Troupeaux et paysages sur le Causse Méjan (xviie-xxe S.)
p. 275-299
Texte intégral
1La présente étude rend compte d’un travail effectué par une équipe pluridisciplinaire regroupant historiens, géographes et écologues. Elle porte sur le Causse Méjan (de l’occitan « mejan » : médian, moyen), plateau calcaire de 350 km2 situé au sud du Massif Central, à une altitude moyenne de 900 m, et complètement entouré de profondes vallées. Aujourd’hui, la représentation des causses est bien souvent celle de vastes espaces dénudés où paissent des troupeaux de brebis. Les plateaux caussenards n’ont pourtant pas cessé, depuis des siècles, d’être occupés par une population nombreuse vivant de l’agriculture au moins autant que de l’élevage, et la forêt même n’en est pas complètement absente : tous les causses sont plus ou moins partagés entre une zone nue et une zone nettement plus boisée. Ce découpage, dont s’étonnait déjà Paul Marres dans la thèse monumentale qu’il a consacrée à cette région, n’a cessé de provoquer les interrogations des chercheurs1. C’est là le sens général de notre recherche, qui s’applique à analyser le modelage des paysages par un système agropastoral où se rencontrent – et souvent s’opposent – une culture céréalière faisant largement appel à l’essartage et une masse de troupeaux pérennes ou transhumants, en face desquels la forêt n’a cessé de tenter sa reconquête. Il sera plus particulièrement examiné maintenant de quelle façon ce système agropastoral a pu, selon la conjoncture, appeler, supporter ou même rejeter la présence de troupeaux « étrangers ».
Un système agropastoral ancien qui a fortement marqué le paysage
2Les recherches archéologiques ont montré le début du peuplement intensif du Causse Méjan au Néolithique, puis son net essor au moment de la transition Néolithique récent-Chalcolithique, essentiellement sur la partie centrale et orientale du plateau, celle qui constitue aujourd’hui le causse nu2. Bien plus tard, des établissements romains ont exercé une intense activité résinière sur la partie occidentale du causse, où devait se trouver une importante pineraie, encore en partie présente aujourd’hui3. L’opposition entre causse nu et causse boisé pourrait donc remonter fort loin dans le temps. Les études taxonomiques menées ces dernières années sur des charbons de bois prélevés dans une quinzaine de sites du causse nu corroborent cette hypothèse4. Elles montrent en effet que des feux y ont affecté des pineraies entre 4800 et 3000 ans avant nos jours, qu’ensuite le pin a laissé progressivement la place aux genévriers, aux rosacées et au buis, espèces éminemment pastorales.
3Les premiers documents écrits permettent de tracer une physionomie de plus en plus précise du causse, avec la fondation au viie siècle du prieuré de Sainte-Enimie au fond des gorges du Tarn, et l’installation à l’époque féodale de seize castra sur les éperons qui dominent les vallées5. Leurs seigneurs disposaient de fiefs largement taillés sur le plateau, composés souvent de plusieurs manses et assortis de censives et autres revenus sur des terres et pâturages. La plupart de ces forteresses de bordure avaient disparu au xive siècle, époque où un précieux document, les Feuda Gabalorum, permet de dessiner la première carte vraisemblable de l’habitat caussenard6. Treize castra répartis dans les vallées du Tarnon, du Tarn et de la Jonte contrôlent cinquante-cinq manses : dix-neuf dans les vallées et trente-six sur le plateau. Ce tableau restera pratiquement le même jusqu’à l’époque moderne : les castra sont, dans leur majorité, restés ou devenus des chefs-lieux de paroisses, parfois au prix d’un léger déplacement dans l’espace ; la plupart des manses correspondent à des villages ou hameaux existant encore de nos jours. Aux seigneuries laïques s’ajoutent des possessions ecclésiastiques : le Méjan est partagé entre les zones d’influence du prieuré conventuel de Sainte-Enimie, de l’abbaye Saint-Victor-de-Marseille et des monastères bas languedociens d’Aniane et de Gellone, gros possesseurs de troupeaux.
4Il est possible de tracer l’évolution du peuplement en se servant de divers dénombrements, à partir de celui de 1364. Une telle évaluation ne peut certes pas être faite en chiffres absolus, car la nature des « feux » comptabilisés varie d’une époque à l’autre, mais rien n’empêche de l’effectuer en valeur relative, en mesurant par exemple le poids des trois paroisses strictement caussenardes d’Hures, la Parade et Saint-Pierre-des-Tripiers par rapport à l’ensemble des paroisses qui s’étendent à la fois sur le causse et sur les vallées adjacentes.

