Chapitre VI. La condition enseignante en LP : entre réhabilitation des élèves et survie professionnelle
p. 191-266
Texte intégral
« Je pense qu’on n’est pas toujours efficace avec les élèves, surtout quand on pense leur faire cours pour après les mettre en pratique, ils sont vite écœurés, ça n’a pas d’intérêt, alors que si on fait de la pratique d’abord, ils vont trouver de l’intérêt… en menuiserie, on dit qu’ils ne savent pas faire des divisions, mais si on donne aux élèves un établi et des mesures à faire, ils y arrivent, c’est pas un problème d’intelligence, c’est un problème de façon d’enseigner… » (H, 54 ans, chef de travaux, ancien PLP d’électrotechnique).
1LE TRAVAIL DES ENSEIGNANTS de lycée professionnel semble largement osciller entre des actions de resocialisation des élèves et des démarches d’enseignement proprement dites, en vue de former de futurs ouvriers et employés. C’est que l’identité des PLP s’est largement construite autour du travail auprès d’élèves en difficultés, où l’enseignement va de pair avec un travail de réhabilitation du public scolaire. L’observateur extérieur relève souvent l’existence d’un souci quasi permanent chez les PLP : veiller à la stabilité d’un ordre scolaire et faire en sorte que les é lèves construisent un autre rapport aux études. C’est l’absence d’un « client idéal » (Becker, 1952) et l’image dominante d’un travail auprès d’un public défavorisé socialement qui amène les PLP à surestimer le rôle du LP en ne séparant pas les missions d’enseignement et de formation de celles, plus larges, d’éducation.
Un métier très éprouvant
2L’impression d’être « délaissé », « ignoré » par l’institution scolaire est très répandue dans les LP et les épreuves professionnelles semblent le plus souvent vécues sur le mode d’une impuissance, où la mobilisation de ses qualités personnelles compte bien plus que la maîtrise des savoirs scolaires. Qu’ils enseignent dans les LP industriels ou tertiaires, les PLP sont largement persuadés que la dimension « affective » – qui rapproche leur travail de celui du « psychologue », de « l’assistante sociale » – est partie prenante de leur métier, qu’il en va de leur efficacité pédagogique : « Je pense qu’on doit faire l’assistante sociale, un peu de tout, jouer au père, il y a des profs qui sont rigides, qui disent que ce n’est pas leur boulot, ils vont droit dans le mur… » (H, 43 ans, PLP de structures métalliques)32.
Des élèves difficiles et surprenants
3Le travail enseignant en LP est traversé par plusieurs épreuves au contenu varié : l’échec scolaire que les élèves ont connu au collège donne lieu à des interrogations sur les moyens d’y lutter ; l’absence de motivation et de curiosité chez de nombreux élèves devient préoccupante dans la mesure où elle remet en cause la légitimité des enseignants et de leur enseignement ; l’orientation qui marque la transition du collège au LP apparaît bien souvent comme une échéance redoutée tant les PLP craignent de « se retrouver avec plus des 2/3 des élèves qui n’ont pas demandé cette spécialité » (H, 37 ans, PLP de maths-sciences) ; la violence qui, sans être spectaculaire, menace à tout moment de déboucher sur des conflits ouverts, etc. Mais ce qui nous a semblé des plus éprouvants pour une partie des PLP, c’est l’impression d’une distance qui s’instaure entre eux et leur public, distance qui réfère à deux réalités : le changement du public du fait de la massification ; la distance « culturelle » entre sa propre socialisation (familiale et scolaire) et celle des élèves. Ainsi, cet enseignant de maths-sciences, issu de milieu enseignant et ayant effectué sa scolarité « sans encombre », avance : « c’est clair que je ne peux pas enseigner comme on m’a appris… on apprend aussi à relativiser, ce que je dis là, c’est parce que ça me revient mais quand je suis dans mon cours dans le quotidien, je n’y pense plus quoi… je fais avancer la barque du mieux que je peux… jamais je ne laisserai transparaître qu’ils auraient pu être mieux ailleurs ou changer d’orientation, ça me paraît évident… quand j’ai des discussions, j’essaie de leur faire prendre conscience de ce qu’est devenir adulte, ce que c’est que de se construire en tant qu’homme… parce que la question c’est toujours “à quoi ça sert ce qu’on apprend ?”, je leur dis que ça sert à se construire… s’instruire, se développer l’esprit, apprendre et la curiosité, c’est important […] les objets matériels, téléphone portable… des consommateurs… l’importance qu’ils donnent aux objets matériels, ça, ça me gêne… le mode de pensée n’est pas le même, l’idéal que j’ai est éloigné du leur… » (H, 31 ans, PLP de maths-sciences).
4La difficulté à travailler avec des élèves de LP est d’autant plus éprouvée qu’ils ressemblent de moins en moins au public « que l’on a eu », et que leur comportement semble incompréhensible pour une partie des PLP. Il arrive même que de « bons élèves » soient aussi « caractériels » et aient des conduites irrationnelles : « … on a de très bonnes élèves… qui sont caractérielles, et qui par leur caractère spécial, ne viennent pas à l’approche des examens, chaque année, on a une ou deux élèves qui ne viennent plus… ». Cette enseignante de biotechnologie ajoute à propos d’une autre élève : « J’ai même une fois téléphoné à une élève qui a raté son examen, elle ne l’a pas passé, je l’ai appelée pour lui dire que j’allais arranger un jury, pour dire qu’elle vienne passer l’écrit, elle était une bonne professionnelle, et comme ça, elle allait avoir un bagage, j’ai tout préparé, elle devait venir, et finalement, elle n’est pas venue ! ». L’incompréhension d’un public « surprenant » vient déstabiliser les certitudes enseignantes, telles l’importance des diplômes ou encore la préparation de l’insertion professionnelle pour mobiliser les élèves. Les PLP offrent ainsi l’image d’acteurs animés de sentiments ambivalents à l’égard des élèves. Si ceux-ci sont « attachants », ils sont également « difficiles », « agités » et demandent un suivi éducatif. Cette ambivalence se trouve au centre même du travail de resocialisation où d’un côté, les PLP adhèrent à l’idée que leur public est « éducable », de l’autre, ils sont amenés à soutenir qu’il existe des « élèves limités », comme s’il existait des effets de seuil quelles que soient les pratiques pédagogiques. Cet enseignant de productique mécanique, exerçant dans un lycée polyvalent, explique « les problèmes » rencontrés avec les élèves à partir de leur « quotient intellectuel », tout en évoquant leur manque d’intérêt pour les activités proposées : « en général, ils ont un QI très faible… si on voit les parents, on s’aperçoit qu’eux-mêmes, ils ont un QI faible… ». La référence récurrente à des élèves « caractériels » indique une certaine « psychologisation » des difficultés professionnelles, et exprime le passage progressif d’une interprétation en terme de handicap socioculturel à une lecture en terme de troubles psychologiques, mêlant souvent difficultés de compréhension, manque de motivation et immaturité affective. C’est donc un tableau largement ambivalent que les PLP présentent de leur public, et la violence vécue par nombre d’entre eux dessine les contours d’épreuves professionnelles plus ou moins maîtrisées.
Une violence ordinaire et subtile
5Les LP que nous avons étudiés sont fort éloignés des clichés dominants entourant ces établissements et que seul l’extraordinaire de l’événement tragique projette au-devant de la scène médiatique. Pourtant, les PLP comme une partie du personnel d’éducation, font surtout état de tensions, de risques d’explosions, et parfois de conflits sous forme d’incidents plus ou moins ouverts33. La violence est tantôt décrite sous forme d’incidents ou de bagarres entre élèves, tantôt elle est présentée comme une réalité implicite ou subtile, plus proche de la menace que d’une réalité objective. Combiné à la nécessité de « s’adapter au niveau » des élèves, le problème de la « discipline » et de l’ordre scolaire rend le métier éprouvant, et il n’est pas rare que des PLP émettent des doutes sur leur compétence professionnelle, ne se sentant pas à leur « place ».
6Une enquête confirme la place prépondérante des problèmes de « discipline » et du « niveau des élèves » dans les épreuves professionnelles des PLP :
Principales difficultés professionnelles rencontrées par les enseignants selon leur contexte d’exercice
(N = 954 enseignants interrogés. Réponses multiples)
En % | Collège | Lycée | LP | Ensemble |
Aucune | 5 | 7 | 3 | 5 |
S’adapter au niveau des élèves | 44 | 41 | 46 | 43 |
S’adapter au niveau des classes | 23 | 23 | 20 | 22 |
S’adapter à l’établissement | 6 | 6 | 8 | 6 |
La préparation des cours | 8 | 9 | 8 | 8 |
Les problèmes de discipline avec les élèves | 49 | 32 | 47 | 42 |
Les problèmes de relations avec les élèves | 15 | 13 | 21 | 15 |
Les problèmes de relations avec les collègues | 8 | 8 | 6 | 8 |
Les problèmes de relations avec les parents | 18 | 10 | 21 | 16 |
Les difficultés de gestion de son temps | 21 | 27 | 16 | 22 |
Les conditions de travail | 55 | 62 | 53 | 57 |
Source : Pierre Périer, Le métier d’enseignant dans les collèges et lycées au début des années 2000, MEN, 2003. P. 65.
7Comparés aux autres enseignants du secondaire, on remarque que les PLP sont plus nombreux à déclarer avoir des problèmes de discipline et des difficultés d’adaptation au niveau des élèves. Ils sont également plus nombreux à dire rencontrer des difficultés relationnelles avec les parents.
8Des élèves « agités » menacent l’ordre scolaire et cela devient d’autant plus délicat à maîtriser que leur comportement s’avère cyclothymique. Le fait que les élèves soient plus âgés que les générations antérieures déstabilise la légitimité des règles scolaires. La culture juvénile, en s’autonomisant, et en « entrant à l’école », produit des malentendus et de l’incompréhension : « Les gros problèmes qu’on a avec les élèves, c’est qu’ils ont un comportement agressif, je m’en fous de l’école, tout un ensemble, je trouve votre LP nul… ils osent parler comme ça… les élèves arrivent ici, ils disent “je fais ce que je veux parce que je suis majeur, je suis grand” » (F, CPE en LP industriel). L’ordre scolaire et son maintien deviennent une préoccupation dominante, et chez certains PLP, les plus anciens notamment, la rupture avec les anciennes générations qui étaient plus « respectueuses » de l’autorité professorale, génère une souffrance et un sentiment de déclassement. Le risque de violence oblige les PLP à une vigilance permanente : « on voit quand même que la majorité des élèves de LP viennent de milieux défavorisés, au niveau de leur propos, surtout en début d’année, ils parlent de façon vulgaire, “j’en ai rien à branler”, “je n’en ai rien à cirer de ce LP de m…”, alors, vous les voyez là, il est impossible de les laisser seuls devant les machines sinon, ça se castagne, une fois, c’était carrément des couteaux sortis pour en découdre… » (H, 43 ans, PLP de structures métalliques). La massification a amené un public d’un nouveau genre : plus réfractaires à la forme scolaire, une partie des élèves s’engagent dans un rapport de forces, la présence en cours étant d’abord une occasion pour « embêter le professeur » : « … ce que je vois aujourd’hui, c’est le manque de respect vis-à-vis des enseignants, c’est primordial, je me rappelle de l’époque où il y avait 40 élèves dans la salle où vous êtes actuellement, il y avait toujours un ou deux cancres dans un coin, mais ils n’embêtaient pas le monde, alors que maintenant, même à 15, on a du mal à travailler… il y a deux ans, j’ai été très choqué quand ça m’est arrivé, j’ai reçu une gomme dans le dos pendant que je travaillais au tableau… » (H, 56 ans, PLP de mécanique automobile).
9La violence est largement attribuée au milieu social des élèves et à leur parcours scolaire. Mais elle reste aussi fortement associée à la résistance aux enseignements, à la difficulté à se mobiliser sur les savoirs, de sorte que la présence des élèves au LP reste largement référée à l’obligation de présence et moins au désir d’apprendre : « … Il y a les parents qui les envoient, puis il y a les prestations sociales, car quand un élève s’absente et qu’il est signalé, on perd toute prestation sociale… ça oblige à venir… donc l’élève vient, il dort à moitié, en général, là-bas, vous voyez, y en a un qui dort… tant qu’il ne gêne pas les autres élèves qui veulent travailler, je le laisse dans son coin, en fait… mais vous avez ceux qui viennent pour empêcher les autres de travailler… il suffit d’en avoir 3 dans un groupe de 15, y en a plus que 3 ou 4 qui bossent… il va balancer une gomme, une bouteille sur quelqu’un d’autre… moi, j’en ai jamais vu en face mais il y a des élèves qui m’ont dit qu’ils ont été menacés parce qu’ils travaillaient trop… » (H, 59 ans, PLP de dessin technique).
10L’image d’élèves provenant de tel ou tel collège et susceptibles d’avoir des comportements déviants est répandue dans les LP industriels. Elle associe souvent la catégorie de « bande » pour qualifier l’effet d’une affectation massive d’un collège vers le LP : « Il faut savoir aussi que lorsqu’on les prend d’un seul collège, ça pose un problème, parce que dès le départ, c’est les plus beaux, les plus forts, ils viennent en bande… tandis que cette année, le recrutement s’est fait sur 13 collèges, ça fait des élèves qui ne se connaissent pas, donc ils ne s’entendent pas au départ, et ça pour nous, c’est un bien… » (H, 39 ans, PLP de structures métalliques). Dans certains cas, la violence semble davantage une affaire impliquant des élèves et un enseignant qu’une réalité collectivement perçue et partagée. Ce PLP de menuiserie dit son appréhension des incidents : « Ici, on est arrivé à remplir toutes les semaines des rapports d’incidents et au bout de 10 rapports d’incidents graves, on peut exclure un élève… on peut être choqué par plein de choses, la violence, la destruction du matériel, ils n’ont aucun respect… ils cassent aussi bien l’intérieur de l’atelier que l’extérieur… les ATOSS sont insultés… on a aussi les élèves qui sont menaçants… ils me disent “on va te bousiller ta bagnole”, ils s’arrangent toujours pour qu’un autre professeur ne les entende pas… comme ils sont solidaires entre eux, ils ne vont pas témoigner quand on va les interroger… on a de l’appréhension ici… ».
11Dans les cas extrêmes, la violence atteint les enseignants dans leur subjectivité et poursuit son action au-delà du face-à-face avec les élèves. Dans cette perspective, les épreuves subjectives ne se limitent pas au seul contexte du LP : « … il y a des nuits où j’ai très mal dormi, il y a des nuits, à 4 heures du matin, j’étais debout parce que je pensais déjà à la classe que j’allais avoir dans la journée… je savais que j’aurai des problèmes, et je disais à ma femme : “cet après-midi, je m’en vais en guerre”, c’est un rapport de forces, alors des fois, il y a deux absents, vous vous dites “ah, je vais passer une bonne après-midi” et ça se passe bien, moi, j’ai même des élèves qui ont discuté mes décisions du cahier de leçons, il ne fallait pas faire la leçon, il fallait faire autre chose, eh bien, je fais la leçon quand même, et ils ne travaillent pas… et ils essaient d’entraîner les autres… la leçon on la met en route, après, y en a un qui commence, suivi d’un autre, etc. mais ils espèrent qu’il y aura toujours qui refuseront de travailler… » (H, 59 ans, PLP de dessin technique).
12De fait, ce que les PLP vivent comme violence est indissociable de leur enseignement et des réticences que les élèves manifesteraient « par manque de motivation ». C’est d’ailleurs cette catégorie de « motivation » qui devient la préoccupation pédagogique centrale sitôt que les conditions minimales d’un ordre scolaire sont assurées. Aussi, les « problèmes de comportement » des élèves sont-ils étroitement associés à leurs difficultés scolaires – celles-ci expliqueraient leur « agitation » – même si le « rejet de l’école » chez certains d’entre eux contraste avec « la soif d’apprendre chez les CAP » (H, 57 ans, PLP lettres-anglais).
13Le travail des enseignants de LP se trouve confronté à une pluralité de contraintes dessinant l’épaisseur des épreuves. La violence composite, les incertitudes entourant l’efficacité des formations, l’hétérogénéité des élèves qui, bien que provenant de milieu populaire, apparaissent plus comme des « individualités » que comme des groupes plus ou moins homogènes, la scolarisation des savoirs notamment en BEP… ne manquent pas de susciter chez les PLP une certaine nostalgie du métier. Chez les enseignants les plus anciens, la référence à l’apprentissage du concret cache souvent une nostalgie vis-à-vis d’une ère révolue, celle où le temps consacré à l’apprentissage du métier occupait plus de la moitié du temps de formation, ce qui soutenait l’attention des élèves.
La nostalgie du métier
14Il serait sans doute réducteur de considérer que les PLP affichent, à l’image des autres enseignants du secondaire, une nostalgie plus ou moins imaginaire par rapport aux élèves des anciennes générations, et partant, qu’ils seraient très sensibles à l’hypothèse d’un niveau scolaire « qui baisse » ! Les PLP se plaignent moins du niveau faible des acquis scolaires des élèves que de leur absence de motivation pour les études, et d’une manière plus générale de leur réticence à l’effort. La dénonciation de la culture médiatique – « la télé fait des ravages, les élèves croient qu’ils vont gagner de l’argent en chantant comme à la Star’Ac, ils sont complètement dans la réussite immédiate et l’argent facile « (H, 33 ans, PLP d’arts appliqués) – et de la société de consommation – « mes élèves ont le portable dernier cri et s’amusent parfois à me faire remarquer que le mien est ringard, on a l’impression qu’elles pensent que le plus dur est fait parce qu’elles ont tout ! » (F, 39 ans, PLP de couture) – se double de la critique des parents (jugés « démissionnaires ») et des méfaits du collège. La démission des parents, qui participe d’un mythe largement partagé dans les établissements scolaires à mesure qu’ils accueillent des publics de milieu populaire (Lahire, 1995 ; Dubet & al. 1997), rendrait compte du changement des élèves. Ceux-ci n’étant « plus suivis chez eux » en viendraient à ne plus donner sens aux études et à l’effort : « Comment veux-tu que des élèves qui ne voient pas les parents se lever pour aller travailler le matin aient un sens de l’effort pour apprendre au LP ? », se demande cet enseignant en mécanique automobile. Le collège a quant à lui « habitué des élèves à rester au fond de la classe, il y a des gamines qui ont passé toutes les classes sans être interrogées, elles arrivent sans habitude de travail » (F, 52 ans, PLP de maintenance et hygiène des locaux). La nostalgie des « anciens élèves » est, comme on pouvait s’y attendre, portée par les anciens PLP, ceux qui ont connu la sélection dans les CET, voire qui l’ont vécue en tant qu’élève. Le propos des PLP des sections industrielles révèle une vive conscience du déclin de l’identité ouvrière du LP au moment où se durcissent les conditions de travail des ouvriers. C’est en ce sens que s’affirme à leurs yeux la domination des formations du tertiaire du fait de leur attractivité : « … je crois qu’ils ne veulent plus être ouvriers, pour eux, c’est mieux d’être dans le commerce… ou simplement les faire balayer, c’est avilissant pour eux, le principal objectif du mécanicien, c’est l’entretien permanent des machines, des pièces… alors que si on fait vente, c’est plus propre, l’ouvrier dans la tête, c’est dévalorisant… avant, il y avait une solidarité chez les ouvriers, il y avait une générosité… et là, c’est que ces générosité et solidarité ont disparu » (H, 55 ans, PLP productique mécanique).
15Dans les LP tertiaires, le niveau scolaire « faible » des élèves soulève un problème princeps, celui de la maîtrise de l’écrit (en bureautique, en comptabilité, en gestion notamment) et cette enseignante de secrétariat dira : « avant, mes élèves savaient bien écrire, ce n’était pas forcément des lumières, mais elles avaient des connaissances de base… là, je passe un temps fou sur l’orthographe, la rédaction, la lisibilité et la compréhension des phrases… c’est un problème d’orientation, il faut dire que secrétariat, c’est pas le premier vœu des élèves […] alors, je m’aperçois que le niveau baisse en français ». Dans les sections industrielles, il arrive que le propos se focalise sur la baisse du niveau, concomitante à l’arrivée d’un nouveau public : « la seule chose qui change quand même, c’est qu’avant, il y avait dans l’orientation… je trouve que c’était mieux parce que l’élève ne pouvait aller en électrotechnique que s’il avait un niveau en mathématiques suffisant… maintenant, il suffit que l’élève le demande et il y va… les élèves n’ont pas le niveau… du coup, il y a des élèves qui ne vont pas arriver… c’est trop difficile pour eux » (H, 42 ans, PLP d’électrotechnique).
16Les « anciens » PLP regrettent l’époque où « avec un simple CAP de base, on devenait fraiseur ou tourneur et on avait du boulot toute sa vie » (H, 54 ans, PLP de productique). Le propos de cet enseignant de structures métalliques combine nostalgie à l’égard de l’âge d’or que connut le CAP et critique acerbe des entreprises et de l’institution scolaire, accusées de ne faire que peu de cas des élèves les moins qualifiés, et de discréditer le CAP au profit du BEP : « On n’est pas là à former les élèves pour un type d’entreprise… le jour où l’entreprise va licencier, cet élève n’aura plus de travail… il y a 30 ans, l’éducation française était la meilleure… maintenant, elle a perdu du terrain, il faut savoir revenir en arrière… les CAP, c’était une bonne chose, alors que là, on va partir sur des bacs pros en 3 ans… un gamin qui a déjà du mal en BEP sur deux ans, moi je pense qu’il serait mieux dans un CAP sur trois ans ».
