Sociologie du lycée professionnel
|Chapitre VII. Quel avenir pour le lycée professionnel ?
Texte intégral
1LA QUESTION DES RAPPORTS entre recherche et action, théorie sociologique et pratiques sociales ordinaires est des plus complexes, tant elle recouvre des intérêts et des postures idéologiques contradictoires. L’histoire de la sociologie, comme celle des sciences sociales en général, s’est construite contre le sens commun et par souci de scientificité (Durkheim, 1981), la mise à distance objectivée du monde social est apparue comme la condition princeps d’un travail de théorisation scientifique (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968). Mais le sociologue peut-il rester neutre et indifférent à ce qu’il observe dès lors que des possibilités d’action sur le monde social ou l’objet étudié se dessinent ? Max Weber (1971) a bien insisté sur la difficulté à conserver une neutralité axiologique face aux phénomènes sociaux, d’autant plus que ceux-ci sont familiers au sociologue. Mais l’atout du sociologue réside aussi dans sa capacité à comprendre « en situation » ou « de l’intérieur » le sens que les acteurs donnent à leur action, et partant, dans la possibilité de le reconstruire dans une perspective plus théorique et scientifique. Pourtant, il nous semble que le rapport du sociologue à son objet varie selon l’objet en question. Plus précisément, la nature de l’objet étudié, la place qu’il occupe dans les débats sociaux, les enjeux politiques et idéologiques qui le sous-tendent sont autant d’éléments susceptibles d’influer sur le passage de la théorie sociologique à l’action sociale. Cette dimension, peu explicitée dans la littérature sociologique (Lahire, 2002), nous semble pourtant fondamentale : ainsi, si traiter de la vie quotidienne des châtelains en France ou de l’insertion professionnelle des jeunes de bas niveau de qualification peut être soumis à la même approche objectivante en sociologie, le chercheur n’en dégagera sans doute ni les mêmes conclusions, ni le même mode d’implication quant à une éventuelle action sur la réalité sociale. Il en est ainsi lorsqu’on étudie l’expérience scolaire des élèves de LP. Le choix même de ce terrain et sa traduction en objet de recherche sociologique ne doivent pas à la seule raison scientifique, même si celle-ci reste primordiale. Les thématiques des inégalités de carrière scolaire, de l’orientation vers le LP, des nouvelles formes de ségrégation comme du déplacement de la reproduction, du sens des études et des conditions du travail enseignant ne sont pas neutres politiquement, et notre travail vise non seulement à en saisir les différentes dimensions mais aussi à en fournir les « clés » d’une lecture qui soit tout autant objective, que susceptible d’y apporter des réponses « pragmatiques ». Quelles retombées « pratiques » les enseignements sociologiques peuvent-ils avoir pour changer, voire « réformer » l’enseignement professionnel ? Une telle question, sur un plan pratique, est légitime ne serait-ce que parce que les travaux et enquêtes sociologiques contribuent, à leur manière, à enrichir les débats sur la démocratisation du système scolaire (Dubet, 2000 ; Rayou, 2001).
2Au terme de nos analyses, cinq points constituant autant d’enjeux se dégagent et définissent des thèmes d’échange entre le sociologue et les acteurs du LP. D’abord la question de la proximité de condition qui structure le travail enseignant et conduit à des pratiques pédagogiques oscillant entre la réhabilitation scolaire des élèves et leur socialisation professionnelle et « sociale ». Le deuxième point concerne les « dérives ethniques » qui génèrent des effets pervers, susceptibles de faire en sorte que la ségrégation scolaire se double d’un enfermement culturel que favorise la concentration dans certains LP d’élèves et d’enseignants issus de l’immigration. Ouvert sur son environnement économique, le LP a à construire un partenariat avec les entreprises et d’une certaine façon, il a à accompagner l’insertion professionnelle de ses élèves. Or et nous l’avons vu, l’affirmation de la clôture symbolique à laquelle souscrivent de nombreux PLP déstabilise cette dimension et à l’heure où l’apprentissage en alternance connaît une relance, le LP ne peut rester en retrait face au problème du partenariat. C’est là un troisième point dont dépend partiellement l’avenir du lycée professionnel. Par ailleurs, et au moment où le problème de l’absentéisme en LP est d’une vive actualité, sachant qu’il préfigure la rupture scolaire, la place du travail en équipe n’en devient que plus nécessaire à reformuler. Ce sera l’objet d’un quatrième point. Enfin, nous discuterons de la manière dont la sociologie peut contribuer à la réflexion pédagogique et didactique en pensant étroitement les dimensions socio-subjectives de l’expérience scolaire, et les modalités de mise à contribution et de sollicitation des élèves.
Proximité de condition et socialisation scolaire
3Deux particularités rapprochent les élèves des PLP : ils sont plus souvent issus de milieu populaire et sont dans un contexte scolaire dominé socialement. Une troisième caractéristique renforce cette proximité sociale, celle du parcours scolaire : comme leurs élèves, une partie des PLP a connu des difficultés scolaires, difficultés qui expliquent pourquoi ils ont échoué au CAPES et se sont repliés sur le concours de PLP. Cette expérience, nous y avons vu l’expression d’une proximité de condition susceptible de retentir sur les pratiques pédagogiques et les modes d’interaction avec les élèves. Elle s’accompagne de deux postures professionnelles opposées : soit la mise à distance des élèves parce que rappelant sans doute sa condition mal assumée de dominé dans l’institution scolaire, condition sur laquelle se greffe l’image d’un travail auprès des « ratés » de l’école ; soit l’implication jusqu’à l’oubli parfois de son rôle d’enseignant en se focalisant sur la sociabilité et la pacification des relations avec les élèves. Le mépris et la violence qui peuvent en découler sont à l’horizon de la première posture. Les PLP méprisants ne sont pas nombreux mais cela n’empêche pas des conséquences aux effets lourds, surtout lorsqu’ils enseignent une matière « fondamentale » (par exemple être PLP d’électrotechnique ou de comptabilité face à des élèves de BEP ou de baccalauréat professionnel de ces spécialités). Ce mépris peut déboucher sur des impasses et des difficultés professionnelles qui, faute d’être travaillées collectivement, enferment l’enseignant dans sa condition de dominé et de marginalisé. La posture plus impliquée, voire « affinitaire » avec les élèves, est très répandue dans les LP. Tout en couvrant une perception misérabiliste et déficitariste du public scolaire, cette posture accorde le primat à la relation « affective » sur l’acquisition des savoirs, le LP étant promu à un espace de vie, de resocialisation sur fond « d’écoute », de « suivi » et de « dialogue » allant parfois jusqu’à la négociation des contenus d’enseignement. Si de telles dispositions permettent une efficacité pédagogique, car comme nous l’avons vu, les élèves sont très sensibles à l’écoute et au suivi assurés par les PLP, elles restent suspendues à un fragile équilibre : affirmées à l’extrême, elles conduisent à des effets pervers, car le public scolaire se sent infantilisé et surtout, il se voit rappeler sa condition de dominé et de ne pas être « comme des élèves normaux ». En témoigne cette élève de BEP « bioservices » qui nous dit : « ils sont chiants les profs, parce qu’ils veulent tout savoir sur notre vie… on a notre prof d’hygiène des locaux, elle se prend pour notre mère ». Le sentiment chez les PLP de partager une expérience qui les rapproche de leurs élèves peut varier selon l’origine sociale des premiers, mais il est sans doute exacerbé dans les LP faisant partie d’un lycée polyvalent (LPO). C’est au sein de ces LPO – près de 24 % des LP font partie d’un lycée polyvalent – que l’impression d’être un « sous-prof » fait écho au sentiment chez les élèves de ne pas être des lycéens comme les autres, de ne pas être un « vrai élève » confronté à de « vrais savoirs » (ceux notamment de la culture légitime).
4Cependant, les PLP sont nombreux à vivre leur travail sur le mode d’une relégation, doublée du sentiment d’être abandonnés face à des élèves « à part ».
