structure mobilisée pour la gestion de cet espace semble répondre à une logique de contrôle du territoire à trois échelles différentes.

16À grande échelle d’abord, la ville partage la jouissance de cet espace de pâture, stratégiquement placé aux portes du comté de Foix et de l’Andorre, avec la communauté de Carol. La fréquentation de cette estive est une manière de signifier sa prééminence et sa légitimité sur ce territoire, distant de 15 km environ. En réglementant et en vérifiant l’accès à ces pasquiers, et en déplaçant les pouvoirs sur ces lieux, Puigcerdá s’impose, malgré la discontinuité spatiale, sur l’autre communauté usagère.

  • 13 adpo, 1Bp818, fº 96r°.
  • 14 M. Conesa, « L’herbe et la terre. Communautés rurales de Cerdagne française au xviiie siècle et acc (...)

17À moyenne échelle, la ville médiatise l’accès à ces estives pour des propriétaires originaires de Cerdagne, mais n’appartenant pas aux deux communautés d’ayants droits. Ainsi, le 11 mai 1501, « Joan Fabre de Ur apasquera en dites ports XXIII besties bovynes a raho de un sol per bestia13 ». Ces propriétaires de cheptel habitent des villages ne disposant pas d’estive14. Ainsi, la cité agrège des forains à une pratique, la dépaissance, pourtant considérée comme l’expression privilégiée de l’appartenance à une communauté. Elle organise autour d’elle un faisceau de relations sociales, économiques et territoriales qui transcendent les appartenances communautaires. La cité confirme son rôle de pôle organisateur du territoire.

  • 15 adpo, 1Bp818, fº 42r º.
  • 16 M. Conesa, Mariages et frontières, op. cit., p. 34 sq.

18Ce rôle d’intermédiaire est privilégié aussi à petite échelle. En 1484, « Raymundo de Grahel del loc de Beas terre bearni apascara docentes vaques deura XV lliuras A raho de 1 sol 6 diners per bestiar, els vedels de mama exempts15 ». La cité ouvre ainsi les portes des montagnes aux troupeaux transhumants et tisse des relations, commerciales notamment, avec des horizons géographiques éloignés. La venue de Raymundo de Grahel n’est pas anecdotique puisque les années 1480-1510 coïncident avec un pic des flux migratoires originaires du Béarn, constitués des jeunes hommes cherchant à s’employer comme artisans et maçons dans ces hautes terres16. L’organisation de la transhumance participe, ainsi, d’un axe nord-sud, qui traverse la chaîne pyrénéenne et dont Puigcerdá est l’une des plaques tournantes.

19Transhumance et estivage semblent conforter et affermir le contrôle territorial exercé par Puigcerdá. Celui-ci repose sur un système d’accès aux pacages particulièrement ouvert.

Estivage et transhumance dans les pasquiers de Carol : les rythmes et les flux

20Les indications quantitatives sur l’origine géographique et la composition par espèce des troupeaux expédiés sur les pasquiers sont réunies dans le tableau 1, qui se découpe en trois périodes de durées inégales, reflétant ainsi les lacunes dans la documentation. Les deux premières séries sont ininterrompues et s’inscrivent respectivement entre 1432 et 1440 (neuf années) et de 1480 à 1490 (onze annuités). Le xvie s. n’a pu être constitué en série cohérente. La troisième période s’étend entre 1622 et 1638 et ne compte que 8 années documentées sur 17.

  • 17 Total des animaux divisé par le nombre d’années constituant chaque série.

21Ces trois périodes se distinguent également par une fréquentation globale inégale. La moyenne du nombre d’animaux par année documentée17 atteint près de 1 900 têtes dans la première série, contre plus de 3 000 dans les dernières années du xve s. Le début du xviie marque une réelle réduction des effectifs, puisque cette moyenne chute à moins de 1 200 bêtes par an. Ainsi, et de manière générale, la fréquentation des pasquiers semble répondre à des effets de conjoncture. Cette inégale distribution des troupeaux selon les périodes étudiées peut être également analysée à travers les zones d’origine des troupeaux dénombrés.

22L’estivage domine dans le deuxième tiers du xve siècle. La première période est caractérisée par une fréquentation essentiellement locale, où l’ensemble de la Cerdagne constitue la majorité des effectifs. Le nombre de déclarants étrangers à la région est faible. Les pasquiers semblent totalement intégrés dans le modèle de l’économie agropastorale et l’estivage de proximité l’emporte. Les communautés rurales les plus proches géographiquement de ces pacages (et qui deviendront en 1659 la Cerdagne française) sont aussi les plus représentées. De même, les espèces animales expédiées sont le reflet du cheptel local lors de l’estivage, avec une très forte proportion d’ovins (près de 90 % des animaux relevés).

Tableau 1.
Les pasquiers de Carol du xve au xviie siècle Origine géographique et effectifs des troupeaux (liber pasquarorum)

  • 18 adpo, 11Bp818, 45v°-49v°.
  • 19 adpo, 11Bp818, 46v° et 49v°.