17Malgré les propos incantatoires répétant à l’envi un changement du public scolaire, une partie des PLP vit à son tour un changement touchant leur propre rapport au métier et partant, leur identité professionnelle. Le long extrait d’un entretien avec une PLP de lettres-histoire, ayant une expérience de plus de 30 ans, est instructif à plus d’un titre : « Le public a changé, mais moi aussi j’ai changé, je vieillis, donc je m’éloigne de plus en plus de mes élèves, l’écart d’âge devient important, quand je suis arrivée, j’avais 25 ans et mes élèves, ils avaient 16 ans, 17 ans, l’écart était faible… ce que j’ai pu constater depuis que je suis ici, c’est qu’en 75, ils étaient 35 élèves dans une classe de tôliers, des deuxièmes années de CAP, chaque trimestre, ils lisaient un livre entier et ils me faisaient des fiches de lecture, j’avais des élèves qui me rendaient un petit dossier, des copies remplies, j’avais un planning de travail à la maison, et je m’y tenais, ça tournait, maintenant, c’est impossible de faire ça avec des effectifs même réduits… je ne suis pas sensible au problème d’effectif, qu’une classe soit nombreuse… c’est beaucoup plus difficile parfois de travailler avec un petit effectif, il y a un anonymat qui protège les élèves faibles dans une classe à effectif plus important… en plus, il y a une solidarité qui se crée… j’ai toujours utilisé des techniques de travail en groupe, presque un tutorat que j’appliquais… j’aimais bien les voir s’entraider, donc une classe importante ne m’a jamais gênée… c’est plus l’effort et la volonté de travailler qui posent problème… maintenant, les élèves ils sont plus vite découragés… bon, je suis en CPA maintenant, je ne travaille plus que 9 heures, j’ai une classe de bac pro commerce 8 heures par semaine et une heure avec une autre classe… ma classe de première bac pro, une bonne moitié de mes élèves sont complètement indifférents à tout ce qu’on peut faire… ils rechignent au travail… même avec la carotte de la note, j’en suis arrivée à mettre des points de bonification pour les rares élèves qui rendent leur travail à la date fixée… sinon, ils ne rendent pas… quelque soit le thème abordé… je suis en plus toujours collée à l’actualité… mais là, c’était la pièce de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien, qui avait très très bien marché l’année dernière, et là, cette année, la moitié de la classe a complètement adhéré à la pièce, et puis l’autre groupe, rien du tout ».
18L’expérience enseignante auprès des anciennes générations d’élèves travaille en quelque sorte le désarroi vécu par des PLP disant ne plus pouvoir enseigner comme avant, et devoir déployer de nombreux efforts pour socialiser leurs élèves aux savoirs : « Il y a des élèves qui se braquent, ils en ont ras-le-bol parce qu’on leur a fait des observations, maintenant, il faut y aller avec des pincettes, alors que se faire remonter les bretelles n’est pas un mal en soi, avant, nous étions élevés comme ça […] la fois dernière, il y en a un qui est parti en plein cours parce qu’il en avait marre de s’entendre dire qu’il ne suit pas bien les consignes de la notice ! » (H, 53 ans, PLP de productique).
19Pour les PLP, la scolarité dans les LP recouvre une diversité de situations, où la « motivation » de quelques élèves est contrebalancée par le désintérêt d’autres élèves, où les acquis scolaires des uns se distinguent des « grandes lacunes » des autres. Bref, comme pour d’autres ordres d’enseignement, l’hétérogénéité fait figure d’épreuve princeps et plus ou moins maîtrisée par les enseignants.
Hétérogénéité des élèves et scepticisme face à l’efficacité des études
20« Une grande partie de l’angoisse des élèves vient de là, ils ne se voient pas comme ouvriers ou ils savent qu’ils seront comme leurs parents, mais c’est quelque chose qu’ils refusent, rares sont ceux qui ont une vision positive, l’envie de travailler […] il faut dire que les conditions sont dures… la fois dernière, j’ai visité deux élèves en stage, un bac pro et un CAP, eh bien, les deux faisaient exactement la même chose, de la mise en rayon… » (H, 42 ans, professeur d’EPS). Le marché du travail et le flou entourant les finalités des diplômes entretiennent le sentiment qu’une partie des élèves ne confèrent pas d’importance aux diplômes préparés. L’utilité des études ne va plus de soi à l’heure de la massification. Ainsi, un proviseur explique-t-il les ruptures de scolarité en ces termes : « Les métiers de la comptabilité, il n’y a que le chômage à l’arrivée, alors les jeunes n’ont pas envie de se prendre la tête avec des formations qui ne débouchent sur rien ». Or le manque d’intérêt pour des études qui ne déboucheraient pas sur un emploi, même invoqué par la plupart des enseignants et une partie des élèves, ne suffit pas pour expliquer la réticence aux études, l’absentéisme ou l’abandon. Pourtant, et lorsque les PLP parlent de l’hétérogénéité de leur public, tout se passe comme si les différences entre élèves quant à leur degré de mobilisation scolaire étaient suspendues à des différences d’appréciation subjective de leur chance d’insertion professionnelle : « Ici, les élèves qui glandent, qui ne fichent rien, c’est souvent des élèves qui ont des problèmes sociaux, mais c’est surtout des jeunes qui se disent que leur diplôme ne servira à rien, donc, j’ai deux types d’élèves : ceux qui croient dans leurs études, et ceux qui n’y croient pas… c’est avec ces derniers qu’on a le plus de difficultés car ils te pourrissent le groupe et la classe » (F, 46 ans, PLP de biotechnologie). L’hétérogénéité des élèves – entendue comme hétérogénéité cognitive et comportementale – déstabilise la maîtrise pédagogique du déroulement des enseignements : « … ça fait 4 ans que j’enseigne, c’est pas toujours évident, ça dépend des moments, des fois, ça va aller tout seul, et des fois, ça ira mal, ça dépend comment ils sont levés le matin… ils sont lunatiques, des moments ça va bien se passer et des autres jours, c’est l’horreur… le vendredi, ils sont souvent agités… des deuxièmes années de BEP… c’est bavardage, soit en atelier, ils vont essayer de se sauver, c’est vite fait, pendant qu’on s’occupe d’un élève, il y en a qui sont vite partis, ils sont aux toilettes, ou ils vont se balader dans l’atelier… » (H, 38 ans, PLP de menuiserie). L’hétérogénéité des élèves recouvre des réalités bien différentes et parfois éloignées : elle peut exprimer des rapports différenciés aux études, des attitudes variables d’un élève à l’autre selon les enseignements, mais aussi une humeur cyclothymique. Elle peut aussi procéder des enseignants eux-mêmes qui sont loin de s’accorder sur les finalités des enseignements, même si la thématique de la réhabilitation des élèves les rapproche. Le problème de la mise au travail des élèves et de leur implication devient un problème professionnel, voire personnel, et dans la mesure où le métier se construit avec l’idée du travail auprès d’un public ayant connu l’échec scolaire, la crainte de voir les élèves s’ennuyer finit par devenir envahissante : « Les élèves n’ont pas le même niveau… l’hétérogénéité… ça fait partie des inconnues, ce sont des équations avec beaucoup d’inconnues… on n’arrive pas à maîtriser le problème, on y fait face… moi, c’est de dire aux élèves, une activité quelconque sera notée pour tout le monde, que vous soyez présents ou absents, tant que vous n’avez pas rendu un travail de rattrapage qui peut n’être qu’une simple copie du corrigé, et après… cela passe… vous aurez le même nombre de notes… c’est une façon aussi de lutter contre l’absentéisme […] La pire des choses, c’est que les élèves s’ennuient en classe » (H, 55 ans, PLP de maths-sciences). La mise en activité des élèves, comme nous le verrons plus loin, vise certes à éviter l’ennui, mais elle s’appuie sur le principe de l’instauration d’une rupture avec ce que les élèves ont vécu au collège.
21Il reste que le sentiment largement partagé par les PLP est d’une complexification du rapport des élèves aux études, et si leur univers parental est souvent invoqué comme raison princeps de leurs difficultés, ce sont également les « caractères » singuliers qui désignent une réalité professionnelle plus éprouvante à mesure que l’on est établi dans la carrière. Comme l’avance cette enseignante, l’hétérogénéité n’est plus seulement affaire de niveau scolaire, mais recouvre également des « modes de vie » qui différencient les élèves : « c’est le problème en fait, ça a toujours existé, au début de ma carrière, il y avait des CAP très faibles mais il y avait moins de différences entre les élèves… maintenant, j’ai des jeunes filles qui ont 17 ans en bac pro, elles ont un parcours classique, et puis, j’ai ma plus âgée qui a 22 ans et qui a un enfant de 3 ans, j’en ai une autre qui a un bébé de 18 mois, après j’ai une jeune fille qui va accoucher dans un mois, ça apparemment, on l’avait moins avant, la difficulté, c’est que ces jeunes filles n’ont pas une vie qui est celle du lycéen classique, en fait, elles ont une vie d’adulte à l’extérieur du lycée et donc elles gèrent leur vie de façon autonome, et en fait, elles ne supportent pas la rigueur exigée à l’intérieur d’une classe, en fait, quand on les recadre, elles sont furieuses… » (F, 45 ans, PLP lettres-histoire). C’est que les élèves de LP, tout en étant « attachants », « sympathiques », mettent à rude épreuve les enseignants et la difficulté du métier paraît souvent renforcée par la complexité des « problèmes » posés par le public scolaire, mêlant difficultés familiales, « misère intellectuelle », « troubles psychologiques » et absence de motivation pour les études. La thématique récurrente d’un public qui « change » définit l’expérience des enseignants : elle correspond au sentiment de vivre une sorte de déclassement au fur et à mesure que les élèves accueillis « cumulent les difficultés ».
22Pour maîtriser l’hétérogénéité de leur public et tenir compte de ses « difficultés », les PLP optent pour des pratiques pédagogiques visant à créer une proximité avec les élèves. Mais bien que peu répandue, une attitude distanciée aux élèves est manifeste chez des enseignants rencontrés. Elle prend parfois l’allure d’un mépris dont l’équivalent subjectif réfère à la survie professionnelle.
« Mépris », distance aux élèves, et implication subjective : la survie professionnelle comme préoccupation
23La relation pédagogique aux élèves est marquée par une tension majeure : celle de la recherche d’une proximité avec le public et de l’instauration d’une distance, condition minimale pour ne pas perdre de vue les apprentissages scolaires et professionnels à effectuer.
24Cette distance s’appuie sur des décalages invoqués, en particulier entre l’élève que l’on pense avoir été et les élèves auxquels on enseigne. Chez les enseignants préoccupés par un « bon contact avec les élèves », un contact qu’ils placent comme condition déterminante de la réussite des enseignements, l’avènement d’une distance grandissante constitue un souci permanent : « La peur que j’ai, c’est qu’il y ait trop de distance entre eux et moi, notamment au niveau du langage,… quand je vois des gamins qui arrivent, je me dis qu’il y a à réfléchir sur notre façon de faire cours, sur notre rapport au langage, notre façon de communiquer avec eux… » (F, 38 ans, PLP de lettres-histoire). Globalement, au plan des interactions avec les élèves, deux postures sont visibles chez les PLP : une posture de proximité avec le public et à l’inverse, une attitude de mise à distance consacrée par des conduites aussi variées que le vouvoiement systématique des élèves, l’évacuation de toute question qui s’éloigne des cours et des enseignements, ou encore le recours récurrent à d’autres acteurs pour « traiter des problèmes qui ne regardent pas le prof » (F, 42 ans, PLP de comptabilité). La posture de proximité constitue une ruse pédagogique qui tente de ne pas séparer les attentes professorales des dispositions supposées des élèves. Ainsi, l’enseignant peut s’appuyer sur « des choses vécues par les élèves, des exemples qu’ils évoquent et là, on repart pour faire un lien avec le cours, ça permet de capter plus leur attention » (H, 39 ans, PLP de mécanique automobile). D’une façon générale, les enseignants qui manifestent une proximité au sens de disposition témoignant d’une écoute des attentes des élèves, enseignent dans les LP industriels, et plutôt des matières technologiques, ont connu une scolarité en LP (ou comme apprentis), et craignent moins l’envahissement de leur travail par des questions extra-scolaires.
25Mais la distance aux élèves peut aussi parfois prendre la forme d’un mépris – nous avions lors de nos recherches auprès d’élèves de LP constaté que ceux-ci déconsidèrent l’enseignant qui les vouvoie, leur parle un langage hermétique et opte pour des postures corporelles et vestimentaires marquant clairement une “appartenance de classe” – plus ou moins objectif (au sens où il n’est pas forcément volontaire, ou lorsqu’il vise davantage à marquer l’écart de position en affirmant son statut, plus qu’il ne vise à mépriser la culture et le mode de vie des élèves). Cette distance peut également prendre la forme d’une perception « ethnicisante » des élèves. Dans l’un des LP accueillant une grande proportion d’élèves issus de l’immigration, une enseignante de lettres-histoire nous fera part de l’existence d’un racisme chez certains enseignants, un racisme qui tend à être recouvert par l’affirmation d’une « distance culturelle » et d’une incompréhension mutuelle, mais qui alimente souvent une tension plus ou moins explicite, avec certains élèves. Les doutes autour de la manière dont « il faut prendre les élèves », les déceptions éprouvées par des enseignants disant « avoir tout tenté pour faire réussir les élèves », favorisent un sentiment de découragement. Cette enseignante en secrétariat parle de ses difficultés d’adaptation aux élèves, difficultés qui l’obligent à consacrer davantage de temps à la préparation des cours et à s’assurer que les élèves comprennent et s’impliquent : « Avant, je faisais beaucoup de choses, je faisais de la formation pour adultes, mais maintenant, je ne fais plus rien, enfin, je ne me sens plus capable de faire autre chose que mes cours, parce que ça me bouffe la tête… l’année dernière, j’avais la même classe 4 heures d’affilée, en classe complète, tu vois… j’adorais parce qu’on était vachement efficace […] alors qu’il y a 20 ans, je faisais plus d’heures… là, c’est une autre énergie… et dans la prép de cours, tu passes du temps parce que tu sais qu’elles ne vont pas toutes comprendre, tu ne peux pas parachuter un truc comme ça… des fois tu mets 3 heures pour amener une idée toute bête » (F, 42 ans, PLP de secrétariat).
26La survie professionnelle oblige les enseignants à des arbitrages entre la volonté d’aider les élèves et le souci de préserver une autonomie, condition nécessaire tant pour enseigner que pour maintenir une distance entre le métier et la vie privée. Mais si les PLP veulent protéger leur vie privée de l’envahissement par la vie professionnelle, ils souhaitent, à l’inverse, protéger les élèves de leur vie familiale et sociale, supposée peu favorable à la réussite scolaire. Les difficultés socio-familiales et l’origine ethnique sont perçues comme à l’origine de malentendus et de tensions.
Des élèves perçus comme en difficultés socio-familiales et « culturelles »
27Chez les PLP, l’idée d’un handicap socioculturel qui caractériserait le milieu social et familial de leur public est très répandue, et l’invocation des problèmes d’ordre psychologique que présenteraient les élèves n’empêche pas d’en faire la résultante d’une socialisation primaire peu propice à la réussite scolaire : « chez nous, il y a quand même une bonne partie des élèves qui sont déstructurés […] les élèves présentent des troubles du comportement parce qu’on n’a pas su leur donner des repères dans leur milieu familial » (F, 50 ans, PLP de sciences et technologies de la santé et du social). S’ils sont nombreux parmi les PLP à soutenir que « pour faire réussir les élèves, il faut se donner à fond », « se décarcasser », « ne pas compter son temps », ils souscrivent dans leur majorité à l’hypothèse d’un manque de soutien familial à la scolarité, d’un handicap socioculturel qui n’a pu empêcher l’échec scolaire en collège, ni compenser les lacunes accumulées par une partie des élèves.
La disqualification des parents ou d’un difficile partenariat
28Pour rendre compte des raisons expliquant les difficultés de compréhension chez les élèves, cette enseignante en comptabilité nous dit : « J’ai ma version des choses, je pense qu’il y a un milieu social défavorisé, avec une misère intellectuelle qui est entretenue par la télé […] je crois que certains parents ne peuvent pas suivre leurs enfants dès l’école primaire, je crois que le système scolaire fonctionne comme ça, on a donc une partie des élèves qui ont accumulé l’échec scolaire, qui ont passé leur temps à se faire oublier, d’où cette passivité, et ils arrivent ici, on leur demande d’être actifs… le cerveau ne s’est pas mis en place pour fonctionner comme ça, et en compta, on fonctionne énormément sur l’analyse… pour eux, analyser, c’est quelque chose de monstrueux, parce que je dois regarder la situation, je dois faire des déductions, et des déductions, je dois traiter les questions, ce n’est pas compliqué, et pourtant, mes élèves n’ont pas cette démarche ». Cette image déficitariste entre en tension avec les propos convenus que tiennent notamment les proviseurs, à savoir la nécessité de « travailler avec les parents » puisque le discrédit de la famille rend difficile la mise en place d’un partenariat. La famille devient un « milieu difficile » et tout un imaginaire autour de parents « démissionnaires » structure le propos des enseignants, comme des personnels d’éducation. Parfois, les familles « n’existent plus » : « Les conditions sociales ont changé, les familles n’existent plus… papa et maman ne sont plus présents… ils ne sont pas toujours là, souvent c’est du monoparental, très souvent c’est la mère… on a recomposé des familles… avec des générations d’écart… donc, on ne peut pas avoir les mêmes exigences à ce niveau-là, en tout cas dans l’éducation » (H, 54 ans, chef de travaux en LP industriel). Mais à la différence des autres enseignants – qu’ils soient du secondaire ou du primaire –, les PLP sont moins prompts à considérer que les parents sont responsables au sens volontaire du terme, des difficultés scolaires des élèves. Ils les considèrent plus comme « victimes » d’une exclusion professionnelle, « des gens qui n’ont pas eu la chance dans leur vie ». Cela n’empêche pas leur disqualification et une stigmatisation qui va de leur incapacité à éduquer leurs enfants, aux problèmes liés à l’alcoolisme, en passant par la violence qui caractériserait les relations intra-familiales. À côté du portrait d’un chômage endémique dans lequel vivraient les parents cohabite l’image d’un univers déstructuré, où les failles éducatives iraient de pair avec la recomposition des familles : « Il y a des élèves qu’on a du mal malheureusement à faire réussir […] et puis aussi beaucoup de laisser-aller au niveau des parents quoi… quand on entend des élèves qui vous disent l’heure à laquelle elles se sont couchées, qu’elles regardent la télé tard le soir… donc, quand les élèves rentrent chez elles, c’est la télé qui passe avant tout ou alors sortir, et puis les parents démissionnent, et puis on a beaucoup de familles dont les parents sont séparés… » (F, 50 ans, PLP de cuisine)34.
29Ce faisant, la revendication d’un nécessaire travail d’éducation – au sens de socialisation scolaire mais aussi de socialisation à un « savoir-être » – apparaît comme la contrepartie de la disqualification des parents : « … on se rend compte qu’ils vivent dans des milieux très difficiles, on a des cas… il y a des élèves qui ont vraiment de gros problèmes familiaux… quand on arrive à les connaître, on comprend mieux leur comportement en classe, mais bon, pour autant, ça n’explique pas tout quoi… et puis, il y en a qui nous en parlent… je veux dire pour en revenir à ce qu’on disait tout à l’heure, c’est pas nous qui les maternisons, c’est plutôt elles qui viennent autour de nous et qui se confient… » (F, 39 ans, PLP de biotechnologie). Mais l’on observe bien que si les PLP dénoncent la faible implication parentale dans la vie scolaire, c’est parce qu’ils y voient une des raisons de leur épuisement professionnel (« nous ne sommes pas soutenus par les parents qui sont à mille lieux de ce qu’on exige des élèves », dira cette enseignante d’arts appliqués), et une inversion du rapport de forces, dans la mesure où c’est l’institution scolaire qui se met à la « disposition » des familles : « si on ne se met pas à la disposition des parents, ça ne va pas… ça s’inverse aujourd’hui, avant, c’était les parents qui étaient à notre disposition, maintenant, on peut attendre longtemps… » (H, 55 ans, PLP de productique).
30Les rencontres avec les parents ne dissipent guère les malentendus, d’autant plus que les contenus de formation comme les pratiques pédagogiques leur sont opaques : « … il y en a beaucoup qui quand ils viennent, ils ne savent même pas ce que font les élèves dans les classes, et quand on leur dit qu’ils ont des devoirs, qu’ils ont des leçons à faire, ils sont étonnés » (F, 43 ans, PLP de biotechnologie). Beaucoup de PLP doutent aujourd’hui de la légitimité du LP aux yeux des parents, comme si la crise de l’emploi et les tensions affectant les diplômes et les métiers aiguisent en quelque sorte le scepticisme à l’égard de l’utilité des études. L’autorité des PLP se trouverait alors remise en question par des parents qui soutiendraient le comportement « anti-scolaire » de certains élèves : « […] quand les parents sont convoqués, et qu’ils ne viennent pas… les parents ne sont pas là, ça donne raison à l’élève… une fois j’ai eu un élève, le bavard de service, à chaque fois qu’on le rappelait à l’ordre, il faisait encore plus de bruit, j’étais bien obligé de le mettre hors du cours, de l’exclure, puis on convoque les parents, c’est la mère qui vient, et elle me dit “de toute manière, il avait raison d’être comme ça”… » (H, 28 ans, PLP de menuiserie). De fait, le partenariat bien vanté par l’institution scolaire et plus particulièrement par les chefs d’établissement semble être une chimère tant les PLP paraissent méfiants à l’égard des parents, même s’ils dénoncent leur absence lors des réunions ou rencontres trimestrielles. Tout se passe comme si les PLP craignaient une sorte d’intrusion du « monde extérieur » dont celui des parents parce que jugés peu aptes à aider leurs enfants, et surtout parce qu’ils risquent de discréditer un peu plus l’autorité pédagogique des enseignants. L’ambivalence des PLP à l’égard du partenariat est d’autant plus prégnante qu’ils sont persuadés que leur action auprès des élèves ne saurait se passer de l’appui parental : « Je suis toujours sur la corde raide, parce que je me permets pas mal de choses… parce que je veux qu’on travaille ensemble avec les parents, si on n’arrive pas à travailler ensemble avec les parents, on n’arrive à rien, donc je n’hésite pas à appeler les parents, essayer de comprendre les choses… rencontrer les parents, ça crée le déclic, on essaie d’arranger les choses… c’est dommage mais les parents ne prennent pas leurs responsabilités » (F, 35 ans, PLP de lettres-histoire).