5De fait, et même si l’on peut pointer le risque d’une surestimation de la dimension affective dans la relation pédagogique – le misérabilisme qui en découle peut être ravageur au plan des apprentissages effectués (Charlot, 1987) –, il reste que l’institution scolaire, en renforçant la proximité de condition entre élèves et enseignants, contribue à enfermer un peu plus le LP dans son rôle socialisateur et « disciplinaire » (au sens d’instance assurant un contrôle social), au détriment d’une émancipation scolaire et sociale des élèves. Les malentendus sont alors potentiels. Dans plusieurs LP, les enseignants optent pour des activités jugées ludiques et « faciles » afin de mobiliser leurs élèves. Or ces derniers sont loin de trouver attractives des activités qui, au contraire, leur semblent plutôt ennuyeuses, et surtout infantilisantes. C’est que les PLP, en surestimant la catégorie de « l’affectif », en viennent à considérer que leur travail ne saurait être sans une attention ou une écoute, jusqu’à parfois en faire le centre de leur mission : « Les élèves ne viennent pas simplement chercher un savoir, ils viennent chercher un contact… quelqu’un qui les comprend, qui les écoute, mais dans la limite aussi, parce qu’on ne peut pas se permettre d’écouter chaque élève… mais c’est vrai que le manque affectif est criant chez les élèves » (H, 34 ans, PLP d’électronique). La socialisation des élèves devient affaire d’écoute, de suivi mais aussi d’un mode d’enseignement dont l’efficacité reste suspendue au degré d’attachement des PLP aux contenus scolaires et à leur capacité à « faire dialoguer » l’accompagnement de la maturation juvénile de leur public et les apprentissages effectifs. La proximité de condition ne condamne pas les élèves à l’échec scolaire, ni les enseignants à intérioriser les catégories de classement faisant de la voie professionnelle une voie de relégation. Mais il nous a semblé que la réussite du travail enseignant ne peut être que si cette proximité se transforme en défi à relever, où la réussite des élèves devient en quelque sorte l’incarnation de la réussite des enseignants – ils sont nombreux parmi les PLP à dire aux élèves que « s’ils travaillent pour le prof, c’est aussi une façon de faire réussir les profs, parce qu’on atteint notre objectif quand ils sortent diplômés » (F, 44 ans, PLP de lettres-histoire). Mais paradoxalement, la réussite est parfois posée de manière antinomique avec le LP. Ainsi, à plusieurs reprises, les PLP définissent comme réussite le passage des élèves de la filière professionnelle vers la filière technologique (via une classe de première d’adaptation notamment), et lorsque l’élève est en « grande réussite » en LP, leur étonnement reste manifeste, comme si réussir était fortement associé aux filières générales et technologiques. La proximité de condition, à défaut d’être interrogée, peut condamner les PLP à des postures contradictoires, la valorisation de la voie professionnelle le disputant à l’encouragement des élèves à quitter le LP : réussir en LP, n’est-ce pas, in fine, le quitter en « oubliant » le savoir professionnel acquis ? La faible lisibilité de ce que deviennent les élèves diplômés de l’enseignement professionnel renforce la distance du LP vis-à-vis du marché du travail ainsi que sa clôture symbolique. Le sens de l’action et du travail pédagogique semble se perdre et en tout cas, il reste limité au cadre scolaire.
6Finalement, et alors que le LP a connu des transformations structurelles significatives, une ouverture aux entreprises dont témoigne la place des stages en baccalauréat professionnel et en CAP, la tendance des enseignants est à l’affirmation de sa clôture symbolique, ce qui contredit non seulement le projet d’un enseignement professionnel « intégré », mais aussi les attentes des élèves qui aspirent à un apprentissage authentique, en phase avec « le métier ». Cette clôture symbolique peut s’accommoder de ce temps d’adolescence où « les élèves se cherchent », construisent de nouvelles identités consistantes (Tap & al., 1986), mais elle peut aussi générer un absentéisme et des conflits faisant écran sur les savoirs. Dans certains LP, la clôture symbolique se renforce de l’ethnicité en tant que production sociale de traits socioculturels communs.
Dérives ethniques et questions éthiques
7Dans la mesure où les LP accueillent des publics issus majoritairement des milieux dominés socialement, on y observe des tensions que les acteurs institutionnels interprètent en terme de conséquence d’un défaut de socialisation primaire, d’une démission des parents et, de manière plus générale, d’une misère sociale dans laquelle vivraient les élèves. Mais ce raisonnement très répandu dans les LP prend une tournure autre lorsque les élèves en question sont issus de l’immigration. Le passage d’un raisonnement en terme de « classe » vers un raisonnement en terme « ethnique » qualifie les modes d’appréciation des difficultés professionnelles rencontrées par les enseignants. Ainsi, au LP, on assiste à la même construction sociale de l’ethnicité qu’au sein des collèges situés dans les banlieues (Van Zanten, 2001). La concentration d’élèves issus de l’immigration dans certains LP conduit à une perception ethnicisante des difficultés professionnelles : « On a pas mal de problèmes avec des élèves d’origine africaine et surtout d’origine nord-africaine… c’est leur manque de respect, ils nous narguent aussi, ils ne veulent rien faire… il y en a un qui m’a dit ce matin même : “de toute façon, monsieur, vous vous emmerdez à nous faire cours pour 1200 Euros par mois, alors que moi, je deale du shit et je gagne cette somme en une journée”… » (H, 39 ans, PLP de maçonnerie). A cette concentration des élèves d’origine étrangère fait souvent face un engagement de certains enseignants qui disent les « comprendre » et tentent de les mobiliser sur les apprentissages en mettant en avant l’importance d’une école émancipatrice.
8Plusieurs enseignants et CPE font ainsi état des difficultés de ces élèves à trouver une entreprise pour effectuer un stage. Des entreprises dans des domaines tels que la coiffure, la restauration et l’hôtellerie, ou encore la mécanique automobile s’avèrent peu accueillantes, et cet enseignant de maths-sciences fait part de son indignation face à des pratiques professorales qui entérinent les pratiques ségrégatives sur le marché du travail : « Depuis que je suis ici, j’ai découvert que les collègues sont frileux devant le problème du racisme, ils disent que de toute façon, les jeunes issus de l’immigration ne trouvent pas de stage dans la vente, alors, comment voulez-vous qu’ils y trouvent un travail quand ils auront leur diplôme ? ». Du coup, selon cet enseignant, la tendance d’une partie de ses collègues est à la dissuasion des élèves de BEP qui « veulent entrer dans le bac pro vente et représentation parce qu’ils auront un problème à l’embauche ». Ainsi, le LP participe-t-il d’une ségrégation ethnique sur le marché du travail – en particulier dans les emplois impliquant un contact direct avec la clientèle – en la devançant en quelque sorte, ce qui paradoxalement renforce chez les élèves concernés le sentiment d’être scolarisés dans un contexte allié aux dominants ! C’est ainsi que les spécialités les moins demandées accueillent le plus d’élèves d’origine immigrée, ce qui conduit à l’impression d’être relégué, et d’être victime d’un racisme institutionnel. Le sentiment de devoir lutter contre les stéréotypes et le racisme des employeurs est partagé par une partie des PLP exerçant dans les LP à forte concentration ethnique, et en classe, certaines occasions s’avèrent propices pour évoquer ce « problème » : « … beaucoup d’élèves disent […] qu’ils vont avoir des problèmes de racisme qui vont les empêcher de trouver un travail, et c’est vrai, on s’est beaucoup battu notamment dans les sections industrielles, c’était difficile de trouver un lieu de stage pour les élèves africains ou maghrébins, sous prétexte que ça fait fuir la clientèle… je me fiche complètement de savoir si celui qui s’occupe de ma voiture est maghrébin ou autre, du moment que c’est un bon mécanicien… il faut se bagarrer… quelques fois, j’ai provoqué un débat autour de cette question, ça permet aux élèves de prendre conscience et de pouvoir lutter… certains élèves vont jusqu’à la caricature, ils se disent qu’ils sont victimes de toute façon… donc, ils ne s’en sortent pas dans leur tête… » (F, 52 ans, PLP de lettres-histoire). La conscience vive de la ségrégation à l’embauche reste assez présente, et parmi les élèves que nous avions interrogés lors de notre recherche sur l’abandon en cours de formation, plusieurs d’entre eux faisaient part des difficultés d’insertion de leurs frères et sœurs (Charlot, Emin, Jellab, 2002). De fait, et comme nous l’avons vu plus haut, le chômage affectant les diplômés issus de l’immigration ne manque pas de retentir sur la mobilisation scolaire, y compris sous la forme d’une surmobilisation ! Il reste que l’ethnicité sous-tend les interactions entre les élèves et les enseignants, jusqu’à parfois donner lieu à un racisme traduit subjectivement en terme d’injustice : « … j’ai eu des élèves qui se sont plaints du racisme de certains profs, ça a été très net… ils ont même fait des expériences, un élève d’origine française a eu un 18, et l’élève d’origine algérienne a présenté le même travail, la même pièce puisque c’était à l’atelier à l’époque, le prof l’avait saqué, donc l’élève a protesté… généralement ça ne débordait pas, certains ont réussi à se faire respecter même de profs qui étaient racistes… c’est-à-dire injustes envers les élèves » (F, 52 ans, PLP de lettres-histoire). Mais ce qui peut-être perçu comme étant du racisme renvoie parfois à de l’incompréhension et à la difficulté à penser l’interculturalité, sur fond de conservatisme idéologique. Cette enseignante de lettres-histoire l’explique bien lorsqu’elle avance : « Le problème de nos collègues, c’est un problème je dirai culturel, quand moi je suis partie en coopération, on était à Aix-en-provence, on était tous rassemblés avec les militaires volontaires qui partaient pour le service national actif, ce qui était le cas pour mon mari, des inspecteurs de l’éducation nationale algériens étaient là, ils nous expliquaient quelque chose sur comment il faut s’adresser à des élèves Algériens, par exemple, on n’interpelle jamais un élève devant tous les autres, s’il y a un problème, on l’appelle à part, on discute avec lui et ça se règle […] j’ai déjà dit ça à mes collègues, mais la réaction a été tout de suite de dire “non, on est en France, ici, ça se passe comme ça, il faut que les autres s’assimilent”… c’est dommage ».