23Le système est ouvert et des échanges vigoureux à la fin du xve siècle. La deuxième période se distingue par une ample ouverture spatiale et des échanges vigoureux. D’abord, le ratio du nombre de têtes de bétail par année connaît une augmentation de plus de 60 %. Ensuite, l’horizon géographique de recrutement des troupeaux s’est considérablement élargi. De très grands troupeaux ovins proviennent de Catalogne, avec d’autres, composés de centaines de vaches, issus des terres adjacentes du comté de Foix. Ces migrations lointaines définissent une transhumance de grande ampleur. Ainsi, en 1482, c’est Gui Xarnant, le vacher de Larzat, localité située dans le comté de Foix qui rassemble 200 vaches pour les mener sur les pasquiers du Puymorens et s’acquitte de 18 livres de droits d’entrée. De même, de 1487 à 1490, la ville de Berga, située dans la zone sub-pyrénéenne catalane, fait parvenir 4 200 bêtes à laine sous la houlette de cinq propriétaires18. L’un d’entre eux, Pere Sabater, vient en 1488 avec 200 têtes et revient deux années plus tard avec 1 100 ovins, démontrant les variations caractéristiques des cheptels à l’époque moderne19.

  • 20 Christian Bourret, Les Pyrénées centrales du ixe au xixe siècle. La formation progressive d’une fro (...)
  • 21 Élisabeth Bille, Sébastia Bosom i Isern, Marc Conesa, Christine Rendu, « L’élevage du Moyen Âge à l (...)
  • 22 Soit un ratio nombre total de bête par année qui est, respectivement, de 485 (entre 1480 et 1490) e (...)

24Ce décloisonnement de l’espace cerdan semble favorisé par trois facteurs complémentaires. En premier lieu, de 1463 à 1482, la Cerdagne est sous la domination des armées de Louis XI. La venue de gros troupeaux du comté de Foix coïncide donc avec cette évolution du rapport de force entre la royauté française et la monarchie hispanique. En deuxième lieu, la vigueur des échanges économiques sur l’axe nord-sud, de part et d’autre des Pyrénées, favorise aussi les déplacements de bétail au long cours20. Enfin, troisième facteur, les années 1460-1490 apparaissent, à travers plusieurs indices, comme une période de restructuration des élevages locaux21. Les animaux originaires de Cerdagne connaissent une réduction de moitié du nombre de têtes par rapport à la période précédente22. Cette contraction de l’élevage et des remues locales peut, aussi, à titre hypothétique, favoriser les courants transhumants.

  • 23 Voir par exemple les deux troupeaux de juments expédiés de Sallel par Joan Bosom en 1622, l’un en s (...)

25La fermeture des espaces et l’essoufflement sont apparents au xviie siècle. La troisième période couvre les années 1622-1638, avec de nombreux hiatus. Un double phénomène la caractérise. En premier lieu, l’aire de recrutement géographique se réduit quasiment au seul horizon régional. Le royaume de France disparaît tout comme l’Andorre, le Conflent et le Roussillon. La Catalogne n’envoie plus que de petits troupeaux23. Même la partie la plus éloignée de la Cerdagne (et qui deviendra en 1659 la Cerdagne espagnole) réduit fortement sa participation. Finalement, au cours de cette période, les pasquiers du Carol et du Puymorens reviennent à une configuration territoriale de type estivage. En deuxième lieu, cette réduction considérable de l’horizon de recrutement amène une forte contraction des effectifs. Ainsi, le ratio total par année chute à moins de 1 200 bêtes. Le nombre moyen d’ovins pâturant sur cette espace passe de 2 670 têtes entre 1480 et 1490 à 860 pour la période 1622-1638. Après 1640, le nombre de déclarations baisse considérablement et les hiatus augmentent. Finalement, le registre s’éteint en 1675, en laissant vierge une cinquantaine de folios.

26Entre le xve et le xviie s., les effectifs respectifs de l’estivage et de la transhumance varient en fonction de l’aire de recrutement des troupeaux. Les trois séries se distinguent par d’importantes variations. À la fin du xve, le système est ouvert aux troupeaux transhumants qui semblent participer d’un important courant d’échanges Nord-Sud, dont la ville de Puigcerdá serait l’un des maillons. Au début du xve et dans la première moitié du xviie s., les pasquiers se ferment aux sabots et aux pieds étrangers. L’estivage de proximité s’affirme et domine au point que la ville paraît, dans le dernier quart du xviie, avoir perdu sa prééminence sur les pasquiers de Carol. Cette déprise apparente de la ville peut être éclairée, en forme d’épilogue, autour d’un autre espace : la montagne du Carlit.