31A bien des égards, la faible séparation entre l’éducation et l’instruction comme objectifs pédagogiques, permet aux PLP de définir autrement leur travail, tout en considérant que les difficultés de leur public procèdent d’une socialisation primaire peu favorable à la réussite scolaire. Cette enseignante en secrétariat, qui dit avoir rencontré de nombreux parents « dépassés » par leurs enfants, en vient à considérer que « l’on ne peut pas responsabiliser un élève en s’appuyant sur des parents qui ont déjà du mal à s’assumer personnellement ».
32Par ailleurs, il existe un sentiment d’une perte de pouvoir sitôt que l’on fait appel aux parents. Ce sont surtout les PLP ayant des « problèmes de discipline » dans la classe, et vivant leur métier sur le mode d’une déqualification qui ont le propos le plus acerbe à l’égard des parents. Tel est le cas de ce professeur de productique mécanique qui eut de nombreux incidents avec des élèves, jusqu’à être victime de jet de boulons lors d’un cours : « de toute façon, j’ai constaté que c’est très rare quand on fait intervenir les parents que ça s’arrange… j’en ai un cette année, 3 mois ça s’est arrangé, on a vu la mère, on lui a parlé de ses fréquentations en dehors de la classe qui n’étaient pas terribles, on l’a isolé, je l’ai mis à côté des gens qui travaillaient normalement, il s’y est mis, il a eu une très bonne moyenne au deuxième trimestre, il a replongé au troisième… il a changé de place et ça a été la catastrophe… les parents c’est contre-productif parfois… » (H, 54 ans, PLP de productique mécanique).
33Une partie des PLP semble pourtant bien disposée à l’égard des parents. C’est notamment le cas de quelques enseignants en EPS – dont l’ancienneté en LP indique souvent une implication professionnelle auprès d’élèves issus de milieu populaire, puisqu’ils peuvent enseigner en collège ou en lycée général –, de PLP socialisés aux sciences humaines – via par exemple une formation dans le cadre de l’éducation permanente – et d’enseignants ayant été témoins, en tant qu’élèves, d’une injustice entre l’école et leurs parents. Ainsi, ce PLP d’électrotechnique nous raconte un épisode qui l’a « marqué » alors qu’il était élève en classe de première technologique de lycée : « Le professeur principal de l’époque avait trouvé que je ne bossais pas suffisamment, donc il avait décidé de me faire redoubler la classe, mais mes parents n’étaient pas d’accord… il les a convoqués avec le proviseur, ils leur ont expliqué pourquoi il fallait que je redouble… et le proviseur en a rajouté une louche en disant qu’avec moi, il fallait que mes parents soient plus stricts, qu’il fallait qu’ils m’éduquent bien… ».
34Il reste que la plupart des PLP se méfient des parents et sont réticents à les voir exprimer un droit de regard sur la vie de l’établissement et les pratiques pédagogiques. Si ces réticences tiennent à l’histoire de la scolarisation et à l’invention d’une socialisation scolaire s’opposant à une socialisation pratique familiale (De Queiroz, 1995), elles intègrent d’autres dimensions en LP telles la résistance des élèves aux savoirs, l’affaiblissement de l’autorité symbolique des enseignants ou encore le déclin de la légitimité des diplômes. Faiblement assurés de l’efficacité d’un partenariat avec les parents, les enseignants puisent dans leur habitus les moyens pour soutenir l’ordre scolaire, et se tournent éventuellement vers d’autres acteurs institutionnels pour atteindre cet objectif. Or les autres acteurs, en l’occurrence les CPE, ne confèrent pas le même sens au travail en partenariat avec les parents. Pour cette CPE, âgée de 31 ans, « on a un rôle éducatif hors de l’établissement mais on a aussi un rôle éducatif à l’intérieur… les parents, on essaie de les voir, on n’est pas là pour les sanctionner mais on est là pour trouver ensemble des solutions aux problèmes… alors, il y a des profs qui nous voient comme le moyen de sanctionner des parents, de les réprimander pensant que c’est comme ça qu’ils auront la paix en classe… je ne suis pas d’accord quand on dit que les parents ont démissionné […] quand on arrive à établir un dialogue entre profs et parents, ils découvrent qu’ils suivent leurs enfants… ».
35La condition enseignante en LP semble largement circonscrite aux interactions avec les élèves, et de manière peu significative aux relations avec les parents. Même si les PLP sont plus nombreux à travailler en équipe et à innover collectivement au plan pédagogique, c’est souvent dans la solitude de la classe ou de l’atelier (ou la pratique) que se joue l’essentiel des épreuves et des modes d’adaptation. Aussi, la proximité de la relation pédagogique crée les conditions d’une dépendance des élèves à l’égard des enseignants, ce qui peut renforcer la disqualification des parents : « J’ai des filles qui m’appellent maman, c’est un peu bizarre mais je pense qu’elles sont en manque affectif chez elles, mais parfois, comme je les connais bien, elles viennent se confier à moi… c’est terrible les conditions dans lesquelles elles vivent, le père qui bat la mère, les frères qui se droguent, le copain qui les laisse tomber… » (F, 46 ans, PLP de couture). Cette proximité déstabilise bien des fois le travail des PLP. Cette enseignante de 35 ans, PLP de lettres-histoire, nous fera part des effets de cette proximité où émerge le vécu intime, qu’il concerne la vie familiale ou amoureuse des élèves : « … les problèmes sont parfois exprimés à travers un texte qu’ils écrivent… moi, c’est une chose qui m’émeut toujours, c’est la façon dont ils se racontent dans le texte sans retenue […] c’est du vécu… par exemple, c’est année, j’ai eu un texte écrit par une élève, le texte parlait d’une histoire d’amour d’une fille qui était battue, elle prenait des coups par son copain, et je suis allée la voir pour lui dire “ton texte quand même, il m’interpelle”, elle m’a dit qu’elle l’avait vécu, mais au moment où elle l’avait écrit, l’histoire avec son copain était finie… ».
36La distance aux parents tient largement à l’origine sociale des PLP qui, comparés à leurs élèves, sont davantage issus des classes moyennes. Les modèles culturels des PLP et des parents créent des malentendus, comme par exemple pour ce qui est des modes d’éducation et de socialisation familiale, dont des recherches ont pu mesurer les effets sur la réussite scolaire (Lautrey, 1980). Mais à côté de l’image déficitariste entourant la place des parents dans la scolarité des élèves, on assiste à l’émergence d’une autre figure, celle des parents d’origine étrangère qui, comme une partie de leurs enfants, sont décrits de manière « ethnique ».
Ethnicité et distance culturelle
37L’image d’élèves issus de l’immigration, maghrébine notamment, déstabilisant l’ordre scolaire ainsi que la réputation du LP est assez répandue, même s’il est difficile de dire si elle est liée à la part de ces élèves parmi l’ensemble de l’effectif d’un établissement. Le propos de la CPE d’un LP industriel éclaire sur la place que prend l’ethnicité dans la perception de l’ordre scolaire : « … on a un chef de travaux qui vient du LP T. Il y a bossé plusieurs années, mais quand il nous raconte comment les profs y travaillent, on n’aimerait pas être à leur place… c’est un LP où il n’y a que des étrangers, c’est d’autres cultures, d’autres problèmes, il faut comprendre, je ne suis pas sûre que je supporterai longtemps… c’est d’autres codes, le respect de la loi et de la République, c’est pas ça… beaucoup de jeunes veulent imposer leur loi… je ne sais pas, moi, je suis d’origine polonaise, j’ai toujours eu pour principe de respecter le pays d’accueil… la Pologne, ce n’est pas la France, bon, c’est vrai que c’est une civilisation qui est plus proche de la France que la civilisation des pays du Maghreb ou d’Afrique mais il faut respecter la loi… ici, on n’a que 5 ou 6 élèves sur 600 qui sont d’origine étrangère, pas de problèmes avec eux, sauf avec un, Nadir, il est particulier, c’est un élève de seconde professionnelle chaudronnerie, il vient au LP habillé en costume, il crâne un peu, je sais qu’il fait partie d’une bande à A. et il a déjà eu affaire à la police, il vient narguer le LP un peu, avec ses remarques très très policées, il vole et deale et il n’arrête pas de dire que si on a après lui, c’est parce que les Français sont racistes… trop facile ». Les interactions entre élèves, enseignants et responsables institutionnels sont traversées par la thématique de l’ethnicité et les risques d’incidents sur fond de malentendus restent plausibles. Le propos du proviseur-adjoint d’un LPO atteste de cette réalité : « c’est vrai que parfois, on nous renvoie cette image d’un LP qui accueille trop d’étrangers… et parfois, les élèves eux-mêmes se définissent comme tels… une fois, j’ai exclu temporairement quatre élèves, et il y en a un qui m’a dit : “Monsieur, vous nous excluez parce qu’on est 4 Arabes”, j’ai réagi en disant ce n’est pas parce qu’ils sont Arabes mais parce que ce sont eux qui avaient détruit volontairement du matériel en atelier… mais c’est vrai qu’après, je me suis dit : “ils sont Arabes !”[…], et ils peuvent le prendre comme un comportement discriminatoire… ».
38L’opposition entre le « nous » et le « eux » est invoquée lorsque les PLP parlent des parents en général, mais elle prend une autre signification lorsqu’il s’agit des familles et des élèves issus de l’immigration. A la culture populaire, plus ou moins en décalage avec la culture scolaire, fait place la culture « d’origine » qui renforcerait les tensions avec les « valeurs » de l’école : « J’ai des élèves, ils sont tout le temps branchés sur Al-Jazira, ils ne regardent que cette télé, alors, ils sont un peu fermés […] j’ai des élèves qui m’ont dit clairement que les femmes doivent rester à la maison, c’est aux hommes de travailler, pour moi, c’est choquant… » (F, 39 ans, PLP de vie sociale et professionnelle). Le « choc » dont parle cette enseignante est d’autant plus difficile à vivre que son statut de femme la met directement, de son point de vue, face à des préjugés parentaux défavorables : « Une fois, j’ai rencontré des parents maghrébins pour faire le point sur leur enfant qui était un élève de BEP menuiserie, je leur ai dit qu’il ne me respectait pas, qu’il ne me regardait pas dans les yeux et les parents, ils avaient l’air de ne pas me comprendre… quand tu as une mère voilée qui ne dit rien et que le père me regarde à peine dans les yeux, tu te dis qu’il y a un problème ! ». Dans un LP où la part des élèves issus de l’immigration avoisine les 40 %, et où l’on relève une proportion importante de PLP d’origine étrangère, le propos de certains enseignants témoigne de la place que prend désormais la variable « ethnique » dans la perception des élèves et de leurs parents : « Parfois, oui, il y a l’obstacle de langue avec certains parents… on sent qu’on n’est pas compris, ou alors quelques fois on téléphone, c’est le fils qui répond parce que les parents ne savent pas… j’ai certains collègues qui sont Arabes, donc ils s’en sortent mieux… ça, je l’ai ressenti… au niveau barrière culturelle… » (H, 32 ans, PLP de maths-sciences). Le fait que des PLP soient eux-mêmes issus de l’immigration en fait des « médiateurs » où leur sollicitation semble davantage soutenue par des attributs ethniques que par des compétences professionnelles. La proviseure-adjointe d’un LP observe que « Les profs qui connaissent la culture ou la langue arabe jouent un rôle important parce qu’ils peuvent devenir un modèle et puis, ils jouent un peu un rôle auquel les jeunes peuvent s’identifier ». Mais l’ambivalence à l’égard des parents issus de l’immigration est là aussi patente : d’un côté, les enseignants leur reprochent un manque de soutien, une faible implication dans la vie scolaire ; de l’autre, les PLP observent qu’ils expriment de fortes attentes à l’égard du LP. Ce professeur d’EPS dira : « les parents croient au système, ils ont envie que leurs gamins réussissent bien, et pour quelques parents, c’est la dernière chance… il y a des difficultés en France quand on est d’origine étrangère, c’est plus dur de trouver du travail, d’avoir sa place, et justement, ces parents voient d’un bon œil l’école, c’est ce qui fait que j’en vois pas mal aux réunions… ». Ce qu’avance un PLP de lettres-anglais montre qu’il existe parfois une tension susceptible d’être lue en terme de différence ethnique et culturelle, sachant qu’elle est largement renvoyée à ce qui caractérise la vie extrascolaire et le rapport des élèves aux autres institutions : « … ce qu’on ressent, c’est que tout ce qu’ils vivent dans leur milieu se répercute ici… la façon de parler, service public, les administrations, des choses comme ça, ça je le ressens, que ce soit lié à l’origine proprement dite… il y a quelques mots en arabe qui fusent, des choses comme ça, ça arrive […] ici, les histoires de religion qu’on entend, signes ostentatoires, ça ne se ressent pas trop, j’en ai jamais discuté avec les élèves, ils ont certainement une opinion là-dessus… si ce que j’ai ressenti, c’est l’hostilité à certaines mesures de S., la police un peu dure, par rapport aux religions… non… en période de Ramadan, peut-être parfois des réajustements à faire… le jeun, tout ça… on ne va pas accepter qu’ils mangent un sandwich en cours mais on ne va pas non plus faire tout un plat lorsqu’ils rompent le jeun avec une barre de céréales » (H, 48 ans, PLP de lettres-anglais). La différence ethnique telle qu’elle est perçue par les enseignants mais aussi par les responsables institutionnels, réfère à une certaine interprétation des effets liés à un mode de socialisation culturel spécifique. Pour ce proviseur-adjoint d’un lycée polyvalent, la structure même de certaines familles maghrébines crée des rapports intergénérationnels spécifiques et génère des effets anomiques : « Les parents d’origine maghrébine, surtout les pères sont très âgés ici… ils sont à 80 % des retraités, et souvent, le garçon est le seul à avoir fait des études… alors, il y a un écart d’âge important entre les pères et les fils… par contre, la mère est souvent jeune […] je me dis que les pères qui sont venus ici dans les années soixante-dix n’ont pas cotisé longtemps pour avoir une retraite pleine, ils étaient déjà âgés en arrivant ici, donc, le fait d’avoir des enfants compense la faiblesse des revenus… ils divorcent souvent de leur première femme, ou alors celle-ci est décédée, et après, ils vont au bled chercher une jeune femme qu’ils amènent ici, et là, en ayant des enfants, ils touchent les allocations familiales… donc, les papas sont âgés, ils ne s’intéressent plus à la scolarité des enfants, c’est les mères qui s’en chargent… ».
39Les attitudes contradictoires à l’égard des parents immigrés rejoignent ce que l’on observe de manière plus générale entre les enseignants et les familles de milieu populaire (Glasman, 1992 ; Careil, 1994), souvent discréditées et disqualifiées eu égard aux valeurs consacrées par l’institution scolaire (compétition, autonomie, culture désintéressée, etc.). Pourtant, et par son ouverture sur le marché du travail et plus particulièrement sur les milieux professionnels, le LP ne peut faire l’économie d’une redéfinition de ses missions eu égard à la diversité de son public. C’est ainsi que la thématique de la différence culturelle et ethnique prend une autre dimension dans la mesure où la légitimité des PLP y est mise à l’épreuve : « on a des parents qui se plaignent que leur gosse ne trouve pas de lieu de stage, et c’est vrai qu’il y a des entreprises qui ne veulent pas d’élèves de couleur […] ce que je crains, c’est que les parents et leurs enfants ne croient plus dans leurs chances » (F, 41 ans, PLP de maintenance et hygiène des locaux). Les deux dimensions qui nous ont paru structurer le rapport des enseignants, et dans une moindre mesure du personnel d’éducation, aux parents issus de l’immigration réfèrent aux difficultés de socialisation professionnelle de leurs enfants – surtout qu’une partie d’entre eux est scolarisée dans des spécialités peu valorisées et convoitées dans les LP –, et aux modes d’intégration des élèves au LP où la distance culturelle perçue donne lieu à des tensions. Ce professeur de maths-sciences insiste sur la souffrance dont sont victimes certains enseignants, et en vient à souhaiter un recrutement « ethnique » du personnel d’éducation : « parce qu’on a des souffrances aussi… on ne peut pas compter sur les conseillères d’éducation… ce sont des débutantes… deux femmes… il nous faudrait une femme ou un homme d’origine maghrébine, et une femme ou un homme d’origine française… je crois que ce sera efficace… un peu plus de maturité et de métier… il y a des gens qui vivent mal ici, un cas de figure, une collègue qui fait un demi service ici, elle est humiliée par les élèves, ils la narguent, parfois écrivent des insanités à son sujet sur les murs ou les tables… le machisme un peu bête de certains élèves fait du mal à certaines profs… » (H, 52 ans, PLP de maths-sciences).
40Les parents des élèves sont donc largement mis à distance et le propos convenu insistant sur la nécessité « d’ouvrir le LP » sur les familles, de « mieux les accueillir » et d’instaurer « une relation de confiance » exprime davantage le souci d’« obtenir qu’ils adoptent des pratiques les plus conformes possibles aux logiques scolaires » (Thin, 1998, p. 6). Peu de PLP souscrivent à l’opposition entre instruire et éduquer – les PLP débutants intègrent assez rapidement cette dimension (Jellab, 2005, c) – et leur position dominée dans l’institution scolaire les rapproche de leur public, ce qui génère une sorte « d’engagement » dans la lutte contre l’échec scolaire, le LP devenant une sorte de « planche de salut » (Noiriel, 2002) susceptible de sauver les élèves. A bien des égards, le propos sur la « deuxième chance » que constitue le LP exprime le souci de transformer l’expérience douloureuse d’une orientation non choisie en atout, dont l’efficacité ne peut être qu’au prix de l’instauration d’une rupture symbolique avec ce que les élèves ont connu au collège.
Le LP, une école de la « deuxième chance »
41En n’adhérant pas à l’opposition entre éduquer et instruire, la plupart des PLP ne souscrivent pas non plus à une socialisation scolaire dans laquelle la culture « cultivée » et l’érudition occuperaient une place centrale. Au contraire, c’est parce qu’ils sont persuadés que l’échec scolaire vécu par leurs élèves au collège provient justement du caractère désincarné et décontextualisé des savoirs, qu’ils en viennent à tenter de les inscrire dans l’expérience professionnelle à venir – dans la « pratique du métier » – ou dans l’ouverture sur la vie que la connaissance est supposée permettre. Mais l’ampleur perçue des problèmes sociaux et familiaux des élèves devient une grille de lecture du quotidien professionnel, car comme le dit cet enseignant de maths-sciences, « on ne peut pas enseigner sans faire avec les problèmes de nos élèves ». Le LP n’est l’école de la « deuxième chance » que parce que l’on peut y travailler « autrement », en n’étant pas totalement indifférent aux difficultés des élèves.
42Faire face aux difficultés socio-familiales des élèves est une épreuve que certains enseignants parviennent à maîtriser en recourant à des pratiques à mi-chemin entre l’écoute et la réassurance, entre disponibilité et raccrochage sur le travail scolaire. Telle cette enseignante en Biotechnologie qui dit : « Mon principe, c’est de toujours écouter les élèves, prendre le temps, laisser une soupape de sécurité de façon à ce que le cours soit vivable… alors je prends des moments pour mettre les choses sur la table… mais je fais aussi en sorte de montrer aux élèves qu’on est là pour travailler, et donc, qu’il y a des moments où l’on doit apprendre… ». Une autre PLP de secrétariat tient un propos assez proche : « Mes élèves, ils ont beaucoup de choses à dire, pourvu seulement qu’on arrive à les canaliser et à les cadrer… les soucis qu’ils ont, ils ont besoin d’en parler… ça leur permet de se soulager, après je peux leur faire de l’économie ou du droit… en plus, beaucoup de thèmes les touchent […] Par exemple, je les ai en ECJS [Education civique, juridique et sociale], la fois dernière, on a parlé des adolescents et des limites à leur imposer, eh bien tout de suite, ils ont parlé de la majorité, de la liberté, des problèmes avec certains parents, du sexe… et comme c’est des filles, ça a été des questions sur la contraception, les drogues douces… il faut toujours faire de l’écoute sans se laisser abuser ». Se laisser abuser signifie consacrer davantage de temps à de la discussion « hors sujet » ou plus ou moins éloignée des contenus du cours ; se laisser abuser, c’est aussi courir le risque d’être « envahie par les problèmes des adolescents, ce qui est déprimant », selon cette enseignante de vente. Aussi, comme le dit ce PLP de lettres-histoire, « si j’arrive à survivre quand je quitte le LP, c’est parce que j’ai trouvé une solution géographique… j’habite loin d’ici, comme ça, quand les élèves veulent me contacter, il y a le téléphone mais ils ne risquent pas de débarquer chez moi ».
43Le LP devient un univers dont la clôture symbolique va de pair avec la surestimation de son rôle et de ses missions par les enseignants. Les élèves sont largement définis comme « victimes » d’un système scolaire injuste et inégalitaire ; mais ils sont aussi perçus comme ayant peu d’occasions de se confronter à la culture scolaire et légitime dans leur milieu familial. Du coup, le handicap socioculturel – avec une dimension de plus en plus psychologisante – dont souffriraient les élèves et leurs familles laisse place à une représentation institutionnelle qui pose le LP pour être celui de la « deuxième chance ». Pour cet enseignant, « notre rôle, c’est bien de les prendre là où ils sont et de les amener au maximum de leurs capacités, c’est bien ça notre fonction… un collègue doit se remettre en cause, moi, c’est tous les jours que je me remets en cause, mais bon… en fin d’année, je me dis “j’en ai sauvé combien ?”, ben oui, y en a quand même trois qui restent sur le carreau, c’est pas de la faute des gamins, ça peut l’être, mais j’y suis pour quelque chose… à quel moment j’ai foiré ? Quand tu mènes un conseil de discipline, parce qu’on ne peut pas faire autrement, que tu le veuilles ou non, c’est un échec… » (H, 50 ans, PLP de menuiserie). Sauver les élèves de leur destin social est un objectif largement partagé par les PLP, même s’il existe des désaccords autour des modes d’action pédagogique et des finalités des savoirs. Loin de consacrer l’image d’un client idéal, les enseignants définissent leur identité en terme d’action auprès d’élèves en échec scolaire : « On a de très bonnes élèves, on est quelques fois surprises, on se dit “mais pourquoi elles sont là en classe de BEP alors qu’elles travaillent bien, qu’elles ont de si bons résultats… mais en fait, c’est au niveau de la 3e que ça n’a pas marché et puis, d’être ici, ben les méthodes de travail sont différentes, le fait qu’il y ait de la pratique, ça les motive davantage et donc, des filles qui avaient 7 ou 8 de moyenne en collège, elles peuvent aller jusqu’à 15 de moyenne en LP… un exemple flagrant d’une élève qui venait de collège, elle avait une moyenne de 7 au collège, et chez nous, c’était une excellente élève, donc elle a passé son BEP, puis après, elle est partie en première d’adapt, elle a passé le bac, elle l’a eu, et maintenant, elle est partie en BTS […] mais on a plusieurs qui sont dans ce cas là… sa copine, c’était pareil… et ici, dans la classe, regarde Jennifer ou Émilie, on se demande ce qu’elles font ici, elles auraient pu faire une seconde générale… » (F, 50 ans, PLP de cuisine). Le salut repose sur un accompagnement des élèves sous forme d’encouragements, de discussions autour de « problèmes quotidiens », d’écoute et de valorisation de leur « savoir-faire ».