Poids relatif des trois communautés du centre du plateau par rapport à l’ensemble des communautés du Méjan
(d’après différents dénombrements et recensements, Arch. Départ. Lozère)
5Cette évolution va dans le sens d’un renforcement continu de la population du causse par rapport aux vallées jusqu’à la fin du xviiie siècle, suivi d’un rapide déclin. Elle rend compte de l’importance de la pression anthropique qui s’établit progressivement sur le milieu, puis de la déprise agraire.
6Au moment où la pression humaine est la plus forte, le système agropastoral caussenard s’appuie sur trois composantes principales :
l’emblavement des meilleures terres, dans un but essentiellement vivrier près des villages composés de petits propriétaires, ou à des fins spéculatives autour des grosses fermes ;
un usage polyvalent des communaux ou sectionaux, avec la pâture extensive de troupeaux pérennes et un essartage réitéré, particulièrement pressant au moment où la population connaît un pic ;
une forte pression exercée sur le bois par le défrichement et les prélèvements destinés au chauffage.
7Il en résulte un renforcement du contraste des paysages, la dichotomie causse boisé/causse nu faisant même place à une tripartition causse boisé/causse nu/pâturages de hauteurs, encore bien visible sur le cadastre napoléonien :
dans la partie occidentale, au relief contrasté et dolomitique, les bonnes terres sont rares et dispersées, les pâtures dominent et le bois reste présent dans les zones les moins accessibles (canyons et chaos dolomitiques) ;
dans la partie centrale du plateau, où la relative mollesse des reliefs et la présence de calcaire en plaquette autorisent d’assez vastes zones de culture et un essartage relativement « rentable » des pentes, un paysage concentrique (culture/pâture/ issarts) s’organise très tôt autour des villages, tandis que les bois sont rejetés sur les pentes extérieures du causse ;
dans la partie la plus orientale, aussi la plus élevée, le pâturage domine sur les pentes du mont Gargo.
8Le paysage apparaît donc partout sensible aux fluctuations de la présence humaine, mais celles-ci se font plus vite ressentir dans la partie occidentale où le pin sylvestre, espèce dominante des rares forêts du plateau, peut coloniser rapidement les espaces non pâturés et non cultivés, alors qu’un temps beaucoup plus long est nécessaire pour que la végétation arborée s’installe sur les landes dénudées de la partie centrale et orientale. De tels caractères expliquent l’ancienneté et l’intensité de l’implantation humaine dans la partie centrale du causse, où se trouvent les villages les plus peuplés et les mieux organisés. Chacun d’eux forme, à l’intérieur de paroisses plus vastes, une véritable communauté autonome de propriétaires prompts à défendre leurs droits et exploitant les zones marginales par l’essartage. Dans ces conditions, la place laissée libre pour la pâture est extrêmement mesurée, d’autant que la forêt est inexistante au moins sur la moitié est du plateau. À côté des villages, les grands domaines sont aux mains de propriétaires résidant dans les bourgs des vallées mais faisant appel à la main-d’œuvre journalière présente sur le plateau7. Les troupeaux y tiennent une place importante, que marque leur présence jamais démentie dans les baux de métayage. De par leur dimension, ils contribuent à exacerber la pression exercée sur le saltus.
Une transhumance marginale
Une transhumance difficile à saisir
9La documentation ancienne relative à la transhumance languedocienne sur le Causse Méjan se réduit à peu de choses, qui filtrent des actes notariés anciens8, de la justice ordinaire9, ainsi que de nombreuses autres sources éparses et volumineuses. La transhumance demeure néanmoins un fait établi : en 1597, 1601, 1627 et 1692, les États particuliers du Gévaudan délibèrent pour venir à bout des taxes levées sur les troupeaux du bas Languedoc10. Des drailles traversent bel et bien le Causse Méjan : celle d’Aubrac, par « l’isthme » de Perjuret, transite jusqu’à Sainte-Enimie par le centre du plateau ; celle d’Espérelle passe plus à l’Ouest, par Meyrueis et la Malène11. Les deux nouent l’arrière-pays montpelliérain avec l’Aubrac surtout et la Margeride dans une moindre mesure12. En 1601, la transhumance est composée des « troupeaulx que les habitans du bas pais de Languedoc ont acoustumé toutes les années faire mener, durant la saison de l’esté, pour paistre les herbes des montaignes, causses et aultres lieux de ce pais13 »… La situation s’éclaircit à la fin du xviiie siècle : en 1775, De Gensane admire le mont Lozère et ses 60 000 transhumants, mais n’évoque pas de transhumance sur le Méjan voisin14. Seul un article controversé paru en 1846 permet d’aborder facilement notre sujet : il donne la liste des hameaux et villages lozériens pratiquant l’estivage, combien de bêtes ils accueillent en année commune avant la Révolution15. L’article s’appuie sur un document d’archives sans doute disparu en 188716. Avant 1789, quatre hameaux caussenards seulement laissaient estiver des troupeaux du bas Languedoc à la belle saison : Cavalade, Cavaladette et Villeneuve acceptaient chacun 2 000 ovins, Cros-Roux 1200 ; depuis peu, Drigas s’était refusé à en accueillir17 ; tous cinq sont aux abords des deux drailles. Le Causse Méjan constitue donc un espace périphérique et de passage plus que de fixation de la transhumance. C’est un plateau de transition entre le bas Languedoc et les vrais lieux d’estivage, traversé en une journée tout au plus18. Pourquoi en est-on là, alors que le Méjan semble aujourd’hui un terrain de parcours infini pour des ovins ?
