Aux origines de l’apiculture rationnelle : la transhumance des ruches (France et Espagne, v. 1750-v. 1850)
p. 263-274
Texte intégral
1À la différence de l’Apis dorsata, l’abeille géante de l’Inde, l’Apis mellifera n’est pas dotée d’un instinct migratoire, si ce n’est dans certaines de ses variétés d’Afrique orientale. C’est dire que pour chaque colonie la saison de butinage se limite au temps de floraison des espèces végétales représentées dans un rayon de 3 km environ. Cette période peut s’étaler sur une grande partie de l’année dans certains milieux favorisés par les conditions naturelles et l’intervention anthropique. C’est le cas lorsque des plantations d’arbres fruitiers, de floraison précoce, jouxtent des landes de bruyères aux fleurs d’arrière-saison comme en Bretagne ; ou encore lorsque le relief ménage sur de faibles distances un échelonnement des cycles végétatifs (cas des Alpes). Mais parfois la gamme végétale, et donc le temps de butinage, se réduisent à l’extrême (il en est ainsi depuis les progrès de la monoculture), ou bien la saison favorable s’interrompt trop tôt avec l’arrivée du froid hivernal dans les hautes latitudes ou sous l’effet de l’aridité estivale en zones de climat méditerranéen. Pour permettre aux abeilles de poursuivre leur travail, il est donc recommandé de leur trouver de nouveaux « pâturages », donc de déplacer les ruches, en prenant les précautions que détaillent les ouvrages spécialisés. Ainsi l’apiculteur devient-il volontiers « l’homme qui court après les fleurs1 ».
2L’apiculture dite pastorale est aujourd’hui un phénomène généralisé à l’échelle mondiale. Elle était déjà massivement pratiquée au début du xxe siècle dans les pays qui ne connaissaient pas le genre Apis avant l’introduction de l’abeille européenne (États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande). Elle s’est plus récemment développée là où l’Apis mellifera, meilleure ouvrière mais plus sensible aux écarts climatiques, est venue concurrencer les espèces locales (Extrême-Orient). Toutefois en Europe même, avant la seconde phase de la révolution des transports, celle de l’automobile (ou plus précisément du camion), le recours à la transhumance apicole est inégal selon les régions. Alors que le précédent égyptien, évoqué d’un traité à l’autre, semble douteux, la Grèce fournit la plus longue série de témoignages sur le transport des ruches des plaines à la montagne et du continent aux îles : de Columelle2 au Frère Adam3 et à la prestation de Marcello Mastroianni dans L’apiculteur de Th. Angelopoulos (1975).
3Le bassin méditerranéen, foyer originel de l’apiculture au sens strict du terme, est aussi le domaine privilégié de la transhumance apicole. Sur le versant atlantique, les usages varient. À l’époque moderne et jusqu’au milieu du xxe siècle le contraste est en tout cas frappant entre une France réticente et une Espagne largement gagnée à la méthode pastorale. Trois études de cas et la présentation plus rapide de quelques autres permettront d’appréhender sur ce point la différence des pratiques apicoles d’un pays à l’autre et d’en tenter une explication. Chemin faisant apparaîtront certains caractères particuliers de ce type de transhumance.
L’apiculture pastorale à Albacète (Espagne du sud-est) au xviiie siècle
Des déplacements anciens
4Le déplacement saisonnier des ruches en Espagne a été étudié pour les périodes antique et médiévale4. À partir de l’époque moderne nous disposons à son sujet du témoignage des traités d’apiculture. Si l’auteur du premier d’entre eux, Luis Méndez de Torres n’y fait que de rapides allusions, son successeur immédiat, Jaime Gil, à qui l’on doit le premier grand ouvrage européen d’apiculture pratique, consacre une quarantaine de pages à la transhumance des ruches et y revient à plusieurs reprises dans le cours de son texte5. Et de tels mouvements ont été récemment repérés par des prospections en archives, d’une part en Andalousie, d’autre part entre l’Aragon et le Pays valencien.