9La réponse institutionnelle à la concentration exceptionnelle d’élèves issus de l’immigration dans certains LP semble avoir été d’y affecter des enseignants également d’origine étrangère. L’affectation ne concerne théoriquement que les PLP contractuels, ce qui pose la question des raisons d’une telle politique. On pourrait alors supposer que les rectorats trouvent dans ce mode d’affectation des enseignants l’un des moyens de créer une relation pédagogique « culturellement » porteuse d’effets quant à l’intercompréhension entre logiques scolaires et logiques sociales et « ethniques ». Le rapprochement avec les observations dégagées par une recherche sur les aides-éducateurs et leur mode de recrutement dans les collèges de banlieue, nous semble pertinent dans la mesure où les motifs d’affectation en établissement scolaire tiendraient au moins autant à l’origine ethnique qu’à des compétences professionnelles supposées. Se dessinent ainsi des contextes scolaires où la proximité ethnique vise à créer un dialogue entre l’école et son public, en même temps que se renforce la rupture entre le quotidien des élèves et les valeurs de l’institution scolaire : « … la prise en compte et l’instrumentation par l’institution scolaire de caractéristiques socio-culturelles dans le recrutement de son personnel et l’individualisation extrême des relations entre ce personnel et les élèves qui en découle sont en contradiction avec la notion d’interchangeabilité du personnel de l’Éducation nationale. En tant qu’institution remplissant une fonction publique, l’école est organisée et régulée par des statuts : que devient l’institution publique quand les caractéristiques socio-culturelles sont considérées comment éléments de l’identité professionnelle ? En tant qu’institution républicaine, l’école française se pense comme universaliste, dans sa double référence au Savoir et à l’État fondé sur l’intérêt général » (Charlot, Emin, de Peretti, 2002, p. 140).
10Les enseignants issus de l’immigration exerçant en LP vivent une tension permanente, entre la construction de leur rôle en endossant l’identité de professeurs maîtrisant d’abord des savoirs disciplinaires, et l’implication dans des relations individuelles et « ethniques » mettant à distance l’institution scolaire. Ce PLP de vente d’origine marocaine décrit les nombreux conflits qu’il a dû dénouer : « J’ai eu pas mal de soucis avec les élèves et l’administration, il y a des élèves qui se confient à moi en me disant que je les comprends mieux, et c’est vrai qu’ils se font parfois traiter comme des moins que rien… je pense qu’il y a des problèmes de compréhension entre eux et l’administration, le proviseur ne comprend pas par exemple que dans les familles algériennes ou marocaines, les garçons ont une place importante, qu’ils doivent être considérés comme des adultes… alors, ils explosent quand on leur dit qu’ils sont encore sous tutelle et qu’ils restent d’abord des élèves… parfois aussi, c’est vrai qu’ils parlent fort, mais c’est leur culture, c’est pas pour ça qu’ils sont méchants […] mais c’est vrai que les élèves essaient de m’utiliser contre l’administration ou même contre des collègues, ce n’est pas facile à vivre ». Aussi, les effets liés à ce « jeu de miroir » peuvent enfermer les élèves comme les enseignants dans une expérience à connotation « communautaire », renforçant davantage la clôture symbolique, où l’enjeu devient moins de sauver les élèves que de leur rappeler leur statut de dominé. Cette clôture, dont nous avons vu l’importance chez les PLP, prend un autre sens avec les enseignants issus de l’immigration. Parmi ceux que nous avons rencontrés, une majorité s’est repliée sur le concours faute d’avoir trouvé un emploi. Or là où les autres PLP gardent en mémoire le souvenir d’une expérience professionnelle parfois douloureuse – ce qui fait de l’enseignement une sorte d’émancipation de sa condition plus qu’une promotion sociale –, les enseignants issus de l’immigration dressent un tableau très critique à l’égard des employeurs et restent parfois peu convaincus de l’efficacité des diplômes professionnels quant à l’insertion de leurs élèves.
11L’ethnicisation des LP, tant au plan de leur public scolaire que des enseignants, déstabilise l’image d’une institution indifférente aux différences sociales et culturelles, et introduit des tensions qui invitent à être débattues et discutées au plan de leurs conséquences sur le devenir professionnel et social des élèves. Notre expérience de formateur d’enseignants stagiaires du secondaire nous a confronté à la question ethnique : nombreuses sont les fois où les stagiaires dénonçaient le « manque de respect » de la part des élèves d’origine étrangère, et quelques enseignantes nous ont fait part de leur désarroi, voire de leur sentiment d’être humiliée « par des garçons qui ne supportent pas l’autorité féminine », ou encore, de leur étonnement face à la concentration exceptionnelle d’élèves issus des minorités : « J’ai cette année une classe de BEP comptabilité, je n’ai que des Noirs et des Arabes, ça fait drôle » (F, 24 ans, PLP stagiaire de comptabilité). Cela conduit à des attitudes de repli, voire d’évitement. Ainsi, et lors d’une discussion avec un professeur stagiaire, celui-ci nous dit : « je n’aimerai pas être nommé à T. sur Roubaix, il y a beaucoup de problèmes, c’est culturel, je risque de déraper ». La fuite des LP devient moins un contournement des établissements populaires qu’un évitement des contextes à plus ou moins forte concentration d’élèves issus de l’immigration. La clôture symbolique qui organise les configurations pédagogiques en LP ne se double-t-elle pas d’une clôture « ethnique » qui, sans couvrir la totalité de l’établissement, se réalise dans les interstices des interactions microsociologiques engageant certains enseignants et certains élèves ?
L’alternance LP-entreprise à l’heure du développement de l’apprentissage en alternance
12Posé pour être l’école de la deuxième chance, du « nouveau départ », le LP contribue largement au processus de massification, tout en assurant à de nombreux élèves une réussite scolaire concomitante à l’apprentissage d’un métier et à l’acquisition de compétences professionnelles. Le plus souvent, les élèves réussissent en LP parce qu’ils y découvrent des savoirs professionnels sur lesquels ils exercent une emprise, et qui deviennent le pendant ou le support d’un projet professionnel susceptible de les mobiliser un peu plus sur les savoirs généraux. C’est donc bien le rapport aux savoirs professionnels qui devient un « événement » marquant la scolarité en LP et ouvrant les élèves sur les milieux professionnels. Or la scolarisation des savoirs, conjuguée au renforcement des difficultés scolaires des élèves entrant en LP, conduit à l’affirmation de la forme scolaire. Cette forme est d’autant plus prégnante qu’elle déplace au baccalauréat professionnel la confrontation aux entreprises – le CAP étant confirmé dans son caractère professionnalisant, mais il ne concerne qu’une minorité d’élèves aujourd’hui – et crée un hiatus entre les attentes des élèves et les contenus d’enseignement. C’est pourquoi les PLP tentent d’innover et de trouver des « accroches » susceptibles de rapprocher les élèves des objets d’apprentissage. Cependant, le poids du chômage chez les ouvriers et les employés, la méfiance à l’égard des milieux professionnels considérés comme faisant peu de cas des élèves stagiaires, et le misérabilisme associé au milieu social de leurs élèves, conduisent les enseignants à identifier le LP à un « sanctuaire » autonome, permettant de sauver leur public. Ce faisant, non seulement ils réaffirment le primat de la forme scolaire – ce qui paradoxalement les empêche souvent de penser la réussite en LP comme une « vraie réussite », puisqu’avoir de bons résultats en LP, c’est soit ne pas être vraiment « à sa place », soit devoir penser à intégrer la voie technologique –, mais aussi, ils affaiblissent l’identité même de leur institution. Or le développement de l’apprentissage en alternance, la rapidité avec laquelle se transforment les activités professionnelles et les technologies de production, risquent de marginaliser le LP, ce qui est déjà le cas pour de nombreuses spécialités de CAP et de BEP.