Premier épilogue : autour du Carlit

  • 24 ahcp, Domenèc Marti i Aldran, Manual, 1715, f° 199-201.
  • 25 Pour cela, un retour aux mouvements de population est nécessaire. La ville se révèle, à partir du m (...)
  • 26 M. Conesa, Mariages et frontières, op. cit., annexes II et III.
  • 27 3E56/55, « inventaire des biens de feu Sieur F. Sicart », in f°

27Le Carlit est un vaste massif, dont le point culminant domine à près de 3 000 mètres. Il est constitué de pâtures, d’étangs et de forêts et couvre la bordure septentrionale de la Cerdagne. En 1715, Puigcerdá vend cette pièce essentielle de son patrimoine au Sieur François Sicart, viguier de la Cerdagne française24. À travers cette dessaisie, la ville se recentre sur des espaces au contrôle et à l’utilité plus immédiate par rapport aux nouvelles conditions politiques, économiques, démographiques25 et sociales. L’acte de vente explicite les raisons de cette aliénation. La ville se justifie, d’abord, par le fait qu’elle doit s’acquitter d’un nouvel impôt, el cadastro, basé sur l’avoir foncier, volontairement surévalué par l’administration de Philippe V. Ensuite, par évolution interne, la ville est marginalisée dans le jeu des échanges commerciaux, prise en tenaille par les conflits entre monarchies française et espagnole, et souffre d’atonie économique. Le nombre de ses artisans se réduit régulièrement au xviiie s.26. La décrépitude de l’activité liée à la laine et au drap rend moins nécessaire la maîtrise des pasquiers. Enfin, le montant de la vente, qui atteint 19 000 livres27, est aussi destiné, en partie, à l’acquisition des prés de Pallarols, près de la cité, pour servir aux boucheries de la ville. Ainsi, dans ce cadre territorial recomposé, les bovins prennent le pas sur les ovins et les prés sur les estives. La ville se replie sur elle-même, sans cette forte amplitude territoriale qui la caractérisait jusqu’au milieu du xviie s. Puigcerdá ne participe plus que de manière périphérique à l’organisation de la transhumance et de l’estivage tandis que d’autres acteurs s’imposent.

Maisons et communautés : le partage des espaces au xviiie siècle

28Les communautés rurales paraissent s’imposer au xviiie s. dans l’estivage. Elles ne documentent plus directement la transhumance, si ce n’est sous la forme d’interdictions, au point qu’il paraîtrait légitime de s’interroger sur sa disparition dans les vallées cerdanes.

Une organisation tatillonne de l’estivage

  • 28 Sur la source et son utilisation : Michel Brunet, Les pouvoirs au village. Aspects de la vie quotid (...)

29Les communautés rurales organisent les déplacements de troupeaux sur leur terroir, à travers un corpus de règles de police rurale, appelé criées28. Ces textes, votés par l’assemblée des habitants et confirmés par le seigneur compétent, édictent les conditions d’accès aux herbes communes.

  • 29 adpo, 11Bp946, criées de la vallée du Carol, 1771, article 7 et 10.
  • 30 adpo, 11Bp946, criées de la vallée du Carol, article 11.
  • 31 adpo, 11bp946, criées de la vallée du Carol, article 6.
  • 32 adpo, 3E56/31, criées de Palau, 1759.
  • 33 M. Conesa, « Maisons, familles, patrimoines. Le système à maison en Cerdagne, xviie-xviiie siècle » (...)

30Les « Criées et ordinations faittes par les baille, consuls et autres conseillers du conseil général de la vallée du Carol à cet effet assamblés pour la bonne police et conservation des pacages et Bois du terroir de la communauté de ladite vallée, en vertu des privilèges Royaux à la dite communauté accordés » se composent de seize articles. La moitié se réfère à la gestion des étangs et des forêts ; l’autre partie régule les déplacements de bétail sur le territoire de la communauté. En effet, l’estivage implique, également, la traversée d’espaces cultivés, ce qui soulève, chemin faisant, toute une série de conflits et de pratiques, que les criées tentent de prévenir et d’encadrer. Quatre types de dispositions organisent les différentes étapes de l’estivage, entre terroirs et pacages. En premier lieu, sont énoncés les temps d’entrée (en mai) et de sortie (à la Toussaint) des troupeaux sur les estives, avec des aménagements qui tiennent compte des modes d’exploitation et de dépaissance des catégories animales29. Ensuite, les espaces ouverts ou fermés à la dépaissance sont spécifiquement identifiés : certaines portions de la montagne sont, ainsi, protégées des appétits herbivores30. Le troisième type de prohibition organise la traversée du terroir par les troupeaux. Des enclos portatifs, déplacés de parcelle en parcelle, encadrent, par exemple, la vaine pâture et les fumures. De même, est rappelée l’interdiction faite aux bergers, « d’esmarginar », c’est-à-dire de laisser les moutons, aux dents qui débordent, brouter le long des champs de blé31. Le recours à un nombre important d’interdits laisse deviner la relative inefficacité des dispositions promulguées. Néanmoins, derrière ce corpus de règles se confirme l’intégration complète de l’estivage à l’économie et à la géographie des villages à chaque étape des déplacements des troupeaux. Le quatrième type de disposition souligne la structuration sociale de cette activité pastorale. En effet, au xviiie s, nombre de criées déterminent le nombre de bêtes autorisées à pacager au prorata des terres exploitées. Généralement, la superficie des prés gage la taille des troupeaux bovins tandis que le nombre d’ovins est proportionné aux champs cultivées32. Cette disposition vise à empêcher le développement d’un élevage spéculatif sur les terres communes. Elle favorise aussi les grandes maisons, qui peuvent ainsi entretenir un nombre de bêtes grosses et menues plus important que les autres propriétaires. Enfin, elle implique que la structure foncière commande et organise l’estivage et ses flux. En ce sens, les modalités d’accès aux estives participent pleinement de la reproduction sociale et économique des hiérarchies villageoises33.