44Si les élèves de LP sont largement perçus comme un public ayant connu l’échec scolaire, le poids de celui-ci varie selon les spécialités et surtout selon les filières. Les élèves de BEP et de baccalauréat professionnel, parce qu’issus le plus souvent de l’enseignement général, sont considérés comme ayant davantage échoué dans les matières générales, abstraites et peu « manuelles ». C’est davantage leur « conscience » de l’échec vécu qui préoccupe les PLP que leur niveau scolaire. Ce qui suppose que le problème pédagogique majeur réfère à la capacité de les mobiliser, de les « motiver ». Tandis que les élèves de CAP, parce qu’issus majoritairement de l’enseignement spécialisé ou adapté, sont définis en terme de difficultés intellectuelles ou cognitives, mais aussi de difficultés d’adaptation sociale, eu égard à leur « fragilité » et « naïveté ». Le tableau qu’en dressent les enseignants relève tout autant de la compassion (« de pauvres gamins ») que du misérabilisme (« c’est des élèves qui vivent dans une misère culturelle et intellectuelle »). Aussi, « sauver les élèves » réfère à des objectifs différents selon leur parcours scolaire et, de manière plus implicite, leur origine sociale. Les effets de seuil concernent souvent les élèves de CAP, dont la « bonne volonté de réussir » ne suffit pas toujours pour les « sortir de leurs conditions ».
45Plus les élèves s’éloignent de la figure de la réussite scolaire, plus le propos et l’action pédagogique sont à leur socialisation, voire à leur rééducation – au sens de socialisation à des modes de conduite jugées socialement acceptables. Les élèves de CAP, nous l’avons vu, vivent leur entrée en LP sur le mode de l’ascension scolaire, alors que ceux de BEP la vivent sur celui de la relégation. Scolarisés antérieurement dans la filière générale de collège, ils sont meilleurs scolairement comparés au public de CAP. Aussi, leur sentiment d’avoir « raté la seconde générale et technologique » devient-il l’équivalent, aux yeux des PLP, d’une épreuve professionnelle où il s’agit tout autant de lutter contre le sentiment d’avoir échoué que de réhabiliter leur « estime » d’eux-mêmes : « Nous, pour des élèves, c’est pas trop tard de lutter contre l’échec… je dis aux élèves, vous êtes tous intelligents, le tout est de savoir en quoi ! Il y en a des plus évolués, des moins évolués, mais ceux qui sont moins évolués, dans six mois, ils rattraperont les plus évolués… le seul problème, c’est que les plus évolués ont plus conscience de leur échec que les moins évolués… c’est avec eux qu’on a le plus de problème… ils ont l’amertume, ils se disent je suis bête et je ne peux pas réussir… si vous voyez les bulletins, c’est “Serait capable de faire beaucoup mieux”, on ne peut pas écrire “Intelligent mais con”… » (H, 59 ans, PLP de dessin technique).
46Ainsi se dessine un univers scolaire dans lequel l’enseignement implique au préalable un travail d’accompagnement des élèves, d’écoute de leurs difficultés – y compris d’ordre cognitif ou scolaire –, ce qui met à l’épreuve les PLP d’autant plus qu’ils ont l’impression que de leur « personnalité » dépend l’implication des élèves : « Moi, quand j’ai commencé en LP, je venais de sortir d’une licence d’histoire […] cette idée de transmettre les savoirs, je me suis rendu compte que c’est d’abord le prof qui doit passer… et on n’est pas reconnu pour nos connaissances, donc on doit vraiment avoir un contact… sinon, on ne peut pas enseigner en LP… » (F, 43 ans, PLP de lettres-histoire). Sauver les élèves suppose le déploiement d’un ensemble de stratégies à l’efficacité plus ou moins réelle, et une autre façon de concevoir son métier d’enseignant : « On a des élèves qui ne s’en sortent pas, c’est parce qu’il y a eu un blocage et qu’on n’a pas su les aider… j’ai eu énormément plaisir à travailler avec les gamins […] on a un objectif commun, sortir les gamins de la misère… » (H, 29 ans, PLP de maintenance des systèmes mécaniques). La vocation socialisatrice du LP se situe bien dans cette tension entre l’instauration d’une rupture symbolique avec le collège et l’affirmation des exigences scolaires qui admettent d’autres significations dans ce contexte « professionnalisant ». Aussi, comme le soutiennent les approches ethnographiques de l’école (Woods, 1990), on peut dire que le LP devient ce théâtre dans lequel les objectifs pédagogiques, comme les finalités de la formation et son mode de déroulement, restent soumis à une définition permanente des situations : « … ce qui est difficile avec les élèves, c’est de les remettre au travail […] avoir son classeur, ses leçons, c’est encore difficile […] donc c’est des choses comme ça, re-scolariser les élèves, les mettre au travail, c’est le plus dur… » (H, 41 ans, PLP d’électrotechnique). Le propos récurrent autour de la nécessité de « valoriser les élèves », de « leur montrer qu’ils peuvent réussir », de les armer « face à la vie », atteste d’un déplacement des objectifs et des fonctions du LP. Là où les collèges d’enseignement technique socialisaient tout autant et en même temps « moralement » que « professionnellement » leurs élèves, les LP tendent d’abord à être ce contexte dans lequel la resocialisation via l’instauration d’une écoute, d’un suivi en vue de pacifier les relations avec « l’école », devient le préalable à tout enseignement proprement dit. On pourrait sans doute trouver des points communs entre cette socialisation et celle qui fut à l’œuvre dans les centres d’apprentissage et dans les CET, en particulier au niveau des pratiques pédagogiques – l’induction plutôt que la déduction, la pédagogie du projet et la pédagogie par objectifs plutôt que la pédagogie de l’implicite –, mais ce qui semble bien différencier ces deux périodes, c’est que l’utilité des études dans la filière professionnelle ne va plus de soi aujourd’hui.
La socialisation au savoir-être comme manière de « faire de l’éducation »
47L’éducation au sens large du terme – incluant la socialisation à des valeurs et l’enseignement proprement dit – désigne un objectif largement partagé par les PLP. Parfois, la distance entre le comportement des élèves et les attentes des PLP est telle que ces derniers abandonnent tout projet de transmission de savoir, au profit d’une gestion de l’ordre scolaire : « Ben moi, il me semble qu’aujourd’hui, on ne fait plus de l’enseignement, on a le cul assis entre deux chaises, on est à moitié éducateur d’un côté, c’est vrai, et puis de l’autre côté, on prétend faire de l’enseignement avec des mômes qui arrivent avec de grandes lacunes… » (H, 55 ans, PLP de productique). « Éduquer » les élèves qui ne semblent pas présenter des « qualités » scolaires conformes aux attentes professorales, c’est les socialiser à une posture propice au travail scolaire et au « respect » des règles de vie sociale. Pour cette enseignante de sciences médico-sociales, « les élèves manquent de connaissances, mais ils manquent aussi de savoir-être, on a l’impression qu’elles n’ont aucune notion sur par exemple comment parler correctement à un adulte, les soucis personnels qu’il ne faut pas exposer devant les autres, la discrétion nécessaire qu’il faut lorsqu’on fait un stage auprès des personnes âgées… ». Mais l’éducation des élèves comme intention pédagogique trouve largement dans les objectifs professionnels un moyen de légitimation, puisque la catégorie de « savoir-être » est également promue comme compétence relationnelle nécessaire (Ségal, 2005). Le propos de cette enseignante de biotechnologie illustre bien ces allers et retours entre la socialisation professionnelle et la socialisation à un « savoir-être », situé à mi-chemin entre éducation et formation : « … je suis arrivée ici en 2000, j’ai découvert les sections MHL… les élèves à problèmes, malheureusement, des pauvres gosses qui sont le reflet de notre société… qui subissent plus qu’autre chose… ce sont des gamines qui ont entre 16 et 18 ans, elles ont un passé… elles ont des choses sur les épaules que je ne voudrai pas avoir à 50 ans […] ce sont des élèves particuliers, élèves de CAP issus à 99 % de SEGPA, élèves à problèmes de toute façon […] pour la plupart, ils n’ont pas eu d’éducation… il y a un manque de respect, manque de reconnaissance de la hiérarchie, non-respect des règles de vie en société… agressivité entre elles […] pour elles, c’est normal… elles ne comprennent pas l’irrespect, l’anormalité… le vrai problème de nos élèves, c’est qu’elles manquent de savoir-être » (F, 51 ans, PLP de biotechnologie). On voit bien ici, à l’image de nombreux PLP intervenant auprès des élèves le plus en difficulté, combien le savoir-être apparaît comme une notion commode pour qualifier aussi bien le travail de réhabilitation sociale que la finalité formative du LP.
48Or le surinvestissement professoral de la catégorie de « savoir-être » accompagne bien l’évolution du marché du travail et des modes de recrutement des employeurs, employeurs qui dénoncent davantage la difficile intégration des jeunes au collectif de travail et à la discipline que leur manque de connaissances professionnelles. C’est néanmoins chez les enseignants ayant une expérience dans l’industrie ou les services que le souci de socialiser au savoir-être est le plus manifeste. « Le savoir-être, c’est l’entreprise qui l’apprend, nous, on prépare à ce savoir-être, mais c’est les stages qui y forment… Les élèves prennent la dimension du poste, du respect des règles, de la hiérarchie en stage qui est beaucoup plus forte… en entreprise, il y a des choses hiérarchiquement ordonnées… l’entreprise, on vous confie un travail, il y a un délai à respecter, alors qu’en enseignement, il n’y a pas de délai, en enseignement, il y a un objectif de qualification du moment que tu termines le travail, et qu’au bout de deux ans, tu as atteint tous tes objectifs, à 90 %, t’es sûr de décrocher ton bac pro… » (H, 54 ans, chef de travaux, ancien ouvrier, ancien professeur de mécanique).
49De fait, en invoquant face aux élèves les attentes des employeurs et leur vigilance à l’égard des comportements « déviants », les PLP justifient les raisons de la socialisation au savoir-être tout en passant sous-silence qu’il en va également de la stabilité de l’ordre scolaire. Dans cette perspective, l’acquisition de savoirs professionnels se confond avec la socialisation au savoir-être : « ici justement, je viens de voir un patron, il cherche à recruter et il a du mal à recruter… notre jeune va faire des périodes de formation en entreprise, donc le patron et le tuteur, ils vont pas mal l’observer et ils vont dégager une idée… s’il est sérieux, ça va, sinon, ils ne le prendront pas… mais par exemple dans un dernier journal de la Chambre des métiers, ils parlent du savoir-faire et du savoir-être… c’est les mêmes caractères, l’un ne va pas sans l’autre… des fois, je dis vous parlez de savoir-faire, commencez par parler de savoir-être… » (H, 57 ans, PLP de menuiserie). La thématique du « savoir-être » tend à occuper le centre du propos chez de nombreux enseignants lorsqu’ils sont invités à dire ce qu’ils enseignent. Cette thématique n’est pas anodine eu égard à la spécificité d’un contexte « ouvert » sur les milieux professionnels, puisque l’insertion professionnelle implique une certaine intégration dans des relations sociales dotées de codes professionnels plus ou moins implicites. Cet enseignant de restauration se plaint de certains élèves qui « ne savent pas être à la fois présents et discrets lorsqu’ils sont en présence de clients ». Dans certaines spécialités, telles la restauration et le commerce, et à grand renfort de nouvelles technologies, les PLP mettent en place des séances de travail sur le « look », le vocabulaire, et les modes de gestion des relations à autrui : « quand je dis TICE, c’est tout ce qui est support télévisuel, je demande aux élèves de jouer un sketch, simuler une vente d’un produit à un client, et pendant qu’ils jouent leur rôle, je les filme… ça les accroche parce que c’est ludique, ils rigolent et après, avec un travail d’autoanalyse, ça les fait entrer dans le métier et modifier leur comportement » (H, 34 ans, PLP de vente).
50L’image du LP censé former de futurs ouvriers en les socialisant à des savoirs de métier laisse place à un travail de resocialisation du public à un savoir-être, ce qui se traduit paradoxalement par une mise à distance tant du milieu familial que des milieux professionnels, les entreprises auxquelles pourtant les élèves se destinent majoritairement. La clôture symbolique du LP ainsi affirmée, elle pose la question des finalités de l’enseignement : censée préparer à l’insertion professionnelle, la formation s’apparente à un travail de resocialisation dont le contenu n’est finalement qu’un détour pédagogique, visant à affilier les élèves à la forme scolaire. Aussi, et confrontés à un public issu majoritairement de milieu populaire, les épreuves vécues par les PLP comme leur discours et les pratiques mises en œuvre pour lutter contre l’échec des élèves, sont étroitement liés à leur rôle institutionnel et à la manière dont ils conçoivent subjectivement ce rôle, étirés entre des finalités scolaires et des objectifs « éducatifs » (qu’ils réfèrent à l’apprentissage du savoir-être).
51La massification scolaire a précipité l’avènement d’un rapport instrumental aux études, les diplômes et le niveau devenant la finalité princeps de la formation, au détriment de l’accès à la « culture ». Cet instrumentalisme n’a pas seulement gagné les élèves. Il est aussi porté par les enseignants. Et la surestimation des apprentissages « concrets » – les PLP sont majoritaires à tenter de montrer à leur public que les savoirs servent la pratique, la vie et le métier – exprime aussi une stratégie d’adaptation à des élèves réticents à la forme scolaire. Ainsi, l’action des PLP ne sépare pas les apprentissages professionnels des apprentissages sociaux, justifiant l’ordre scolaire par la préparation à l’insertion professionnelle future.
52Si l’exercice du métier est davantage mis à l’épreuve dans les établissements à recrutement populaire du secondaire (Jellab, 2004), il admet une spécificité dans les LP : l’ordre y apparaît davantage suspendu aux qualités personnelles et relationnelles de l’enseignant qu’à ses connaissances. Mais le plus souvent et comme lorsqu’il s’agit de rendre compte des raisons d’un désintérêt scolaire, c’est l’orientation à l’issue du collège qui est invoquée comme élément déterminant l’ambiance de la classe. L’orientation n’est pas posée comme variable indépendante du milieu socio-familial des élèves, de sorte que derrière la critique du collège et de ses enseignants, se profile la dénonciation d’une démission des parents et de leur défaillance au plan de la socialisation des enfants à un savoir-être, et aux valeurs qui le qualifient : « Les parents, ils comptent sur nous maintenant, ils aiment mettre leurs enfants en sécurité, parce qu’ils savent que le LP A. est bien surveillé […] une mère m’a dit récemment : “Je mets mon fils ici parce que vous surveillez bien”… c’est quelque chose de nouveau… Nous devons donc assumer un travail d’éducation, apprendre aux élèves le savoir-vivre, à se présenter, à savoir parler… » (F, 48 ans, CPE). Dans un autre LP, le propos est explicitement disciplinaire : « Il faut faire un travail d’apprentissage des règles élémentaires… par exemple, la politesse, ils entrent et s’assoient sans demander l’autorisation, je leur dis qu’avec un chef d’entreprise, ce sera la porte alors qu’ici, on prend le temps de leur expliquer, donc je dis que le chef ici, c’est moi, il faut qu’ils se comportent comme s’ils étaient face à un patron d’entreprise… » (H, 36 ans, PLP maths-sciences).
53Les PLP savent que la lutte contre le sentiment d’échec scolaire ne peut se limiter à des injonctions incantatoires, où il s’agit de montrer que l’avenir professionnel et social dépend de la mobilisation de soi (au sens où il s’agit d’« apprendre », d’« écouter », de « travailler », de « s’impliquer », etc.). Mais en étant critiques à l’égard des milieux professionnels, les enseignants renforcent l’image d’un LP clos symboliquement, une sorte de sanctuaire permettant de « sauver » les élèves et de les protéger, y compris de leur milieu socio-familial.
Mobiliser sur les savoirs malgré l’orientation
54Les élèves de LP sont souvent amers à l’égard de l’orientation mais ils trouvent, comme nous l’avons vu, dans les pratiques pédagogiques, dans les contenus enseignés et leur forme, le moyen de rationaliser leur expérience. Cette rationalisation s’appuie également sur le propos des PLP qui posent que le LP est un nouveau départ, presque une « autre école ». Évoquant « les problèmes rencontrés avec les élèves », cet enseignant de menuiserie dit : « Disons que nos difficultés, c’est le manque de motivation, surtout si les élèves n’ont pas eu l’orientation souhaitée… il y a un travail à faire avec la conseillère d’orientation, on arrive à réorienter en début de première année… » (H, 57 ans, PLP de menuiserie). Pour cette enseignante de comptabilité, la réussite en LP, même si elle ne dépend pas systématiquement du choix de la spécialité, reste façonnée par l’orientation : « … je suis très exigeante, de toute façon, je leur dis que la moyenne n’a pas une valeur… il faut viser le maximum… je suis têtue… mais c’est dur… ça dépend de l’orientation… l’an dernier, elles voulaient toutes faire carrières sanitaires et sociales, elles voulaient toutes s’occuper des bébés bien sûr… un grand nombre se retrouve en secrétariat sans l’avoir voulu […] je pense effectivement qu’à force de les solliciter, à force de les valoriser, on arrive à obtenir ce qu’on doit obtenir… la réussite ». (F, 43 ans, PLP de comptabilité).
55La découverte des activités professionnelles s’avère souvent une expérience mobilisatrice, car contribuant au sentiment de maîtrise de son quotidien scolaire : « On a des é lèves en bioservices qui voulaient partir en sanitaire et social, en hôtellerie aussi… au début, pendant un mois, ça pose des problèmes, on a du mal à les motiver, à ce qu’elles s’accrochent, mais ensuite, malgré tout, elles aiment la cuisine, l’enseignement professionnel, et combien il y en a qui changent d’avis… » (F, 32 ans, PLP de bioservices). Aussi, les enseignants ont-ils recours à des activités de production qui soient attractives, tout en contribuant à l’acquisition de notions du référentiel. Cette stratégie pédagogique – telle que fabriquer une caisse à outils en structures métalliques, confectionner un chemisier en couture ou fabriquer une chaise en menuiserie – ne s’avère pas toujours efficace sur le long terme, mais permet de mobiliser une partie des élèves : « On essaie de trouver les bons côtés du travail, du métier… avec les premières années, on fabrique des petites tables pour les motiver un peu… les élèves ne sont pas à 100 % motivés, ils sont intéressés au départ et après, ça ne les intéresse plus […] certains traînent les pieds, il faut toujours les pousser, d’autres sont tout le temps prêts à vouloir travailler… » (H, 57 ans, PLP de menuiserie). Mais les encouragements des PLP ne suffisent pas pour que les élèves se mobilisent sur les savoirs, dans la mesure où ceux-ci deviennent plus théoriques et se heurtent aux présupposés d’un « apprentissage manuel » en LP : « … chez nous, on a des gens qui ne voulaient plus travailler intellectuellement, ils voulaient travailler manuellement, eux, leur pensée, c’est les mains, on les oriente chez nous, alors que c’est totalement le contraire, on devient intellectuel à 100 %… c’est qu’avant d’aller sur machine, tout le travail se fait en amont, sur papier, calculs, informatiser tout… donc la moindre virgule mal placée, ça ne passe pas… donc le gars, ça lui prend la tête, ça l’énerve… ça ne lui plaît pas… tant qu’on va nous envoyer des élèves en difficultés, qu’on pouvait aider avant parce que c’était pratique, eh bien, ça sera un problème […] celui qui n’a pas de représentation dans l’espace, il n’a rien à faire en MPMI… » (H, 55 ans, PLP de productique mécanique). Alors que les élèves, comme une majorité des enseignants de collège, considèrent que le LP sera le lieu de l’apprentissage manuel, la réalité des formations est tout autre : la place de l’enseignement général et technologique dépasse largement celle de l’enseignement et de la pratique professionnels. Pour les anciens PLP, la distance grandit entre le niveau scolaire des élèves et les référentiels, et le développement du BEP au détriment du CAP renforce encore les difficultés d’adaptation : « Il faut aussi dire une chose, avant, on faisait des CAP et des BEP avec beaucoup d’atelier, beaucoup de pratique, et ça, les élèves aiment… parce que les élèves en général que l’on a sont en échec intellectuel, donc tout ce qui était pratique, c’était quelque chose de nouveau et ils pouvaient s’y atteler… maintenant, […] les référentiels font qu’on ne fait que du théorique… et donc, les élèves doivent faire un effort intellectuel… j’ai eu des élèves qui sont arrivés au BTS après un CAP… ce n’était pas très intellectuel mais ils sont devenus intellectuels petit à petit… il s’adaptaient au fur et à mesure qu’ils montaient… tandis que maintenant, on leur demande de faire de l’électronique, du pneumatique, de la théorie des ensembles et là, ça ne les intéresse pas… » (H, 59 ans, PLP de dessin technique). La déception des élèves est d’autant plus vive, aux dires des enseignants, que le savoir technologique demande une plus grande attention : « les élèves ne sont pas des automates… il y a une préparation en salle, avant le passage en atelier… normalement, on devrait utiliser le progrès, les ordinateurs… ce n’est pas un travail bête, la main est le prolongement du cerveau, savoir choisir, régler, faire des calculs, il y a une lecture de documents […] ils apprennent en salle et ensuite, il y a une production en atelier, mais il y a aussi de la réflexion devant les machines, il y a des calculs, etc. » (H, 40 ans, PLP de structures métalliques). Ces décalage et tension entre le « manuel » et « l’intellectuel » mettent à l’épreuve les élèves mais aussi les enseignants qui doivent alors créer des supports « concrets », « visuels », « tactiles » rendant possible l’appropriation de notions théoriques. Les enseignants de matières générales se trouvent davantage face à cette tension, et leur propos comme leurs pratiques pédagogiques tendent à scruter « l’utilité » des savoirs pour soutenir l’attention des élèves : « … je dis aux élèves qui se plaignent d’être ici, “vous n’allez pas perdre bêtement deux années, et puis vous pouvez toujours après demander à ce qu’on vous réoriente quelque part… je leur montre que les maths-physique, ça sert quelle que soit la formation… » (H, 38 ans, PLP de maths-sciences).
