1À PREMIÈRE VUE, lorsqu’on compare la position des lycées professionnels aujourd’hui à celle des collèges d’enseignement technique, et bien avant encore, des centres d’apprentissage, le contraste est saisissant : au statut dévalorisé et dominé de la scolarité en lycée professionnel s’oppose l’image – certes idéalisée – d’un ordre de formation qui a longtemps transmis le savoir-faire ouvrier, dans une société industrielle en plein essor, où l’espoir de connaître une mobilité professionnelle et sociale grâce à la formation s’affirmait progressivement (Terrail, 1990). La recomposition de la classe ouvrière, annonçant le déclin de son unité, la scolarisation de la formation professionnelle des ouvriers, et le développement massif d’un chômage touchant fortement le milieu populaire, conduiront au discrédit de ce que l’on appelait « l’enseignement technique court ». Ils renforceront le sentiment d’une chute que partagent désormais la plupart des élèves entrant dans les lycées professionnels. Certes, le tableau est schématique et à l’image largement répandue d’une orientation « par l’échec » qualifiant l’expérience des élèves de LP, on peut opposer celle d’un public ayant « choisi » un métier, comme c’est le cas dans des domaines tels que la restauration, la coiffure ou encore le sanitaire et social. Mais outre le fait qu’il s’agit là d’une minorité d’élèves – dont le choix cache parfois le renoncement à la voie générale (Charlot, 1999) –, il est à remarquer que les spécialités les plus valorisées relèvent le plus souvent du domaine des services et non du domaine industriel, celui-là même qui a longtemps désigné l’identité princeps de l’enseignement professionnel.

2L’évolution du marché du travail et de la population active a vu s’accroître le nombre d’employés au détriment des ouvriers, ce qui rend compte de la création de plusieurs sections du tertiaire dans les LP. La part d’élèves scolarisés dans les spécialités tertiaires dépasse désormais celle des élèves des sections industrielles. Dans le même temps, et au regard des travaux historiques et sociologiques dont on dispose (Pelpel, Troger, 1993 ; Brucy, 1998 ; Jellab, 2001, a ; Prost, 1981), l’expérience des élèves est largement marquée par des incertitudes. Cela ne manque pas d’engendrer de nouvelles épreuves vécues par les élèves et les enseignants. Ces épreuves ne sauraient prendre sens qu’au regard du « déclin » de la classe ouvrière, de la déstabilisation du marché du travail, de la massification scolaire et de la tension grandissante qui procède de la scolarisation des contenus de formation face au « niveau » des élèves, dont les acquisitions scolaires s’avèrent plus « faibles », comparées à celles des générations précédentes (Agulhon, 2000).

3Pour bien saisir la place et les missions du LP, il faut procéder par un détour historique. Celui-ci permet de mettre en évidence le processus qui mènera de la formation de l’élite ouvrière, sur fond de valeurs morales solidaires, à la disqualification de l’orientation vers la filière professionnelle du fait de la massification scolaire.

La formation des ouvriers avant la massification

4L’histoire de l’enseignement professionnel s’identifie à la formation sélective d’une élite d’ouvriers de métier (Charlot, Figeat, 1985). Mais cela fut possible dans une société dans laquelle la classe ouvrière constituait une réalité relativement stable et où des mouvements politiques et associatifs ont joué un rôle mobilisateur, conférant à la formation professionnelle une finalité émancipatrice. De fait, la classe ouvrière, la promotion d’une culture professionnelle basée sur des valeurs solidaires et l’existence de mouvements plus ou moins politisés, œuvrant pour l’émancipation sociale des classes populaires, ont pu fonctionner comme un « programme institutionnel » (Dubet, 2002) assurant une sorte de lien symbolique entre les générations.