Un troupeau pérenne exigeant en temps et en espace
10Une enquête de 1763 permet de dresser une carte satisfaisante bien qu’incomplète (pour la partie orientale du causse) de la répartition des ovins sur le Méjan, en général par lieu habité19. La justice ordinaire et les baux de métairies permettent, par sondage, de mieux décrire la réalité du troupeau pérenne dans les exploitations. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, il existe deux à trois domaines au plus par hameau, chacun avec son troupeau de 50 à 200 bêtes à laine20.
11L’intensité de l’élevage se double de droits de pâturage des particuliers ou sur les communaux, qui ne s’exercent pas toute l’année. La pratique de la mise en défense des propriétés aux beaux jours était répandue : « La compascuité pour les possessions situées a la plaine de Chanet cesse le vingt cinq mars de chasque année apres laquelle epoque chasque proprietaire fait depaitre seul dans son fonds jusques a la S(ain)t Michel21.» À Villeneuve22, seuls les bœufs accèdent aux herbes des particuliers, à peu près au même moment de l’année23. Cela contrarie le pâturage permanent de bêtes qui gardent très peu l’étable, sinon « au temps des neiges », période restreinte malgré la rudesse du climat caussenard24. De plus, nul ne peut réellement faire paître ses bêtes où et comme il l’entend : vers 1750, les troupeaux de Valbelle sont interdits sur les terres du Tomple, ceux de Racoules et Salgas sur les terres de Vébron25. Les facultistes des terres communes ou « devois » veillent à leurs facultés, souvent abusées par les bergers de propriétaires privés26. Les plus nombreux des contrevenants sont les fermiers des métairies du causse nu, qui cherchent à faire dépaître leurs bêtes où ils le peuvent plus qu’où ils le doivent : les domaines de la Condamine ou de Valbelle posent problèmes à leurs « voisins » en 1780 ou 178127. Métairies aux ressources limitées, elles disposaient souvent de droits dans les terroirs des communautés voisines comme celle de Mativet, qui a des droits de pâturage au Tomple, « aux terres de la Vabre28 ». Une géographie pointilleuse et pointilliste des pâturages découle de ces contraintes juridiques et usuelles : de là cent actions en justice entre propriétaires de troupeaux pérennes, dont les dents et les bergers s’affrontent pour profiter des maigres herbages.
12Au final, l’impression est un manque général de fourrage pour les bêtes, systématiquement pointé par le dénombrement de 1763 pour les hameaux et les villages caussenards29. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le Méjan semble donc à la limite du surpâturage sinon de la surexploitation30. Dans un contexte de pression pastorale intense opérée par le troupeau pérenne et une population relativement élevée, le subtil et fragile équilibre agropastoral du causse s’accommode mal du poids de la transhumance. Un troupeau du bas Languedoc peut-il seulement estiver sur le plateau ?