56Si la scolarisation de l’enseignement professionnel « intellectualise » les contenus de formation, son effet se superpose aux difficultés scolaires des élèves, de plus en plus importantes aux dires des enseignants : « Je bosse avec deux classes de secrétaires […] j’ai l’impression que c’est de plus en plus difficile… le niveau est de plus en plus bas, c’est un problème lié en grande partie à la compréhension du français, de temps en temps, on se demande si on parle la même langue… c’est aussi bien au niveau oral qu’au niveau écrit… » (F, 42 ans, PLP de comptabilité).
57Confortés par le fait que la plupart des élèves n’ayant pas choisi leur orientation réussissent à obtenir leur diplôme, les PLP voient également dans la possibilité d’intégrer un baccalauréat professionnel à spécialité différente de celle du BEP, le moyen de soutenir leur optimisme. Mais dans la mesure où les élèves intègrent le LP avec des représentations décalées et en tout cas faiblement informées des contenus de formation, les PLP surinvestissent les contenus professionnels inédits pour en faire l’atout majeur de l’enseignement. Aussi, le surinvestissement discursif de la catégorie d’apprentissage « concret » s’intègre dans l’exploitation de ce qui spécifie l’enseignement professionnel.
Valoriser la réussite et enseigner du « concret »
58Tous les PLP interrogés affichent la nécessité de valoriser les élèves et leur travail, afin de « casser l’image négative qu’ils ont eue avec des profs de collège qui les matraquaient sans cesse » (H, 47 ans, PLP de structures métalliques). Aussi, dès les premières semaines de cours, les enseignants tentent de valoriser les réussites : « moi, ce qui me frappe toujours, c’est dès le début de l’année, je dis facilement aux élèves, “c’est bien ce que vous faites”, à chaque fois que l’élève répond, je dis que c’est bien ou je positive, et ça, ça les frappe, c’est un petit mot qu’ils n’ont jamais entendu, c’est des élèves qui ont besoin d’être rassurés et pour ça, deux choses sont importantes : valoriser les petites réussites et leur faire comprendre qu’ils ont droit à l’erreur » (F, 42 ans, PLP de secrétariat). Les activités proposées aux élèves visent à les rendre capables de réussir, et à « casser » le sentiment d’être en échec scolaire. Conscients que leurs élèves sont très sensibles au jugement professoral, les PLP supposent que la confrontation aux activités concrètes est à même d’atténuer le poids de la forme scolaire et du maniement des outils symboliques, que requièrent les apprentissages stricto sensu scolaires. Aussi, et bien que le discours des enseignants sur le concret recouvre doublement un rapport « concret » à des activités (en atelier par exemple) et une perception concrète des questions – « on voit bien ce qu’on produit, l’élève l’évalue directement » (F, 39 ans, PLP de cuisine), « parler du concret aux élèves, c’est discuter avec eux des problèmes qu’ils connaissent, par exemple du chômage » (F, PLP de lettres-histoire) –, ils restent souvent acquis à l’idée que ce qui éloigne de la forme scolaire mobiliserait leur public. Cette enseignante de lettres-histoire recourt souvent à l’oral car l’écrit « bloque » les élèves : « L’oral permet de donner l’exemple, je donne des exemples, c’est du concret, je pense qu’ils bloquent au niveau de l’écriture et l’oral les aide à s’en sortir… même s’ils savent lire, c’est plus dans la construction du sens… quand ils écrivent, ils écrivent comme ils parlent aussi… ».
59La valorisation des élèves et de leur réussite devient un leitmotiv répandu chez les enseignants : « mes élèves sont très sensibles… je le vois, ils travaillent pour moi, ils bossent pour eux aussi, mais il faut voir, ils sont contents de venir me montrer ce qu’ils ont fait… » (H, 35 ans, PLP d’électrotechnique). Mais si les PLP sont soucieux d’enseigner du « concret » à leurs élèves, cela doit aussi à leur vision du métier. Chez les PLP « anciens », davantage que chez les jeunes enseignants, c’est d’abord la formation du futur professionnel qui prime, même si elle n’exclut pas l’apprentissage des valeurs éducatives. Leur réticence aux savoirs théoriques est revendiquée comme une manière de ne pas totalement identifier leur travail à de l’enseignement académique : « je suis un concret… quand mes élèves vont en stage, je veux que les patrons voient que ce sont des professionnels… il faut arrêter de leur enseigner des choses trop théoriques… » (H, 56 ans, PLP de productique mécanique).
60Parce que « fâchés avec l’école », les élèves seraient plus prompts à se mobiliser sur ce qui n’y ressemble guère : l’apprentissage du métier comme relation « concrète » et sensible aux effets tangibles. Une des preuves avancées par les PLP pour soutenir ce postulat réfère au comportement observé en entreprise. Lors des stages, les élèves sont plus impliqués, même lorsque les conditions de travail sont éprouvantes. Cela amène certains PLP à tenter de recréer des conditions pédagogiques proches des activités auxquelles les élèves se confrontent en milieu professionnel : « … je vois les élèves en entreprise, ils n’ont pas le même comportement qu’à l’école… en général, ils sont plus concentrés et responsables en entreprise, parce que c’est du concret, tandis qu’à l’école, il suffit d’avoir un truc rigolo, il va y avoir un effet de masse […] lorsqu’ils apprendront ici, ils pourront faire pareil en entreprise… on fait de la pose ici, ben ils la feront en entreprise… » (H, 40 ans, PLP de peinture). Cet autre enseignant d’électrotechnique exerçant dans un autre LP partage le même point de vue : « il faut déjà capter leur attention au départ, essayer de partir du concret déjà… on repart sur des choses qu’ils connaissent, sur des choses qu’ils ont travaillées en entreprise… pour les accrocher un petit peu, pour pouvoir après faire passer des notions théoriques… ».
61La différence que les PLP effectuent entre le collège et le LP se situe doublement au niveau des modes de valorisation de la réussite des élèves, et au plan des apprentissages qui se veulent plutôt « concrets » que strictement scolaires (y compris lorsqu’il s’agit des matières générales). Même si l’objectif recherché est d’« amener les élèves à réfléchir et à se poser des questions » (H, 31 ans, PLP de mécanique automobile), le point de départ de l’enseignement s’appuie souvent sur du « travail concret », usant de supports pratiques censés être plus parlants et donc, plus accessibles au public scolaire. Au plan pédagogique, le concret renvoie à l’ensemble des démarches visant à « montrer » aux élèves considérés comme des « visuels », les contenus à travers l’action (ou le « faire ») : « Pour motiver les élèves, avant tout, il faut leur démontrer par la pratique, un exemple vite fait… vous voyez ce chandelier, je leur fais ça pendant quatre heures, mais après, je leur explique en donnant des consignes comment ils peuvent fabriquer le même chandelier, et après, ils sortent avec quelque chose qu’ils ont fait eux-mêmes… mais ce n’est que plus tard que je vais revenir sur le chandelier pour faire un peu de technologie, un peu de théorie… » (H, 47 ans, PLP de structures métalliques). La réticence des élèves aux savoirs théoriques contribue fortement à l’élaboration de séquences d’enseignement qui, sans opposer leurs finalités les unes aux autres (« les compétences visées étant les mêmes qu’elles soient construites en atelier ou en cours de technologie », dit cette enseignante en génie mécanique), permet aux PLP d’atténuer le risque d’ennui et de « capter l’intérêt ». Lorsque les PLP soutiennent que les élèves sont des « concrets », des « manuels », cela admet deux sens : soit les élèves sont manuels parce qu’ils ne disposent pas des outils intellectuels leur permettant d’engager un travail réflexif ou méta-concret (souvent, les élèves de CAP, issus de l’enseignement spécialisé, sont perçus comme ayant de « grosses difficultés d’abstraction », voire « un QI très bas », H, 29 ans, PLP de menuiserie) ; soit les élèves sont définis comme des manuels au sens où ils ont des capacités intellectuelles qui ne peuvent être activées qu’au prix d’une centration préalable et plus ou moins durable sur des savoirs parlants (qu’il s’agisse de savoirs incorporés ou accompagnant sous forme d’explication le « faire » en atelier, ou de savoirs traitant de la « vie quotidienne », c’est notamment le cas de la matière « vie sociale et professionnelle »).
62L’apprentissage en LP devient alors suspendu à la manière dont les PLP se saisissent de l’enjeu que constitue l’articulation entre des savoirs théoriques, parfois formels, et des savoirs incorporés ou accompagnant la pratique, qu’elle soit professionnelle ou sociale en général. Mais dans la mesure où le parcours scolaire s’allonge, avec le développement du baccalauréat professionnel, les enseignants ont également à préparer leurs élèves à l’effort d’abstraction. Les pratiques sont alors plus ou moins efficaces, et restent en grande partie soumises au degré d’implication des PLP dans un collectif de travail, via notamment la prise en compte des référentiels de formation : « J’ai 13 élèves en Pilotage des systèmes de production automatisée, et 20 élèves en vente… en Bac pro et en BEP… pour mes BEP, j’ai des fiches de vente, on travaille sur des pourcentages, sur des choses comme ça… appliquer plus les maths, sortir un peu de la théorie et essayer de prendre des suites sur des chiffres d’affaire… en général, les élèves aiment bien, et de temps en temps, il y a le programme et on ne peut pas rester dans du concret à 100 %… pour les bacs pros, je leur fais aussi la même chose mais en prenant des situations professionnelles complètes, de la gestion des marchandises à leur écoulement, avec la comptabilité et le calcul des bénéfices… » (H, 37 ans, PLP de maths-sciences).
63A travers la catégorie de « l’enseignement du concret », les PLP tentent de donner du sens aux savoirs scolaires et professionnels en les finalisant, et en en faisant apparaître l’utilité.
La finalisation des savoirs ou comment susciter la « motivation » ?
64« Les élèves, s’ils ne sont pas motivés, ça traîne beaucoup… les élèves tournent un peu en rond… et le PPCP ne les intéresse pas parce que ce n’est pas évalué… pour eux, il faut que ce soit concret, mais concret pour l’examen… pour eux, ils ne voient pas l’apprentissage qui est fait derrière… il faut qu’on leur dise à quoi ça sert ce qu’on enseigne… » (H, 29 ans, PLP de maintenance)35. Le problème de la « motivation » des élèves occupe une place telle dans les LP que les enseignants en viennent souvent, non seulement à scruter dans leur enseignement ce qui peut la susciter mais aussi, à critiquer le fait qu’« une partie des programmes est tellement abstraite qu’on comprend pourquoi les gamins s’ennuient » (F, 33 ans, PLP de génie civil).
65La difficulté princeps des enseignants de LP réside dans l’effort à déployer pour « motiver » les élèves en mettant en évidence « l’utilité des cours » et ce « à quoi ils servent ». Il s’agit là d’une difficulté, variable d’une matière enseignée à l’autre, que les PLP disent plus ou moins maîtriser, d’autant plus que non seulement « tout ce qu’on enseigne n’est pas forcément utile pour la pratique » (H, 34 ans, PLP de lettres-histoire) mais aussi, le risque patent est de succomber à une instrumentalisation des savoirs et à la mise entre parenthèses de leur finalité formative, détachée de l’expérience première. La justification des savoirs peut s’accompagner de la négociation des contenus scolaires, notamment dans certaines matières dans lesquelles les contraintes du programme sont moins restrictives (en lettres, en EPS, en arts appliqués…). Cette négociation associe fortement finalités scolaires et socialisation des élèves (aux règles, aux modes de participation en classe ou en groupe…) : « Déjà au LP par rapport au collège, on discute beaucoup sur le contenu, il y a plus de discussions avec les élèves, on peut être amené à choisir le support en EPS, un même contenu peut avoir plusieurs supports, le contenu “sport collectif” peut s’envisager avec du basket, du foot, du hand… du contenu “sport de raquette”, c’est tennis de table ou du ping-pong… ensuite, sur le cours proprement dit, amener les élèves à réfléchir sur telle ou telle consigne, là, on redescend niveau 5e pour les classes qui sont difficiles… les élèves qui sont en avance par rapport à la règle, on peut là rentrer dans un rapport plus cognitif, et ensuite les mettre en responsabilité » (H, 39 ans, PLC en EPS). De même, cette enseignante de lettres-histoire dit trouver dans les grandes lignes du programme la possibilité d’adapter ses cours à son public, en choisissant des thèmes pouvant les intéresser : « En français, on a une liberté extraordinaire […] on doit faire les genres avec comme fil conducteur l’argumentation, et donc du coup, on fait ce qu’on veut, c’est vraiment travailler en fonction du pouls de la classe… je cherche un texte qui leur va bien, c’est un texte qui leur parle, on travaille Voltaire par exemple, les filles et les garçons, ça leur convient bien, ils aiment un discours qui est contestataire… ».
66L’utilité des savoirs enseignés est plus ou moins commode à mettre en évidence selon les disciplines. Les PLP de matières générales sont plus prompts à justifier les finalités des savoirs eu égard à des expériences pratiques et à des exemples de mise en application dans la vie quotidienne (« faire du français, ça sert tout le temps je leur dis, mais c’est surtout pour savoir bien communiquer aussi bien par écrit qu’oralement » ; « les maths, tout n’est pas utile mais il y a de nombreux exemples que je prends pour leur dire que ça sert lorsqu’on fait des achats, qu’on doit calculer des pourcentages, faire des opérations pour gérer ses économies »). Chez les PLP de matières technologiques et professionnelles, les savoirs sont présentés comme utiles du fait de leur caractère professionnel et immanent aux compétences visées par la formation. Par leur statut de savoirs portés sur l’action et la transformation du réel (construction, montage, mise en application…), ces contenus professionnels offrent davantage de possibilités de vérification des compétences maîtrisées, comparés aux contenus théoriques dont beaucoup d’élèves n’en évaluent l’appropriation qu’à la lumière du jugement professoral. La rénovation des diplômes et la redéfinition des référentiels de formation constituent parfois l’occasion pour les enseignants d’« accompagner le changement en apportant aux élèves des connaissances utiles pour le métier… ils le voient dès qu’ils sont en stage » (F, 40 ans, PLP de biotechnologie). Pour cette enseignante de vente, « on doit former des bacs pros commerce qui soient directement au contact avec la clientèle, c’est l’évolution des référentiels et du métier qui le veut… on a maintenant un gros pôle du référentiel qui s’appelle “animer”, avec un horaire assez conséquent… avec le pôle “gérer”, et le pôle “vendre”, on a donc trois pôles en tout, donc, il faut que l’élève soit vraiment de mauvaise foi pour dire que ce qu’on voit en cours ne sert pas au métier » (F, 37 ans, PLP de vente).
67Pourtant, la centration sur l’utilité des savoirs ne suffit pas pour mobiliser tous les élèves. Les difficultés à donner du sens aux contenus enseignés procèdent aussi de l’absence d’identification de soi à la formation, ou lorsque lesdits contenus sont perçus comme relevant d’une pratique sociale « ordinaire », donc peu légitime d’être enseignée. Ainsi, les PLP observent que « malgré des possibilités d’embauche réelle, il y a des élèves qui se demandent à quoi ça sert de se former parce qu’ils croient qu’on peut apprendre directement en pratique » (H, 34 ans, PLP de cuisine). Le sens de l’expérience scolaire ne tient pas seulement aux contenus enseignés en eux-mêmes et aux manières dont ils sont didactisés ; il procède également de dynamiques socio-subjectives qui favorisent ou non l’association entre soi (l’élève en l’occurrence) et les savoirs. C’est sans doute cette distance critique manifestée par de nombreux élèves à l’égard du LP et des savoirs qui explique l’insistance des PLP sur la nécessité d’amener leur public à construire « une bonne image » de lui-même. Cette « image » ne repose pas uniquement sur une représentation narcissique de soi, mais procède aussi de la maîtrise de savoirs qui donne aux élèves le sentiment d’exister comme acteurs face à autrui. « Beaucoup de mes élèves ne travaillent que si c’est utile, mais pour ça, il faut que ce que je leur apporte soit aussi nouveau, ou les bouscule… ils me disent souvent qu’ils savent tout, pas besoin d’apprendre […] mais j’ai fait une expérience dans le cadre du projet “lycéens au cinéma”, j’ai fait en sorte que sur dix films regardés, sept le soient en version originale, eh bien le premier film les a fatigués, et puis peu à peu, ils ont trouvé du plaisir à regarder des films en anglais… ça a été le déclic, maintenant, ils en redemandent, je vois que ce qui les intéresse, c’est aussi d’apprendre des choses pour eux, ils sont fiers de dire qu’ils suivent des dialogues en anglais dans un film » (F, 38 ans, PLP de lettres-anglais).
68On observe des différences entre PLP quant aux finalités scolaires de la réussite en LP, en l’occurrence en BEP : pour les PLP de l’enseignement général, l’enjeu est surtout de préparer la poursuite des études vers les filières technologiques et les sections de techniciens supérieurs ; alors que les PLP de matières professionnelles sont plus enclins à valoriser l’entrée en baccalauréat professionnel, « l’apprentissage du métier » étant affirmé comme identité première du LP. Les tensions sont réelles et comme en collège et en lycée, le travail enseignant se trouve souvent en décalage avec les instructions officielles (Barrère, 2002). C’est que les PLP ont une conscience vive – doublée d’une critique récurrente – de la distance entre les objectifs institutionnels et les attentes et le niveau des élèves. Cette enseignante en lettres-histoire rend bien compte de cette distance : « Pour moi, je ne suis pas historienne de formation, je suis littéraire, pour moi, c’est l’ouverture à la littérature… à la culture aussi, parce que c’est pas seulement la littérature, une grande ouverture d’esprit, pas seulement sur ce qui se passe en France mais ailleurs, en Chine… j’ai fait découvrir des auteurs maghrébins par exemple à mes élèves [Il s’agit d’un LP accueillant une part importante d’élèves d’origine maghrébine] ouvrir au maximum, ce qui m’embête un peu dans les programmes actuellement, c’est qu’on insiste un peu sur les genres, tout ça… moi, avant, je travaillais beaucoup au coup de cœur, je faisais passer le plaisir de lire […] là maintenant, je me sens un peu contrainte dans ma façon de faire… quand un livre me plaît, quand je dis un livre me plaît, en fait, je le vois comme un livre qui va souvent être provocateur, qui va les bousculer dans l’idée qu’ils ont de ce qu’est un livre, alors ça peut être très fort […] je choisis des livres dont les thèmes sont proches d’eux… cette affaire du procès d’Outreau [l’entretien fut réalisé au moment du procès très médiatisé], ça, ça marche très fort… je veux que ça les bouscule, ils se protègent de ce qui est autre, et il faut leur ramener l’autre […] le genre ou la grammaire, ce n’est pas ce dont les élèves ont besoin » (F, 50 ans, PLP de lettres-histoire).
69Finaliser les enseignements est une façon de légitimer leur contenu. Ce faisant, les PLP cherchent à affaiblir le poids de la forme scolaire dans laquelle les savoirs valent en eux-mêmes, avec leurs implicites culturels : « tout ce que je fais, je le montre, c’est comme ça que je peux leur expliquer les choses, il faut tout montrer, tout visualiser, et puis donner des exemples concrets… pour faire passer des notions, je parle du gâteau que fait ma belle-mère, je leur demande, de quoi j’ai besoin ?… les œufs, la farine… et puis ? Eh bien, il faut mélanger… donc, je leur crée un repère pour faire du droit et de l’économie… tu vois, là, je leur fais la personnalité juridique en droit, j’ai pris une carte d’identité d’une fille dans la classe, et ça, je sais que ça va les marquer, parce que si je parle dans le général, ça n’a aucun sens, et là, par exemple, j’ai pris le RC de Lens pour parler de la personnalité morale… » (F, 42 ans, PLP de secrétariat).
70Si des différences existent entre les PLP, l’essentiel de leur travail est focalisé sur l’institution d’un espace de maturation juvénile, où la socialisation aux savoirs (scolaires et professionnels) et au savoir-être va de pair avec la réhabilitation d’un public dominé socialement. Mais il faut bien relever que la mobilisation des PLP et surtout le rôle qu’ils ont construit – en particulier celui de « sauver les élèves », de « lutter contre l’échec scolaire » – reposent largement sur la proximité de condition qui les rapproche de leur public, jusqu’à constituer le LP en une clôture symbolique, où l’excellence professionnelle ou encore la valorisation d’autres apprentissages – professionnels, « humains », sociaux – tient lieu de contre-culture face à la culture scolaire légitime.
Les pratiques pédagogiques en LP et leurs variations : entre enseignement académique, travail en groupe, individualisation et évaluation
71Les actions visant à inverser le sentiment d’échec chez les élèves s’appuient sur un travail de pacification des relations avec l’institution scolaire, de valorisation de leur « savoir-faire », en recourant à un mode d’évaluation qui se veut plus proche d’une appréciation des compétences que des connaissances théoriques. Héritière d’une tradition pédagogique ayant tenté de concilier formation technique et accès à la culture, rattrapée par la crise du monde industriel et de la culture ouvrière qui offraient antérieurement un appui symbolique à la mobilisation des élèves, la pratique enseignante prend souvent appui sur des « exemples concrets » ou des « cas pratiques », pour tendre vers un travail de généralisation ou d’abstraction.