5Le centre de l’actuel province d’Albacète correspond à la Manche orientale, extrémité sud-est du plateau central qui s’encastre entre les chaînes bétiques et le Système ibérique, livrant ainsi un passage aisé vers le littoral. Sous l’Ancien Régime, le dessin des circonscriptions ecclésiastiques y présente une certaine complexité. La majeure partie du territoire dépend du diocèse de Carthagène. Le reste est partagé entre ceux de Tolède et de Cuenca. Enfin sur les confins orientaux, précisément là où les échanges sont les plus intenses, s’étendent le diocèse de Valence ainsi qu’une enclave dépendant de celui d’Orihuela. On imagine la difficulté pour les autorités ecclésiastiques de percevoir la dîme sur des ruches périodiquement déplacées, d’autant qu’au diocèse de Valence les produits de l’apiculture en sont exemptés. Cette situation devait engendrer une série de procès dont les pièces conservées pour la période 1692-1827 renseignent abondamment sur la pratique de la transhumance apicole dans le secteur6.
Deux systèmes de transhumance
6Un relevé de tous les toponymes mentionnés dans les dépositions aux procès permet de distinguer, au-delà de la multitude des déplacements, deux systèmes de transhumance apicole dans l’espace albacétain : le premier unit la Sierra d’Alcaraz (altitude moyenne 1 200 m) au secteur de la Meseta qu’elle surplombe, c’est-à-dire principalement aux Llanos d’Albacète (700 m), et le second centré sur la Manche orientale se déploie des hautes vallées valenciennes (400 m) aux premiers contreforts de la Serranía de Cuenca (900 m). Il s’agit en général de voyages courts, d’environ 30 km, qu’une monture effectue en une nuit, et très exceptionnellement de déplacements sur de plus longues distances qui supposent une halte diurne pour ménager les abeilles comme ces 60 km qui séparent Alpera (province d’Albacète) d’Enguera (Valence).
7Ce sont surtout des mouvements verticaux que favorise le relief régional. Le séjour d’apiculteurs valenciens en terre albacétaine est bien évoqué mais la transhumance montante se trouve sous-représentée dans notre enquête en raison du caractère des sources : la justice ecclésiastique se proposait de poursuivre plutôt les autochtones récalcitrants que les étrangers temporairement présents sur le sol du diocèse. On perçoit donc avec plus de netteté les mouvements descendants : de Peñas de San Pedro (extrémité de la Sierra d’Alcaraz) vers la plaine d’Albacète et de la Manchuela (rebord oriental de la Meseta) vers la vallée d’Ayora (Valence). Cependant il est possible de repérer des exemples de translations horizontales, réalisées entre des lieux d’altitude voisine mais de couverture végétale différente. Ces cas, peu nombreux dans la plaine d’Albacète, abondent dans la Manchuela. Enfin des formules de déplacement plus complexes apparaissent. Ainsi apprend-on en 1771 que les ruches d’Alborea passent l’hiver et le printemps au « royaume » (de Valence) et l’été soit dans la Manche, soit dans la Serranía de Cuenca. Celles de Ves qui ont hiverné dans la vallée d’Ayora sont remontées au bourg puis transportées au printemps vers les terroirs voisins d’Alcalá del Río et de Jorquera. Dans certains cas le rythme des mouvements s’accélère. On voit en 1692 des ruches de Peñas de San Pedro changer cinq à six fois de territoire communal. Et au milieu du xviiie siècle, les apiculteurs de Bogarra qui possèdent plus de mille ruches en plein massif bétique « les mènent d’un endroit à un autre vu […] que la terre est stérile7 ». Nomadisme ? Errance ? L’expression d’apiculture itinérante semblerait plus appropriée pour qualifier ces pratiques.
