1ANTOINE PROST SOULIGNE que la réforme du système scolaire et plus particulièrement les politiques d’allongement de la scolarité ont été peu soucieuses de deux catégories d’élèves : ceux que l’école refuse, éprouvent des difficultés, sont en échec, redoublent et se sentent humiliés ; ceux qui échouent parce qu’ils « refusent de s’en donner la peine, parce qu’ils n’en voient pas la nécessité, l’intérêt, ni même l’utilité pour ce qu’ils veulent faire plus tard […] Pourquoi s’imposeraient-ils un travail scolaire qui ne leur servirait de rien ? » (Prost, 2004, p. 653). La résistance à l’école et aux savoirs est d’autant plus probable que ceux-ci deviennent peu articulés ou en phase avec la pratique professionnelle. Mais cette résistance admet un autre sens au moment où se recompose la classe ouvrière, où le chômage gagne une partie importante des classes populaires et où la surmobilisation sur l’école (Laurens, 1992) ne suffit plus pour garantir une insertion professionnelle stable. Le maintien prolongé d’une partie de la population qui fut exclue de l’école à l’origine conduit à penser que l’objectif fixé aux formations les plus reléguées, c’est d’abord de socialiser une frange des jeunesses populaires avant de les former.

Mutations de la classe ouvrière et sens des études au LP

2Pour les élèves de lycée professionnel, devenir ouvrier n’admet plus le même sens que pour les anciennes générations. A terme, c’est la « représentation » même du travail comme activité et comme statut qui se trouve en crise. Le travail ouvrier, devenu moins visible, plus éclaté et polymorphe, ne peut alors être attractif. Les recherches menées par S. Beaud et M. Pialoux (1999) ont montré le discrédit pesant sur le travail ouvrier, mais aussi comment ce travail est soumis à des cadences qui, conjuguées aux conditions d’exercice du métier, créent une rupture intergénérationnelle. Les jeunes ouvriers se reconnaissent peu dans les valeurs collectives et solidaires, même s’il subsiste des formes de solidarité et de résistance selon les métiers exercés (Kergoat, 2006).

3Dans une société où la formation professionnelle était soutenue par l’entrée programmée des jeunes dans la culture professionnelle ouvrière, il n’y avait guère de place au doute quant à l’utilité des études, malgré les réticences classiques à l’égard des savoirs généraux, ceux qui désignent la culture dominante légitime (Léon, 1965).

La recomposition de la classe ouvrière

4La question aujourd’hui est bien de savoir comment les élèves de LP, qui sont pour la plupart d’entre eux issus des milieux dominés, donnent sens à leurs études, dans un contexte social et économique marqué doublement par le déclin de la classe ouvrière, et par l’accroissement du chômage et de la précarité au sein de celle-ci ? La rupture intergénérationnelle est à l’horizon de cette expérience où la réussite scolaire ne garantit même plus l’entrée à l’usine, destin « naturel » pour les élèves en échec scolaire par temps de plein-emploi (Jellab, 1997, a, b). Cette rupture affecte aujourd’hui l’enseignement professionnel en lui-même, dans la mesure où les savoirs enseignés tendent à leur tour à être détachés de la culture professionnelle ouvrière. Devenu « opérateur », l’ouvrier est davantage défini en terme de compétences rationnelles et identifiables à l’aune de ses activités, qu’en terme de collectif de travail, capable de mobilisation subsumée par une « conscience de classe » et par une « conscience fière » face à la domination du capital.

5Plus ou moins marquées par les apports des théories de la reproduction (Bourdieu, Passeron, 1964 ; 1970), parfois d’inspiration marxisante (Baudelot, Establet, 1972), les recherches classiques sur l’enseignement professionnel (Grignon, 1971 ; Tanguy, 1991) avaient pour originalité de penser le lien entre les contenus de formation et leurs finalités, et ce, au sein d’une société dans laquelle les classes étaient clairement identifiées, et l’activité professionnelle largement industrielle. Aujourd’hui, les LP accueillent davantage de formations tertiaires, et leurs publics, élèves et enseignants, ressemblent de moins en moins à ceux étudiés par Claude Grignon. À l’évidence, si le modèle de la reproduction reste opérant d’un point de vue macro-sociologique, il doit être nuancé par une approche scrutant le déplacement de ladite reproduction, amenant de nouvelles formes institutionnelles de socialisation des élèves. Au moment où l’on assiste à une « désouvriérisation » de l’enseignement professionnel, il convient d’examiner ces changements et d’en déduire les effets potentiels sur le sens de l’expérience scolaire en LP.

6L’élément le plus significatif des changements sociaux ayant influé sur le statut du LP et de ses missions réfère aux transformations affectant la classe ouvrière. Après avoir constitué l’un des objets sociologiques les plus travaillés et les plus révélateurs d’une certaine « représentation » théorique et culturelle du monde social (Touraine, 1966), la classe ouvrière semble aujourd’hui constituer une réalité « insaisissable », moins visible et peu identifiable. Elle a ainsi perdu de sa centralité en étant davantage considérée en terme de « conditions » et de recomposition, plutôt qu’en terme d’entité disposant d’une autonomie politique et culturelle (Bouffartigue, 2004). La société du plein-emploi, celle des « trente glorieuses », a consacré le travail ouvrier comme réalité reconnue et valorisée, ouvrant sur des droits sociaux faisant en quelque sorte la fierté de la classe ouvrière. Mais cette classe n’était pas forcément perçue comme telle par les ouvriers pris individuellement. C’est bien par un travail de représentation (politique, syndicale…) qu’une telle conscience de classe pouvait advenir19. Aussi, le travail ouvrier, fortement identifié à l’activité productive en usine, désignait l’identité de la classe ouvrière, en même temps que son savoir-faire (connaissance technique, responsabilités, expérience) (Touraine, 1962).