5L’institutionnalisation de l’enseignement professionnel s’est opérée vers la fin du xix^e siècle pour se consolider au milieu du xx^e, et donner ainsi lieu à une structure de formation originale. Ainsi, et après avoir été l’apanage d’écoles et de contextes proches des milieux patronaux et artisanaux, l’essentiel de la formation professionnelle allait dès la fin des années cinquante se dérouler dans le cadre scolaire. Pourtant, et s’il est convenu de parler d’enseignement professionnel par commodité langagière, on ne saurait oublier que bien avant son institutionnalisation, c’est l’enseignement technique qui a bénéficié non seulement d’écoles sélectives et prestigieuses, mais aussi d’appuis politiques et associatifs, sur fond d’industrialisation et de transformation des modes d’encadrement du travail ouvrier. Au fond, la véritable institutionnalisation et reconnaissance de l’enseignement professionnel formant des futurs ouvriers n’a vu le jour qu’à partir de 1911, avec la création du Certificat de capacité professionnelle (CCP) et plus encore, avec la Loi Astier qui crée en 1919 le CAP (Certificat d’aptitude professionnelle).

Un précédent : l’enseignement technique

6L’histoire nous enseigne que l’enseignement technique et l’enseignement professionnel ont bénéficié d’une forte reconnaissance et légitimité, du fait d’un contexte économique et politique favorable. Dès 1863, le ministre de l’Instruction publique Victor Dury, énonçait lors de la promulgation d’une loi sur l’enseignement professionnel : « Notre France est si profondément pénétrée de l’esprit latin qu’il existe un préjugé contre l’enseignement pratique. Ce préjugé ne pousse pas à mieux faire des études classiques, mais il empêche de bien faire des études usuelles » (cité par Troger, Ruano-Borbalan, 2005, p. 73). Aussi, et même si l’histoire de l’enseignement professionnel révèle de profondes mutations ainsi que sa dévalorisation progressive à l’ère de la massification, il ne fut sans doute jamais aussi légitime – en particulier aux yeux de l’institution scolaire – que l’enseignement scolaire classique, celui des lettres et des humanités.

7Avant la Révolution industrielle, l’essentiel des ouvriers de métier était d’anciens apprentis et compagnons, ayant acquis leur savoir-faire au contact d’un « maître ». Mais l’effectif des apprentis était largement minoritaire par rapport au nombre d’artisans et d’ouvriers en activité. La Révolution industrielle et l’avènement de l’instruction obligatoire ont favorisé la naissance d’écoles professionnelles (à l’initiative de chefs d’entreprises et de municipalités notamment), mais aussi des écoles pratiques du commerce et d’industrie (EPCI) et de quelques ENP (Écoles nationales professionnelles). Si ces écoles dépendaient du ministère du commerce, c’est souvent à l’échelon local que s’est structuré, dans un premier temps, le développement de l’enseignement technique. De 1880 jusqu’au début des années trente, le fonctionnement des structures de formation fut surtout le fait d’initiatives locales associant des directeurs d’établissement, des employeurs, des élus mais également des enseignants, partageant le souci de rapprocher la formation des besoins économiques locaux.

8Il faut attendre la Deuxième Guerre mondiale et le Régime de Vichy pour voir s’institutionnaliser la formation des futurs ouvriers, tandis que l’enseignement technique va continuer à asseoir sa légitimité. Les EPCI et surtout les ENP bénéficient alors d’une forte reconnaissance, du fait de trois éléments : la forte sélectivité à l’entrée en formation, la valorisation de la morale du travail et l’existence de réseaux de placement des élèves sur le marché du travail.

9À l’origine, l’entrée dans l’enseignement technique (comme plus tard dans les collèges d’enseignement technique) était extrêmement sélective (on exigeait, dès 1887, que les candidats soient titulaires du certificat d’études primaires, sachant que ce diplôme n’était obtenu que par à peine 10 % de la population). Cette sélectivité avait pour corollaire une insertion professionnelle satisfaisante, puisque les diplômés des ENP ou des écoles pratiques occupaient des emplois dans l’encadrement ou étaient chefs d’entreprise (Legoux, 1972). Mais ce que révèle le dépouillement du bulletin de l’association des anciens élèves des ENP, – sur une durée s’étalant de 1896 à la veille de la Seconde Guerre mondiale –, c’est combien régnait une solidarité entre ces élèves avec un souci de lobbying visant à assurer l’insertion et la promotion professionnelles de l’ensemble des membres. Ainsi, les ENP ont constitué le terreau d’une solidarité professionnelle intergénérationnelle. Mais tout autant que cette solidarité intergénérationnelle qui assura une promotion aux élèves de l’enseignement technique, ce sont aussi les valeurs affirmées lors de la formation qui caractérisaient cet ordre d’enseignement, et ce, jusqu’à la fin des années soixante. « Le sens de l’effort en est la valeur morale de référence. Elle fonde à la fois la dignité individuelle du travailleur, la reconnaissance de son identité dans le collectif de travail et sa légitimité citoyenne, l’effort de production étant au service de la nation » (Troger, 2002, p. 57). Un tel modèle de formation pouvait largement trouver dans la société de l’époque un pendant, quasiment un soutien « mécanique » assurant une continuité entre l’apprentissage et l’insertion professionnelle, celle-ci contribuant à donner un effet attractif à la formation en ENP.