31Le discours réglementaire des criées sur les espaces de la communauté revêt une forte volonté de réification des modalités de déplacements de troupeaux, pendant logique aux conflits, aux appétits et aux dynamiques à l’œuvre au cours du xviiie s. L’une d’entre elles, essentielle, car touchant à l’identité territoriale des communautés, s’exprime, une fois encore, sous forme de prohibition.

La fermeture des pâtures : fin de la transhumance ?

  • 34 adpo, 3E56/31, criées de Palau (17-06-1759).
  • 35 Colloch et gallarçans, font référence à des contrats de prise de bétail étranger.
  • 36 Ce qui semble expliquer la chute des parcerias à l’époque moderne : E. Bille, M. Conesa, C. Rendu, (...)

32Le deuxième grand type d’interdit qui structure les criées du xviiie s. en Cerdagne ressemble à une pétition de principe. Dans la vallée du Carol, il est d’emblée précisé que : « Premièrement, il est déffendu et prohibé à toute sorte de personnes étrangères de pouvoir faire pâturer aucune sorte de bétail tant gros que menu dans le terroir de ladite vallée de Carol […] ». L’étranger est défini comme celui qui n’a pas sa résidence dans le lieu34. Le forain, propriétaire demeurant à l’extérieur de la communauté, est donc considéré comme un être allogène. L’article trois ajoute « Item, il est deffendu et prohibé à toute sorte de personnes qui auroient du Bétail à colloch vulgairement appelés Gallarçans35 soit qu’ils soient habitants de ladite vallée ou étrangers, de faire entrer leurs bestiaux pour pâturer les herbes appartenants à la dite vallée […] ». Ces criées sont exemplaires dans la mesure où elles contiennent des dispositions communes aux règlements votés dans les communautés de l’ensemble de la Cerdagne, française ou espagnole. Toutes affirment, solennellement, que toute venue de bétail étranger, même pris en bail à cheptel36, est proscrite sur leur territoire. Prendre ces règlements au pied de la lettre conclurait à une absence de transhumance sur les herbes communes. Toutefois, au-delà des rodomontades des communautés rurales, une lecture complémentaire s’impose.

  • 37 Dans la vallée du Carol, « il est déffendu et prohibé à toute sorte de personnes de ladite vallée d (...)

33Dans la vallée d’Osséja, les criées de 1739 font référence aux déplacements de troupeaux à partir de l’article 12 qui proclame, « Qu’aucun étranger ne pourra faire entrer aucune espece de bétail tant gros que menu pour paturer dans les terroir d’Osséja et sa vallée sous peine de trente livres pour chaque marque ou signal qui y sera trouver paturer et pour chaque contravention. ». Mais cette règle d’airain s’ébrèche lorsqu’il est précisé « […] que les ordinations faittes le troisième mars 1739, qu’ils [les habitants dudit lieu] approuvent et ratifient (à la réserve des articles qui pourroient porter atteinte à l’afferme des paturages de la montagne de Corbera, ou ayant rapport) seront observées et exécutées suivant leur forme et teneur et sous les peines requises ». Une partie de la montagne de la communauté est donc affermée, et cette pratique paraît généralisée en Cerdagne37.

34Les déplacements de troupeaux connaissent, ainsi, une segmentation spatiale entre deux types de pacages : ceux de la communauté usagère, et ceux concédés à des particuliers et retirés des usages communs. Les premiers sont documentés avec une profusion d’interdits ; les seconds deviennent un espace vierge d’archives, même s’il est probable qu’ils soient au service d’un élevage spéculatif et transhumant. D’autres sources sont donc à mobiliser, au-delà des silences des pacages affermées et des prohibitions répétées des communautés.

D’autres sources : les ventes de troupeaux aux boucheries urbaines ou la « transhumance » inversée

  • 38 Par exemple, le relevé des actes d’un notaire de Saillagouse pour l’année 1753 a livré neuf actes c (...)
  • 39 ahcp, Domingo Marti Sicart, manual, 1779, f° 13r°-v°.
  • 40 ahcp, Domingo Marti Sicart, manual, 1779, f° 57r°.