7Le changement affectant la classe ouvrière ne procède pas seulement de sa recomposition au profit de l’essor du secteur tertiaire ; il ne tient pas non plus au seul développement du chômage et de la précarité chez les ouvriers. Le changement atteint le contenu même des activités professionnelles. Les ouvriers polyvalents ont largement remplacé les ouvriers spécialisés. Devenue polyvalente, leur activité est évaluée sous forme de compétences et non de qualification. Or la compétence s’accompagne aujourd’hui d’une individualisation de l’activité ouvrière et d’un affaiblissement de la culture professionnelle qui a longtemps structuré le collectif de travail ouvrier (Verret, 1996). Cela réduit considérablement les marges de manœuvre pour les ouvriers, devenus paradoxalement moins autonomes au travail (Monchatre, 2004). Sans référence au fonctionnement du marché du travail et surtout aux exigences patronales relatives au travail ouvrier, on ne peut saisir pourquoi les savoirs enseignés en LP tendent à leur tour à se calquer sur la logique des compétences (Agulhon, 2003), et partant, en quoi ils s’éloignent des contenus de formation qui ont socialisé les générations antérieures à la culture professionnelle ouvrière (Troger, 2002). Tout se passe comme si le déclin de l’industrie et la tertiarisation des emplois rendaient aujourd’hui difficile le raisonnement en terme de société de classes, renvoyant la lutte du prolétariat contre la domination du capital à la périphérie des enjeux, après en avoir constitué le centre de l’analyse (Nisbet, 1984 ; Schwartz, 2000).

8Terme sans doute inapproprié, le déclin annoncé de la classe ouvrière renvoie surtout à la disparition d’une culture sociale qui a longtemps encadré les individus, à la fois via des valeurs symboliques et une certaine disposition à l’égard de la vie en société (Schwartz, 1990). Bien réelles, et ne relevant pas de la seule modification du regard sociologique (Weber, 1989), les ruptures intergénérationnelles conduisent à voir émerger des pratiques ouvrières plus « individuelles », centrées sur la sphère domestique, investissant l’école et les études longues pour un avenir meilleur. La nécessaire clarification sociologique de la notion de classe ouvrière passe par un repositionnement du paradigme classique de la lutte des classes. Ainsi, Jean-Paul Molinari écrit : « De l’usine à “l’entreprise”, du plâtrier au poseur de plaques, du compagnon à l’ouvrier de l’artisanat, de l’ouvrier de ferme au salarié de l’agriculture moderne, l’évolution des mots indique l’émergence de nouvelles formes sociales d’organisation du travail devenues prépondérantes, rendant pour partie caduques les références aux travaux d’hier et aux figures anciennes » (Molinari, 2004, p. 79). Est-ce à dire que la classe ouvrière disparaît au profit d’un monde ouvrier éclaté, couvrant davantage des singularités professionnelles, que des collectifs de travail (Vatin, 1999) ? Pour les élèves de LP, la confrontation aux savoirs professionnels, si elle reste souvent plus valorisée que lorsqu’ils ont affaire à l’enseignement général, ne suffit pas pour soutenir constamment leur mobilisation cognitive. Peu imprégnés d’une culture professionnelle ouvrière, les savoirs leur semblent souvent répondre à des nécessités stricto sensu adaptatives, lorsqu’ils ne sont pas discrédités au profit d’une valorisation du « travail réel » en entreprise. Il existe ainsi une alliance objective entre le déclin de la classe ouvrière, la scolarisation des savoirs, et la distance désormais établie entre les familles populaires et l’enseignement professionnel court.

Un destin ouvrier peu convoité

9L’image classique associée à la classe ouvrière est celle d’une organisation communautaire, ayant des pratiques culturelles homogènes, inscrites dans des institutions qui en assurent la reproduction : qu’il s’agisse de la famille, du métier, de l’usine ou du syndicat, c’est dans une sorte d’harmonie que se seraient effectuées non seulement la socialisation des nouvelles générations, mais aussi la continuité – non sans conflits – de l’ordre social et économique (Leménorel, 1997). Pourtant, et en l’espace de quarante ans – de 1962 et 2002 –, les changements ayant affecté la population active en France éloignent de cette représentation homogène d’une classe ouvrière : l’essor des professions intermédiaires et des employés a été concomitant à la baisse significative de la part des ouvriers parmi les salariés. La diminution rapide de la part des ouvriers au sein de la population active – entre 1975 et 1990, leur part est passée de 39 % à 29,5 % pour avoisiner les 27 % en 2002 – conduit à s’interroger sur ses effets quant au sens des études en lycée professionnel.