L’intensification du phénomène
8Si l’on situe assez exactement les axes de migration, on évalue avec plus de peine le volume du cheptel concerné. Pour un lieu donné quelle est la proportion des ruches déplacées au cours de l’année ? Dans les quelques cas où l’information nous est livrée, le mouvement paraît massif. Lors du procès de 1802, sur les 1 060 ruches de la localité de Ves, 300, c’est-à-dire près du tiers, stationnent sur le territoire de Mahora. Mieux, selon un témoignage de 1792, pratiquement la totalité des 700 ruches de Villamalea sont dirigées au printemps sur la Serranía de Cuenca.
9Ce qui ressort de l’ensemble des dépositions, c’est que le phénomène s’amplifie au cours du xviiie siècle. Cette intensification de la transhumance apicole dans la province d’Albacète paraît liée à une modification du type de ruches utilisé. À Peñas de San Pedro, de loin le principal centre apicole de la province (près de 3 500 colonies au milieu du siècle), on se sert de petites ruches cylindriques d’alfa tressé, deux fois moins volumineuses, nous dit-on, que les ruches faites en liège ou formées d’un tronc de chêne évidé8. Dans la plupart des autres localités, pour faciliter les opérations de transport, on cherche à réduire à la fois le volume et le poids des ruches. Leur taille diminue et le matériau change : le liège, cher parce qu’acheminé de loin, mais plus léger, tend à remplacer l’alfa et le bois. Un témoin interrogé à Ves en 1771 mais se référant au précédent procès de 1736 assure qu’alors les ruches étaient généralement faites d’alfa, que même en année de sécheresse on n’en déplaçait qu’un petit nombre et qu’on « n’en faisait pas le transport général qu’on fait des ruches de liège, en raison de leur lourdeur et des difficultés de chargement ». Un témoin originaire de Villamalea précise qu’une monture ne pouvait en porter que cinq alors qu’elle en supporte jusqu’à quatorze et quinze de liège. Les apiculteurs acceptent d’assumer le coût d’acquisition du nouveau matériel et les frais de transport parce qu’ils escomptent évidemment de la transhumance une augmentation de leurs bénéfices. Ce sont pourtant ces dépenses additionnelles qui leur servent d’argument pour solliciter une réduction de moitié du taux de la dîme.
10À noter qu’à aucun moment les documents ne font allusion, parmi les frais, au prix de location des herbages ni à une quelconque taxe communale, mais seulement, et à plusieurs reprises, à l’obligation, mal respectée semble-t-il, d’enregistrer auprès des autorités municipales les marques de propriété apposées sur les ruches9.
En france, des initiatives pionnières
Une pratique peu fréquente
11La fréquence des déplacements saisonniers de ruches en Espagne contraste avec leur rareté en France avant la seconde moitié du xxe siècle. La consultation des traités d’apiculture illustre l’opposition sur ce point entre les deux versants des Pyrénées. Chez nous les entreprises de transhumance apicole font figure d’exceptions avant d’apparaître, une fois passé 1800, comme des innovations prometteuses.
12En France où la littérature spécialisée apparaît plus tard que dans le reste de l’Europe, les premiers textes mentionnent à peu près exclusivement les transports de ruches consécutifs à leur achat. Encore au xviiie siècle, le phénomène serait peu répandu, même en pays de montagne, malgré son intérêt reconnu. Ainsi en 1763, le curé comtois Lapoutre signale-t-il que « plusieurs personnes se flattent que cette pratique leur procure un croît considérable10 ». Et selon le suisse Duchet (1771) : « Les montagnes […] en soutiendroient un grand nombre [de ruches], qu’on y porteroit au printems pour les descendre en automne, comme il se pratique en quelque endroit de la France11.» Le seul exemple concret inlassablement évoqué est celui du Gâtinais, région-phare de l’apiculture française.