10Des années 1880 à 1914, l’enseignement technique (qui allait se doubler et se distinguer progressivement de l’enseignement professionnel) s’impose comme mode de formation de l’élite ouvrière, mais également de sa moralisation. 1919 marque un tournant dans l’organisation de l’enseignement professionnel : la loi Astier crée le CAP sous forme de cours professionnels, consacre ainsi un diplôme avec des contenus identifiés, et mobilise fortement les communes pour la mise en place de structures d’accueil et de formation spécifiques.

De la loi Astier à l’étatisation de la formation des ouvriers

11La loi Astier « est historiquement importante. Elle pose le principe d’un enseignement technique de masse, gratuit et obligatoire. Le savoir professionnel s’ajoute à l’instruction primaire dans la formation de base du jeune ouvrier. En outre la loi définit l’instruction professionnelle comme devant durer trois ans et déboucher sur le CAP, conception que l’on retrouvera dans l’organisation des centres d’apprentissage » (Charlot, Figeat, 1985, p. 249). Cette loi prévoit la mise en place de cours professionnels ou de perfectionnement. Les cours professionnels s’adressent aux apprentis et sont sanctionnés par le CAP. Tandis que les cours de perfectionnement visent une qualification supplémentaire des ouvriers et pouvant déboucher sur le brevet professionnel. Les cours professionnels incarnent la première véritable mesure institutionnelle visant à organiser un enseignement professionnel initial pour les futurs ouvriers (Terrot, 1997).

12La création au début des années 1920 d’un sous-secrétariat d’État à l’enseignement technique, à la suite du transfert de l’enseignement technique, sous tutelle jusqu’alors du ministère de l’industrie, au ministère de l’Instruction publique, ouvrait la voie à la scolarisation de la formation des ouvriers. Les travaux d’historiens ont souligné que cette situation de l’après-guerre a conduit les politiques à considérer que l’enseignement technique devait recruter des élèves destinés comme leurs parents à devenir ouvriers (Cornu, 1989). Pourtant, les rares données dont on dispose montrent que plus l’enseignement technique a accru sa réputation auprès des employeurs, plus la sélectivité à l’entrée des formations s’est affirmée. Progressivement, l’enseignement technique voit « s’embourgeoiser » son public à partir des années 1920 (Brucy, 2005), surtout que pour être longtemps maintenu dans le système de formation, il fallait disposer de ressources matérielles. Parallèlement, « les écoles d’enseignement primaire supérieur (EPS et cours complémentaires), plus nombreuses que les écoles techniques, offraient des études accessibles aux mêmes publics, beaucoup moins coûteuses, et débouchant sur des professions administratives ou commerciales aussi attrayantes que les emplois offerts dans les secteurs de la production industrielle » (Pelpel, Troger, 1993, p. 161). L’enseignement technique a pu assumer une ascension sociale : en effet, comparés aux salariés formés sur le tas, les ouvriers et techniciens issus de cet enseignement ont connu une rapide mobilité ascendante au sein des entreprises. Destinées progressivement à former l’encadrement intermédiaire, les EPCI et surtout les ENP ont affirmé l’importance de la culture générale dans la formation, renvoyant ainsi à l’entreprise la fonction de l’apprentissage pratique du métier (Brucy, 1998). La crise des années 1930 a accentué les débats sur la nécessité d’institutionnaliser et d’« étatiser » la formation professionnelle, ce qui a conduit à l’éloignement progressif de l’apprentissage du contexte de production.