13L’apprentissage en alternance connaît depuis le début des années soixante-dix un essor et sous l’effet de politiques incitatives, il est amené à se développer davantage et à s’imposer comme un véritable concurrent des LP. La décentralisation, dans un contexte de crise économique qui allait conduire à la profusion de dispositifs d’insertion en faveur des jeunes, a réhabilité l’apprentissage et partant, « l’entreprise formatrice ». Ainsi, l’accroissement des effectifs des apprentis – dont le profil se déplace des diplômes de niveau V vers les diplômes de niveau IV et III – contraste avec la baisse des effectifs d’élèves en LP, et l’on doit bien se demander si une telle évolution ne signe pas le déclin de cette institution !
- 39 Afin d’augmenter le nombre d’apprentis préparant la partie générale du diplôme dans un établisseme (...)
14On peut voir dans le projet politique de mise en place d’un partenariat entre les CFA et les LP une réponse à ce déséquilibre entre les formations en alternance et les formations sous statut scolaire39. Mais il existe depuis plusieurs années un autre mouvement qui ne manque pas de déstabiliser la légitimité des diplômes professionnels : la certification que les entreprises ont développée et qui tend à s’imposer comme concurrente de la formation professionnelle initiale (Agulhon, 2003 ; Brucy, 2005). Les LP ont certes développé un partenariat avec les entreprises, et les professionnels participent souvent à l’évaluation des épreuves professionnelles. Ces derniers jouent un rôle non négligeable au moment de l’orientation vers certaines spécialités. Par exemple, les professionnels participent aux entretiens de recrutement dans l’hôtellerie, la coiffure, ou encore lors des commissions de sélection de candidats à une mention complémentaire ou FCIL. Mais à l’écoute des élèves et des enseignants, de nombreux questionnements subsistent quant à la nature des échanges entre le LP et les entreprises, et plus particulièrement au plan de la construction de l’alternance et de la définition des objectifs de stage. La première confrontation avec les milieux professionnels dans le cadre de la scolarité intervient en première année de BEP au mois de juin, ce qui laisse supposer une absence de régulation des apprentissages à l’issue de cette expérience.
15Pour ce proviseur de LP mixte, « Si les élèves vont en stage en juin, c’est parce qu’ils doivent seulement observer et découvrir l’entreprise… et puis, c’est la période des examens, les professeurs peuvent ainsi mieux s’occuper des élèves de terminale qui passent les examens ». Les élèves n’exploitent guère leur stage et les enseignants n’effectuent que rarement un suivi lors de cette période, les rares rencontres avec les tuteurs – qui soulignons le sont peu nombreux à disposer d’un temps pour le suivi de leurs stagiaires – se réduisent à des « visites de courtoisie » (H, 52 ans, PLP de maintenance des systèmes mécaniques automatisés). Les stages restent assez juxtaposés pendant l’année scolaire, peu travaillés et exploités au regard de ce que l’on enseigne en LP. Cela renforce la distance entre « l’école » et « l’entreprise » et amplifie le sentiment chez les élèves d’être confrontés à des mondes sociaux différents, n’ayant que peu de rapport, alors même que les référentiels visent à construire un « langage commun » entre le LP et les milieux professionnels. Pourtant, des démarches innovantes existent dans des LP avec une certaine efficacité. Lors de notre enquête sur l’abandon en cours de formation, nous avons remarqué qu’au sein d’un LP tertiaire, dans la spécialité « vente », face aux critiques récurrentes d’élèves souhaitant « apprendre en entreprise », et devant les ruptures de scolarité constatées à la suite des stages effectués en juin, les PLP de l’enseignement professionnel se sont emparés de ce « problème » pour inventer d’autres modes d’échange avec les milieux professionnels. Il a été ainsi décidé que les élèves de BEP et de baccalauréat « vente » et « commerce et services » allaient avoir une journée et demie de stage par semaine, et ce, pendant toute l’année scolaire. Ainsi, au lieu de stages « massés » et regroupés en semaines discontinues, l’élève effectue une immersion continue en entreprise, avec des modes d’articulation pédagogiques permanents : les élèves étaient censés effectuer chaque semaine un bilan de leurs activités en entreprises, selon une grille de compétences élaborée conjointement par les PLP et les tuteurs. Dans ce LP, et plus particulièrement, dans ces deux spécialités, l’abandon en BEP était très faible mais au prix d’une mobilisation enseignante collective peu répandue dans les LP. Les enseignants de ce LP avaient depuis longtemps devancé les principes affichés dans les PPCP. Car et en dépit de l’appel discursif à la catégorie de partenariat, les PLP sont très réticents à l’égard des entreprises, et l’on peut supposer que cette réserve ne plaide pas pour une « professionnalisation » des formations à l’heure de la promotion du « lycée des métiers ». La conception même des finalités du stage chez les PLP laisse apparaître une ambiguïté : pour les enseignants, les élèves sont censés « appliquer » ce qu’ils ont appris en LP, alors que l’on sait d’un point de vue pédagogique que cette relation entre « théorie » et « pratique » est plus complexe, et qu’elle génère des apprentissages irréductibles à l’une ou l’autre dimension. Les entreprises sont à leur tour assez réservées vis-à-vis du partenariat et il est souvent fréquent que des tensions émergent à la suite d’un stage effectué par un élève : « J’ai des élèves qui sont revenus dégoûtés de leur stage, simplement parce qu’ils n’ont pas fait des activités en relation avec leur métier… ils devaient apprendre un peu de mécanique automobile, ils ont surtout fait de l’accueil clientèle et de la vente de pièces détachées, c’est pas le but du stage […] d’autres fois, c’est le problème de certains employeurs qui font faire du nettoyage de l’atelier pendant deux ou trois semaines, tous les jours, ça devient écœurant » (H, 31 ans, PLP de mécanique automobile). Les PLP vantant le partenariat avec les entreprises sont souvent des « anciens » ayant noué des contacts avec des entreprises – le plus souvent des entreprises artisanales – et avec lesquelles le suivi des élèves prend parfois l’allure d’un regard paternaliste : « J’ai des gamins que j’ai placés dans des petites entreprises du coin, je sais ce qu’ils y font, qui va les suivre, et dès qu’il y a un problème, une mésentente avec le patron, ou du retard aux stages, je suis prévenu… les élèves sont suivis… je connais un tuteur qui était mon collègue quand je bossais à l’entreprise B., on a le même point de vue, les jeunes, il faut leur donner leur chance… » (H, 55 ans, PLP de menuiserie). La diversité des entreprises, des modes d’accueil et de formation des stagiaires rend difficile une harmonisation des pratiques de partenariat. Mais cette difficulté pourrait sans doute être limitée si tous les acteurs s’emparaient de la question et clarifiaient en quelque sorte la tension princeps qui oppose la logique de formation à la logique de production. Car si les élèves apprécient globalement les stages en entreprise, c’est non seulement parce que les relations qu’ils y nouent sont peu soumises à la forme scolaire mais aussi, et par conséquent, parce qu’elles les inscrivent dans un contexte de « production » qui les rapproche du travail « en vrai » et du sentiment d’être « acteurs » de leur expérience. Une telle implication des élèves en stage pourrait sans doute constituer un atout sur lequel les PLP s’appuieraient afin de mobiliser leur public sur les apprentissages en LP. Lorsque l’élève insiste sur le fait que « construire un mur sur un chantier, c’est du travail en vrai », tandis que « construire un mur en LP, ça ne sert à rien vu qu’on le démonte après », il y a là un objet de réflexion pédagogique dont on peut escompter des retombées cognitives quant à la différence qui existe entre apprentissage sur le « comment produire » et apprentissage du « comment cela fonctionne » ! C’est aussi à cette condition que l’on pourra dépasser les particularismes liés aux spécificités de chaque entreprise et qui donnent parfois l’impression aux élèves que « toutes les entreprises fonctionnent de la même manière » (F, 32 ans, PLP de bioservices). Au sein des LP, l’exploitation des stages est rarement collective. Elle prend souvent l’aspect d’une présentation par chaque élève du « bilan de stage » sans que son expérience ne soit confrontée à celle des autres, ce qui permettrait de penser autrement la diversité des contextes professionnels et des rapports sociaux et institutionnels qui les caractérisent. Le « lycée des métiers » reste à penser dans son rapport avec sa double mission, celle de la qualification (professionnelle