10L’affaiblissement de l’identité ouvrière n’empêche cependant pas un « retour des classes sociales » (Bouffartigue & al. 2004) et une reconfiguration des inégalités qui les traversent. Ces inégalités tiennent à la maîtrise de ressources économiques, et surtout culturelles dont disposent plus ou moins les familles, mais aussi à l’existence de projets qui donnent lieu à des mobilisations plus ou moins efficaces (Zeroulou, 1988). Or ces projets peuvent être contrariés, mener à des déceptions, voire à des incompréhensions (Millet, Thin, 2005). La distance entre les générations semble aussi renforcée par les mutations du système scolaire. Les formations dans les LP ne portent plus sur les mêmes contenus scolaires et professionnels d’il y a une décennie ou plus, et les intitulés de certaines d’entre elles sont souvent hermétiques. De fait, si l’évolution du marché du travail a transformé la morphologie sociale des salariés, elle s’est doublée d’un changement dans le système scolaire, notamment au sein des LP dans la mesure où ils sont plus proches de la structure économique et de ses besoins. Le LP propose davantage de formations préparant aux métiers du tertiaire, en même temps que les domaines industriels tendent à comporter des savoirs relevant des prestations de service. On peut considérer que les employés constituent une variante de la classe ouvrière, sachant que de nombreux ouvriers exercent désormais dans les services. Les classes populaires – ouvriers et employés, actifs occupés et actifs à la recherche d’un emploi – constituent 60 % de la population active (Chauvel, 2004). Si l’on raisonne en paraphrasant Max Weber en terme de « situation de classe », les données sociologiques ne montrent pas véritablement de différence quant aux conditions de vie, si ce n’est – et c’est loin d’être négligeable – une meilleure réussite scolaire des enfants d’employés comparés aux enfants d’ouvriers (Duru-Bellat, Van Zanten, 1998). À l’évolution de la structure des emplois se conjugue le développement du chômage massif et de l’exclusion, qui touchent davantage les ouvriers que les autres catégories sociales. Aussi, et bien que le chômage n’explique pas totalement les difficultés à donner du sens aux études, il incarne une menace susceptible d’être invoquée comme obstacle à la mobilisation scolaire. A bien des égards et alors même qu’une approche sociologique de la résistance scolaire a pu, il y a quelques années, souligner que les élèves de milieu ouvrier opposaient à la culture légitime une culture populaire (Willis, 1977), il devient difficile aujourd’hui de souscrire à un tel postulat dans la mesure où, par exemple, les élèves de LP se reconnaissent peu dans les valeurs ouvrières, et en tout cas, ils ne les opposent pas à la forme scolaire. Dans de nombreux cas, la désimplication scolaire est proche de la « rage » décrite par François Dubet (1987) au sujet des jeunes des cités ouvrières. C’est moins le déclin de la classe ouvrière en tant qu’entité démographique et idéologique constituée, qui explique l’évolution des dispositions à l’égard de l’école, que le déclin du « programme institutionnel » (Dubet, 2002) qui a pu fonctionner comme une utopie et vis-à-vis de laquelle, sous l’effet du chômage et de la précarité, les familles ouvrières ont pris leur distance. Cette distance se manifeste par la valorisation de la poursuite d’études, qui s’avère non seulement coûteuse, mais aussi dans beaucoup de cas productrice de désillusions. En effet, si la qualification continue à différencier les diplômés de ceux qui ne le sont pas au plan de l’insertion et de la stabilité professionnelle, elle ne garantit pas une correspondance « objective » entre le « titre » et le « poste ». Ce mouvement de « dévaluation » des diplômes exacerbe les déceptions et semble d’abord servir les intérêts des classes dominantes. « L’allongement des scolarités déborde les seuls besoins de reproduction de la force de travail qualifiée […] Se développent ainsi des fractions instruites au sein des milieux populaires, des “dominés aux études longues”, phénomène participant de l’ouverture de ces classes sur d’autres mondes sociaux, y compris dans la sphère du travail, avec le développement des situations d’interactions » (Bouffartigue, 2004, p. 32-33). Il est alors « naturel » de relever que les jeunes issus de milieu populaire aspirent à d’autres statuts qu’à ceux connus par leurs parents, à ceci près que leur expérience au travail ne les arme guère pour se mobiliser collectivement contre la domination (Touraine & al. 1995). Le rapport aux études dans les classes populaires a longtemps été pensé en terme de « nécessité » et de sacrifices qui sont autant de renoncements (Hoggart, 1957 ; Grignon, Passeron, 1989). Si la thématique de l’égalité des chances est un principe organisant et structurant la manière dont les acteurs de l’école se représentent leur mission, les enquêtes dont on dispose laissent apparaître que non seulement les inégalités de carrière scolaire persistent, qu’elles se déplacent, mais aussi qu’elles se renforcent (Terrail, 2002). Ainsi, dans une perspective marxisante, Alain Bihr et Roland Pfefferkorn (1999) observent que la société est fortement structurée par les inégalités. Celles-ci couvrent tous les domaines de la vie sociale, sont fortement interdépendantes, cumulatives (d’un côté ceux qui cumulent les avantages, de l’autre, ceux qui cumulent les « handicaps ») et intergénérationnelles. La fin de la période allant de 1945 à 1975 – qui a vu l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière, sous l’effet des politiques redistributives de l’État-providence – annonçait une nouvelle ère, celle de la remise en cause de l’emploi à temps plein pour tous et de l’essor de la flexibilité subie, et plus généralement d’un affaiblissement des différentes ressources susceptibles de garantir aux individus une stabilité.