35La source notariale, parfois conçue comme le reflet de l’ensemble des activités et des transactions économiques, a été particulièrement sollicitée. Les résultats restent très décevants puisque, d’une manière générale, la proportion d’actes concernant l’élevage est très faible ; celle relative aux remues animales quasi-nulle38. Toutefois, le manual de Domingo Marti Sicart, notaire de Puigcerdá, a livré plusieurs documents qui donnent une autre image de la transhumance. Il s’agit d’actes de vente de centaines de moutons, par des pages de Cerdagne française et espagnole, à des intermédiaires résidants à Puigcerdá et à destination des boucheries urbaines des cités catalanes. Peut être mentionnée, par exemple, la cession de cent moutons par Jacinto Caralps, pages de Llivia, au « magnifich Francisco Montagut Burgès de este vila [de Puigcerda] ». Le vendeur s’engage à faire parvenir le troupeau le premier lundi d’octobre à Puigcerdá de manière à ce que l’acheteur puisse les faire mener pour le 15 octobre aux boucheries de la ville de Gerona, où ils seront vendus cinq sous la livre pour un total de 212 livres barcelonaises39. Il s’agit d’une opération spéculative, à la descente des estives, qui ravitaille un marché urbain relativement lointain. Ce déplacement de troupeau joue des complémentarités spatiales et traverse les montagnes. Il s’agit littéralement d’une transhumance, quoique inversée. Le relais de Puigcerdá demeure la pièce centrale d’une mise en relation des espaces et des axes commerciaux. Dans un autre exemple, le 23 mai 1779, Bonaventura Fabra pages de Villeneuve, en Cerdagne française, vend 500 moutons au docteur en médecine Pere Martir Piguillem, domicilié à Puigcerdá, livrés en cinq échéances, « a saber cent lo dia vint y cinch de juliol, altres cents lo dia vint y cinch de setembre, cents als vint y cinch de novembre, cent cinquanta lo dia ultim de dit mes de novembre […] y los restants cent lo dia vint y cinch de abril de mil set cents vuitanta ». La destination des troupeaux, amenés au fur et à mesure, ne laisse que peu de doutes, en l’absence de moyens efficaces de conservation de la viande. Si une incertitude persiste encore, le texte prévoit que « […] dit comprador puga fer matar, tallar y vendrer tot lo mencionat bestiar y carner de ells40 […] ».

36Ces deux exemples révèlent une partie de l’organisation éclatée des déplacements de bétail depuis la Cerdagne, à destination des grandes boucheries catalanes à la fin du xviiie s. Premiers acteurs, les éleveurs : ils associent aux revenus de la terre ceux du commerce des moutons, engraissés sur les herbes de montagne, de la communauté ou affermées. Deuxièmes acteurs, les intermédiaires, hommes de la ville, au centre des relations commerciales et de l’articulation des échelles géographiques : ils organisent transactions et livraisons, ils achètent, ils revendent, ils paient, enfin, les troupeaux. Leurs différentes actions les définissent comme des spéculateurs, que le savoir urbain et relationnel enrichit. Derniers acteurs, les grandes cités catalanes et leurs boucheries, destinataires des transhumances de la viande, dont l’appétit se nourrit de ces remues de chair.

37Cette organisation met en relief l’éclatement des structures de la transhumance qui contraste avec la période précédente. Toutefois, les sources notariales documentent fort peu ces déplacements. Un retour vers un autre type d’espace s’impose pour saisir de manière globale les remues animales à la fin du xviiie siècle.

Deuxième épilogue : les pasquiers du Barrès

38Retourner aux pasquiers amène à s’interroger sur une structure particulière qui rend possible la coexistence de la transhumance et de l’estivage, par opposition aux espaces fermés et segmentés des communautés. Mais il s’agit aussi de saisir l’évolution des remues de bêtes entre le xve et le xviiie s. à travers une documentation comparable.

  • 41 Pour le Moyen Âge, voir l’étude de E. Bille, « Autour des devèses… », op. cit., p. 99.
  • 42 adpo, 3E88/12.
  • 43 Mais aussi sur d’autres destinations qui sont spécifiquement mentionnées, comme la montagne domania (...)
  • 44 adpo, 3E88/12, f° 1r°.

39La gestion des pasquiers du Barrès est semblable à celle énoncée pour les pasquiers de Carol. L’espace étudié est situé au carrefour du Conflent, du Capcir et de la Cerdagne41. Il est géré par la chambre du domaine, à travers un petit registre de 24 folios, commençant au mois de mai 1783 et s’achevant en juin 178842. L’objectif est de prélever des droits d’entrée sur ces pâtures43. La charge est confiée au Sieur Palaro, « receveur particulier des Domaines de sa Majesté à Saillagouse44 ».

  • 45 adpo, 3E88/12, f° 9v° : Guillaume Cotxet de Llo envoie, le 8 octobre 1784, 125 cochons sur les pasq (...)

40Les notices déclaratives précisent l’identité du propriétaire, les dates d’entrées des troupeaux, la nature et le nombre d’animaux expédiés, le montant de la taxe prélevée. 505 notices ont été enregistrées et près de 100 000 animaux y sont dénombrés. Cet espace génère des revenus non négligeables pour les caisses royales. La somme totale, pour la période, s’élève à 3 588 l., 7 s, 8 d. La fréquentation de ces pacages occupe, de manière très inégale, tous les mois de l’année. De mai à octobre se concentrent 91 % des expéditions d’animaux, dont 74 % entre juin et juillet. De novembre à avril, les pasquiers connaissent une activité épisodique, avec quelques centaines de moutons envoyés par des habitants de Cerdagne, qui côtoient quelques dizaines de cochons, ou plus parfois45.

  • 46 adpo, 3E88/12, f° 3r°.