13La plupart des auteurs vivent ou au moins publient à Paris et l’on serait porté à croire que leur expérience se limite aux environs de la capitale, mais les sondages effectués en archives confirment l’information bibliographique. Jusqu’ici je n’ai trouvé comme exemple supplémentaire que les allées et venues d’un certain Modeste Bardon vers 1780 dans une autre grande région apicole, la Champagne, des environs d’Arcis-sur-Aube à ceux de Troyes12. Cet apiculteur soigneux de ses ruches « imagina de les faire parquer ; c’est-à-dire de les faire voyager périodiquement, d’abord de Trouan à Culoison, au printemps jusqu’en automne, pour les faire jouir de la riche étendue des fleurs de navette […] suivie d’une saison à l’autre de la fleur des fruits des jardins et des plantes de la prairie ; ensuite de les conduire de Culoison à Trouan dans l’automne, pour leur procurer la fleur du bled de sarrasin, si féconde du côté d’Arcys et de Trouan, où il leur faisoit passer les quartiers d’hiver ».
Des débuts prometteurs
14En revanche les enquêtes du Ier Empire révèlent bien d’importants mouvements de ruches à partir de la Beauce et du Gâtinais13. En 1813 le maire de Gommerville (arrondissement de Chartres) précise que les déplacements s’effectuent de sa commune vers la Seine-et-Oise, mais trois de ses collègues signalent plutôt la Sologne comme but de ces migrations. L’un d’entre eux s’étend quelque peu sur la question : « Le sol d’Auneau, écrit-il, n’est que médiocrement convenable à l’éducation des abeilles, elles font mieux dans la Beauce du côté de Janville, dans les pays où il existe beaucoup de bruyère et en Sologne où nos marchand (sic) après la belle saison vers la fin d’août ont usage de les faire conduire pour y passer l’hiver. »
15Notons que dans les deux cas cités il s’agit de pays céréaliers (où les abeilles ne disposent donc que d’une courte saison de butinage), mais situés à faible distance, d’une part, de cultures maraîchères et fruitières (vallées et banlieue parisienne) susceptibles de leur fournir un pâturage précoce et, d’autre part, de ressources d’arrière-saison : champs de sarrasin (Champagne crayeuse, Sologne), landes de bruyères (Sologne encore) et forêts (Rambouillet, Fontainebleau et Orléans). De telles complémentarités incitent aux déplacements. Mais remarquons aussi que les deux exemples concernent des secteurs qui jouissent d’un haut niveau de commercialisation des produits apicoles : miel pour l’Eure-et-Loir, miel et cire pour l’Aube. Troyes est au xviiie siècle un grand centre de blanchiment de la cire et le rôle des négociants en miel comme entrepreneurs de transhumance est signalé dans les propos du maire d’Auneau.
16Ailleurs où se fait moins sentir l’impact de grands marchés urbains, on conseille plutôt aux apiculteurs de choisir un emplacement judicieux pour leurs ruches et de s’en tenir à la méthode sédentaire. Ainsi le recommande en 1766 le Limousin Massac : « Il est bon que vos abeilles soient placées dans des jardins, afin qu’elles y trouvent au moins quelques fleurs à portée […] Enfin l’abondance des prés, tant naturels qu’artificiels, la proximité des bois, des friches même et des petits ruisseaux, le voisinage des avoines, et principalement des bleds sarrazins ou bleds noirs et des montagnes couvertes d’herbes odoriférantes, forment une excellente position14.»
17À partir de la fin du xviiie siècle commencent toutefois à se réunir en France les conditions d’un développement de l’apiculture pastorale. L’interruption des communications internationales lors des guerres de la Révolution et de l’Empire et l’augmentation de la demande en miel et en cire fouettent le secteur apicole avant que l’obtention du sucre de betterave et de la stéarine ne vienne le concurrencer. Le xviiie siècle avait cherché une augmentation des rendements dans un perfectionnement des ruches. Désormais parmi les moyens prônés comme éléments d’une apiculture rationnelle figure de plus en plus fréquemment la transhumance. C’est dans ce contexte qu’il faut situer les initiatives d’Amédée Mauget, d’Argences (Calvados), dans le second tiers du xixe siècle15. Pour Mauget la saison apicole se déroule en quatre temps :
- sa campagne débute sur place, dans le Pays d’Auge où les abeilles disposent de la fleur des saules et des aulnes ;
- le premier déplacement s’opère vers les champs de colza qui occupent le secteur du Bessin le plus proche de Caen ;
- de là les ruches reviennent à leur point de départ pour la floraison du sainfoin ;
- enfin la dernière migration a lieu en direction de la Suisse normande et des confins du Calvados et de l’Orne pour le sarrasin et la bruyère.