Des conditions de travail peu attractives

11La classe ouvrière, composée d’ouvriers organisés et mobilisés autour d’un projet de changement social, appartient à une époque révolue (Dubet, 1994). Ce déclin conduit à l’émergence d’autres attitudes à l’égard de l’enseignement professionnel dont la culture traditionnelle, celle de la solidarité et de l’intégration au collectif semble incompatible avec les exigences « d’individuation » (Terrail, 1990) que requièrent les études longues. La distance prise à l’égard du devenir ouvrier procède tout autant du déclin de la classe ouvrière que du durcissement des conditions de travail, sur fond de précarisation des statuts professionnels. L’enquête menée par Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999)20 auprès des enfants d’ouvriers dans l’industrie automobile, montre bien comment un discours dominant faisant l’apologie d’une amélioration des conditions de travail ne résiste pas à l’examen des faits empiriques. Ainsi, les cadences de production sont de plus en plus contraignantes et les faibles chances de promotion confortent les bacheliers professionnels dans leur sentiment d’être enfermés dans leur condition, le tout sur fond d’effritement des solidarités entre anciens et jeunes ouvriers. De plus, les liens entre diplôme et emploi se sont distendus (Devineau, 2006). Aussi, et si lors d’une enquête sur l’abandon en BEP, nous avons remarqué que plusieurs élèves de spécialités industrielles espéraient changer d’orientation, en allant vers le commerce ou le tertiaire (Charlot, Emin, Jellab, 2002), c’est parce qu’ils se reconnaissaient peu dans le métier d’ouvrier, préférant expérimenter d’autres « mondes » professionnels.

12Même si les élèves de LP parviennent pour la plupart d’entre eux à s’affilier au LP, tout porte à penser que le déclin de la classe ouvrière, combiné à la massification, a généré les conditions objectives d’un discrédit du lycée professionnel. La tertiarisation des emplois a discrédité un peu plus cette institution, l’identité du LP – malgré la spécialisation des établissements scolaires, entre les LP industriels et les LP tertiaires – n’étant plus industrielle, ni à proprement parler ouvrière.

La tertiarisation des emplois

13Le travail ouvrier, devenu davantage invisible et insaisissable, ne permet guère aux élèves de s’en faire une représentation objective. Il est à cet égard frappant de relever que de nombreux élèves scolarisés en CAP ou en BEP, ne peuvent dire précisément sur quel métier leur formation va déboucher ! La désouvriérisation de l’enseignement professionnel définit désormais l’horizon de l’expérience scolaire des élèves de LP. Mais il convient de souligner que cette désouvriérisation, comme le déclin de la classe ouvrière, n’annule pas les processus de socialisation traditionnels, ils en modifient seulement la configuration. Ce sont les termes même de la socialisation scolaire qui acquièrent de nouvelles formes : ainsi, là où traditionnellement la formation d’un mécanicien pouvait se satisfaire de connaissances techniques, elle intègre aujourd’hui une forte dimension communicationnelle et relationnelle aux clients.

14Les données de l’INSEE montrent une diminution du nombre d’ouvriers au profit des employés. Les ouvriers occupés étaient de l’ordre 7 500 000 en 1975, pour avoisiner les 6 200 000 en 2002. De fait, non seulement l’emploi ouvrier diminue mais le taux de chômage croît dans cette catégorie. Le tableau suivant rend compte des changements affectant les différentes catégories socioprofessionnelles.

La tertiarisation des emplois et le déclin de la part des ouvriers Évolution des groupes sociaux : 1962/2002

15On remarque que la part relative des ouvriers au sein de la population active connaît une diminution au milieu des années soixante-dix, pour se confirmer de manière significative à la fin des années quatre-vingt-dix21. Ce sont essentiellement les métiers de la production industrielle, en particulier dans la mécanique et la métallurgie, le montage, et l’électricité qui sont concernés par la baisse de l’effectif ouvrier. Ce sont les fonctions annexes à la production – comme la maintenance, le nettoyage, le transport routier et la manutention – qui résisteront le mieux à cette baisse (Gollac, 1998). Parallèlement, les « cadres supérieurs » et « cadres moyens » (professions intermédiaires) comme les employés augmentent de manière considérable.

16Actuellement, les ouvriers ne constituent que 49 % des salariés de l’industrie, et on observe un déplacement du nombre d’ouvriers travaillant désormais dans le commerce (on recense 500 000 ouvriers dans ce domaine), dans les services marchands (plus de 900 000), dans les services non marchands (environ 400 000) et dans les transports (entre 450 000 et 500 000) (Molinari, 2004). Même lorsqu’ils sont formés dans les lycées professionnels, les ouvriers tendent progressivement à exercer des emplois non industriels (on estime leur part à près de 36 % de l’ensemble des salariés employés dans le tertiaire). Si la part des ouvriers de l’industrie diminue depuis plus de trois décennies, la productivité horaire du travail industriel augmente. Ainsi, les cadences de travail que les élèves de LP découvrent lors des stages en entreprise, comme la fragilité des statuts qui font que de nombreuses entreprises recourent à l’intérim, peuvent avoir un effet dissuasif et expliquer en partie pourquoi le public des LP industriels aspire souvent à d’autres métiers qu’à celui d’ouvrier de production.