Mobiliser les élèves par des cours « intéressants » : entre le « sérieux » et le « ludique »
72Nous avions relevé lors de notre première recherche portant sur l’expérience scolaire des élèves que ceux-ci étaient particulièrement attachés à mettre en valeur leurs apprentissages, en l’occurrence lorsqu’ils produisaient des objets ou confectionnaient des articles en atelier ou en pratique. Or cet intérêt pour la production et la réalisation professionnelles est souvent suscité par les activités que les PLP proposent. Véritable ruse pédagogique, les activités parfois ludiques sur lesquelles les enseignants tentent de mobiliser les élèves apparaissent tantôt comme « scolaires », tantôt comme « non scolaires » ou peu soumises à des contraintes. En toile de fond, c’est bien l’avènement du sentiment de dominer son expérience d’apprenant que les PLP visent à promouvoir, en alliant apprentissage ludique et apprentissage « sérieux ». Les PLP disent globalement « chercher des contenus et imaginer des exercices pour faire que les cours soient intéressants » (F, 35 ans, PLP d’arts appliqués). Mais cette notion de « cours intéressant » est loin d’être objective, puisque ce qui peut être intéressant du point de vue de l’enseignant ne l’est pas forcément du point de vue de l’élève. Tout en restant un repère pour les PLP, ceux-ci disent « sortir parfois du référentiel pour faire des choses plus passionnantes » (F, 43 ans, PLP de comptabilité). Ils ont recours à des activités ludiques, à des exercices où « on met en concurrence des groupes d’élèves », « où l’on demande à chacun de trouver les erreurs de l’autre ». Les PLP de matières professionnelles s’appuient fortement sur le référentiel pour mettre en activité les élèves, tandis que les enseignants de matières générales hésitent souvent entre des activités qui soient « facilement accessibles » et des « travaux plus durs ». Cette hésitation couvre la question du statut du travail intellectuel en LP, et la réticence des élèves à la forme scolaire conduit les enseignants à des arbitrages entre les savoirs décontextualisés et les savoirs « utilisables en pratique ». Cet enseignant en arts appliqués avance : « … mes élèves, je leur dis que ce qu’on voit, c’est pour leur donner un bagage culturel minimum, mais je leur dis aussi que de temps en temps, ils pourront utiliser leurs connaissances pour faire de la décoration, des activités manuelles ».
73Le recours à des projets apparemment extrascolaires, tout en ayant un effet attractif, permet également l’appropriation de notions de cours : « Depuis trois ans, on a développé un projet qu’on a appelé “projet Mali”, c’est un échange avec des enseignants et des élèves maliens, on a monté avec nos élèves de BEP et de Bac pro le projet, installer des pompes d’irrigation et électrifier des maisons… et on remarque que dans l’ensemble, nos élèves sont très réceptifs, ils ont compris l’intérêt de la démarche projet dans le monde du travail, et apprennent mieux… évidemment, ça ne marche pas avec tout le monde… » (H, 40 ans, PLP d’électrotechnique). La propension de certains PLP à innover, à susciter l’avènement de projets et à les mener jusqu’à leur terme, s’inscrit dans une logique de professionnalisation qui allie exigences intellectuelles et retour réflexif sur sa pratique : « Il faut faire des choix, faire des choses, innover et être vrai… ne pas faire semblant… même si c’est des élèves qui vont devenir des vendeurs… on a des vendeurs ici… pendant un an, au lieu de faire des cours de maths ici, ils ont assuré sur le marché de la vente, échec manifeste… mais c’était une tentative pour voir s’ils seront motivés… ils ont découvert ce qu’est la pluie, le froid sur le marché,… quand on pense qu’on a un autre groupe de bac pro qui est allé en Hollande… ils ont vu que le LP là-bas, c’est un magasin comme n’importe quel magasin, le client vient et c’est géré par les élèves uniquement… » (H, 52 ans, PLP de maths-sciences). Bien que les deux dimensions évoquées – à savoir la focalisation sur les exigences intellectuelles et le retour réflexif sur sa pratique – procèdent moins d’une politique d’établissement que d’intérêts personnels, débouchant parfois sur un travail d’équipe, elles sous-tendent la spécificité des pratiques pédagogiques en LP, et vont souvent de pair avec un engagement que confirme la stabilité dans les établissements des enseignants concernés.
74En classe, les enseignements s’appuient souvent sur « l’image » (usage du rétroprojecteur, de la vidéo…), sur la recherche et la lecture documentaires (travail sur supports écrits, sur des polycopiés, sur des articles de presse amenés par les enseignants et parfois par les élèves…) : « Il faut éviter de faire écrire les élèves, ils n’aiment pas » (F, 30 ans, PLP de maths-sciences) ; « on utilise l’image, l’informatique, la télé, ça permet de les motiver… c’est une autre façon de travailler… Le PPCP nous a aidé aussi, on réalise un projet, on les amène à s’informer, ils vont au CDI… ils s’auto-corrigent aussi par l’ordinateur, c’est un jeu mais on apprend des choses intéressantes » (F, 34 ans, PLP de sciences médico-sociales). Parfois, la préoccupation de l’enseignant est d’abord de « faire participer » les élèves, sans que l’apprentissage soit l’objet princeps de cette participation : « Il faut toujours partir du concret, en histoire, on a de l’écoute quand on raconte des anecdotes historiques, ils aiment bien mais ils sont souvent passifs… » (F, 43 ans, PLP de lettres-histoire). En atelier ou lors des enseignements professionnels, l’enseignement se veut plus interactif (du fait notamment de l’effectif réduit des élèves, en général, ils sont en demi classe) et plus « concret » : cela va de la pièce fabriquée en atelier ou du plat cuisiné préparé selon une succession d’étapes pédagogiques, à la mise en activité d’élèves en leur laissant une marge d’autonomie (les élèves sont souvent en groupe de 3 à 4, et accomplissent des tâches que l’enseignant vient observer de temps en temps).
75La stabilité de la relation pédagogique est suspendue à la manière dont l’enseignant alterne activités accessibles aux élèves et activités plus exigeantes, pensées comme étant « plus sérieuses ». Les PLP savent que les élèves peuvent réagir de manière négative à des activités « faciles » car perçues comme infantilisantes, les renvoyant à une image négative de leur « niveau ». En même temps, le passage d’une activité accessible à une activité plus exigeante oblige à des arbitrages, voire à des négociations avec les élèves : « Avec mes élèves, avance cette PLP de secrétariat, elles savent qu’il y a des moments où on travaille sérieusement, donc là, je leur donne un travail avec systématiquement une production écrite qu’elles doivent me remettre à la fin, mais elles savent aussi qu’à un autre moment, on arrête tout et on discute ou alors, elles ont un temps libre pour faire un peu d’ordinateur, créer des cartes… » (F, 42 ans, PLP de secrétariat). C’est le passage du ludique au travail « sérieux » – sans que la ligne de démarcation ne soit véritablement tranchée si ce n’est en partant des réactions des élèves – qui reste incertain pour les PLP, car peu assurés de l’attention soutenue des élèves : « Quand on confronte les élèves à des documents, c’est eux qui doivent chercher… en BEP, c’est encore pire parce qu’on a qu’une heure, on n’approfondit rien en histoire… ça fait qu’après on arrive à des aberrations pédagogiques, vite vu, bâclé en fait… en général, j’essaie de motiver les élèves en partant d’une accroche, un document, une image, pour faire un peu de méthodologie, je projette une carte de géo, avec le PNB, là, je vois la mondialisation avec eux, on montre que l’hémisphère Nord a plus de moyens que l’hémisphère Sud, on les accroche comme ça… mais il faut qu’ils écrivent un peu… les BEP se plaignent de trop écrire, mais souvent, ils n’écrivent pas beaucoup en réalité… en français, on peut travailler par thèmes mais aussi par type de texte, par genre… la tragédie, la comédie… on essaie de balayer sur deux ans le récit, l’image, le théâtre, la presse et là, on va travailler le texte argumentatif, on est plus libre en français qu’en histoire… même écrire un fait divers est difficile […] dès que l’on doit se concentrer et fournir des efforts, je ne suis plus rassurée car ça ennuie certains élèves » (F, 40 ans, PLP de lettres-histoire).
76Il reste que c’est bien au niveau des savoirs que les élèves considèrent comme « nouveaux » et qui portent essentiellement sur l’enseignement professionnel, que se jouent en grande partie les chances d’une mobilisation, expérience que les PLP associent à un « nouveau départ ».
Les activités technologiques et professionnelles : des savoirs nouveaux potentiellement « motivants » ?
77Si les élèves de LP ont rarement choisi leur orientation, ils sont également nombreux à méconnaître le contenu réel des activités et des enseignements : « Quand ils arrivent ici, ce sont des jeunes qui n’ont pas du tout de notion de métier, alors ils ont été orientés, ils le disent, […] ils ne savent pas ce que c’est que les structures métalliques… l’électricité, la mécanique, la maçonnerie, ça ils savent, mais les structures métalliques, ils ne savent pas » (H, 47 ans, PLP de structures métalliques). De même, dans les spécialités supposées avoir été choisies, les PLP observent que les élèves n’ont qu’une représentation partielle de la réalité du métier et de la formation : « Nos élèves croient qu’en venant en BEP carrières sanitaires et sociales, elles vont travailler avec les enfants, mais en fait, c’est surtout avec des personnes âgées qu’elles bosseront plus tard » (F, 34 ans, PLP de sciences médico-sociales). Mais en dépit de ces décalages entre représentation et réalité des formations, les élèves manifestent un intérêt à ce qui leur paraît être nouveau : les matières technologiques et professionnelles. C’est ainsi que les PLP de ces matières, dont le nombre d’heures face à une même classe varie de huit à douze heures hebdomadaires, disposent davantage d’opportunités pour faire découvrir aux élèves des contenus inédits et expérimenter des démarches plurielles en vue de les mobiliser. Assurés d’une légitimité institutionnelle leur reconnaissant un rôle plus « professionnel » (puisque les savoirs professionnels sont immanents à l’identité du LP et à sa fonction de préparation à l’insertion), les PLP de matières professionnelles tentent d’user de cette position pour socialiser les élèves à des savoirs nouveaux. Certains PLP disent préférer enseigner à des CAP ou à des BEP parce qu’ils leur font « découvrir le métier », ce qui est moins le cas face à des élèves de baccalauréat professionnel : « … j’ai pris l’habitude de travailler avec des plus jeunes, là, je n’ai que les BEP, j’ai deux classes de première année de BEP […] les bacs pros, je les ai eus quand ça a ouvert, mais je n’ai pas trop aimé, ce qui me plaît chez les élèves de BEP, c’est de les voir démarrer de rien et d’arriver à quelque chose, tandis qu’en bac pro, ils sont faits… les filles en bac pro, elles savent déjà des choses et on ne fait finalement qu’approfondir des connaissances en droit, éco, communication et secrétariat » (F, 42 ans, PLP de secrétariat).
78Au plan pédagogique, les PLP de matières professionnelles ont fréquemment recours à l’alternance. Cette alternance est souvent perçue comme nécessaire par les PLP alors que certaines instructions officielles, préconisent soit « le tout atelier et on va voir en classe si un problème de technologie se pose » (H, 53 ans, PLP de productique mécanique), soit « de faire surtout de la théorie et d’aller en pratique de temps en temps » (H, 41 ans, PLP d’électronique). La scolarisation des savoirs en BEP et le transfert au baccalauréat professionnel d’une grande part de l’enseignement « pratique » renforcent les difficultés des enseignants, qui ont ainsi l’impression d’un décalage grandissant entre les exigences des référentiels et les dispositions des élèves.
79La valorisation de la réflexion autour d’activités nouvelles est souvent posée comme un point de départ n’exigeant que peu d’acquis antérieurs. Par ce travail de « mise à distance » apparente de la forme scolaire, où les enseignants disent aux élèves qu’il faut « oublier » ce qu’ils ont vu auparavant, ils tentent d’instaurer un cadre pédagogique et relationnel plus favorable aux apprentissages. En réalité, l’oubli du passé en question renvoie moins aux contenus scolaires qu’aux relations construites avec les enseignants de collège. C’est ainsi que l’essentiel du travail des PLP consiste, pendant au moins le premier trimestre de l’année scolaire, en des pratiques supposées valoriser les élèves et les « mettre en confiance ». Ainsi, « oublier ce qu’on a vu au collège », « partir de zéro » et surtout, « prendre appui sur l’atelier », constitueraient autant de stratégies perçues comme efficaces dans la mesure où, comme le dit cet enseignant en électrotechnique, « ça montre l’école sous un autre visage ». Cet « autre visage » est incarné par l’apprentissage professionnel ou pratique sur lequel il est possible de prendre appui, afin de valoriser doublement la voie professionnelle et l’élève. Chez certains enseignants de matières technologiques et professionnelles dans les LP tertiaires, le propos est beaucoup plus nuancé et souvent même critique à l’égard des entreprises.
80La valorisation de la pratique est posée comme propédeutique à une finalisation des savoirs scolaires. S’ils sont peu nombreux à dire officiellement – notamment face aux élèves – que les savoirs généraux sont peu « utiles » au métier, beaucoup de PLP sont sceptiques à l’égard des contenus décontextualisés, jugés trop ambitieux et éloignés des préoccupations des élèves (en réalité, éloignés aussi de l’atelier et de la culture professionnelle). Mais les enseignants savent aussi, quelle que soit leur discipline, que la réussite des élèves passe par une mobilisation sur tous les savoirs. C’est pourquoi les PLP insistent sur la possibilité, voire la nécessité, de partir de la pratique pour donner du sens aux mathématiques, au français, etc. Pourtant, lorsqu’on se place du point de vue des élèves, une telle articulation entre les savoirs ne va pas de soi. Par ailleurs, les enseignants eux-mêmes sont loin de percevoir clairement les relations entre les différents savoirs, d’autant plus qu’ils sont rares à discuter des contenus de leur discipline lorsqu’ils travaillent en équipe. Le discours sur la valorisation de la pratique, porté essentiellement par les PLP d’enseignement technologique et professionnel, renvoie à leur identité et à leur statut. Cela explique pourquoi ce sont surtout les anciens ouvriers qui évoquent « l’intelligence pratique » qu’ils opposent à l’intelligence « théorique », ou qu’ils mettent éventuellement au même plan que celle-ci. La valorisation et l’accomplissement de l’élève, tout comme son salut social et scolaire, résideraient dans la maîtrise d’un savoir professionnel. Cette valorisation de l’élève à travers la prise en considération de son savoir pratique est posée comme étant l’un des éléments favorisant « le déclic ». Mais là où les élèves associent ce « déclic » à la rencontre d’un enseignant et de savoirs « motivants » (qu’ils soient généraux ou professionnels), les PLP insistent surtout sur les savoirs pratiques auxquels les apprenants relieraient leur identité car exerçant sur eux une emprise : « Je reprends mon exemple du carré en structures métalliques, quand l’élève le fabrique, je lui dis : “c’est bien fait ton travail, tu l’as bien réussi… d’accord, il y a un petit défaut ici, mais tu l’as bien fait”… si vous arrivez à valoriser l’élève, vous avez gagné… l’élève va venir avec plaisir dans votre cours, parce qu’il se sentira soutenu, parce qu’il est capable de réussir […] tout le bien du LP, c’est d’amener les élèves au déclic » (chef de travaux, LPO). Dans les nombreuses situations où les élèves manifestent une réticence à l’égard de l’enseignement professionnel, les PLP optent pour un discours de légitimation en insistant sur « les connaissances pratiques qui peuvent toujours servir, parce qu’il y a des choses communes à tous les métiers ». Par cette stratégie mettant en exergue le caractère « transversal » des savoirs et des notions à acquérir, les PLP visent à neutraliser les effets d’une orientation non choisie : « … en général, si les élèves réussissent mieux dans le professionnel que dans le général, c’est par la force des choses… on a quand même des gamins qui ne s’intéressent pas à l’atelier, alors, je pars des examens, je leur dis que l’examen est déterminé sur trois capacités : la capacité C1, c’est s’informer, C2 traiter-décider, C3 mettre en œuvre… que ce soit sur une feuille de papier le jour de l’examen, sur un chantier pour faire la pose, l’usinage sur machine, mais la capacité C1, s’ils ne l’ont pas, ils ne peuvent pas répondre puisqu’ils n’ont pas compris ce qu’on leur demande… et ça, quel que soit le métier où ils iront, ça sera toujours nécessaire à connaître » (H, 55 ans, PLP de menuiserie). Avec la scolarisation de l’enseignement professionnel et la confirmation de la place prépondérante de la technologie, l’enjeu devient tout autant de faire en sorte que celle-ci, par son aspect nouveau, soit attractive et qu’elle contribue à l’appropriation de notions plus abstraites. Bien que les activités professionnelles et technologiques restent plus attractives, c’est de la manière dont leur contenu est interrogé par l’enseignant que dépend la mobilisation des élèves : « Le dessin technique consiste à faire ce qu’on appelle des études… une étude, en général, c’est un dossier qui est tout à fait simple, au début, il se résume en un plan simple pour les élèves, et après, on dit aux élèves : “ça, ça existe, vous l’avez sous les yeux, c’est fait de quelle matière ? Comment on fait pour tenir le fil ? Quelle est la matière qui est autour de la pièce 1 ou 2 ? Pourquoi cette matière-là ? Ah, c’est un isolant, pourquoi y a-t-il un isolant ? Euh, la vis, comment elle est vissée ? Comment on utilise les outils ?” Il faut leur apprendre à lire la technique, il faut qu’ils rentrent à l’intérieur des appareils ou de la technique par les détails… mais il y a toujours des choses visibles qui leur permettent de comprendre… et ensuite, je leur fais remplir par eux-mêmes un questionnaire… s’ils ont bien écouté, à 80 % ils ont les bonnes réponses… » (H, 59 ans, PLP de dessin technique).
81Les matières nouvelles peuvent être potentiellement mobilisatrices. Mais la scolarité en LP implique l’appropriation de connaissances, estimées à l’aune de leur évaluation. Si l’évaluation des élèves de LP est à la fois scolaire et professionnelle, elle ne réfère pas aux mêmes enjeux selon qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre domaine.
L’évaluation des élèves et ses modalités : la valorisation de la réussite entre la moyenne scolaire et la moyenne professionnelle
82Les modes d’évaluation des élèves s’inscrivent dans l’objectif de les « réconcilier avec l’école », et prennent souvent l’aspect d’une sur-notation lors des premières semaines de scolarité : « Je fais des choses simples, au départ, c’est-à-dire que la première note qu’ils vont avoir, c’est autour de 16 ou 17 sur 20… après, j’augmente la difficulté » (H, 40 ans, PLP d’électrotechnique). En général, cette évaluation indulgente accompagne des exigences cognitives et procédurales à la portée des élèves : « On essaie de valoriser ce que les élèves savent faire, on ne va pas taper trop haut et on ne passe pas à autre chose avant de bien maîtriser l’étape en cours » (H, 39 ans, PLP de mécanique automobile). Les modes d’évaluation des élèves restent subsumés par la volonté de lutter contre l’échec scolaire connu au collège, et reposent également sur des stratégies en vue d’instaurer une proximité pédagogique : « Les élèves ont besoin d’être rassurés et ils ont le droit à une erreur… donc ils ont un joker, la note qui fait tache est à éviter… en début d’année, ce que je fais aussi, c’est chaque fois qu’une élève n’a pas réussi son contrôle, je la prends en heure supplémentaire, je n’appelle pas ça une heure de colle, mais je l’appelle un rendez-vous, donc on refait le travail, et on prépare le contrôle de la deuxième leçon, et comme ça, au contrôle d’après, elle cartonne, et ça remotive, il y a des élèves qui viennent au rendez-vous sans avoir pris de rendez-vous et petit à petit, elles apprennent seules à travailler, à se préparer… donc, il y a des élèves à qui je l’impose, et puis il y en a qui viennent tout seuls… tout ça, ce n’est pas officiel, je ne veux surtout pas qu’elles le vivent comme encore une fois, c’est de l’administration… » (F, 42 ans, PLP de secrétariat). Mais les enseignants savent que l’équilibre reste précaire entre type de notation et « niveau réel » des élèves. Si la note est trop indulgente ou perçue par l’élève comme non méritée, elle lui apparaît comme une stratégie visant à « acheter la paix scolaire » (F, 48 ans, PLP de vente). Selon cette enseignante en lettres-histoire, « on est plus tolérant, plus indulgent qu’en collège, en tout cas, la plupart des élèves n’ont pas eu ces notes avant d’arriver au LP… en plus, il faut savoir qu’en histoire-géographie par exemple, les exigences se limitent souvent à une faible attention lorsqu’ils doivent lire les documents […] je leur dis parfois : “très franchement, vous faites un effort réel, et même ceux qui n’auront pas vu leur cours, ils auront la moyenne”… ça les motive […] mais il y a cette note quand même qu’on gonfle un peu ». Les arbitrages relatifs à la notation restent une affaire individuelle, et le risque d’être « trop » ou « pas assez » indulgent guette les PLP : « Je commence toujours par noter les élèves de façon positive, mais au fur et à mesure, je durcis un peu les critères pour leur montrer ce qui les attend en situation d’examen… mais à ce moment-là, surtout quand ils sont en deuxième année de BEP ou de bac professionnel, j’ai toujours cette crainte d’être trop dure, de les décourager et en même temps, je ne veux pas les leurrer » (F, 45 ans, PLP de lettres-histoire).