41Par rapport aux pasquiers de Carol, le fonctionnement des deux structures diffère peu, même si les acteurs ont changé. Au-delà des ressemblances, l’exploitation du Barrès semble plus intensive. Deux déclarations successives, du mois de juin 1783, permettent d’en prendre la mesure : « Pierre Martir Goza de Bolquéra a expédié les pasquiers pour dix-huit vaches, a payé 18 s. ; Le sieur Joseph Dalmau de Sarral en Espagne a expédié les Pasquiers pour 1 050 brebis, 88 chèvres, 26 jeunes chevaux, 200 agneaux, 21 vaches et 3 juments chargées de l’équipage a payé 23 l. 7 s.46 ».

42À travers ces deux exemples, coexistent deux formes de remues de bêtes bien distinctes. L’une est d’origine locale et ne compte que quelques bêtes, probablement attachées à une exploitation agricole. Elle participe de l’estivage, en procédant à un déplacement de proximité, pour l’entretien des bestiaux, de manière à ne pas entamer les réserves en fourrage destinées aux mois d’hiver. L’autre est d’origine lointaine, distante de centaines de kilomètres des herbes pâturées pendant l’été. Les troupeaux sont imposants et contribuent à un élevage spéculatif. Formées de plusieurs bergers et de centaines de bêtes, ce sont de véritables entreprises qui se déplacent dans les montagnes pour engraisser les troupeaux, avant leur commercialisation. Ces deux formes de déplacements de bétail, déjà dissemblables entre le xve et le xviie siècle, ont gagné en contraste au xviiie siècle. Elles sont quantifiées dans le tableau ci-contre.

43Une remarque liminaire doit être formulée avant d’analyser ces données. En effet, l’année 1788 enregistre peu d’effectifs, puisque la tenue du registre s’achève au mois de mai, avant la période d’afflux des troupeaux.

44Les pasquiers recrutent dans trois grandes aires géographiques. Sur l’ensemble de la période, celles-ci sont très inégalement représentées, pour les effectifs d’animaux ou le nombre de déclarants. Les troupeaux estivants proviennent, d’abord, des villages de Cerdagne française, qui constituent 75 % des déclarations et 25 % des animaux. Puis, les propriétaires de Cerdagne espagnole sont peu nombreux, moins de 10 % de l’ensemble. C’est donc une relation de plus grande proximité qui se confirme dans les pratiques de l’estivage. A contrario, plus les distances sont élevées et plus les troupeaux sont importants. Ainsi, les localités de Catalogne, comme Sarral ou Planès, éloignées de plusieurs centaines de kilomètres, forment une troisième aire de recrutement qui représente 9 % des déclarations, mais amène plus de 50 % des animaux.

45Au-delà des disparités manifestes des effectifs, il convient de déterminer les éléments qui influent sur l’estivage et la transhumance à la fin du xviiie s. Une tendance à la décroissance des effectifs semble se dessiner, sans qu’elle puisse être confirmée par la durée, trop ramassée, de la série constituée. Les effectifs connaissent de fortes variations inter-annuelles. Ainsi, chaque année, le nombre d’animaux décline brutalement entre 1783 et 1784, puis à nouveau entre 1785 et 1786. Les troupeaux venant de Catalogne connaissent les plus fortes réductions, la spéculation étant sensible aux effets de conjoncture. La comparaison entre les effectifs de bestiaux

Tableau 2.
Transhumance et estivage dans les pasquiers du Barrès de 1783 à 1788. Origine géographique et effectifs des troupeaux.

  • 47 Sur le sujet, d’une manière générale, voir D. Nordman (D.), Frontières de France. De l’espace au te (...)

46venant des deux Cerdagne est aussi éclairante. La partie française semble moins touchée que le pays adjacent. Il semblerait que ce soit le passage de la frontière qui explique ces différenciations, au moment où l’État contrôle plus fermement ses limites47. Les temps de difficultés semblent gêner les déplacements de bétail. Dès lors, les pasquiers se définissent comme une structure hétéronome, contrôlée de l’extérieur, sensible à la conjoncture externe, mais capable d’intégrer, dans son fonctionnement particulier, des éléments hétérogènes voire antagonistes.

  • 48 Ou hétérotopie : Michel Foucault, « Des espaces autres », 1984, rééd. Dits et écrits II (1976-1988) (...)

47Ainsi, ces pacages apparaissent comme des espaces très différents des autres, voire même comme des pôles inversés des estives des communautés. En effet, ils sont ouverts là où les pâtures communes sont fermées aux non-résidents. Ils sont aussi gérés de l’extérieur quand les herbes communes sont au cœur du fonctionnement interne et de l’identité des communautés rurales. Enfin ils permettent aux troupeaux estivants et transhumants de coexister quand les communautés les séparent volontairement. Les signes qui structurent cet « espace-autre48 » sont donc inversés et décrivent un arc des possibles et des contraires bien plus important. En même temps, cette structure inversée éclaire les discours normatifs des communautés sur leurs espaces clos et la rigoureuse séparation des types de remues de bêtes sur leur territoire. Enfin, cet espace ouvert aux différentes formes de dépaissance enregistre les différentes fluctuations de la transhumance et de l’estivage et constitue une véritable caisse de résonance des formes de l’élevage entre le xve et le xviiie siècle.