et sociale) de son public et de sa préparation à l’insertion professionnelle. Cette tension n’est pas encore résolue, d’autant plus que les PLP, selon leur trajectoire sociale et scolaire, en fonction de la matière (ou des matières) qu’ils enseignent, ne confèrent pas au LP la même finalité. Les PLP de l’enseignement général sont certes globalement impliqués dans leur enseignement, mais ayant largement construit l’image de leur métier autour de l’accès au « savoir » et à la « culture », ils restent très réservés à l’égard des entreprises dont ils voient un obstacle à l’émancipation de leur public. Tandis que les PLP de matières professionnelles, sans doute parce que leur enseignement les rapproche davantage des milieux professionnels, sans être totalement acquis à ces derniers, sont plus prompts à développer des échanges en vue de réussir l’alternance « écoleentreprise ». De fait, la problématique de l’alternance se joue à un double niveau : celui du LP et des entreprises d’accueil des élèves ; celui de la relation entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel. Réussir l’accompagnement des élèves de LP dans leur scolarité, dans leur appropriation des relations et des savoirs professionnels, ne peut être sans réflexion critique sur le sens de la clôture symbolique affirmée par les PLP, ni analyse des modalités pédagogiques à travers lesquelles les PLP, quelle que soit leur matière, peuvent rendre plus cohérents les apprentissages effectués par leur public. La réhabilitation de l’enseignement professionnel et la lutte contre l’échec scolaire ne peuvent être sans interrogation sur les apprentissages effectifs des élèves, ni sur leur devenir professionnel à l’issue du LP. A l’heure où le chômage touche fortement les jeunes (Nicole-Drancourt, Roulleau-Berger, 2001), la question de l’utilité des études est plus que jamais à l’ordre du jour. Si l’argument de l’emploi ne suffit pas à mobiliser les élèves, il contribue à façonner leur identité scolaire puisque les études deviennent soutenues par la possibilité de s’insérer professionnellement en cas d’arrêt de scolarité. Dans cette perspective, les PLP et les responsables administratifs ne peuvent faire l’économie d’une connaissance précise du devenir professionnel de leur public, ce qui suppose à terme des effets quant au mode d’organisation pédagogique de l’alternance LP-entreprises. Les LP seront-ils amenés à développer un partenariat avec les CFA au risque de disparaître comme entité autonome, assurant une mission de service public ? Ignorer le marché du travail et la concurrence des formations en alternance ne conduirait-il pas à son tour à faire du LP la voie de relégation pour une jeunesse refusée par les autres structures ?
16Les LP constituent sans doute l’un des contextes scolaires les plus novateurs au plan pédagogique, et si la formation professionnelle des PLP a perdu de son efficacité depuis la disparition des ENNA, cela n’empêche pas les enseignants d’être à l’affût de toute idée susceptible d’améliorer leurs relations aux élèves et les apprentissages de ceux-ci. C’est également dans les LP que le travail en équipe est des plus développés selon l’enquête descriptive menée par Pierre Périer (2003). Pourtant, et alors même que les PLP que nous avons rencontrés affirment « travailler en équipe », la réalité de leur expérience reste fondamentalement construite et vécue de manière individuelle ou personnelle, et leur mobilisation collective procède moins d’un collectif de travail que d’affinités engendrées au hasard des rencontres ou des sympathies. Or et au moment où se durcissent leurs conditions de travail, où la demande sociale et les attentes des élèves deviennent plus exigeantes et complexes, la question du travail en équipe en LP requiert une autre attention. S’il est un fait qui remet largement en cause la légitimité du LP, c’est bien de l’absentéisme qu’il s’agit. Phénomène très répandu et ce, toutes spécialités confondues – même s’il reste plus manifeste dans les spécialités industrielles –, l’absentéisme constitue un objet exigeant une prise en charge collective, condition sine qua non de sa lisibilité et de son éventuelle maîtrise.
Un collectif de travail fragile face à un absentéisme préoccupant
17Comparés aux enseignants de collège et de lycée, les PLP sont plus nombreux à déclarer travailler en équipe. Mais ce travail est rarement construit autour de problématiques professionnelles communes, qui inscriraient les questions dans le cadre d’un établissement comme collectif organisationnel confronté à des « problèmes » centraux. Ce sont davantage des individualités générant des affinités entre enseignants qui désignent le « collectif » dans les LP aujourd’hui. Pourtant, un problème aussi préoccupant que l’absentéisme devrait amener les acteurs institutionnels à mettre en œuvre des stratégies collectives en vue d’en réduire l’importance, et surtout de bien en saisir les raisons.
18L’enquête menée par le ministère de l’Éducation nationale sur l’abandon en cours de formation (Rebière, Sauvageot, 2003) montre que les ruptures de scolarité interviennent massivement au troisième trimestre de l’année scolaire (cela concerne les 2/3 des abandons en CAP et BEP, et 55 % des abandons en première professionnelle). Cette enquête a par ailleurs mis en évidence trois éléments contribuant à la rupture : le problème de l’orientation que de nombreux élèves invoquent comme raison de leur abandon (le fait de se retrouver dans une spécialité non choisie) ; le problème des contenus qui réfèrent aussi bien à l’organisation des cours qu’aux matières enseignées et à l’équilibre entre théorie et pratique ; la pédagogie et les relations avec les professeurs. Mais l’étude insiste sur la différence entre les motifs agissant en amont (les causes préalables à l’entrée ou pendant la scolarité en LP) et les raisons agissant comme élément attractif pouvant également générer une rupture de scolarité (une opportunité d’insertion professionnelle par exemple). Ainsi, une part non négligeable (un peu plus de 10 %) des élèves les plus âgés – en général, ils ont au moins 20 ans – a trouvé un emploi au moment du départ du LP. Nous avions également observé que les élèves les plus « âgés » (notamment en baccalauréat professionnel) quittaient le LP pour un travail. Cela s’expliquait par le fait qu’ils étaient parfois titulaires d’un BEP mais aussi qu’ils devenaient « adultes », ce qui suppose la construction sociale d’une autonomie via l’entrée dans la vie active (d’ailleurs, une partie de ces élèves exerçait déjà des petits boulots quand ils étaient en BEP et en baccalauréat professionnel). Inversement, et toujours selon l’étude ministérielle, les plus jeunes des élèves ayant quitté le LP souhaitent dans une forte proportion (plus de 47 %) reprendre des études, ce qui montre qu’ils ne sont pas forcément anti-scolaires. Cela est d’autant plus plausible qu’une majorité des jeunes ayant quitté le LP et ayant repris ultérieurement des études poursuivent une formation dans le même domaine que celle connue initialement (près de 7 jeunes sur 10). Le plus souvent, ils sont en formation en alternance (via l’apprentissage). Ce que cette étude relève aussi, c’est qu’« Une majorité d’entre eux (52,5 %) n’avaient pas de projet professionnel précis lorsqu’ils ont émis leurs vœux d’orientation » (p. 3). Mais un tel constat est à nuancer. Non pas qu’il n’existe pas de lien de cause à effet entre le projet professionnel et l’implication dans les études, mais la réalité montre souvent que les élèves de LP ont rarement élaboré un choix affiné et précis d’un métier. En réalité, les projets ne deviennent consistants qu’une fois scolarisés en LP, et si le projet était une condition sine qua non de la réussite en LP, peu d’élèves y réussiraient. On observe ainsi que même après le départ du LP, « les jeunes ont des difficultés à définir leur projet professionnel, de même que leurs vœux d’orientation semblent flous » (op. cit., p. 6). Au final, et même si l’enquête du ministère se veut quantitative et par conséquent, assez réductrice (dans la mesure où le raisonnement scrute davantage des causes isolées et identifiées comme telles que des processus complexes), elle met au jour – sans véritablement les étudier de manière approfondie – l’importance des interactions avec les enseignants et les savoirs pour rendre compte des ruptures de scolarité. Ainsi, les données rapportées montrent que les élèves invoquent aussi bien les contenus des formations que les relations avec le personnel de l’établissement pour expliquer les raisons de leur démission. C’est pourquoi nous insistons sur le fait que le rapport aux études ne s’analyse pas comme relation associant stricto sensu des sujets à des savoirs mais des relations entre ceux-ci, l’institution, les savoirs et la vie intra et extra-scolaire.