18Grâce à ces multiples transports – les premiers pour lesquels on dispose de récits détaillés qui n’épargnent pas leurs épisodes tragi-comiques –, Mauget multiplie son cheptel et améliore ses rendements et sa production. Au milieu du xixe siècle, après le miel de Narbonne et celui du Gâtinais, le miel d’Argences sera le plus coté de France. Ces déplacements s’inscrivent dans un schéma traditionnel. Ils restent de court rayon afin de s’achever en une nuit. Et comme dans le cas du Gâtinais les voyages les plus longs sont ceux qui s’effectuent en fin de saison. Cependant les entreprises de Mauget présentent des éléments nouveaux, révélateurs de liaisons, pour le moment bénéfiques, entre l’apiculture et l’évolution du monde rural. Le développement des cultures fourragères fournit de nouveaux pâturages aux abeilles. Il en est de même de l’extension des surfaces consacrées aux oléagineux, principalement au colza. Ces deux types de plantes dont les floraisons s’échelonnent du printemps au cœur de l’été aident au démarrage de l’activité des colonies et leur offrent des ressources à certaines périodes où celles-ci risquent de manquer. Voilà qui invite à la transhumance. Or, à la même époque, les déplacements sont facilités par l’amélioration du réseau routier. Les plus longs trajets nocturnes effectués par Mauget et ses gens qui étaient de 40 km en 1827 passent à 80 km en 1863.
19Le plus difficile pour nous reste d’évaluer l’importance nouvelle de ces flux. Vers le milieu du xixe siècle, il semble que les mouvements en direction de la Sologne soient devenus massifs : dans les années 1860, 1 500 à 2 000 ruches en provenance des départements voisins envahissent à l’arrière-saison le territoire de Nouan-le-Fuzelier (Loir-et-Cher)16. La revue L’Apiculteur mentionne à plusieurs reprises le déplacement des ruches de la côte normande vers les collines de l’Orne. Cependant en 1863, sur les 400 colonies qu’il possède, Mauget n’en transporte que 80 sur cet itinéraire. De toute façon, à l’échelle nationale, le sédentarisme reste majoritaire. Tout au plus pratique-t-on des micro-déplacements à moins qu’on ne distribue le cheptel entre des ruchers établis sur des terroirs différents.
Les Pyrénées-Orientales entre deux espaces apicoles
Un Roussillon diversifié
20Les exemples français mentionnés concernent tous la moitié nord de l’hexagone. L’ignorance de l’apiculture pastorale dans le sud étonne d’autant plus que ces régions pratiquent massivement la transhumance du menu et du gros bétail. Le seul département méridional où l’on s’adonne à l’apiculture pastorale, ce sont les Pyrénées-Orientales que le Dr Buzairies présente comme modèle aux apiculteurs narbonnais, ses concitoyens : « Dans plusieurs pays ces déplacements sont en usage et dans le Roussillon il s’y maintient depuis des temps reculés. Pourquoi ne suivrait-on pas un pareil exemple dans tous les lieux où il est praticable17 ?»
21L’enquête publiée par Antoine Siau en 1857 nous offre sur l’apiculture roussillonnaise une information dont on est loin de disposer pour le reste du territoire national18. En 1856 les Pyrénées-Orientales comptaient 19 829 ruches, soit 4,8 ruches/km2. Cependant les activités apicoles ne sont pas exercées partout avec la même intensité. Vingt communes ne les pratiquent pas dont la majorité en haute montagne. Les records de densité de ruches sont atteints dans les cantons de Millas, Latour et Rivesaltes au nord-est du département et d’Argelès au sud-est (plus de 7) alors que les chiffres les plus faibles correspondent à Perpignan-ouest et à Montlouis. En somme le centre de gravité de l’apiculture, ce sont les piémonts des chaînes entre lesquelles se ramifient les Pyrénées à l’approche de la Méditerranée (Corbières, Canigou, Albères) et les moyennes vallées qu’elles enserrent. En revanche le secteur central de la plaine roussillonnaise d’une part et la haute montagne d’autre part comptent peu de ruches.