17Les employés ont vu leurs effectifs progresser. Entre 1954 et 1975, la part des employés au sein de la population active est passée de 11 % à 26 % ; en 1996, elle atteignait les 29,5 %. De fait, en effectifs, les employés dépassent en 2001 les ouvriers (plus de 29 % contre 27 %). Ce sont les services aux particuliers et les emplois publics qui ont accéléré cette progression dans les années quatre-vingt-dix. Davantage féminisés, les emplois de services dessinent de nouvelles configurations du marché mais aussi retentissent sur l’identité du lycée professionnel qui offre désormais, comme nous l’avons dit, et de manière quantitative, davantage de formations tertiaires qu’industrielles. Cette évolution du marché du travail a eu des effets sur la recomposition du public scolaire, puisqu’on observe une progression de la part des garçons scolarisés dans les spécialités tertiaires, atteignant près de 28 %. En revanche, l’évitement des spécialités industrielles par les garçons n’a pas donné lieu à une progression de la part des filles dans ces formations (leur part ne dépasse pas les 13 % des effectifs).

18Peu d’élèves intègrent le LP et les voies industrielles avec le projet de devenir ouvrier. S’ils partagent avec les autres élèves des spécialités tertiaires la condition d’une orientation contrainte, ces derniers semblent plus à même de s’affilier au LP puisque leurs chances de survie scolaire restent assez élevées. De nombreux BEP du secteur tertiaire n’ont de raison d’être que de préparer à la poursuite des études en baccalauréat professionnel ou technologique. En même temps, et c’est sans doute un des effets de la catégorie idéologique de « travail manuel », et alors même que la tertiarisation des emplois et l’évolution des curricula exigent la maîtrise de compétences symboliques (communication, savoir relationnel, pratiques langagières spécifiques…), la plupart des élèves sont réticents à l’égard de la forme scolaire et de ses effets « infantilisants ». L’absence de projet professionnel – au sens de construction socio-subjective d’un projet de formation identifiant des activités, un statut et des rapports sociaux – chez la plupart des élèves entrant en LP (Charlot, 1999), autorise à penser que le « choix » de telle ou telle spécialité et à condition d’y être affecté, procède davantage d’une « fuite en avant » que de l’expression d’un projet professionnel précis. Ainsi, même lorsqu’ils sont scolarisés dans des spécialités industrielles offrant des possibilités d’insertion professionnelle – c’est le cas de la maintenance des systèmes mécaniques automatisés, de la construction d’ouvrages chaudronnés ou du bâtiment avec ses nombreux domaines –, les élèves sont peu enchantés de devenir ouvriers. Poursuivre des études dans d’autres spécialités ou préparer un diplôme à l’issue du baccalauréat dans le même domaine, leur apparaît comme une alternative susceptible de leur assurer une mobilité sociale, en devenant technicien notamment. Mais la poursuite des études n’est pas seulement une affaire de mobilité. Elle apparaît, depuis plusieurs décennies, au rythme de la scolarisation de masse, comme un moyen protégeant de l’épreuve du chômage. Frappant surtout les jeunes issus de milieu populaire, le chômage constitue cette autre réalité que les élèves de LP redoutent, d’autant plus que le recrutement privilégie en général les plus titrés ou diplômés, au détriment des premiers niveaux de qualification.

Chômage et incertitudes autour des diplômes professionnels

19Toutes les enquêtes le confirment : en période de crise du marché du travail et de précarisation des statuts professionnels, les diplômes protègent du chômage durable et des emplois les moins qualifiés. Ainsi, les diplômés de CAP ou de BEP (diplômes de niveau V) s’insèrent mieux que les jeunes sortant avec ce niveau sans avoir obtenu le diplôme. « Le fait d’obtenir un CAP ou un BEP améliore non seulement les chances d’avoir un emploi mais aussi la “qualité” de cet emploi. Pour les spécialités tertiaires par exemple, 59 % des non-diplômés qui travaillent au bout de trois ans de vie active ont un emploi non qualifié, contre 47 % pour les diplômés. Cet écart est aussi net pour la filière industrielle »22. Si les enquêtes les plus récentes traitant du chômage des jeunes font état d’une dégradation de leur condition d’insertion, et notamment chez les diplômés de l’enseignement supérieur (Proglio, Djellal, Talneau, 2006), la situation des jeunes sortant de l’enseignement professionnel est encore plus précaire. Enfin, et l’essor de l’apprentissage par alternance y a sans doute contribué, beaucoup d’élèves et d’enseignants de LP voient dans cette filière un concurrent occupant une place dominante sur le marché de la formation, d’autant plus que le nombre d’apprentis dépasse actuellement les 300000.