83Mais les stratégies d’évaluation des élèves intègrent aussi une autre dimension : celle du savoir professionnel qui vient en quelque sorte déstabiliser les normes d’évaluation classiques. Pour cette enseignante en comptabilité, l’enjeu est bien de valoriser les élèves à travers un savoir-faire mais dont l’évaluation n’est pas uniquement scolaire. C’est pourquoi de nombreux PLP opèrent une distinction entre « la moyenne scolaire » et « la moyenne professionnelle ». Souscrivant à l’orientation par l’échec vers le LP, les PLP tentent de transformer cette expérience en étant indulgents sur la notation. En même temps, et au fur et à mesure du déroulement de l’année, ils donnent à voir aux élèves qu’avoir seulement la moyenne scolaire ne saurait suffire pour en faire de futurs professionnels : « avoir 10 sur 20, ce n’est pas avoir la moyenne » (F, 43 ans, PLP de comptabilité) et « réaliser un circuit électrique qui ne marche qu’à moitié, c’est-à-dire qui ne marche pas finalement, ce n’est pas être électricien… on ne travaille pas que pour la moyenne mais pour que le montage marche » (H, 50 ans, PLP de électrotechnique). Toute la subtilité de la notation réside dans la capacité de l’enseignant à faire en sorte que les élèves réalisent qu’avoir la moyenne en LP ne signifie pas forcément qu’ils sont devenus des « professionnels » : « … il faut savoir qu’aujourd’hui, même si un montage ne fonctionne pas, l’élève peut pratiquement avoir plus de la moyenne, seulement parce qu’il a réussi un câblage, des raccords… donc, nous notons un ensemble de choses, comme en entreprise… sauf qu’en entreprise, il faut que ça marche » (H, 38 ans, PLP d’électrotechnique). Les enseignants de matières générales évaluent les élèves sur des compétences appartenant à des savoir-faire transversaux – savoir s’informer, savoir organiser, savoir réaliser et savoir communiquer –, mais il leur est plus aisé d’arbitrer les notes selon des critères plus généraux, car moins en phase avec une activité technologique ou professionnelle évaluable empiriquement. Il reste cependant que l’évaluation en LP est à son tour marquée par des transactions, des doutes prenant parfois l’allure d’un « problème de conscience » car soulevant la question de la justice scolaire : « La note, c’est le salaire des élèves, je leur dis souvent que tout travail mérite salaire… il y en a qui me sortent “je préfère avoir de l’argent”… je leur dis qu’il faut d’abord que vous arriviez à produire quelque chose pour avoir un salaire… mais la note en elle-même, c’est très aléatoire… on a des gens qui sont très bons et qui s’absentent, et quand ils reviennent, ils ont 17/20… est-ce qu’ils méritent cette note alors que quelqu’un qui est tout le temps là, il se retrouve avec 12/20… il y a une injustice » (H, 38 ans, PLP de maths-sciences).
84Mais les élèves de LP sont répartis dans des filières qui correspondent à des niveaux de formation et partant, à des niveaux d’exigence spécifiques. Aussi, l’évaluation des élèves est subordonnée tant à la filière (CAP, BEP et baccalauréat professionnel) qu’aux matières enseignées. Face aux élèves de CAP, les PLP manifestent une assez grande indulgence, tout en disant « qu’avec eux, on fait d’abord de l’éducation » et en déplorant leur « très faible niveau ». L’indulgence combine souvent une appréciation ne dissociant pas le comportement des élèves de leur travail scolaire. S’agissant des élèves de BEP, l’évaluation n’est indulgente que lors de la première moitié de l’année scolaire, période pendant laquelle les efforts sont tournés vers la pacification des rapports avec les études et les enseignants. La seconde année de BEP, sans doute du fait de l’importance qu’y revêtent les examens, est jalonnée par une multiplication des contrôles, y compris sur le mode de « l’entraînement aux épreuves finales ».
85Les élèves de baccalauréat professionnel sont souvent considérés comme des « adultes ». Leur évaluation est plus exigeante et fait intervenir de manière conséquente les compétences professionnelles. Ces compétences, qui sont doublement professionnelles et relationnelles, donnent lieu à un véritable travail sur les individus et leur posture (que les PLP réfèrent aux savoirs, savoir-faire et savoir-être). Tout se passe comme si à mesure que l’échéance d’une insertion professionnelle était proche, les PLP en venaient à surestimer les compétences relationnelles (savoir se présenter, communiquer, respecter son travail…) et à valoriser les conduites supposées préfigurer une adaptation au marché du travail. Le souci d’évaluer la présentation de soi est omniprésent dans les propos des enseignants et ce, à mesure que s’y prête la spécialité professionnelle (c’est le cas en hôtellerie, en vente et en commerce).
86Les dilemmes liés à l’évaluation scolaire trouvent partiellement une issue dans les aller et retour entre le travail en groupe et l’individualisation de l’enseignement. En effet, dans la mesure où les PLP insistent peu sur la compétition scolaire au sein du LP – ils peuvent dénoncer l’absence d’émulation mais adhèrent davantage à une logique scolaire de partage des savoirs et de construction de compétences –, et influencés sans doute par une définition « éducative » de leur mission, ils sont enclins à désigner leur public comme des individus dont la socialisation par le groupe-classe doit se doubler d’une socialisation à une proximité entre l’enseignant et l’élève.
Le suivi des élèves, entre le travail en groupe et l’individualisation des démarches pédagogiques
87Une seule constante semble structurer le travail des PLP, toutes disciplines confondues : celle de l’action au plus proche des élèves identifiée à un « suivi individualisé ». Nombreuses sont les fois où, invités à nous entretenir de leurs classes et du déroulement des cours, les PLP en viennent à se centrer sur « des cas d’élèves », comme si la classe était d’abord composée d’individualités qu’il s’agit de « gérer ». La massification scolaire et l’orientation à l’issue de la classe de 3e donnent paradoxalement à la nécessité d’individualiser un caractère généralisé : « Avant, ils étaient plus nombreux à réussir, on faisait cours et on avançait, celui qui ne suivait pas, tant pis… maintenant, on ne peut plus le faire parce qu’ils sont nombreux à avoir des problèmes » (H, 51 ans, PLP de menuiserie).
88La variation des supports lors des séquences d’enseignement répond au souci d’éviter que les élèves ne s’ennuient ou ne déstabilisent l’ordre scolaire. Le recours de plus en plus fréquent aux TICE (Technologies de l’information et de la communication en éducation), et ce en plaçant les élèves en binômes autour d’un ordinateur, constitue une autre manière de les mobiliser. Pour certains PLP, ce support compense l’incapacité à enseigner de manière académique : « Depuis 30 ans que je suis prof, je m’aperçois que les élèves sont de moins en moins attentifs, ce qui est sûr, c’est que je ne peux pas enseigner comme avant… alors j’utilise les ordinateurs en mettant deux élèves par machine, c’est un peu ludique mais ça les fait travailler… » (H, 55 ans, PLP de maths-sciences).
89Les PLP insistent sur ce point : la réussite scolaire des élèves implique un suivi au plus près de chacun. Cependant, tous les enseignants interrogés ne consacrent pas un temps pour assurer ce suivi. Certains s’y livrent, assurés de leur capacité à faire face et à aider l’élève rencontrant des difficultés scolaires et sociales. Le suivi individualisé est davantage mis en œuvre en début de formation, l’enjeu étant de donner à voir d’autres rapports enseignants-élèves que ceux connus en collège. Mais d’autres enseignants se contentent de « signaler à des collègues les cas d’élèves ayant des problèmes pour qu’on trouve une solution ensemble ». Plus jeunes que les autres PLP et peu sûrs de leur capacité à assurer une écoute dans le face à face avec l’élève, ces enseignants confondent souvent les difficultés cognitives des élèves avec leur « comportement perturbateur ».
90Globalement, les PLP trouvent plus efficace d’alterner enseignement académique et activités en groupe, celles-ci leur apparaissant constituer l’un des moyens permettant d’assurer « un suivi à la fois collectif et individuel des élèves » (H, 38 ans, PLP de génie civil). Le recours au travail en groupe est assez fréquent dans les LP, et si les PLP expriment parfois quelques réticences à l’égard de cette démarche – essentiellement pour l’investissement en préparation des séquences et des activités, ainsi que pour le risque de voir certains élèves s’impliquer peu –, ils y voient parfois une façon de « couper l’ambiance d’une classe qui décide de ne pas travailler » (F, 32 ans, PLP de sciences médico-sociales). Dans les ateliers ou en enseignement technologique, les élèves sont répartis en binômes, tandis que dans les matières générales, il arrive fréquemment aux enseignants de « faire travailler les élèves par 3 ou 4, ce qui permet de créer un esprit d’entraînement et de suivre les élèves individuellement », « de passer les voir et de leur expliquer quand ils ne comprennent pas » (F, 41 ans, PLP de lettres-anglais).
91Le suivi des élèves peut aussi prendre l’aspect d’un temps consacré à des échanges avec l’élève en fin de cours et parfois en dehors des cours. Il arrive que l’enseignant sollicite l’élève lorsque celui-ci manifeste des signes de désintérêt ou lorsqu’il s’absente de manière inhabituelle. Il s’agit souvent d’une stratégie d’anticipation de conflits à venir, car « beaucoup d’élèves qui s’ennuient en cours finissent pas tout foutre en l’air… il vaut mieux les prendre à part pour comprendre ce qui ne va pas ». Mais si les enseignants observent ne pas pouvoir « suivre chaque élève », ceux qui s’engagent dans des interactions proches des élèves ont tendance à interpréter les difficultés sociales et scolaires de ceux-ci en termes de « manque affectif » ou d’« instabilité psychologique ». Cette enseignante en lettres-histoire dit « passer énormément de temps avec des gamins qui se sont construits de rien, qui vivent dans un monde familial qui est peu structuré, ils sont complètement sans repères avec parfois des dépressions et des tendances suicidaires ». D’autres PLP font état du fait que suivre individuellement les élèves, c’est risquer de « compatir » avec eux, ce qui peut aussi bien conduire à une baisse des exigences qu’à une souffrance personnelle de l’enseignant. Aussi, l’issue réside-t-elle parfois dans le maintien d’une certaine distance avec les élèves afin de préserver sa subjectivité : « je prends le temps avec chaque élève quand il le faut, je lui rappelle à chaque fois que si je peux l’aider, je le fais mais qu’il faut aussi qu’il se débrouille avec d’autres personnes, il ne faut pas être trop à l’écoute sinon, je me fais bouffer par leurs problèmes » (H, 39 ans, PLP de mécanique automobile). La recherche d’une proximité avec les élèves constitue une stratégie répandue dans les LP. Mais elle comporte aussi le risque de renforcer certaines tensions, surtout que de la qualité de la relation engageant les élèves et l’enseignant dépend la mobilisation sur les savoirs. Aussi, certains PLP ont opté pour une stratégie visant à neutraliser l’effet d’une telle proximité : « … quelques fois, c’est le prof aussi qui y fait… le prof compte beaucoup, ça y fait beaucoup dans la réussite des élèves, mais il y a des élèves qui vont aimer plus un prof qu’un autre… y a des profs qui ne viennent que pour faire leurs heures, les élèves le sentent aussi… Moi, je ne suis pas très sympa mais je suis très exigeant… mais nous, ici, les groupes on les fait tourner, l’élève n’a pas le même prof toute l’année, on travaille ensemble avec deux collègues, et ça marche… parce que là, avec les groupes qui ont des profs différents, même s’il y a un problème ou un accrochage avec un prof, ce n’est pas grave puisque l’élève change de prof… » (H, 42 ans, PLP d’électrotechnique).
92Les pratiques pédagogiques ont pour spécificité de socialiser des élèves à des savoirs professionnels, ce qui fait du LP l’institution du secondaire la plus « ouverte » sur les milieux professionnels. Les élèves effectuent des stages pendant leur scolarité, et l’on peut supposer que cette expérience peut constituer un élément sur lequel les PLP s’appuient pour remobiliser leur public.
Les savoirs professionnels et les stages en entreprise : pédagogie de l’alternance et limites de l’exercice
93Il est frappant de relever chez les PLP, notamment ceux qui enseignent les matières technologiques et professionnelles, une ambivalence à l’égard du monde des entreprises. Considérées comme un partenaire important puisque les élèves y effectuent des stages et y « appliquent » ce qu’ils ont appris en LP, les entreprises sont également perçues comme peu soucieuses de former les stagiaires et entretiendraient un discours critique à l’égard de l’enseignement professionnel. Cette ambivalence chez les PLP tient à des raisons historiques, celles qui ont amené progressivement l’institution scolaire au monopole de la formation et de la certification, ce qui a renforcé la scolarisation des savoirs et leur éloignement – spatio-temporel – de la sphère productive. Elle tient aussi à des effets conjoncturels, en particulier l’accroissement du chômage des jeunes, ce qui ne manque pas de retentir sur l’image et la fonction du LP, les employeurs lui reprochant son décalage avec les besoins en formation. L’ambivalence à l’égard des milieux professionnels procède également de l’histoire des enseignants qui, selon leur propre expérience, sont plus ou moins disposés à développer un partenariat et à accompagner la socialisation professionnelle de leurs élèves. Parfois, une expérience douloureuse en entreprise rend compte de l’aversion à l’égard des employeurs : « J’ai fait une grande école de commerce à Lille, j’ai terminé mes études en 1985, c’était la crise économique dramatique… ce qui fait qu’une fille au niveau où j’aurai dû être embauchée, c’était impossible […] le monde de l’entreprise ne m’a pas plu du tout, pas du tout, je n’ai pas aimé cette exploitation et j’ai eu l’opportunité d’avoir un poste de remplaçante en compta, et puis le premier jour où j’ai enseigné, c’était formidable, j’ai pris mon pied… Ici, il y a un côté humain qu’on n’a pas en entreprise » (F, 42 ans, PLP de comptabilité). En outre, et dans la mesure où l’image d’un LP salutaire pour des élèves désorientés structure la perception qu’ont les PLP de leur mission, la distance instaurée avec les entreprises apparaît comme une façon d’instituer un espace-temps de maturation juvénile préalable à l’entrée dans la vie professionnelle proprement dite. En ce sens, et s’appuyant sur le fait qu’en LP, « on apprend aussi le métier », cet apprentissage devient alors préparatoire à la socialisation professionnelle proprement dite qui doit revenir aux entreprises mais à l’issue de la scolarité. Enfin, pour les élèves, il n’est pas rare que les stages en entreprise discréditent partiellement les savoirs enseignés en LP. Bénéficiant d’une reconnaissance positive auprès des élèves, le monde professionnel dispose également d’une infrastructure technique « à la pointe », alors que les LP utilisent parfois un matériel rustique et « dépassé » au regard des techniques de production actuelles. Le sentiment d’être dominés au sein de l’institution scolaire se double, chez les PLP, de l’impression d’être également dominés par rapport aux milieux professionnels.
94Depuis 1979, les stages en entreprise sont obligatoires. Ils sont censés se dérouler en associant étroitement les PLP et les tuteurs. Dans la scolarité d’un élève de BEP, les stages ne représentent que 6 à 8 semaines en moyenne, tandis qu’en baccalauréat professionnel et en CAP, les stages occupent entre 12 et 16 semaines sur deux ans. En dépit de la faible place dévolue aux stages, la plupart des élèves les vivent de manière positive. Les PLP manifestent plutôt des sentiments contradictoires à l’égard des entreprises : « … l’entreprise, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important à mon sens, l’essentiel du métier s’apprend ici en LP », dit une enseignante de secrétariat. Certains critiquent de façon acerbe l’accueil des élèves stagiaires par les entreprises : « si on ne fait pas attention, on a plein d’élèves qui sont livrés à eux-mêmes dans les entreprises, ou alors, on les utilise à des tâches qui n’ont rien à voir avec leur formation », dit une professeure d’électrotechnique. On souligne parfois les effets anomiques générés par la confrontation des élèves aux milieux professionnels : « on a des entreprises qui nous débauchent des élèves, en plus les meilleurs éléments, ce qui fait qu’on se retrouve avec un effectif faible et un taux de réussite bas », avance un professeur de lettres-anglais. La distance aux entreprises varie selon les niveaux auxquels on enseigne : les PLP intervenant en classes de BEP ne confèrent pas aux entreprises un rôle formateur, puisque les élèves y sont censés « découvrir » des milieux professionnels. La critique des entreprises devient relative s’agissant des stages effectués par les élèves de baccalauréat professionnel, le partenariat entre PLP et tuteurs étant plus développé à ce niveau. Enfin, lorsque les PLP interviennent auprès des élèves de CAP, ils valorisent davantage les stages en entreprise, sans doute parce que leur public se destine plus à l’emploi qu’à la poursuite des études.
95Mais en dépit de ces réticences et réserves affichées à l’égard des milieux professionnels, les PLP sont en même temps nombreux à considérer que le stage en entreprise devrait permettre aux élèves de se « discipliner » et de se « remotiver : « Nos jeunes, on a beau leur dire que dans les entreprises, on ne tolérera pas de dérives, retard ou même, un défaut de production, eh bien, je suis content de les voir aller en entreprise et qu’ils découvrent qu’on ne s’y amuse pas, et que ce qu’on leur dit ici, ce n’est pas du baratin » (H, 39 ans, PLP de maçonnerie). Ce sont souvent les enseignants de matières professionnelles qui manifestent le souci d’une ouverture du LP sur les entreprises. Ce souci, nous l’avons également observé chez les PLP issus de l’université comme si les savoirs trouvaient dans leur « application » en entreprise une sorte de légitimité, tant du point de vue de l’efficacité de la formation que de celui de la mobilisation des élèves. Mais il arrive que les PLP, tout en souscrivant à la nécessité d’une alternance LP/entreprise, opposent ces deux univers à partir des activités proposées en atelier. Certains enseignants saisissent des occasions pour travailler sur des objets non définis comme tels dans les référentiels de formation : « De temps en temps, pour motiver les élèves, je leur propose de travailler sur quelque chose qui n’a rien à voir avec le travail en entreprise, une fois, ce sera fabriquer un cendrier, une autre fois, une caisse de rangement… là, on est en train de fabriquer des bougeoirs, c’est important… si on doit leur enseigner comment on fabrique un bidon ou une pièce métallique, une pièce qui est souvent une pièce-poubelle, ça, ils le voient ici et en entreprise… » (H, 46 ans, PLP de structures métalliques). Tout se passe comme si la valorisation du rapprochement entre le LP et les milieux professionnels était tempérée par le souci de ne pas mettre les élèves directement face à leur destin à venir, et surtout de donner à voir que le LP est plus qu’un lieu de formation à des savoirs productifs industriels (ou de services), puisqu’on peut également y acquérir des savoir-faire culturels et esthétiques. La valorisation des élèves à travers des productions ou confections d’objets moins en phase avec l’activité industrielle en série, vise à redéfinir les relations entre les élèves, leurs parents et les enseignants. Les travaux réalisés par les élèves « redorent leur image devant les parents » mais aussi, ils mettent en exergue que « ce qu’ils apprennent en LP exige un certain niveau de raisonnement, ce qui fait venir aussi des parents parce qu’ils se disent que c’est de la formation » (H, 55 ans, PLP de menuiserie).
96À l’inverse des enseignants exerçant dans les spécialités de la bureautique et de la comptabilité, dans les secteurs tels la mécanique automobile, la productique et l’électrotechnique mais également le commerce, les PLP sont plus soucieux de développer un partenariat avec les milieux professionnels. Ils s’impliquent lors des stages effectués par les élèves, mais aussi ils sont souvent à la recherche de « supports pédagogiques » fournis par les entreprises pour agrémenter leur enseignement. Or un tel mode d’implication influence le rapport aux savoirs des élèves dans la mesure où les contenus enseignés leur semblent plus consistants et en dialogue avec les situations professionnelles. Là où les enseignants de comptabilité et de secrétariat critiquent la durée des stages, jugée « trop longue », les PLP des spécialités industrielles se plaignent de leur « courte durée » !
97Si les stages sont globalement perçus comme potentiellement mobilisateurs – il arrive que des élèves peu impliqués en LP reviennent du stage en manifestant un intérêt pour les études, mais le plus souvent, les élèves regrettent le retour en classe – et hormis en baccalauréat professionnel (plus particulièrement dans les secteurs industriels, en hôtellerie et en vente), l’implication des PLP reste fortement dépendante de la concertation pédagogique collective et de l’action du chef de travaux. L’implication des chefs de travaux dans les LP industriels est souvent plus manifeste et soutenue que dans les LP tertiaires (Agulhon, 2003), et de ses modalités dépendent la qualité des enseignements technologiques et professionnels dispensés (ils sont chargés de gérer l’infrastructure, les budgets et les moyens matériels dans les répartitions des classes et des divisions), ainsi que les partenariats avec les tuteurs en entreprise. Dans l’un des LP industriels de nos enquêtes, le souci manifesté par les PLP d’accompagner les élèves lors des stages et d’en exploiter les éléments recueillis est fortement soutenu par le chef de travaux, via notamment des réunions régulières pour établir des bilans de stage, discuter des objectifs des référentiels eu égard aux postes de travail et aux besoins exprimés par les entreprises.
98La réticence des PLP à l’égard des entreprises appartient à l’évolution des LP qui, contribuant à l’élévation des niveaux de qualification, affaiblit la composante professionnelle des diplômes de niveau V, le BEP en premier lieu. Aussi, l’essentiel des stratégies engagées par les PLP en vue de former leurs élèves se focalise sur le baccalauréat professionnel, tandis que les périodes de stage en BEP sont considérées comme des moments de « découverte » n’ayant que peu de poids sur la réussite scolaire. C’est vers l’affirmation de la forme scolaire que s’acheminent, paradoxalement, les pratiques pédagogiques des PLP36.
Une identité de métier psychologique et sociale ?
99La massification scolaire et le projet de qualifier tous les élèves ont conduit à « confier » au LP la mission de « récupérer » les plus faibles d’entre eux. Ceci a transformé profondément les conditions de travail des enseignants. Le changement peut venir des « nouveaux enseignants » de lycée professionnel qui n’ont pas connu la culture professionnelle ouvrière, ni les idéaux politiques qui ont accompagné la formation professionnelle (Pelpel, Troger, 1993). Mais la nostalgie des anciens PLP pèse moins que le choc de la rencontre avec des élèves obligeant les enseignants à porter un autre regard sur leur mission : « En fait, je croyais entrer dans l’enseignement avec la mission de transmettre des connaissances, des savoirs et petit à petit, j’ai découvert que ce n’était pas là l’essentiel de mon travail. En fait, mon métier consiste d’abord à établir un bon contact avec mes élèves, essayer de les comprendre et instaurer une confiance… c’est surtout du relationnel et non de l’enseignement proprement dit qui qualifierait mon boulot ».