Une constante : une coexistence limitée et conflictuelle
13L’estivage pose problème à partir des années 1750 et limite la transhumance sur le Méjan à la portion congrue. L’exemple du village de Drigas est significatif. Une ordonnance d’avril 1636 met un peu d’ordre dans l’estivage forcené que connaissent les lieux, où « certaines personnes n’ayans que fort peu de bien ou point du tout dans ledict lieu se licencient les estés daller chercher un nombre exorbitant de bestail a laine aux Cevenes auquel ilz font manger et brouter toutes les herbes des debvois31 ». La solution alors adoptée est répandue en Languedoc : limiter le nombre de bêtes acceptées en proportion du revenu imposable porté au compoix, ici celui de 1604. « Les contenanciers peuvent tenir vingt bestes a layne estrangeres pour ch(ac) une livre en compoidz », en tout environ 2 000 ovins à accueillir, « les trois mois de lesté depuis le jour et feste de sainct Bazille jusques a la feste de sainct Gille32 ». En 1751, les mêmes motifs visent à chasser les transhumants : certains habitants « introduisent le betail etranger abusivement chaque année des Cevenes pour manger leurs herbes, ou pour mieux dire celles des terres comunes et des pieces particulieres des autres habitans en les y faisant extiver33 ». Les consuls ne transigent plus et tranchent alors dans le vif : fin de l’estivage, limitation de la taille du troupeau pérenne, accès des propriétés privées réservé aux seules bêtes des propriétaires, nomination d’un syndic chargé de tenir loin du village bergers et troupeaux circonvoisins. La fumâture34 ne pèse pas lourd dans un système agropastoral fondé en grande partie sur l’économie et l’écologie ovines locales…
14Ces décisions radicales, sans préjuger de leur application, démontrent la constance de la pression humaine sur le milieu caussenard et le devenir incertain de la transhumance. L’estivage est-il menacé sur la partie nue du Causse Méjan ? À Villeneuve en 1764, la taille du troupeau transhumant est ramenée de 3 000 à moins de 2 000 têtes ; un conflit éclate la même année au pied du col de Perjuret entre les bergers et la population de Cabrilhac au moment du passage du toupeau35. La transhumance reprend en effet de l’ampleur après la terrible épizootie de 172936, alors que les habitants en avaient profité pour empiéter sur les drailles, beaucoup moins fréquentées37. D’autres conflits surgissent, en 1775 quand un troupeau vient estiver depuis Valleraugue à Drigas six étés consécutifs ; en 1798, un autre troupeau cévenol broute sur un devois commun interdit à Villeneuve38. À Drigas comme à Villeneuve, la transhumance est-elle donc de petit rayon ? Vient-elle des Cévennes proches et non de la plaine languedocienne ? En était-il de même à Cavalade, Cavaladette et Cros-Roux ? Les questions restent nombreuses, les réponses trop rares. Au xviiie siècle, le Méjan est bien un espace périphérique de la transhumance : elle l’effleure à proximité des deux drailles ; l’estivage concerne à peine une poignée de hameaux. La concurrence du troupeau local, la mécanique agropastorale fine qui l’encadre et la pauvreté des sols empêchent donc le développement d’une transhumance d’envergure sur le Méjan des xviie et xviiie siècles. Vers 1780 d’ailleurs, le causse accueillerait 2 % des transhumants bas-languedociens du Gévaudan, contre un tiers pour le Mont-Lozère, un quart pour la Margeride et un quart pour la forêt de Mercoire39. La transhumance n’est donc pas sous l’Ancien Régime une composante essentielle de la vie agropastorale caussenarde, alors qu’elle est encore vitale sur les pentes de l’Aubrac, de la Margeride ou du Lozère40.
15On aimerait appréhender, grâce aux statistiques et enquêtes agricoles d’après-Révolution, les permanences et les mutations de l’estivage sur le plateau, mais le xixe siècle est hélas le parent pauvre de notre documentation. Tout au plus peut-on constater la défiance des habitants d’Ispagnac à l’égard des transhumants en 1819, toujours accusés d’affamer le troupeau local, mais cela concerne le Causse de Sauveterre41… Le maintien d’une population élevée sur le Méjan jusqu’en 1851 au moins42 et d’une transhumance intense jusqu’à la même époque n’ont sans doute pas libéré les conditions nécessaires et suffisantes à faire du vaste plateau un terrain de parcours privilégié pour les troupeaux du bas Languedoc. En l’an IX, 200 000 bêtes à laine estiveraient ainsi en Lozère ; le 9 juillet 1813, le préfet Gamot admire au Roc de l’Aigle, sur le mont Lozère, « de nombreux troupeaux arrivés depuis peu de temps du Languedoc » ; 250 000 ovins montaient « passer la belle saison » vers 1850, 150 000 encore vers 190043.
Les mutations récentes
16Pour la période récente, deux groupes de facteurs affectent la transhumance vers les hautes terres du Languedoc. L’un touche l’aval du phénomène, l’autre l’amont, mais ils représentent deux modalités d’une même évolution : la spécialisation agricole des régions françaises et leur intégration dans un marché national.