22C’est précisément la zone intermédiaire de piémonts, de collines et de moyennes vallées qui se livre à l’apiculture pastorale selon divers schémas de déplacements que l’on peut ramener à trois. Dans le cas le plus élémentaire il s’agit d’une simple transhumance montante qui affecte surtout la Côte Vermeille et le Vallespir : d’Argelès, de Céret et d’Arles-sur-Tech on transporte les ruches soit sur les Albères (400 à 2 500 m), soit vers les hautes prairies du Canigou (sommet à 2 785 m). Mais le mouvement peut être descendant ou double. Les apiculteurs du Fenouillèdes et du Conflent hivernent leurs ruches dans les fonds de vallées, voire à proximité de la plaine où elles profiteront des floraisons printanières du romarin avant de les remonter vers les hauteurs. Enfin le canton de Rivesaltes et ses abords s’animent de mouvements pendulaires. Les ruches hivernent près des villages situés au contact des collines et de la plaine. Au printemps on les transporte pour le romarin sur les Corbières, d’où elles redescendent vers la Salanque occupée par des cultures fourragères. Elles reprennent plus tard le chemin des Corbières pour revenir à leur point de départ lors de la seconde floraison du romarin.
Une activité socialement marquée
23Ni pour la montagne, ni pour le cœur de la plaine, l’auteur ne signale de déplacements. La géographie de la transhumance se calque simplement sur celle de l’apiculture. La forte concentration de ruches dans la zone intermédiaire et l’âpreté de la sécheresse estivale qui frappe les collines autant que la plaine, justifient certes ces migrations. Mais Siau nous met sur la piste d’autres facteurs susceptibles, au-delà de l’horizon roussillonnais, d’expliquer le contraste entre les espaces français et ibérique quant à la diffusion du « pastoralisme ».
24En effet, l’un des traits caractéristiques des secteurs qui pratiquent la transhumance concerne la répartition sociale du cheptel. À Argelès, la moyenne de ruches par apiculteur s’élève à 13. Elle dépasse même le chiffre de 24 à Rivesaltes où l’on se livre avec le plus d’enthousiasme à l’apiculture pastorale. En revanche elle est beaucoup plus faible autour du chef-lieu et n’atteint pas 8 à Olette, en Cerdagne. Ni les bourgeois de Perpignan, ni les petits cultivateurs de sa banlieue maraîchère ne sont tentés de laisser leurs quelques ruches hors de leur surveillance, et moins encore les montagnards cerdans, malgré les pertes que leur causent parfois les rigueurs hivernales. La transhumance est le fait des possesseurs de gros ruchers – à l’échelle régionale – qui jouissent de particulières facilités de commercialisation grâce à la proximité du marché de Perpignan (plusieurs pharmacies, fabrique de tourron) et à la demande de Narbonne pour les cantons nord.