19Âgé de 55 ans, et PLP de lettres-histoire, cet enseignant nous dit : « … ça fait trente ans que j’enseigne en LP, depuis quinze ans, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu une classe présente en entier » ! L’absentéisme concerne plus de 14 % des élèves de LP et les recherches sociologiques montrent qu’il constitue un signe annonciateur de rupture scolaire. Pour cette PLP de biotechnologie, « On a un taux d’absentéisme phénoménal, on fait la java le week-end, et puis on est fatigué, on ne vient pas en cours… et neuf fois sur dix, les parents ne font rien, je passe mon temps à signaler les absences mais ça ne sert à rien, les CPE sont dépassés ». Les PLP sont ambivalents vis-à-vis de l’absentéisme : ils en dénoncent la fréquence tout en reconnaissant à demi-mot que cela les arrange, surtout lorsque les élèves en question sont chahuteurs ou « indisciplinés ». En réalité, tout dépend de qui s’absente. Les élèves dits « sans problème » et qui s’absentent obligent les enseignants à prévoir des cours de rattrapage – en général, sous forme de fiches, de polycopiés distribués – même si d’autres questions telles que l’évaluation scolaire restent posées (par exemple, et à de nombreuses reprises, les PLP insistent sur le caractère non significatif des notes de certains élèves qui n’ont pas été évalués sur tous les contenus enseignés). Pour les élèves, le faible suivi conjoint de l’absentéisme par les CPE et les PLP offre des marges de liberté qu’ils exploitent, s’absentant parfois à tour de rôle et à des jours variables. Les élèves seraient encore plus stratèges : « J’ai des élèves qui ne viennent qu’une ou deux fois par semaine parce qu’ils savent que c’est le minimum pour ne pas être exclu et garder les allocations familiales… ils sont déjà en difficulté et les bourses, c’est eux qui les empochent » (H, 44 ans, PLP de productique).
20L’influence entre élèves est patente sur l’absentéisme : « Il suffit qu’une élève dise “Cet après-midi, je ne viens pas”, pour qu’il y ait deux élèves qui fassent pareil… elles veulent s’intégrer au groupe, c’est pour ça qu’on a parfois jusqu’à 10 élèves absentes en même temps » (F, 42 ans, PLP de secrétariat). Certains PLP « comprennent » l’absentéisme eu égard aux contraintes socio-familiales qui pèsent sur les élèves : « … c’est comme au 19e Siècle, il fallait bien que les jeunes aident leurs parents pour les moissons, alors, on retrouve la même situation, les élèves qui gardent les frères et sœurs… c’est difficile de lutter contre ça » (H, 34 ans, PLP d’électrotechnique). L’étonnement et la déception sont aussi à l’horizon de l’absentéisme. Pour la CPE d’un LP mixte, « certains élèves qui étaient présents toute l’année s’absentent à l’approche des examens… c’est fou mais ce ne sont même pas des élèves qui sont en échec, je suis sûre qu’ils auraient eu leur BEP, je ne sais pas ce qui leur passe par la tête ! ». L’absentéisme sélectif – variable selon les matières et les enseignants notamment –, les tensions avec des camarades – en l’occurrence lorsqu’il y a une mésentente au sein d’un groupe devant travailler sur machine – ou encore, la recherche d’un contrat d’apprentissage ou d’une autre orientation sont quelques-uns des motifs rendant compte du détachement des élèves à l’égard de leur scolarité. Ce sont souvent les élèves les plus fragiles socialement qui enregistrent un absentéisme « non justifié » et des résultats scolaires faibles en LP. Mais nous avons aussi relevé que plus la spécialité est peu valorisée, plus l’absentéisme est élevé. Dans un même LP, l’absentéisme est nettement plus élevé en productique mécanique qu’en électrotechnique, en secrétariat qu’en vente, en couture qu’en sanitaire et social, etc. De fait, s’il n’y a pas une cause unique expliquant l’absentéisme, il existe cependant des variables objectives susceptibles de précipiter l’absentéisme, voire l’abandon en cours de formation.
21Les PLP sont conscients du fait que la nature des interactions avec leurs élèves influe sur leur assiduité mais ils négligent souvent la question de la spécificité des savoirs. Les élèves que nous avons interrogés apprécient l’enseignant qui les écoute, qui « comprend » leurs difficultés scolaires et parfois sociales, mais ils sont également en attente du « bon prof », celui qui est capable de capter leur attention et de faire en sorte que son enseignement ne soit pas ennuyeux. Or c’est cette question de la nature des savoirs et de leur caractère attractif qui est évacuée, même si certains PLP disent comprendre leurs élèves qui « s’ennuient à mourir dans des cours de français où on ne les fait qu’écrire » (F, 39 ans, PLP de cuisine). Pour que les PLP travaillent en équipe, l’identification d’un problème collectif est nécessaire. La diversité des épreuves, des contenus enseignés, du public qui reste hétérogène au plan du rapport aux études et aux savoirs, constitue un premier obstacle, fonctionnant comme une sorte d’écran empêchant les enseignants de « se » reconnaître dans les difficultés rencontrées par les collègues, voire dans ses propres difficultés. Les PLP qui se sentent le moins concernés par le travail en équipe sont souvent les plus marginalisés dans l’établissement scolaire, du fait parfois du faible prestige de leur domaine professionnel. Or ce sont ces enseignants qui se trouvent le plus en difficulté face aux élèves, et l’absentéisme important que connaissent leurs classes ne résout pas les tensions et les incidents fréquents : « ici, même quand ils ne sont que huit élèves présents, c’est le bordel, le chahut et les crachats au sol… » (H, 45 ans, PLP de productique mécanique). Les obstacles au travail en équipe seraient également liés à un problème organisationnel. Pour cet enseignant de structures métalliques, « c’est impossible de travailler en équipe, c’est l’arlésienne… ça vient de notre emploi du temps qui est très chargé, il faut libérer les profs pour qu’ils bossent en équipe […] il faut une passion commune au départ, moi, ce qui me plairait, c’est de faire une mini-entreprise en LP… les mômes pourraient prendre des rôles… mais j’ai des collègues qui ne veulent pas s’impliquer dans ce type de projet, l’entreprise, ils s’en fichent » (H, 53 ans, PLP de structures métalliques). Le désarroi de cet enseignant est d’autant plus vif qu’en tant qu’ancien artisan, il se sent « un peu seul quand [il] défend le projet de travailler avec les entreprises ». Pourtant et au sein du même LP où exerce cet enseignant, d’autres PLP ont mis en place des « mini-projets », attestant bien que ce sont moins les injonctions officielles qui concourent au travail en équipe que la co-construction d’un objet de travail commun, sur fond d’affinités intersubjectives : « Cette année, quand je faisais des travaux d’agencement, de calcul de pentes dans l’atelier, le prof de maths venait pour donner un coup de main… avec la prof de français, je lui disais qu’on travaillait sur telle ou telle partie du programme, elle pouvait faire des recherches avec les élèves sur les mots, une approche aussi historique… le prof d’arts appliqués a travaillé sur l’histoire et l’origine des formes des meubles… » (H, 58 ans, PLP de menuiserie). Dans tous les LP où se sont déroulées nos enquêtes, l’efficacité du travail en équipe nous a paru liée à la mobilisation d’enseignants et parfois de CPE, de COP, d’assistantes sociales, d’infirmières, qui procède plus de minorités actives que d’impulsions du chef d’établissement ou du chef de travaux. Le rôle de ces derniers ne semble efficace que si les PLP sont prédisposés à coopérer, ce qui suppose qu’ils soient non seulement convaincus de la démarche mais aussi, qu’ils soient préalablement engagés dans leur propre travail d’enseignement, notamment autour d’un projet intra-disciplinaire. Or c’est en partie autour du travail en équipe que se construisent des dynamiques dépassant les seuls objectifs d’un projet quelconque. Dans un LP industriel, le projet de construire des pompes à eau dans le cadre d’un échange avec des lycées en Afrique fut l’occasion par la suite de travailler sur les problèmes liés à la gestion de l’ordre scolaire, à l’absentéisme ou encore à l’implication des élèves en classe lors de leur retour de stage.