17La principale région émettrice subit tout d’abord une crise de l’élevage liée aux mutations de l’agriculture bas languedocienne. Le déclin de l’élevage dans la région de Montpellier et de Nîmes est documenté depuis la fin du xviiie siècle : les achats de moutons par les Espagnols, le prix élevé du sel, les défrichements à partir de 1770 en sont les causes invoquées44. La diminution sensible des effectifs n’apparaît cependant pas avant le milieu du xixe siècle et semble calée sur l’augmentation des superficies dédiées à la vigne45. La diminution du troupeau s’accentue avec la crise du phylloxéra, car la conduite des vignes demande plus de temps et requiert un travail à plein temps, pour les traitements et les greffes par exemple46. Pourtant, le nombre des animaux transhumants reste encore élevé au début du xxe siècle, selon la préfecture de l’Hérault, qui recueille les certificats de santé des moutons. Le chiffre de 1911 n’est pas éloigné de l’ordre de grandeur cité au début xviiie siècle par l’intendant Basville (environ 100 000). La plus grande partie de ces moutons ont la Lozère pour destination (54 000 transhumants sur 83 000 à partir de l’arrondissement de Montpellier).
18Après la Grande Guerre, l’élevage perd encore de son importance dans la région des garrigues. Pourtant, la transhumance fonctionne encore : en 1924-1926, il est question de troupeaux transhumant depuis l’Hérault vers sept localités du Causse Méjan et regroupant selon les années de 1 500 à 2 000 bêtes en tout47 ; Drigas, déjà évoqué, fait à nouveau partie des destinations. Le phénomène est alors totalement dépendant du Midi languedocien, où résident les bergers et les propriétaires qui possèdent pâturages d’estive et troupeaux transhumants48. Il faudra une nouvelle accentuation de la crise de l’élevage ovin en bas Languedoc pour que disparaisse la transhumance vers le Causse Méjan : en 1968, on ne dénombrait plus que 88 000 moutons dans l’Hérault contre 400 000 en 1894. Ce phénomène se combine avec la mutation du système agraire du Causse Méjan qui, à la fin du xixe siècle, a complètement perdu ses caractères d’Ancien Régime. L’examen des cadastres montre les profonds changements de la structure de la propriété entre 1840 et 1913 : le nombre des propriétaires diminue considérablement (-11,4 %), alors que la taille moyenne des propriétés augmente (+7,4 %). Les micro-propriétaires sont les plus touchés par ces changements. L’exode rural affecte les éléments les plus pauvres et s’accompagne souvent de la vente des biens possédés. Les propriétaires non-résidents sont de plus en plus nombreux, habitent parfois fort loin (Montpellier, Alès…) et possèdent souvent de grands domaines. Ces derniers peuvent être affermés, tout comme servir d’estive si les propriétaires ont des terres et des troupeaux en bas Languedoc. Les biens des communautés ont été fortement privatisés entre les deux dates, surtout au profit des domaines existants.
19Le cadastre permet également de documenter les changements dans l’utilisation des terres. À partir d’un échantillon de 8 423 ha, soit environ 25 % de la superficie du Causse Méjan, on constate une tendance très nette, entre 1840 et 1913, à la diminution des superficies exclusivement dédiées aux cultures (33 % en 1840 ; 13 % en 1913). Les anciennes terres sont totalement ou en partie transformées en landes. Les cultures sur les sols les plus pauvres, tels les sables dolomitiques, sont abandonnées. Parallèlement, les statistiques agricoles enregistrent la progression des fourrages artificiels49. Dans le contexte nouveau d’une économie intégrée nationalement, l’avantage régional comparatif des régions caussenardes dans le domaine des céréales par rapport aux régions voisines (Cévennes, Ségala, Levézou) ne joue plus : les exploitations agricoles en viennent alors à se spécialiser dans l’élevage. Avec la mise en place de systèmes d’élevages ovins spécialisés et avec l’extension de la production laitière pour Roquefort, un soin plus grand est apporté au troupeau (alimentation, état sanitaire, sélection50). Or, il ne semble pas que la transhumance puisse coexister durablement avec un élevage résidant consolidé51. Les problèmes vétérinaires et sanitaires posés par la coexistence des deux troupeaux sont un élément important dans la volonté de limiter la transhumance. Cette dernière ne peut dès lors plus être qu’une solution de rechange sur des domaines où l’élevage résident ne peut plus se maintenir : lorsque l’activité d’élevage cesse en un lieu, les troupeaux transhumants peuvent occuper l’espace, mais seulement le temps nécessaire à la mise en place d’un autre élevage résidant.