100Ce propos d’une enseignante en génie mécanique illustre cette mutation d’un enseignement professionnel centré sur les savoirs professionnels, vers une activité de socialisation visant surtout les attitudes des élèves par rapport aux apprentissages eux-mêmes. Tout semble concourir à donner au travail enseignant une dimension plus « compréhensive » : « 90 % de nos élèves sont des cas sociaux, avance ce PLP de génie chimique. Alors les inspecteurs peuvent dire ce qu’ils veulent sur la pédagogie, c’est joli comme modèles lorsqu’on parle de l’apprentissage inductif, du travail en groupe… ça, on sait déjà le faire, encore faut-il que les élèves qu’on a aient la tête disposée à apprendre… c’est pas possible quand ils ont autant de problèmes familiaux… ».
101Cette évolution vers une sorte de « travail social » ne procède pas de la seule transformation des publics scolaires et des difficultés du marché du travail. Elle s’explique aussi par la position de l’enseignement professionnel dans l’ensemble du système éducatif. Recrutant des élèves sélectionnés par leur échec, identifiés à ces élèves parce que leur carrière scolaire est moins académique que celle de leurs collègues de l’enseignement, désormais coupés des cultures ouvrières, les PLP construisent une clôture qui les distingue, à la fois, des familles des élèves, du monde de l’entreprise et de leurs collègues qui enseignent dans les filières que l’on continue à considérer comme « normales ». Ainsi se forment une adaptation contrainte à des difficultés scolaires croissantes et, probablement, une identité de métier plus psychologique et sociale que strictement technique et professionnelle.
102Cette adaptation s’avère efficace mais sous certaines conditions. Au terme d’une analyse des pratiques pédagogiques des PLP et eu égard au matériau qualitatif dont nous disposons, il est possible de s’interroger sur l’efficacité des démarches mises en œuvre, et de voir jusqu’à quel point le sentiment d’échec scolaire porté par les élèves peut être inversé en une expérience scolaire émancipatrice.
Quelle efficacité des pratiques enseignantes en LP ? Au-delà de la socialisation
103Le fait que les PLP qualifient leurs relations aux élèves de « globalement positives » n’empêche pas la présence de formes de découragement et parfois d’un sentiment d’impuissance. Ainsi, une partie des PLP interrogés – notamment les « anciens » issus de l’industrie, et plus particulièrement les enseignants des spécialités peu demandées – semblent résignés et faiblement optimistes. Ils définissent leur travail comme essentiellement consacré à la socialisation des élèves (« leur apprendre les règles de vie », « les éduquer », « leur donner des repères ne serait-ce que pour savoir se tenir et savoir parler »), les savoirs étant placés au second plan. Le découragement peut procéder de la rupture que certains enseignants vivent entre les « anciens contenus et les nouveaux programmes » (ou référentiels). Cette rupture référée à la scolarisation des savoirs, cache en réalité le sentiment d’être dépossédé d’une légitimité professionnelle face aux élèves. PLP de mécanique automobile, cet ancien mécanicien observe : « avant, les élèves faisaient 18 heures d’atelier par semaine, et en plus, les élèves de CAP faisaient trois années d’études… alors, la première année, on leur faisait toucher du concret, apprendre à souder, scier des métaux… et les élèves de BEP avaient quatre heures d’ajustage par semaine… il apprenaient à utiliser leurs mains… avec les cours de techno, je ne peux même plus faire le quart de ça avec les élèves aujourd’hui, les machines font tout ou alors, on apprend à remplacer des pièces dont les élèves ne savent même pas comment elles fonctionnent… ».
L’efficacité pédagogique à l’aune du diplôme et des savoir-faire
104Mais ce découragement ne conduit pas la majorité des PLP à la résignation. La plupart des enseignants engagent des stratégies plus ou moins efficaces sur la mobilisation des élèves, mais ces stratégies ne prennent sens qu’au regard des finalités qu’ils assignent à la formation en LP. Tous les PLP interrogés placent l’obtention du diplôme au premier rang des priorités. Pourtant, quelques différences sont perceptibles selon qu’ils enseignent des matières générales ou des matières professionnelles. Les PLP qui se focalisent sur le diplôme ont des exigences différentes de ceux qui valorisent les savoir-faire et l’expérience pratique. Les premiers enseignent souvent des matières générales et dans certains cas des matières professionnelles lorsque le niveau de formation est propédeutique à une poursuite des études (essentiellement dans les spécialités du secrétariat et de la comptabilité). Mais le surinvestissement du diplôme est également manifeste chez les PLP enseignant une discipline peu porteuse en matière d’insertion professionnelle, comme si le niveau de qualification devenait en lui-même un atout indépendamment du type d’emploi à venir : « Je sais qu’il y a peu d’entreprises qui embauchent maintenant, mais je vise le diplôme parce que je sais qu’il vaut mieux l’avoir que sortir sans… quitte à bosser dans un autre domaine après » (F, 46 ans, PLP de couture). À l’inverse, lorsque les formations offrent plus de chances d’insertion, l’objectif affiché par les PLP, sans sous-estimer l’obtention du diplôme, est de maîtriser des savoir-faire, considérés comme un atout essentiel pour l’entrée dans la vie active. Ainsi, dans une spécialité telle que le bâtiment, le fait que des élèves n’obtiennent pas leur CAP n’empêche pas ce PLP d’avancer que « de toute façon, beaucoup d’entre eux trouvent du travail dans cette branche parce qu’on a besoin de main-d’œuvre, l’important, c’est qu’ils sachent faire de la maçonnerie et du béton armé sur un chantier ».
105La référence au diplôme ou aux savoir-faire recouvre deux postures pédagogiques dont l’efficacité peut varier d’un élève à l’autre, selon que l’on privilégie les savoirs scolaires comme moyen permettant la poursuite des études, ou selon que l’on se centre sur les savoirs professionnels comme moyen favorisant une insertion professionnelle à venir (sachant que le diplôme reste plus discriminant à l’embauche que l’expérience, Werquin, 1996). Ainsi, les élèves qui vivent leur entrée en LP comme une seconde chance permettant de réussir dans les matières dans lesquelles ils ont échoué en collège (notamment en enseignement général) ont plus de probabilités de souscrire à la logique de niveau, le diplôme leur apparaissant comme un tremplin vers le baccalauréat professionnel ou le baccalauréat technologique. Tandis que les élèves qui assimilent leur entrée en LP à une expérience de déclassement, tout en étant attirés par une formation où « l’on apprend de ses mains », ont fortement de chances non seulement de dénigrer aux savoirs généraux toute légitimité mais aussi, de surestimer l’importance d’un apprentissage pratique, plus ou moins mimétique et rarement conçu comme un rapport réflexif aux activités proposées, expérience qui rappelle celle d’ouvriers insérés dans des dispositifs de requalification (Lahire, 1993, b). On peut alors supposer qu’au regard des objectifs assignés par les PLP à leur mission, les tensions entre les savoirs généraux et les savoirs professionnels ont de fortes chances de s’amplifier.
Socialisation des élèves et apprentissages : une articulation potentiellement mobilisatrice
106Le fait est établi : tous les PLP disent « faire de l’éducation », « s’assurer du bien-être des élèves avant leur mise au travail » et consacrer un temps non négligeable à « l’écoute » de leur public. Or l’efficacité de telles pratiques de resocialisation est subordonnée à la place qui y est accordée aux savoirs à enseigner. Les PLP dont la logique d’action allie doublement rigueur intellectuelle, capacité d’un retour sur leur propre pratique et disponibilité face aux élèves (écoute et capacité de réajuster sa pratique en classe ou en atelier, selon les moments et les degrés d’attention du public) semblent plus à même de favoriser la réussite de leur public. Les élèves de LP sont soucieux de la « qualité du contact » avec les enseignants, de justice scolaire et apprécient fortement la stabilité de leur conduite. Cette enseignante en BEP métiers du secrétariat, spécialité rarement choisie (et pourtant le taux de réussite avoisine depuis plusieurs années les 95 % dans ce LP), définit ainsi son rôle en LP : « il y a deux sortes d’implication pour moi, il y a ce que je fais chez moi, c’est-à-dire la préparation, les cours et après, il y a l’implication humaine… alors, tout ce qui est professionnel, je suis très rigoureuse, mon cours est béton, j’essaie de garder la même méthode avec les élèves, la même façon de procéder, je ne fais pas de contrôle non prévu… je suis attentive aux problèmes de mes élèves, je fais attention, une fille qui est triste, je lui parle à la fin du cours, je tape un peu sur l’épaule pour rire un peu, j’ai beaucoup de discussions avec mes élèves, et parfois, il est impossible de faire cours quand les élèves ont un souci grave… ça se voit sur leur visage quand ça ne va pas ». Il existe une constellation d’un ensemble de variables qui peuvent contribuer à la réussite des élèves en LP. Contrairement aux analyses – portant sur d’autres contextes il est vrai, le collège et le lycée en particulier – dénonçant le surinvestissement professoral des activités visant la socialisation des élèves, ce qui nuirait à l’appropriation réelle des savoirs (Bouveau, Rochex, 1997), nous observons que ladite socialisation appartient à une efficacité pédagogique en LP, à la condition d’être suivie ou accompagnée d’une attention régulière et soutenue aux apprentissages effectués.
Le sens des savoirs à l’aune de l’explicitation des contenus et de la co-construction des situations-problèmes
107Nombreux sont les travaux traitant de l’échec scolaire et de ses effets au niveau du « décrochage » à faire état de la difficulté chez les élèves à donner du sens aux savoirs, et à identifier les raisons d’être à l’école (Charlot, Bautier, Rochex, 1992 ; Broccolichi, 1998 ; Dubet, 2002 ; Jellab, 2004). Or donner du sens aux savoirs implique que l’élève en identifie les significations intellectuelles et en saisisse la spécificité. Pour de nombreux élèves de LP, les savoirs n’ont de sens que ramenés à leur finalité diplômante, voire sélective, et sont rarement identifiés à des contenus potentiellement formateurs intellectuellement. Par ailleurs, la réticence affichée à l’égard de l’enseignement général – relevant de la « culture légitime », et à l’égard de laquelle les classes populaires manifestent souvent une méfiance – procède fortement de son caractère hermétique qui entre en tension avec l’image de l’apprentissage « manuel » que l’on est censé effectuer en LP. Aussi, les démarches qui mobilisent les élèves sont celles qui s’appuient sur un travail de démonstration, d’explicitation des raisons de telle ou telle activité. Si les PLP dans les spécialités industrielles ont davantage recours à la démonstration, basée le plus souvent sur l’exploration, la description et le découpage en séquences de l’ensemble des étapes de la production, certains PLP de spécialités tertiaires, notamment en bureautique, ont également recours à la « visualisation » des contenus, dans un souci permanent d’allier cas particuliers et cas généraux, et ce, sur fond d’analogie. Mais cette stratégie qui s’appuie sur des exemples familiers pour amener les élèves à s’intéresser aux savoirs enseignés exprime aussi l’instauration d’une proximité entre l’enseignant et son public, puisque les contenus ne prennent sens que dans cette articulation entre l’expérience première et l’expérience scolaire. La proximité réfère à une attitude dans laquelle le PLP exprime le souci pédagogique de « se mettre à niveau » des élèves et de leurs difficultés cognitives, ce qui atténue le rapport académique ou la violence symbolique propre à toute relation maître-élève. La proximité avec les élèves s’avère également efficace lorsqu’elle prend la forme d’une co-construction des situations-problèmes auxquelles enseignant et apprenants tentent de trouver collectivement des solutions : « J’ai une méthode qui est de ne pas résoudre à l’avance les problèmes que je donne aux élèves… je fais les problèmes avec eux, ça change tout parce que je me mets au niveau de la difficulté des élèves et les élèves se disent : “ah, il ne connaît pas encore la réponse !”, comme ça, je ne suis pas le prof qui les méprise ou les prend de haut parce qu’il sait tout… ce qui est bien avec cette méthode, c’est que je me mets avec mes élèves face au problème à résoudre et on a une réflexion différente, ils essaient aussi d’apporter des solutions, on fait des tentatives et après, on corrige ensemble ». Cette démarche pédagogique est surtout mise en œuvre par les anciens ouvriers devenus PLP ; elle donne à l’enseignement une configuration beaucoup plus proche de ce qui a cours en usine et se veut plus constructiviste au plan des apprentissages.
108Des variables pouvant influencer le rapport aux études chez les élèves, celle des modes d’interaction entre ceux-ci et les enseignants (en classe ou en atelier) est des plus déterminantes. Ainsi, l’absentéisme dans les LP est souvent sélectif et les ruptures de scolarité procèdent davantage des conflits opposant les PLP et leurs valeurs aux élèves, que de l’orientation non choisie à l’issue du collège. La manière dont les PLP allient écoute, compréhension et exigences intellectuelles à l’égard des élèves influe fortement sur l’affiliation de ceux-ci aux études et à la formation. Mais nous avons observé que les PLP les plus impliqués dans leurs classes sont également ceux qui développent des projets collectifs et se mobilisent dans l’établissement scolaire, de sorte qu’il apparaissait clairement que le travail en équipe est beaucoup plus la conséquence d’individualités – agissant comme des minorités actives – que l’émanation d’une dynamique collective.
109Les transformations du public scolaire, les rapports désormais ambivalents entre les familles de milieu populaire et la formation des futurs ouvriers, la scolarisation des savoirs – en BEP notamment – rendent plus incertain le rôle des PLP. Ceux-ci sont étirés entre une logique de niveau et une logique de formation professionnelle, et se confrontent au décalage entre des savoirs de plus en plus théoriques et des rapports utilitaristes et pratiques aux études chez les élèves. « Le déclin de l’institution » (Dubet, 2002) qui prend la forme d’injonctions souvent paradoxales (par exemple en LP, on est à la fois censé préparer des futurs ouvriers et ouvrer pour une poursuite d’études, sachant que l’orientation reste sélective et discriminatoire selon les spécialités et les filières) oblige les enseignants à une forte mobilisation dans laquelle leur personne intime est mise à l’épreuve. Rendre compte des formes de mobilisation et surtout des raisons qui la subsument peut s’accommoder d’une analyse en termes « d’effet-maître » (Bressoux, 1995 ; Felouzis, 1997), d’« effet-établissement » (Cousin, 1998), de mobilisation collective (Van Zanten, Grospiron, Kherroubi, Robert, 2002), ou encore de construction d’une professionnalité entre enseignement en classe et implication dans l’établissement scolaire (Begyn, 1998). Mais pour se saisir de manière plus affinée de cette mobilisation, il convient également de la penser comme l’effet toujours indéfini et en recomposition d’une confrontation entre l’histoire socio-subjective (ou biographique) de l’enseignant et le contexte d’exercice du métier. Nombreux sont les PLP à dire avoir connu dans leur propre parcours quelques difficultés scolaires, et à avoir porté le projet d’enseigner en collège et en lycée, avant de tenter le concours du PLP, ce qui donne à leur expérience une spécificité proche de celle de leur public qui, quant à lui, a rarement choisi son orientation en LP. Issus plus souvent de milieu populaire, et exerçant face à des élèves provenant majoritairement des mêmes milieux, les PLP offrent l’image d’une catégorie professionnelle présentant une homologie avec son public. Cette homologie ou proximité ne se confond pas stricto sensu avec une ressemblance de type scolaire ou social. Elle renvoie à l’existence d’épreuves socialement proches, pouvant retentir sur les pratiques pédagogiques et sur les manières dont on tente de mobiliser les élèves. Le sentiment d’être dominé dans l’institution scolaire, l’incorporation d’un habitus jalonné parfois par des difficultés ou des déceptions scolaires et l’origine sociale contribuent à façonner le rapport des enseignants à leur public. L’observateur extérieur peut, à l’écoute des PLP, déduire que leur travail au quotidien est empreint de misérabilisme et d’un certain défaitisme. Il peut effectuer le même constat à l’écoute des élèves qui sont globalement critiques vis-à-vis du LP. Mais ces impressions premières conduiraient à des interprétations hâtives et peu objectives s’il n’interroge pas l’expérience réelle des acteurs, s’il ne met pas en relief les démarches pédagogiques effectives et les stratégies mobilisées. Si l’histoire des pratiques enseignantes en lycée professionnel révèle l’existence d’ambivalences, de conflits et de tensions entre les intentions pédagogiques et les conduites des élèves, ce qui est nouveau, c’est la difficulté à donner du sens à des savoirs auxquels la scolarisation confère un caractère désincarné de la pratique professionnelle, et dont les compétences censées en découler sont loin de garantir une stabilité professionnelle à venir.
110Au terme des enseignements dégagés de nos enquêtes, c’est la question de l’avenir du LP et de ses missions qui se trouve posée. Le renforcement des difficultés scolaires des élèves, l’ethnicisation de certains établissements, et surtout l’absentéisme très élevé dans les LP interpellent aujourd’hui l’identité de cette institution, qui, bien qu’innovante, connaît des dysfonctionnements. Ainsi, les ruptures de scolarité37 y sont nombreuses et la thématique du « décrochage » tend à constituer une préoccupation princeps, notamment chez les proviseurs et personnels d’éducation. La rupture de scolarité interpelle d’autant plus les LP que près de la moitié des élèves quittant le système scolaire sans qualification préparaient un CAP ou un BEP.
111À leur manière, les enseignements sociologiques peuvent éclairer les questions et les préoccupations auxquelles sont confrontés les professionnels de l’éducation et le public scolaire des LP38.
Notes de bas de page
32 Le métier d’enseignant a largement été exploré en sociologie de l’éducation, avec deux orientations dominantes : l’étude du processus de professionnalisation des enseignants (Bourdoncle, 1994) et l’analyse sociologique des épreuves et contraintes du métier (Tardif, Lessard, 1999 ; Barrère, 2002 ; Rayou, Van Zanten, 2004 ; Jellab, 2006).
33 Les travaux sur la violence à l’école se sont multipliés ces dernières années (Charlot, Emin, 1997 ; Debarbieux & al. 1999) rendant compte de l’affaiblissement des modes de contrôle institutionnel et de l’émergence de nouvelles formes d’« incivilités » (Payet, 1992). Pourtant, à côté des violences verbales et physiques, du racket et de l’indiscipline, il nous semble que d’autres formes de violence mériteraient attention. Ainsi en est-il de la violence subie par l’élève disant « ne rien comprendre aux cours », de celle des enseignants éprouvant le sentiment d’humiliation lié au désintérêt des élèves pour leur discipline, etc. (Jellab, 2001, c). En ce sens, la violence à l’école s’analyse à partir d’une double lecture : la violence en tant que réaction à une violence institutionnelle ; la violence en tant que phénomène ayant à voir avec les mutations sociales et « l’importation » dans l’école des difficultés sociales, mais aussi de comportements perçus comme anti-scolaires, ou peu en phase avec les attentes des professionnels de l’éducation.
34 Le discrédit des familles populaires est très répandu dans l’institution scolaire. Cela tient largement aux modes de socialisation familiale différenciés et plus ou moins éloignés du mode de socialisation scolaire. Mais comme le souligne Daniel Thin, ce discrédit procède d’une perception qui assigne à ces familles le statut de marginaux, hors de la société et qu’il conviendrait « d’insérer » : « La perception dominante (au double sens de perception la plus répandue et de perception des dominés par les dominants) constitue les familles populaires que nous incluons dans notre objet comme des familles plus ou moins extérieures à la “société”. Une partie d’entre elles sont ainsi désignées dans les termes de “l’exclusion” et de “l’insertion”, comme des familles “mal insérées” ou “mal intégrées” ou encore “marginales” pour les familles dont le mode de vie et la composition sont fortement éloignés des normes dominantes » (1998, p. 34).
35 Le PPCP, Projet pluridisciplinaire à caractère professionnel, a été légitimé par le souci de mettre en synergie les enseignements pratiques et les enseignements théoriques (cf. BO No 25 du 29 juin 2000). Il s’agit de renforcer les compétences générales des élèves via l’acquisition de méthodes (de recherche, de travail en équipe, de structuration des initiatives…) et de leur permettre de percevoir « l’unité de leur formation en comprenant pleinement les enjeux culturels, techniques, économiques et sociaux du métier qu’ils vont exercer ». Le choix du projet est de la responsabilité de l’équipe pédagogique et « les élèves peuvent formuler des propositions ». Le projet doit s’appuyer sur les référentiels des activités professionnelles et les référentiels de certification, afin de mettre en relation son contenu et le monde des entreprises. « Le nombre et la durée des projets relèvent des choix de l’équipe pédagogique. Il convient de privilégier les projets réalistes dont l’objectif et la durée sont limités. Cela peut conduire à la mise en place de plusieurs projets sur la même année » (BO, op. cit.).
36 On ne saurait saisir cette centration sur la forme scolaire qu’en référence à l’identité professionnelle des PLP, qui est largement adossée à l’idée que le LP est un lieu permettant de « sauver » des élèves, autrement dit, de les « protéger » d’une vie sociale et professionnelle aux effets potentiellement négatifs. Le propos officiel de l’un des principaux syndicats des enseignants de LP, le SNETAA, va dans le sens de cette conception du rôle du LP : le syndicat s’engage « pour un retour du concept “école-milieu protégé” assurant la sérénité des enseignants, la sérénité des conditions de travail des élèves et un rétablissement d’un véritable contrat de l’élève et de sa famille centré sur l’acquisition des savoirs et la volonté de promouvoir l’école comme un ascenseur social » (www.snetaalille.org).
37 L’Éducation Nationale a lancé depuis 1999 plusieurs programmes de recherche sur l’absentéisme et les ruptures de scolarité. Nous avons aussi remarqué, depuis cette date, que les colloques et journées d’études traitant du « décrochage », organisés par différentes académies se sont multipliés. Nous avons été sollicités par plusieurs lycées professionnels pour intervenir sur la question de l’abandon scolaire et les manières dont on pourrait « raccrocher » des élèves.
38 Bien que la sociologie s’affirme comme une discipline traitant scientifiquement des faits sociaux, ses enseignements ne peuvent rester à l’état du diagnostic sans effets sur la réalité sociale et plus particulièrement sur les conditions de vie des groupes sociaux et des individus. Ainsi que l’observe François Dubet, « Qu’elle le veuille ou non, la sociologie est une activité intellectuelle et scientifique engagée dans le monde social et ses problèmes » (2007, p. 4).
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La mobilité sociale dans l’immigration
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Emmanuelle Santelli
2001