Élévation des niveaux de qualification et déstabilisation de la norme d’emploi

20La déstabilisation de la norme d’emploi peut être définie à partir du lien distendu entre le niveau de qualification et la nature – statut et position – de l’emploi occupé. Bien que les débats autour de l’efficacité des diplômes seront vifs dès le milieu des années soixante-dix, le décalage entre les niveaux de qualification et la nature des emplois occupés est perceptible dès le début des années soixante. L’allongement des études a eu pour effet l’augmentation des niveaux de connaissance et de qualification (Baudelot, Establet, 1989). Il a également, de par la multiplicité des diplômes et l’importance du nombre de diplômés, renforcé le sentiment d’échec chez ceux qui continuent à quitter le système scolaire sans qualification. Parallèlement et de manière paradoxale, l’efficacité des diplômes devient incertaine, dans la mesure où le marché de l’emploi n’évolue pas au même rythme que le nombre de diplômés. Le tableau suivant montre l’augmentation progressive, dès la fin des années soixante, de la part des bacheliers occupant un emploi d’ouvrier ou d’employé, tandis que la possession d’un diplôme de niveau supérieur au baccalauréat assure de moins en moins une carrière en tant que cadre supérieur :

Emploi et diplôme des jeunes de moins de 25 ans (1962-1975)

21Certes, dans l’absolu, plus on est diplômé, plus les chances d’occuper un emploi stable augmentent. Mais outre le fait que la relation d’équivalence entre qualification et emploi se trouve déstabilisée (Tanguy & al. 1986), c’est le mode même de passage ou de transition école-marché du travail qui se trouve bousculé (Rose, 1998)23.

22Longtemps, on a soutenu que l’élévation du niveau de qualification conduirait à une élévation des statuts professionnels, ainsi qu’à une valorisation du travail effectué. Bien qu’un tel postulat s’avère vrai, il ne rend pas totalement compte de l’évolution du marché du travail et de la condition salariée. Comme l’a par exemple montré Michel Freyssenet (1977), la surqualification favorise au départ une minorité de salariés pour ensuite conduire le plus grand nombre à la déqualification. Ce fut le cas des salariés de la métallurgie et des informaticiens. Pourtant, et alors même que la critique du décalage entre la formation et l’emploi est devenue aujourd’hui un lieu commun, jamais la « course aux diplômes » n’a été aussi forte qu’en période de crise du marché du travail et d’accroissement du chômage. En France, la place occupée par les diplômes dans l’insertion et la carrière professionnelles explique « l’engouement » pour les titres scolaires, d’autant plus que la mobilité ascendante dans les entreprises enregistre un net ralentissement : désormais, et à la différence d’un pays comme l’Allemagne, il est bien plus difficile de devenir technicien ou ingénieur après avoir été ouvrier (Maurice, Sellier, Silvestre, 1982). Les années soixante-dix/quatre-vingt ont été marquées par la croissance du chômage des jeunes, à tel point que la catégorie de jeunesse devient essentiellement définie en terme de rapport à l’école et au marché du travail. L’insertion professionnelle des plus diplômés s’est dégradée avec un décalage croissant entre le niveau de qualification et le type d’emploi occupé (Schwartz, 1981). Certes, ce décalage peut être le résultat d’un contexte subsumé par des valeurs sociétales faisant la part belle à la « logique de l’honneur » (d’Iribane, 1989), mais le fait est qu’aux espoirs mis sur le système scolaire fait face un désenchantement amer chez les jeunes générations (Lallement, 1998).

Le diplôme contre le chômage ?

23Lors de sa recherche sur les lycéens, F. Dubet (1991) observait que la fonction des LP oscillait entre un traitement social du chômage et la qualification des futurs ouvriers. Des secteurs tels que l’habillement, le secrétariat et la comptabilité, ou encore l’entretien des locaux sont très touchés par le chômage. De même, il est maintenant établi que l’élévation des niveaux de qualification a conduit à discréditer les diplômes professionnels de niveau V (CAP et BEP), même si de nombreux emplois leur auraient été accessibles sans l’inflation des titres scolaires.

24Si le marché du travail est foncièrement inégalitaire selon les ressources scolaires et l’origine sociale des jeunes, il reste largement défavorable aux entrants dans la vie active, comparés aux salariés dans leur ensemble. Lorsque les anciennes générations fréquentaient les centres d’apprentissage et les collèges d’enseignement technique, leur réticence à l’égard des cours en classe et en atelier ne résistait pas aux opportunités d’insertion et de mobilité professionnelle qu’offrait le CAP. « En 1962, 12,2 % seulement des ouvriers de moins de 25 ans possédaient le CAP, contre deux fois plus (28,4 %) en 1975. Mais en 1962, le titulaire d’un CAP était pratiquement sûr de ne pas devenir manœuvre ou OS (29,6 %), alors qu’il ne l’est plus en 1975 où 57 % seulement d’entre eux sont employés à leur niveau de qualification théorique. Chez ces jeunes, les titulaires du CAP manœuvres ou OS sont en 1975 plus nombreux que ne l’étaient en 1962 l’ensemble des titulaires du CAP, quel que soit leur emploi » (Prost, 1981, pp. 391-392). Le CAP a perdu progressivement de son importance tant au plan de la stabilisation professionnelle que pour ce qui est de la mobilité ascendante. Le tableau suivant montre, sur une durée de 10 ans, comment les titulaires d’un CAP deviennent progressivement OS et de moins en moins ouvriers qualifiés :