22La sociologie du lycée professionnel, et plus particulièrement de l’expérience au sein de cet ordre d’enseignement, ouvre sur des perspectives à la fois théoriques et pratiques. Au plan théorique, il s’agit de montrer pourquoi le LP a vu changer ses missions et son public et comment la scolarisation des savoirs sur fond de déclin de la classe ouvrière a radicalement modifié son identité. En partant du LP comme « sous-système » intégré à l’institution scolaire, nous nous sommes plus attardé sur les acteurs ou les sujets en interrogeant le sens des savoirs et les logiques sociales sous-tendant les pratiques pédagogiques. Nous avons ainsi relevé que le travail pédagogique est une construction permanente, sur fond d’instabilité de l’ordre scolaire, et qu’étudier en LP oblige à de nombreux renoncements doublés d’une rationalisation qui, s’appuyant sur les apprentissages professionnels et scolaires, ouvre sur de nouveaux projets. L’hypothèse d’une proximité de condition qui se substituerait à une proximité culturelle nous a paru crédible eu égard au statut dominé du LP, de ses enseignants et de ses élèves. Cette proximité concomitante à l’idée que le LP est un lieu « salutaire » pour les élèves, renforce la clôture symbolique qui installe une distance avec leur milieu familial mais aussi avec les entreprises. La scolarisation des savoirs et l’élévation des niveaux de qualification plaident pour un renforcement de la forme scolaire, de sorte que l’ensemble des pratiques pédagogiques et leur caractère novateur ne sont, in fine, qu’une ruse, sorte de détour pour mieux affirmer le primat du niveau sur le métier ! Ce faisant, la distance entre les élèves de CAP d’un côté, et ceux de BEP et de baccalauréat professionnel de l’autre est renforcée : aux premiers, les savoirs ouverts sur la vie et éventuellement le métier ; aux seconds les savoirs ouverts sur la poursuite des études, et éventuellement le départ du LP vers les séries technologiques ou les STS.
23Sur un plan plus pratique, le regard sociologique apporte quelques pistes de réflexion, dont celles que nous avons soulevées plus haut (les conséquences de la proximité de condition, les effets pervers de l’homologie ethnique, l’organisation de l’alternance LP/entreprises, l’absentéisme et le travail en équipe). Il peut également contribuer à penser la pédagogie et la didactique de l’enseignement en LP.
Quel dialogue entre sociologie et didactique de l’enseignement en LP ?
24Notre expérience de formateur d’enseignants de LP nous a confronté à plusieurs questions qui, procédant du terrain, nous ont amené à penser sociologiquement les pratiques pédagogiques. En quoi la sociologie peut contribuer à penser la didactique et la pédagogie en LP ? La sociologie a depuis plusieurs années investi la « boîte noire » qu’est la classe, mais elle gagnerait sans doute à interroger un peu plus les pratiques pédagogiques dans leur lien avec le rapport aux savoirs chez les élèves.
25L’essor des recherches en didactique des disciplines (Chevallard, 1985 ; Develay & al. 1995) témoigne de ce souci de doter l’enseignant de ressources et de références pédagogiques pouvant l’aider dans son travail au quotidien. Mais en dépit de ces travaux sur le métier d’enseignant, peu de recherches sociologiques accordent une attention à la nature des savoirs mobilisés, au mode d’élaboration présidant à leur construction, et au rapport que les enseignants entretiennent avec les savoirs à enseigner (ou disciplinaires) (Jellab, 2006). Tout se passe comme si l’attention des sociologues, comme ce fut le cas s’agissant des élèves, se limitait aux interactions entre les enseignants et leur public, aux épreuves liées à « l’entrée dans le métier », aux différentes tâches (et à leur faible cohérence), laissant de côté le travail dans ce qu’il a d’impliquant, d’engageant… un travail qui ne saurait, selon nous, être débarrassé de ce qui le fonde à savoir les contenus à enseigner, et ce, dans un contexte scolaire déterminé. Quelques recherches récentes ont approché cette question, avec le souci de mettre en exergue les formes de mobilisation des enseignants, tout en s’interrogeant sur ce qu’il conviendrait de transmettre comme culture commune (Dubet, Duru-Bellat, 2000). Dans une approche plus contextuelle, l’enquête menée par Agnès Van Zanten (2001) dans des collèges situés en région parisienne fait état de la diversité des modes de mobilisation, des stratégies de fuite, d’adaptation et de professionnalisation. De même, un ouvrage collectif (Van Zanten & al. 2002) s’attache à montrer comment la massification et l’autonomie progressive des établissements scolaires génèrent de nouveaux rapports au métier chez les enseignants. Ces recherches ont le mérite de penser le travail enseignant à l’aune du contexte scolaire qu’est l’établissement, et les différentes stratégies qui procèdent moins du partage d’idéaux collectifs (politiques notamment) que de la recherche de réponses appropriées aux nouveaux publics scolaires. Mais ces enseignements pourraient sans doute être profitables pour interroger la didactique.
26La didactique peut être définie comme un ensemble de pratiques pédagogiques, plus ou moins pensées, censées contribuer à améliorer la relation enseigner/apprendre. Ces pratiques ne sont indépendantes ni du public scolaire, ni des contenus à enseigner. Nous avons vu plus haut que les contenus enseignés en LP ont cette particularité d’être en phase avec l’activité productive ou « pratique », ce qui met d’emblée les élèves face à un contexte qui ne se définit pas exclusivement par la forme scolaire. Or ces contenus, pour être mobilisateurs, ne le deviennent réellement et de manière soutenue qu’eu égard aux manières dont les PLP les mettent en forme, les « didactisent » et à la façon dont ils en évaluent l’appropriation. La didactique des savoirs ne peut faire l’économie d’une réflexion sur le sens, sachant que les LP sont devenus le théâtre d’un ensemble de discours et de pratiques visant à « montrer » aux élèves « à quoi servent les cours ! ». La massification scolaire a fortement déstabilisé l’image et le poids que représentait la culture scolaire : celle-ci n’allant plus de soi, ne constituant plus la seule référence monopolisant la transmission du savoir, elle fait l’objet de doutes de légitimité et de questionnements mettant à l’épreuve les PLP, et les enseignants du secondaire de façon générale. Si la mise en exergue de l’utilité des savoirs ne garantit pas la mobilisation mécanique des élèves, la difficulté est patente lorsque l’utilité (ou la dimension pratique) des contenus enseignés n’est pas évidente pour l’enseignant lui-même. Aussi, les pratiques pédagogiques visent à concilier la mise en perspective de « l’utilité » des savoirs enseignés et leur enseignement, sur fond de redéfinition des relations PLP-élèves.
27Les enseignants de LP, nous l’avons vu, mettent en place des pratiques pédagogiques qui procèdent souvent d’un bricolage entre le sens pratique et des modèles didactiques plus ou moins implicites. Or la recherche sociologique ne peut faire l’économie d’une approche « constructiviste » de l’expérience scolaire en interrogeant ce qui, sous l’angle des pratiques pédagogiques, est susceptible de façonner ladite expérience, de lui donner une autre tournure, en particulier à l’issue des moments de transition que sont l’orientation du collège vers le LP, du BEP ou CAP vers la première professionnelle, ou vers la première d’adaptation. La sociologie de l’éducation a opté depuis quelques décennies pour des approches plus monographiques, en analysant les processus effectifs à l’œuvre dans les établissements scolaires pouvant rendre compte de la manière dont se construisent les inégalités de carrières scolaires. Ainsi, l’effet-établissement est-il apparu constituer une des variables susceptibles de rendre compte des mécanismes de production (et pas seulement de reproduction) des inégalités, tant au plan des acquisitions scolaires qu’au niveau de l’orientation. Une lecture réductrice, telle que celle effectuée par Franck Poupeau (2003), pourrait conduire à considérer que ces approches évacuent le poids des déterminismes sociaux et à minimiser l’influence des « classes dominantes » sur les pratiques enseignantes en milieu populaire notamment. En réalité, l’approche sociologique de ce qui se construit au sein de l’école, en ouvrant cette « boîte noire » que sont l’établissement scolaire et la classe, vise à en dévoiler le fonctionnement et à mettre en exergue la diversité des contextes et des pratiques enseignantes. Elle souligne la plupart du temps que loin d’être des agents agis par les structures, les acteurs construisent également du sens et peuvent être plus ou moins mobilisés, selon leurs valeurs mais également le mode de fonctionnement du contexte professionnel et organisationnel auquel ils appartiennent. Or la « boîte noire » ne renvoie pas seulement aux interactions entre les élèves, les enseignants, les personnels d’éducation, les chefs d’établissement, les parents, etc. L’expérience scolaire est aussi apprentissage de contenus, confrontation à des activités et appropriation cognitive de savoirs. Dans une perspective analytique du fonctionnement des établissements scolaires, le constat selon lequel les variations au plan de la réussite des élèves doit au moins tout autant au contexte qu’à l’origine sociale, amène à s’interroger sur les possibilités dont dispose l’institution scolaire pour lutter contre les inégalités scolaires. Il en est de même s’agissant de la lutte contre l’absentéisme ou le « décrochage passif » qui renforcent les inégalités de réussite.