20Les trente dernières années ont été caractérisées par l’agrandissement et la concentration des exploitations qui contrôlent aujourd’hui 80 % de l’espace. Les terres cultivées sont intensivement utilisées pour la production des stocks hivernaux, mais les ressources des parcours à moutons sont moins mobilisées par les éleveurs que par le passé. Or les parcours, qui sont pour la plupart les zones anciennement cultivées du XVIIe au xixe siècle, sont fortement affectés par la progression spontanée des arbres et des arbustes. Cet embroussaillement est souvent présenté comme une conséquence d’une moindre pression de pâturage. La fin de la transhumance a accéléré la progression des plantes ligneuses et contribué au reboisement spontané qui affecte aujourd’hui très largement le Causse Méjan. On rejoint ici le vieux débat sur la transhumance et ses effets sur la couverture végétale. À partir de la seconde moitié du xixe siècle, il s’appuie sur un argumentaire bien rôdé : les transhumants maximisent les profits de la location des estives en surpâturant52. Ils participent ainsi à la destruction du couvert herbacé, destruction qui peut avoir des conséquences catastrophiques en termes d’érosion des sols en région de montagne. La suppression des abus pastoraux est la condition sine qua non pour restaurer les écosystèmes de montagne. Ces positions subsistent jusqu’aux années 60, puis s’atténuent. Aujourd’hui, l’analyse dominante de l’embroussaillement du paysage du Causse Méjan repose sur l’hypothèse du sous-pâturage53. Le cheptel ovin permanent du Méjan a néamoins fortement augmenté en trente ans, passant de 14 000 à 19 000 bêtes. On atteint désormais les effectifs du début du xxe siècle (1925 : 19 500 ovins ; 1892 : 28 960)54. Mais les procédés d’élevage ont beaucoup changé. Les fourrages et les concentrés distribués en bergerie constituent aujourd’hui une part très importante du régime alimentaire et la contribution des parcours à l’alimentation, quoique variant beaucoup d’un élevage à l’autre, n’est plus de nature à contrôler la dynamique de la végétation.
21L’émergence des questions d’environnement et de gestion des paysages a contribué à réhabiliter le pâturage. Les politiques publiques agrienvironnementales, ainsi que les mesures locales et les labels soutenus par le Parc National des Cévennes (« l’agneau des Causses ») incitent les éleveurs à utiliser davantage les ressources des parcours qui ne font pas l’objet de location d’estives à des transhumants. Pourtant, si le pâturage a été réhabilité comme pratique à effets écologiques positifs, la transhumance, reléguée au rang de folklore et au rôle de pratique temporaire interstitielle, reste aujourd’hui en marge des pratiques considérées comme agro-écologiques.
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22Il importe donc de relativiser le phénomène de la transhumance : les hautes terres lui sont a priori propices, mais des facteurs internes peuvent empêcher le développement de véritables flux. Au Moyen Âge, la transhumance est un volet de la politique agraire des grands monastères, étrangers au Causse. À l’époque moderne, les conditions d’existence d’une population locale nombreuse se trouvent réalisées, avec un système agropastoral local qui occupe à plein terres et pâturages et assure une cohésion forte de la société villageoise. Les causalités internes sont alors plus fortes que les contraintes externes : la place manque pour les bêtes « étrangères ». Il a fallu que cette société se délite pour que la transhumance puisse prendre à nouveau toute sa place, comme ce fut le cas dans la première moitié du xxe siècle, provisoirement d’ailleurs car bientôt les conditions externes ne seront plus réalisées : avec l’effacement de l’élevage ovin de plaine, le Causse Méjan se voit à nouveau conduit à compter sur ses seules ressources.


Notes de bas de page
1 Paul Marres, Les Grands Causses, Tours, 1935, II, p. 34.
2 Camille Hugues, « Préhistoire du causse Méjan oriental », Congrès préhistorique de France, XIIIe session, 1950, p. 358-385.
3 Jean-Paul Chabrol (dir.), La Lozère de la Préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 2002, p. 77-81.
4 David Quilès et al., « Les feux préhistoriques holocènes en montagne sub-méditerranéenne : premiers résultats sur le Causse Méjan (Lozère, France) », C.R. Palevol, 1, 2002, p. 59-65.
5 Henry Dupont, « Châteaux rouergats en Gévaudan », Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron, 27, 1958, p. 103-158 : le xie siècle a été une grande période de déforestation.