***

48Au terme de ce parcours, le type d’appropriation des espaces de pâture structure les déplacements de bétail. Ceux-ci sont des phénomènes souples qui s’adaptent aux recompositions spatiales qui modifient l’organisation territoriale de la Cerdagne entre le xve et le xviiie siècle où le déclin de Puigcerdá masque l’affirmation des communautés. Celles-ci verrouillent leurs estives et œuvrent pour une gestion de l’estivage intégrée aux structures agricoles. Derrière ctte fermeture, les deux principales formes de remues de bêtes coexistent sur des hétérotopies particulièrement sensibles aux évolutions conjoncturelles et structurelles. Elles seules semblent en mesure d’intégrer et d’articuler les différentes échelles géographiques qui participent à la fois de l’estivage et de la transhumance.

Notes

1 J. M. Moriceau, L’élevage sous l’ancien Régime (xvie-xviiie siècle), Paris, 1999, p. 177.

2 La recherche, essentielle et stimulante, sur l’estivage et ses structures spatiales est celle de Christine Rendu, La montagne d’Enveig, Une estive pyrénéenne sur la longue durée, Perpignan, Trabucaire, 2003. Sur le temps des troupeaux : p. 59 sq., 92 sq.

3 Les sources utilisées sont les fogatges de 1497 et de 1553 et les dénombrements de la Cerdagne française et espagnole de 1694 et de 1787 : J. Iglesies, El fogatge de 1497 : estudi i transcripcio, Barcelona, fundacio S. Vives, 1991 ; J. Iglesies, El fogatge de 1553 (estudi i transcripcio), Barcelona, fundacio S. Vives, 1979 ; P. Salhins, Frontières et identités nationales. La France et l’Espagne dans les Pyrénées depuis le xvie siècle, Paris, Belin, 1996, p. 378 sq. Pour les échanges matrimoniaux, Puigcerdá est un réservoir d’époux et d’épouses pour l’ensemble de la Cerdagne : M. Conesa, Mariages et frontières. Les systèmes matrimoniaux en Cerdagne française et espagnole, Perpignan, maîtrise, 1998, p. 109 sq.

4 M. Conesa, Territoires montagnards et systèmes familiaux, DEA, Montpellier III, 2000, p. 124 sq, 179-180.

5 S. Galceran, La industria i el comerç a Cerdanya. Estudi socio-économic segons les « ordinacions Mustassaph », Barcelona, fundacio S. Vives, 1978.

6 Archives départementales des Pyrénées-Orientales (adpo), 1Bp818, f° 1r°.

7 Sur le thème des dates d’entrées des troupeaux, la prudence et la défiance à l’égard des idées reçues doivent être de mise, puisque, le 16 février 1488 ont été pignorées deux vaches appartenant à un « Gallart de Tarrasso », localité située en Catalogne, pour lesquelles le propriétaire contrevenant a dû payer le droit d’entrée habituellement perçu. En guise de rappel, les estives mentionnées sont situées entre 1 400 mètres et 1 800 mètres d’altitude. ADPO, 1Bp818, f° 47 v°.

8 adpo, 1Bp818, f° 100 r°.

9 Quelques très rares cas de saisies de bétail sont mentionnés. Toutefois, ce n’est pas la fonction de ce registre. L’espace, mi-boisage, mi-pacage de Salteguel est aussi documenté par un deuxième type de registre essentiellement composé d’actes de police rurale, d’enquêtes, de procédures judiciaires et de saisies de troupeaux, d’autorisations diverses : Arxiu Historic Comarcal de Puigcerda (ahcp), baronnie de Salteguel.

10 La fonction : apesqueradors ; l’action : apescarament ; l’objet : les troupeaux envoyés sur ces espaces sont aussi désignés par la formule expédier les pasquiers, la taxe prélevée et le tarif imposé : C. Rendu, La montagne d’Enveig, op. cit., p. 588.

11 adpo, 1Bp818, f° 13vº.

12 adpo, 1Bp818, f° 169r°-172r°.

13 adpo, 1Bp818, fº 96r°.

14 M. Conesa, « L’herbe et la terre. Communautés rurales de Cerdagne française au xviiie siècle et accès aux estives : un lien structurant » dans A. Catafau (éd.), Les ressources naturelles des Pyrénées du Moyen Âge à l’époque moderne. Exploitation, gestion, appropriation, pup, 2005, p. 205-219.

15 adpo, 1Bp818, fº 42r º.

16 M. Conesa, Mariages et frontières, op. cit., p. 34 sq.

17 Total des animaux divisé par le nombre d’années constituant chaque série.

18 adpo, 11Bp818, 45v°-49v°.

19 adpo, 11Bp818, 46v° et 49v°.

20 Christian Bourret, Les Pyrénées centrales du ixe au xixe siècle. La formation progressive d’une frontière, Aspet, Pyrégraph, p. 287 sq.