25Pour autant, les travaux portant sur la jeunesse ont bien souligné que dès les années soixante/soixante-dix, les jeunes ouvriers manifestaient une ambivalence à l’égard des entreprises, le travail assurant moins une réalisation de soi qu’une adaptation sociale (Dubet, 1973 ; Nicole-Drancourt, Roulleau-Berger, 2001 ; Galland, 2004). Mais des années cinquante jusqu’au milieu des années soixante-dix, le plein-emploi – malgré la présence d’un chômage d’adaptation –, garantissait une stabilité professionnelle. Pendant ces années, l’augmentation des salaires, la stabilité de l’emploi et de manière moins significative la réduction du temps de travail, ont consolidé le « compromis fordiste » et donné lieu à une meilleure reconnaissance des titres scolaires. Les années quatre-vingt connaissent, avec le développement de l’automatisation flexible, l’émergence de nouveaux modèles de gestion des ressources humaines : les salariés sont davantage mis à contribution, et la polyvalence devient le maître-mot des politiques managériales. « L’autonomie » dans le travail que les salariés semblent avoir gagnée l’a été au prix d’un renforcement des contraintes professionnelles (normes de production draconiennes, délais « serrés », pression des clients et du public, contrôle hiérarchique permanent…) (Cezard, Vinck, 1996). Sans qu’il soit possible d’affirmer une rupture avec les modèles tayloriens et fordiens (Linhart & Linhart, 1998), l’émergence de la notion de compétences est venue déstabiliser le rapport au travail. L’instabilité du marché du travail a eu pour effet non seulement de générer des emplois précaires, mais aussi d’installer toute une frange de la population dans un chômage structurel et chronique. Il continue à toucher davantage les femmes que les hommes comme le montre le tableau suivant :

26Aussi, et si le chômage des jeunes déstabilise la légitimité des études en LP, le sentiment d’être sur la voie d’une exclusion professionnelle devient plus vif à mesure que les élèves anticipent de faibles chances de poursuite d’études. C’est notamment le cas de la plupart des CAP créés dans les années quatre-vingt-dix. Alors même qu’ils ont connu une promotion scolaire, les élèves issus des enseignements spécialisé et adapté découvrent que leur CAP les condamne souvent à entrer dans la vie active, et que seuls quelques-uns pourraient poursuivre des études (en BEP notamment). Les autres élèves scolarisés en BEP et en baccalauréat professionnel ne sont pas non plus épargnés des aléas du chômage et de la précarité. La crainte du chômage chez les élèves de LP est à la hauteur des données objectives qui montrent que les moins diplômés, ainsi que les ouvriers et les employés, sont le plus touchés par la privation d’emploi. Le tableau suivant illustre cette réalité en y incluant les différences de genre et la variable « âge » :

Taux de chômage en 2006 selon le sexe, l’âge, le diplôme et les catégories socioprofessionnelles

27Les ouvriers, les employés, les femmes et les jeunes sont davantage touchés par le chômage. De même, ce sont les moins diplômés qui se trouvent le plus exposés à la privation d’emploi, même si sur le long terme, les différences entre les niveaux V (CAP et BEP) et IV (baccalauréat) se réduisent24. La double caractéristique historique du chômage à savoir qu’il est involontaire et transitoire est désormais remise en cause. L’ampleur du chômage conduit à un soupçon pesant sur les plus « découragés », et l’installation en marge du travail de populations entières réduit considérablement les chances de recouvrer un emploi (Demazière, 1992 ; Rosanvallon, 1995).

Un bilan d’insertion nuancé

28Au déclassement scolaire du CAP et du BEP au profit du baccalauréat professionnel fait écho leur déclassement professionnel, les employeurs du secteur tertiaire administratif privilégiant les diplômés de niveau IV et III25. L’enquête du CEREQ (2003) nuance néanmoins le bilan global d’insertion. Si les emplois administratifs deviennent inaccessibles aux CAP et BEP, le secteur de la vente en magasin reste plus ouvert. Par ailleurs, les diplômés continuent à être relativement protégés du chômage comparés aux sortants sans diplôme. « Ainsi, à l’issue du BEP comptabilité-gestion par exemple, 35 % des jeunes sortants non diplômés ont au cours de leurs trois premières années de vie active un parcours marqué par de longues périodes de chômage ou d’inactivité. Ce taux descend à 21 % pour ceux qui ont obtenu leur BEP », (op. cit. p. 4). Dans le secteur tertiaire, un baccalauréat professionnel, voire un BTS, deviennent nécessaires pour accéder à un emploi en phase avec le domaine de qualification. Certains domaines professionnels, parce que très sélectifs – et à vrai dire, davantage préparés par la voie de l’apprentissage que dans les LP – conservent une attractivité tant pour les employeurs que pour les salariés (c’est le cas de la coiffure et de l’esthétique). À l’inverse, d’autres domaines couvrent un marché des services plus important, mais sont faiblement reconnus au plan du statut et des rémunérations : c’est le cas des emplois de service dans l’entretien et la propreté.