6 Henri Boullier de Branche, Feuda Gaballorum, Nîmes, 1949, 3 vol. Sur la disparition des castra de hauteur après le xie siècle, voir Aline Durand, Les paysages médiévaux du Languedoc (xe-xiie siècles), Toulouse, pum, 1998, p. 130-131.
7 J. P. Chassany, « Éléments d’histoire agro-écologique », dans A. Brun et al., Le Causse Méjan, Paris, inra-esr, 1978, p. 30.
8 À la différence de Jean Delaspre, « Contribution à l’étude de la transhumance dans les hautes terres du Gévaudan du Nord-Est (fin du xviie-fin du xviiie siècle) », Bulletin du cer de Mende, no 8, 1985, p. 7-14.
9 Archives départementales de la Lozère (désormais Arch. départ. Lozère), justice ordinaire, Bieisse : 67 à 69 B 1 ; Bieissette : 72 B 1 ; Castelbouc : 96 B 6, 97 et 98 B 1 ; Charbonnières, 109 à 111 B 1 ; la Citerne : 131 B 1 ; Croupillac : 136 B 1, 136 B 2, 137 B 1 ; Florac : 193 B 8 ; Gatuzières : 226 et 227 B 1 ; Javillet : 264 B 1, etc…, seconde moitié du xviiie siècle.
10 Procès-verbaux des délibérations des États du Gévaudan, Mende, Privat, 1876, t. II, p. 324 ; 1877, t. III, p. 116-117 ; 1878, t. IV, p. 524 ; 1880, t. VI, p. 150.
11 Collectif, « Drailles et transhumance à travers la Lozère », Les cahiers de Lozère, 1993, no 7, p. 8, 9 et 14 ; drailles dites de « la Lusette » par Pierre-Albert Clément, Les chemins à travers les âges en Cévennes et bas Languedoc, Montpellier, Presses du Languedoc, 2003, 5e éd., p. 65-72.
12 Jean-Marc Moriceau, L’élevage en France sous l’Ancien Régime (xviie-xviiie siècles), Paris, sedes, 1999, p. 178-180.
13 Procès-verbaux…, t. III, p. 116-117, 17 janvier 1601.
14 Arch. départ. Lozère, 1 J 64, « copie du procés verbal de M. de Genssane mineralogiste », 1775, f° 80 r°, 82 v°-83 r°.
15 M. Blanquet, « Des troupeaux transhumants qui sont dirigés chaque année des départements du Gard et de l’Hérault sur les montagnes de la Lozère », Mémoires et analyse des travaux de la Société d’agriculture (…) de Mende, 1845-1846, p. 77-85.
16 Incendie de la préfecture de la Lozère, alors dépôt des archives départementales.
17 Arch. départ. Lozère, edt 074 DD 1, délibération consulaire, 9 juin 1751.
18 Une vingtaine de kilomètres du col de Perjuret à Sainte-Enimie, comme de Meyrueis à la Malène.
19 Arch. départ. Lozère, C 479 à C 484, 1763 : enquête des États particuliers du Gévaudan et Procès-verbaux…, t. VII, p. 346-348 et 498-501 (1756 et 1763).
20 Nombreux sondages dans les actes notariés conservés aux Arch. départ. Lozère, série 3 E.
21 Arch. départ. Lozère, 394 B 1, 10 avril 1779.
22 Actuelle commune de Vébron.
23 Camille Hugues, Olivier Poujol, « Deux pâturages collectifs sur le Causse Méjan », Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de la Lozère, no 18-19, 1972-1973, p. 270.
24 adl, série B, ordinaires de justice, références très nombreuses.
25 Arch. départ. Lozère, 69 B 1, 7 juillet 1737 et 570 B 1, 14 décembre 1756.
26 Arch. départ. Lozère, 349 B 1, 9 octobre 1780 ; 347 B 1, 7 juin 1785 ; 111 B 1, 26 mars 1783 ; E 904, 26 juin 1790… ; sur les conflits de pâturages, cf Jean-Marc Moriceau, L’élevage…, p. 199-204.
27 Arch. départ. Lozère, 111 B 1, 28 juillet 1780 et 3 août 1781.
28 Arch. départ. Lozère, 292 B 1, 24 avril 1790.
29 Arch. départ. Lozère, C 481 à C 484, doc. cit.
30 Jean-Marc Moriceau, L’élevage…, p. 98 sq.
31 Arch. départ. Lozère, edt 074 DD 1, 4 mars 1636.
32 Arch. départ. Lozère, edt 074 DD 1, doc. cit.
33 Ibid., 9 juin 1751.
34 Jean-Marc Moriceau, L’élevage…, p. 193-197.
35 Félix Buffière, Ce tant rude Gévaudan, Mende, 1985, t. II, p. 1204.
36 Procès-verbaux…, t. VI, p. 657 : les États s’alarment dès le mois de mars de la situation.
37 Idem, t. VI, p. 723-724 (1733) et t. VII, p. 335-336 (1755) ; Arch. départ. Lozère, C 480, Sainte-Enimie, 20 septembre 1772.