25Ainsi deux types d’apiculture se partagent la majeure partie du département. D’une part une apiculture intensive, pastorale (mais dans quelle proportion le cheptel transhume-t-il ?), centrée sur la zone médiane et pratiquée par des semi-professionnels pourrait-on presque dire. D’autre part une apiculture sédentaire de montagne, caractérisée par de petits ruchers et plutôt orientée vers l’autoconsommation. Les différences de matériel apicole illustrent cette opposition. La ruche des Corbières est une simple caisse faite de quatre planches ou au mieux un cylindre de liège de petites dimensions : 60 à 70 cm de haut, 20 à 30 cm de diamètre, soit un habitacle de 30 à 50 litres. Il s’agit là d’un matériel relativement léger et maniable, donc adapté à la transhumance : un homme peut en porter 2, exceptionnellement 3, et un mulet de 4 à 6. En revanche les ruches de Cerdagne sont faites de gros troncs évidés, parfois de plus d’un mètre de haut et de 30 à 40 cm de diamètre ce qui correspond à une capacité de 70 à 125 litres. Placées à proximité des bâtiments d’habitation, on ne les déplace pas, mais la richesse des floraisons estivales de montagne exploitée par les populeuses colonies de ces grandes ruches permet de fort hauts rendements pour l’époque : 8,1 kg de miel et 2,7 kg de cire à Montlouis. On est loin de ces scores dans le bas pays : 4,2 kg de miel et 0,7 kg de cire en moyenne dans l’arrondissement de Céret. Mais ces derniers chiffres se réfèrent probablement à la première récolte et il conviendrait d’y ajouter les résultats de la taille d’automne effectuée après la transhumance.
***
26Les trois principaux cas régionaux présentés (Manche d’Albacète, Pays d’Auge et Pyrénées-Orientales), sans rendre totalement compte de l’opposition remarquée entre la France et l’Espagne quant au développement de l’apiculture pastorale, fournissent à son sujet un faisceau d’explications.
27La variété des milieux physiques d’un pays à l’autre est à retenir et, en premier lieu, les différences de relief. L’Espagne présente de forts dénivelés sur de courtes distances, non seulement sur l’ensemble de son pourtour, mais dans de larges secteurs intérieurs. Cependant n’est-ce pas aussi le cas sur la moitié sud-est du territoire français ? La diversité climatique serait de même à considérer. Sur le littoral méditerranéen de la péninsule la douceur de l’hiver réduit la morte-saison et permet dès février la floraison des amandiers tandis que l’approche de la canicule oriente naturellement les abeilles, et à leur suite les apiculteurs, vers les hauteurs. Le Midi jouit pratiquement des mêmes conditions, mais la capture des essaims en mai-juin sur les pentes du Ventoux, par les apiculteurs comtadins, par exemple, ne constitue qu’une forme embryonnaire de transhumance.
28Force est de chercher du côté des techniques apicoles. Et à cet égard l’examen du cas roussillonnais est éclairant. Les petites caisses de la zone collinaire se prêtent au transport alors que les lourds troncs d’arbres de la Cerdagne (comme des Cévennes ou du Diois) y font obstacle. À tout prendre les paniers de paille, d’osier ou d’éclisses de la France du nord sont, selon les termes de nombreux manuels, plus aisés à déplacer. Mais est-ce le type de ruche utilisé qui incite à transhumer ? Ou bien l’usage de la transhumance ou l’envie de s’y risquer qui déterminent le choix de la ruche ? Les troncs d’arbres découragent sans doute les projets de transport. Mais l’on a vu les apiculteurs d’Albacète, désireux de s’y adonner, adopter progressivement le liège. Parmi les méthodes qui réduisent l’intérêt de la transhumance, il faut également citer le recours au massacre annuel des ruches grasses ou faibles (par asphyxie au soufre ou par noyade) peu usité dans la péninsule, mais majoritaire sur le territoire français. Les ruches sacrifiées, ce sont autant de provisions d’hiver qu’on épargne : point n’est alors besoin d’entreprendre de voyages d’arrière-saison.