29Le risque de connaître le chômage prolongé diminue par ordre d’importance en allant des non-diplômés du tertiaire, aux diplômés du tertiaire, puis des non-diplômés des spécialités industrielles aux diplômés de l’industrie. Paradoxalement, ce sont les spécialités industrielles qui sont le moins convoitées, malgré leur relative efficacité au plan de l’insertion professionnelle.

30La différence entre les qualifiés du tertiaire et de l’industriel recouvre la catégorie de genre. Les filles, massivement scolarisées dans les spécialités tertiaires, se heurtent plus souvent à des difficultés d’insertion, sans compter les inégalités induites par les pratiques d’embauche à qualification égale (Duru-Bellat, 1990 ; Nicole-Drancourt, Roulleau-Berger, 1995), et par les modes d’accompagnement à l’emploi, qui restent fondamentalement marqués par des constructions d’itinéraires sexuellement différenciés. En même temps et si l’on prend les données issues de l’enquête du CEREQ dite « Génération 2001 », on observe un rapprochement du taux de chômage des hommes avec celui des femmes, les premiers étant moins diplômés à la sortie du système scolaire que les secondes. D’autres enquêtes font état de disparités régionales en matière d’insertion, ce qui relativise en quelque sorte l’efficacité des diplômes, et met en exergue l’importance des caractéristiques locales du marché du travail. L’approche institutionnelle de la scolarisation met l’accent sur l’offre de formation pour en déduire des effets quant à la demande de scolarisation (Briand, Chapoulie, 1993). Cependant, des recherches socio-historiques ont bien montré que cette offre n’était pas seulement une affaire d’État, puisqu’elle a également reposé sur des initiatives locales (Chapoulie, 1989 ; Suteau, 1999).

31Les configurations de l’offre de formation et ses effets varient selon les niveaux de sortie et les territoires. Le territoire exerce une influence d’autant plus forte sur le parcours scolaire et professionnel des jeunes que ceux-ci sont de faible niveau de qualification. En effet, moins les jeunes sont qualifiés, plus ils restent dépendants de leur territoire de scolarisation. « Ainsi, au bout de trois ans de vie active, 84 % des jeunes de niveau CAP ou BEP résident toujours dans la zone où ils demeuraient lorsqu’ils sont entrés en classe de 6^e » (cf. Bref CEREQ, N^o 228, op. cit. p. 3). Les inégalités entre les territoires tiennent aussi à des facteurs historiques : le déclin de l’industrialisation dans le Nord a limité les ambitions de poursuite des études chez les jeunes générations, en particulier vers les secteurs de la production. De même, la part prise par l’enseignement privé en Bretagne a conduit au développement d’une compétition avec les établissements publics, ce qui a favorisé une offre de formation riche et variée dans cette région. Mais au plan de la relation formation-emploi, les mêmes qualifications n’offrent pas, selon les territoires, les mêmes chances d’insertion professionnelle. Comparés aux jeunes ruraux, les jeunes urbains moins qualifiés se heurtent davantage à des difficultés d’insertion, du fait de la concurrence avec les plus diplômés. Le sort des jeunes quittant le système scolaire sans qualification est beaucoup plus éprouvant. Bref, ces jeunes dont l’effectif stagne quasiment depuis 1994 – autour de 60000 tous les ans – auront à affronter des dispositifs dont la fonction se situe à mi-chemin entre l’insertion professionnelle et la re-socialisation, sans être assurés d’une stabilisation professionnelle, surtout lorsque leur « destin » paraît plutôt défini institutionnellement en terme d’exercice d’une activité utile socialement (Jellab, 1998). Or plus de la moitié de ces jeunes ont quitté en première année de LP (CAP ou BEP). En 2004, parmi les jeunes qui quittent l’école sans qualification, 51 % sont issus de première année de l’enseignement professionnel.

32La déstabilisation des rapports entre formation et emploi a généré l’avènement d’une logique sociale attachée davantage au « niveau » à atteindre qu’aux contenus culturels, techniques et symboliques définissant l’apprentissage du métier. On peut d’ailleurs relever que le désenchantement à l’égard des diplômes et de leur « valeur » sur le marché du travail n’est pas étranger à la crise identitaire vécue par les nouvelles générations, celles issues de milieu ouvrier en l’occurrence. Faire des efforts et consentir des sacrifices afin de réussir à l’école ne peuvent plus être soutenus par la seule préparation de son avenir professionnel, même si les familles ouvrières continuent à voir dans l’école une issue salutaire (Noiriel, 2002).

33Bien que les évolutions du marché du travail exercent des effets sur le sens de la scolarité et les sacrifices à concéder, l’hypothèse d’une mobilisation en LP qui ne procède pas seulement du souci d’obtenir des diplômes pour s’insérer nous semble plausible. L’examen au plus près des rapports entretenus par les élèves avec leur scolarité en LP montre que leur implication n’est pas suspendue à la seule quête d’un emploi à venir, mais qu’elle comporte également une dimension identitaire qui est loin d’être négligeable. Mais le sens des études et la mobilisation scolaire procèdent aussi des spécificités du LP et des pratiques pédagogiques qui y ont cours. L’expérience scolaire en LP est alors à saisir comme un aboutissement inachevé d’une histoire collective s’incarnant partiellement dans des histoires singulières.