38 Camille Hugues et Olivier Poujol, « Deux pâturages collectifs… », p. 273.
39 D’après M. Blanquet, « Des troupeaux transhumants… », p. 77-85 : quid de l’Aubrac dans ces statistiques ?
40 J. Barbot, « Transhumance. Nuits de fumature », Société d’agriculture, industrie, sciences et arts de la Lozère. Archives gévaudanaises, t. II, 1909-1914, p. 84-91 ; René-Jean Bernard, « L’élevage du mouton en Gévaudan aux xviie et xviiie siècles » dans L’élevage et la vie pastorale dans les montagnes de l’Europe au Moyen Âge et à l’Époque Moderne, Clermont-Ferrand, Institut d’études du Massif Central, 1984, p. 335-354 ; J. Delaspre, art. cit., 1985 ; R. Pauc, « Notes sur la transhumance en Lozère », Bulletin du cer de Mende, no 8, 1985, p. 37-41.
41 Arch. départ. Lozère, edt 075 N 8, 29 juin 1819.
42 J. Bouret, Dictionnaire géographique de la Lozère…, Mende, Boyet, 1852, p. 23-348, passim.
43 Almanach de la Lozère, Mende, Ignon, an IX, p. 38 ; Benjamin Bardy, « Les tournées du préfet Gamot. La Lozère à la fin du Premier Empire », Bulletin du cer de Mende, mémoire no 2, 1985, p. 18 ; M. Blanquet, « Des troupeaux transhumants… », p. 77 ; Félix Buffière, Ce tant rude Gévaudan…, t. II, p. 1202.
44 P. Rouquette, La transhumance des troupeaux en Provence et en Bas-Languedoc, Montpellier, Firmin et Montane, 1913.
45 De 70 000 à plus de 160 000 ha entre le début du xixe siècle et 1866 pour le seul département de l’Hérault.
46 Max Sorre, « Étude sur la transhumance dans la région montpelliéraine », Bulletin de géographie, 1912, p. 1-40.
47 Arch. dép. Lozère, M 11269 et 11270, transhumance, récapitulatifs (1924-1943).
48 P. L. Osty, « Élevages et éleveurs en 1975 » dans A. Brun et al., Le Causse Méjan, Paris, inra-esr, 1978.
49 Pascal Marty, Elie Pélaquier, Bruno Jaudon, Jacques Lepart, « Spontaneous reforestation in a peri-Mediterranean landscape : history of agricultural systems and dynamics of woody species » dans E. Fouache (éd.), Environmental dynamics and history in Mediterranean regions, Elsevier, Paris, 2003, p. 179-186.
50 F. Quétier, Pascal Marty, Jacques Lepart, « Farmers’management strategies and land use in an agropastoral landscape : the Roquefort cheese production rules as a driver of change » dans Agricultural Systems, sous presse : l’aoc Roquefort date de 1925 ; une marque « brebis rouge » est créée en 1930.
51 A. Brun, « De la crise des années 50 aux perspectives actuelles », Le Causse Méjan ; ce qui était aussi le cas aux xviie et xviiie siècles, cf. supra.
52 Charles Flahault, « À propos de la géographie botanique des Causses », Bulletin de la Société languedocienne de géographie, 1931, p. 89-100 ; P. Rouquette, La transhumance… ; R. Larrère et al., « Reboisement des montagnes et systèmes agraires », Revue forestière française, no spécial « Société et forêts », 1980, p. 20-36. ; R. Larrère et al., « Forestiers et paysans. Les reboisements en montagne depuis l’Empire », dans « Tant qu’il y aura des arbres. Pratiques et politiques de la nature. 1870-1960 », Recherches, no 45, 1981, p. 57-84 ; B. Kalaora et A. Savoye, La forêt pacifiée. Sylviculture et sociologie au xixe siècle, Paris, L’Harmattan, 1986.
53 Jacques Lepart, Pascal Marty, Olivier Rousset, « Les conceptions normatives du paysage. Le cas des Grands Causses », Natures, sciences sociétés, 8 (4), 2000, p. 16-25.
54 Paul Marres, Les Grands Causses…, t. II, p. 164.
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