21 Élisabeth Bille, Sébastia Bosom i Isern, Marc Conesa, Christine Rendu, « L’élevage du Moyen Âge à l’époque moderne en Cerdagne au prisme des contrats de parceria. Le chantier histoire : retour sur une expérience originale », Ceretenia, sous presse.

22 Soit un ratio nombre total de bête par année qui est, respectivement, de 485 (entre 1480 et 1490) et de 1067 (pour la série 1432-1440).

23 Voir par exemple les deux troupeaux de juments expédiés de Sallel par Joan Bosom en 1622, l’un en son nom de 27 juments, l’autre de 7 têtes, détenues à moitié par un autochtone, Joan Fermenti de Bolvir, qui se charge, sans doute, de l’entretien des deux en échange de son association à mi-part dans le plus petit des deux troupeaux. De facto, il semblerait ainsi qu’il y ait contraction d’un bail à cheptel assurant la rémunération de la garde et de l’entretien du plus gros troupeau. adpo, 1Bp818, f° 170r°.

24 ahcp, Domenèc Marti i Aldran, Manual, 1715, f° 199-201.

25 Pour cela, un retour aux mouvements de population est nécessaire. La ville se révèle, à partir du milieu du xviie s., moins dynamique et même sous dépendance de la démographie rurale.

26 M. Conesa, Mariages et frontières, op. cit., annexes II et III.

27 3E56/55, « inventaire des biens de feu Sieur F. Sicart », in f°

28 Sur la source et son utilisation : Michel Brunet, Les pouvoirs au village. Aspects de la vie quotidienne dans le Roussillon du xviiie siècle, Perpignan, Trabucaire, 1998.

29 adpo, 11Bp946, criées de la vallée du Carol, 1771, article 7 et 10.

30 adpo, 11Bp946, criées de la vallée du Carol, article 11.

31 adpo, 11bp946, criées de la vallée du Carol, article 6.

32 adpo, 3E56/31, criées de Palau, 1759.

33 M. Conesa, « Maisons, familles, patrimoines. Le système à maison en Cerdagne, xviie-xviiie siècle », Domitia, no 2, 2002, p. 115-141, p. 137.

34 adpo, 3E56/31, criées de Palau (17-06-1759).

35 Colloch et gallarçans, font référence à des contrats de prise de bétail étranger.

36 Ce qui semble expliquer la chute des parcerias à l’époque moderne : E. Bille, M. Conesa, C. Rendu, « L’élevage du Moyen Âge à l’époque moderne… », op. cit.

37 Dans la vallée du Carol, « il est déffendu et prohibé à toute sorte de personnes de ladite vallée de Carol de faire entrer leurs bestiaux tant gros que menu pour paturer dans les deveses ou montagnes de la même vallée affermée chaque année comme sont les deveses et Montagnes de Campcardos », adpo, 11Bp946 ; E. Bille évoque même pour les temps médiévaux « la montagne découpée » de la haute vallée du Carol : E. Bille, « Autour des devèses : défens, devesias (xiie-xive siècle) », pcr Cerdagne (dir. C. Rendu). Estivage et structuration sociale d’un espace montagnard, rapport intermédiaire 2004, p. 97-106, 98 sq.

38 Par exemple, le relevé des actes d’un notaire de Saillagouse pour l’année 1753 a livré neuf actes concernant directement des animaux sur un total de 145 (adpo, 3E56/32). Le dépouillement d’autres manuels de notaire se rapproche de ces données.

39 ahcp, Domingo Marti Sicart, manual, 1779, f° 13r°-v°.

40 ahcp, Domingo Marti Sicart, manual, 1779, f° 57r°.

41 Pour le Moyen Âge, voir l’étude de E. Bille, « Autour des devèses… », op. cit., p. 99.

42 adpo, 3E88/12.

43 Mais aussi sur d’autres destinations qui sont spécifiquement mentionnées, comme la montagne domaniale du Madre, et d’autres pâtures sises en Vallespir et en Roussillon.

44 adpo, 3E88/12, f° 1r°.

45 adpo, 3E88/12, f° 9v° : Guillaume Cotxet de Llo envoie, le 8 octobre 1784, 125 cochons sur les pasquiers. L’homme apparaît chaque année avec de gros troupeaux de suidés ; aussi peut-on envisager qu’il remplit l’office de porcher pour sa communauté.

46 adpo, 3E88/12, f° 3r°.

47 Sur le sujet, d’une manière générale, voir D. Nordman (D.), Frontières de France. De l’espace au territoire, xvie-xixe siècle, Paris, Gallimard, 1998.

48 Ou hétérotopie : Michel Foucault, « Des espaces autres », 1984, rééd. Dits et écrits II (1976-1988), Paris, Gallimard, 2001, p. 1571-1581.

Table des illustrations

Légende Tableau 1.Les pasquiers de Carol du xve au xviie siècle Origine géographique et effectifs des troupeaux (liber pasquarorum)
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/8733/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 320k
Légende Tableau 2.Transhumance et estivage dans les pasquiers du Barrès de 1783 à 1788. Origine géographique et effectifs des troupeaux.
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/8733/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 380k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search