13Ainsi, la lente mais réelle scolarisation de la formation des futurs ouvriers est entraînée par le processus d’ouverture de l’enseignement aux catégories populaires : en portant l’obligation scolaire à 14 ans en 1936, la Loi Jean Zay préfigure l’intégration de la formation professionnelle à l’institution scolaire et conduit, en même temps, à poser les jalons d’une orientation scolaire – au sein de l’école – comme étape préalable à l’orientation professionnelle.

14À la veille de la Seconde Guerre mondiale, et malgré les différentes incitations et lois instituant un enseignement professionnel gratuit et obligatoire (comme l’énonce la Loi Astier 1919), pour la plupart des jeunes, l’apprentissage d’un métier s’effectuait essentiellement « sur le tas ». En dehors de quelques écoles d’entreprise – notamment les Écoles Renault et Peugeot qui répondirent favorablement à l’incitation de la Loi Astier –, ce sont les EPCI qui monopolisaient la formation professionnelle, en qualifiant les futurs techniciens et personnels de maîtrise, tout en présentant une partie de leurs élèves aux épreuves du CAP. Les cours professionnels n’accueillaient pas plus de 160 000 jeunes en 1929, et ils n’étaient que 9 000 à obtenir le CAP la même année. Les élèves issus des EPCI avaient l’avantage de gravir assez rapidement les échelons dans les entreprises, et ils étaient nombreux à devenir contremaîtres ou agents de maîtrise. Cette évolution qui conduisait paradoxalement à ce que les EPCI forment davantage de titulaires de CAP que les cours professionnels à destination d’apprentis, renforça la hiérarchie entre l’enseignement technique et la formation professionnelle. Ainsi, le propos de Maurice Lacoin, ingénieur à la Compagnie Paris-Orléans, compagnie qui organisait des cours à destination d’ouvriers qualifiés, illustre cette hiérarchie : « Je crois qu’il faut poser comme idéal la distinction complète : les Écoles pratiques devant former l’élite et les autres la masse ; d’où la nécessité de deux moyens de contrôle différents : le Certificat d’études pratiques pour les Écoles pratiques et le CAP pour la masse des apprentis »6. La dignité des EPCI a été confirmée quelques années plus tard – en Août 1941 – lorsqu’elles seront transformées en Collèges techniques. De même, les ENP, plus sélectives que les EPCI, et qui étaient censées former des « professionnels sans spécialité », vont réclamer par la voix de la Société des anciens élèves que leur diplôme soit reconnu comme l’équivalent du baccalauréat et du titre de « sous-ingénieur ». Le chômage grandissant dans les années trente conduit à la prise de conscience du rôle de la formation professionnelle. Observant que la plupart des chômeurs ne disposent pas de qualification professionnelle, Hippolyte Luc, directeur de l’enseignement technique, soutient que la priorité est « de former un nombre le plus important de gens qualifiés, cadres moyens qualifiés, ouvriers qualifiés, ingénieurs qualifiés, dignes de leurs titres »7. Pour que CAP assure à l’employeur la maîtrise d’aptitudes immédiatement opérationnelles, il fallait que l’État en garantisse et en contrôle les enseignements dispensés. Ainsi, dans la deuxième moitié des années trente, la signature de conventions entre branches professionnelles et syndicats, sous le contrôle de l’État, inaugure un nouveau partenariat. En effet, la formation n’est plus seulement affaire de négociations de gré à gré entre employeurs, enseignants et apprentis. Elle repose sur la formalisation d’objectifs et de modes de reconnaissance qui engagent différents acteurs, et placent l’État en position de force.