28Si nous ne disposons guère de données quantitatives ayant pour contexte le LP et pour objet l’évaluation des acquisitions des élèves, les enseignements dégagés à partir d’autres contextes autorisent quelques comparaisons. Ainsi, au terme de recherches françaises menées sur les collèges, le constat est sans équivoque : « ce qui distingue collèges défavorisés et collèges favorisés, ce sont plus les différences eu égard à ces facteurs pédagogiques (discipline, exposition à l’apprentissage, temps perdu en classe…) qu’eu égard à des caractéristiques personnelles des élèves telles que l’importance qu’ils accordent aux études, le temps passé au travail à la maison, l’absentéisme ou le suivi parental. Les établissements sont donc en quelque sorte plus inégaux que les publics qu’ils accueillent » (Duru-Bellat, 2002, p. 135). Mais il nous semble que l’importance que les élèves confèrent aux études garde une pertinence si l’on s’accorde à considérer – et à observer – que la mobilisation sur les savoirs exige un « soutien » et un accompagnement enseignants. Les analyses traitant de l’effet-maître ont sans doute permis des avancées heuristiques en sociologie. L’évaluation des élèves, leur sollicitation cognitive, les supports utilisés comme les exigences et encouragements manifestés par les enseignants, sont autant d’éléments permettant de soutenir que les inégalités de réussite tiennent à des différences dans l’apprentissage, et se construisent partiellement dans la classe (Bressoux, Pansu, 2003). Or les démarches pédagogiques n’ont pas les mêmes effets sur les élèves selon leur origine sociale. Aussi, l’analyse sociologique des inégalités intègre-t-elle la dimension du contexte, défini parfois comme « environnement » et comme des « occasions d’apprendre ». Marie Duru-Bellat observe que « Les différences entre établissements et entre classes ont une portée importante en termes d’inégalités entre élèves, et en matière d’inégalités sociales, pour deux raisons : d’une part parce que ce sont les élèves les plus faibles qui sont le plus sensibles aux caractéristiques de l’environnement scolaire. D’autre part parce que l’environnement scolaire des élèves s’avère d’autant moins formateur qu’ils sont de milieu défavorisé » (2002, p. 133). Ainsi, ce constat interroge les facteurs générateurs d’inégalités que sont la concentration d’élèves de milieu populaire dans des établissements, et le développement de pratiques professionnelles « adaptatives » (au sens de moins exigeantes) sur fond de misérabilisme (Terrail, 2002). En même temps, le contexte du LP – sachant que l’homogénéité sociale des élèves de LP n’empêche pas une diversité des formes de rapport aux savoirs – a cette particularité d’accueillir des élèves issus des milieux les plus modestes, ce qui nous amène à penser qu’à côté des caractéristiques socio-démographiques du public qui « justifient » la nature des pratiques enseignantes, celles-ci procèdent également des spécificités organisationnelles, didactiques et pédagogiques élaborées au quotidien. Nous avons vu comment les élèves de LP, issus majoritairement de milieu populaire, surestiment la qualité de la relation aux enseignants, qualité qui apparaît déterminante de leur mobilisation sur les activités proposées. Aussi, les inégalités peuvent également procéder des malentendus possibles entre les intentions professorales et les attentes des élèves. Dans cette perspective, l’analyse sociologique des dispositifs didactiques peut permettre de voir comment les enseignants tentent de mobiliser leurs élèves et ce que cela induit en matière de réussite, selon la manière dont ils sont mis en activité, évalués, invités à établir des « connexions » entre les savoirs du moment et ceux acquis antérieurement, entre les connaissances et leur mobilisation face à d’autres situations, etc.
29Les élèves de LP effectuent une nette différence entre les enseignants de collège et ceux du LP, en affectant ceux-ci de caractéristiques plus positives telles que l’écoute, l’accompagnement et l’aide face aux difficultés (scolaires et extrascolaires). C’est sans doute une telle différence – perçue comme telle par les élèves – qui explique pourquoi il est possible de lutter contre l’échec scolaire et permettre à des élèves de réussir en LP. Le contexte ne se confond pas avec les situations didactiques et pédagogiques, mais il y contribue sans doute dans la mesure où ce qui se construit en classe, en atelier, en « pratique » ou même, en dehors du LP (lors des stages en entreprise notamment) dépend de l’organisation « politique » et « gestionnaire » de l’établissement (Barrère, 2002, b). Mais l’établissement ne désigne qu’une partie de ce qui contribue à façonner et à structurer l’expérience scolaire. Les apprentissages que les élèves effectuent en LP leur ouvrent des perspectives puisqu’ils parviennent dans la plupart des cas à élaborer des projets scolaires et professionnels, et donc, à construire une identité positive d’eux-mêmes. Or cette « métamorphose » des élèves ne peut être saisie en dehors des pratiques pédagogiques. Celles-ci amènent de nombreux élèves à opérer une « conversion » intellectuelle autour de leurs capacités, où des objets de savoir leur semblent soudain plus accessibles qu’au collège. Certes, les pratiques pédagogiques en LP sont loin d’être toujours efficaces et mobilisatrices, mais elles donnent à voir une spécificité – triplement tributaire des savoirs à enseigner, de l’histoire et du statut des enseignants, et des caractéristiques socio-scolaires du public – qui nous a progressivement amené à penser le travail enseignant à l’aune de ce qui le sous-tend comme modèles pédagogiques.
30Longtemps, les recherches sociologiques se sont focalisées sur la seule question de la scientificité des énoncés et des démonstrations. Or dans la mesure où elles peuvent éclairer sur des questions pratiques et quotidiennes, ces recherches sont à même de constituer un appui afin que les acteurs se saisissent des enjeux subsumant leur expérience (Martuccelli, 1999). La complexité du monde social oblige à un éternel questionnement alliant plusieurs modes d’entrée possibles. A sa façon, la sociologie de l’éducation contribue au débat sur la démocratisation de l’enseignement et plus spécifiquement, sur les moyens permettant de promouvoir l’enseignement et la culture professionnels.
Notes
39 Afin d’augmenter le nombre d’apprentis préparant la partie générale du diplôme dans un établissement scolaire, les circulaires de rentrée no 2005-067 du 15 avril 2005 et 2005-124 du 26 juillet 2005 invitent les académies à développer des unités de formation par apprentissage (UFA) sous forme d’un partenariat entre un CFA et un EPLE. L’Education nationale souhaite ainsi mettre en synergie des ressources pédagogiques et renforcer une division du travail entre l’institution scolaire et les entreprises. Par ce projet, on assiste à un retour en force des milieux professionnels qui s’approprient partiellement la formation, avec le risque de générer une sélection du public, entre les « employables », bénéficiant d’un contrat d’apprentissage dans un secteur « porteur » et les « inemployables » que le LP continuera à récupérer dans des spécialités peu convoitées par le marché de l’emploi. La circulaire No 2006-042 du 14 mars 2006 confirme le projet de développer non seulement un partenariat entre les EPLE et les CFA, mais aussi de promouvoir l’apprentissage au sein même des lycées, avec pour objectif de porter à 8 % la part des apprentis formés dans les établissements scolaires.
© Presses universitaires du Midi, 2008