29C’est cependant la répartition sociale du cheptel qui semble, aujourd’hui comme hier, fournir la clé de l’engouement – ou du désintérêt – pour la méthode pastorale. Traditionnellement la propriété des ruches est en France extrêmement dispersée. Lors de l’enquête de 1813, le sous-préfet de Chateaudun précise : « Ce sont les classes les moins aisées et les moins instruites entre les mains desquelles se trouve la plus grande partie des ruches. » Et le maire de Nogent-le-Playe dit encore de celles-ci : « Plusieurs personnes les font voyager, chose que je crois plus dispendieuse que profitable, et que d’ailleurs on ne peut exécuter que lorsqu’on en a une grande quantité. » C’est souligner l’étroite relation qui lie la transhumance à la taille du cheptel possédé. Or les grands ruchers restent rares en France jusqu’à la fin du xixe siècle, à la différence de l’Espagne. Dans la province d’Albacète, au milieu du xviiie, Bogarra compte déjà 2 ruchers de plus de 100 unités et Peñas de San Pedro, 4. Le cheptel moyen par apiculteur s’élève à 31 ruches dans la première commune et à 49 dans la seconde. Des calculs de ce type devraient être réalisés en France, quoique la documentation s’y prête moins. Mais si le Roussillon, fragment de la Catalogne, s’inscrit dans la continuité de l’espace apicole ibérique alors qu’il fait figure d’exception dans le Midi français, c’est parce qu’il a pour une part adopté des ruches légères mais aussi parce que celles-ci se regroupent en ruchers compacts, quasiment à la mode péninsulaire.
Notes de bas de page
1 Marcel Scipion, L’homme qui courait après les fleurs, Paris, 1984.
2 Columelle, De agricultura, IX, 14.
3 Frère Adam, Auf der Suche nach den besten Bienenstämmen, Munich, 1966. Trad. française, Paris, 1992.
4 José María de Jaime Lorén, Historia de la apicultura española, Valence, 2002.
5 Luis Méndez de Torres, Tractado breve de la cultivacion y cura de las colmenas, Alcalá de Henares, 1586 et Jaime Gil, Perfecta y curiosa declaracion… y alabanças de las abejas, Saragosse, 1621.
6 Sauf indication, toute l’information concernant la province d’Albacète provient de l’Archivo Catedral de Murcia, legajo Pueblos de Albacete.
7 Archivo Histórico Provincial de Albacete, Sección Catastro, libro 49.
8 Ibid., libro 152.
9 Archivo Catedral de Murcia, legajo 167. Sur les marques, voir Manuel Ollé Albiol, El Llibre de les abelles, Montserrat, 1996.
10 J. B. Lapoutre, Traité économique sur les abeilles, Besançon, 1763, p. 252.
11 Abbé Duchet, Culture des abeilles, Vevey, 1771, p. 3.
12 Étienne Audra, Mémoires sur la paroisse et le prieuré-cure de Sainte-Maure, Bibliothèque municipale de Troyes, manuscrit 2297, fol. 188.
13 Arch. départ. Eure-et-Loir, 7 M NC art. 187.
14 M. de Massac, Mémoire sur la manière de gouverner les abeilles dans les nouvelles ruches de bois, Paris, 1766, p. 28-30.
15 Adolphe de Bouclon, L’apiculture productive et pratique suivant la méthode de Mr Amédée Mauget d’Argences, Calvados, s. l. (Paris ou Evreux) 1867.
16 Adolphe Joanne, Géographie… des 89 départements de la France. Loir-et-Cher, Paris, 1869, p. 54.
17 L. A. Buzairies, « Calendrier apicole des environs de Narbonne (Aude). Août », L’Apiculteur, 1857-1858, p. 285-288.
18 Antoine Siau, Rapport sur l’industrie abeillère des Pyrénées-Orientales, Perpignan, 1857. Sur les recherches de l’auteur, voir Guy Lemeunier, « Viajes de abejas. La transhumancia apícola en la Cataluña Norte (s. xix) », dans José Luis Castán Esteban et Carlos Serrano Lacarra (dir.), La trashumancia en la España mediterránea, Saragosse-Guadalaviar, 2004, p. 387-404.
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2013
Cultures temporaires et féodalité
Les rotations culturales et l’appropriation du sol dans l’Europe médiévale et moderne
Roland Viader et Christine Rendu (dir.)
2014
Cultures villageoises au Moyen Âge et à l’époque moderne
Frédéric Boutoulle et Stéphane Gomis (dir.)
2017