La formation des ouvriers sous Vichy

15Sous le gouvernement Vichy, les écoles techniques furent sollicitées pour participer à la formation des ouvriers. Dans un second moment, la création des Centres de formation professionnelle (CFP) devait achever à la fois la préparation d’une main-d’œuvre qualifiée et sa formation idéologique. La réhabilitation du « travail manuel » s’accommodait d’une valorisation d’un enseignement professionnel posé comme culture autonome. De septembre 1939 à juin 1940, c’est la direction de l’Enseignement technique qui est chargée des centres de formation professionnelle en vue de qualifier les jeunes. Mais les centres de formation professionnelle sont mobilisés pour un second objectif entre septembre 1940 et janvier 1942 : il s’agit de lutter contre le chômage des jeunes tout en les formant à des valeurs « morales » et « culturelles ». Antoine Prost observe que sous Vichy, « l’apprentissage en école apparaît véritablement en France comme un remède au chômage, et non d’abord comme un enseignement. Faute de pouvoir mettre les jeunes au travail, on les met à l’école » (Prost, 1981, p. 555). À partir de janvier 1942, considérés désormais comme des organismes de formation reconnus, les CFP sont sous le contrôle du secrétariat général à la Jeunesse. C’est la direction de l’Enseignement technique qui a le plus supervisé la création de centres en leur fixant les programmes à enseigner. Les CFP sont surtout implantés dans les grandes villes industrielles, notamment en région parisienne. Les jeunes formés dans les CFP étaient majoritairement issus de milieux défavorisés, ce qui explique les difficultés quant au déroulement des études : absentéisme, rébellion à l’égard de la discipline scolaire et scepticisme à l’égard de l’efficacité de la formation étaient manifestes.

16Le gouvernement Vichy a non seulement unifié l’enseignement professionnel – en particulier la normalisation des contenus de formation du CAP et l’exclusivité accordée au ministère de l’Instruction publique dans la délivrance des diplômes professionnels et techniques – mais aussi, il a affirmé le rôle de l’État qui va intervenir dans un domaine qui fut longtemps laissé à l’initiative d’autres acteurs, patronat, associations et syndicats notamment. La loi du 4 octobre 1943 dépossède définitivement les autres instances de leur pouvoir d’attribution de diplômes. En même temps, et alors même que le CAP n’était pas encore préparé au sein de l’institution scolaire, on peut voir dans la normalisation d’un tel diplôme un certain éloignement des réalités et des besoins professionnels des entreprises. Entre la spécialisation du CAP et son caractère « général », la vivacité des débats – opposant milieux patronaux et hauts fonctionnaires de la Direction de l’Enseignement technique – laissait augurer les débats actuels autour d’une formation éloignée de l’atelier – ou du contexte professionnel –, et une formation plus ancrée dans les contextes professionnels.

17L’enseignement professionnel n’a pas connu la même histoire que l’enseignement technique. Moins sélectif, bénéficiant d’une moindre reconnaissance et disposant de faibles réseaux formels de solidarité, il conservait néanmoins une image positive avant sa scolarisation. Les centres d’apprentissage, remplacés par les CET en 1963, ont accueilli un public sélectionné sur concours (et ce, jusqu’en 1967). Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la période dite des « Trente glorieuses » consacre la formation professionnelle des ouvriers, dont le prestige est reconnu tant qu’elle est sélective et relativement autonome par rapport au système scolaire. C’est aussi la période où se confirme le rôle central de l’État dans le développement de la formation professionnelle et des structures scolaires.

La croissance d’un ordre et l’essor d’un système de formation original

18A la Libération, les besoins économiques et les efforts en vue d’une reconstruction des infrastructures industrielles favorisent un consensus entre le patronat et les promoteurs d’un Etat keynésien, en l’occurrence les syndicats ouvriers et les partis de gauche qui défendent une intervention étatique plus ambitieuse, dans les domaines de l’emploi et de la formation. C’est le début d’une mise en équivalence entre les niveaux de qualification et les grilles de salaire (Desrosières, Thévenot, 1988). « Dans les grilles “Parodi” conçues dans l’après-guerre, et qui proposent des listes détaillées de métiers ou d’emplois, il est généralement fait référence à des diplômes attestant de la qualification ouvrière ou d’employé (CAP et BEP), plus rarement à d’autres diplômes. Dans les grilles dites “à critères classants”, négociées dans les grands secteurs industriels dans les années soixante-dix, la référence au diplôme est quasi systématique dans la mesure où le niveau de connaissance requis est l’un des quatre ou cinq grands critères de classement des emplois retenus » (Jobert, Tallard, 1997, p. 77). Si les diplômes sont intégrés dans les modes de recrutement et d’affectation des salariés aux emplois, ils constituent un enjeu autrement plus important, et l’on comprend pourquoi leur remise en cause en période de crise du marché du travail devient d’autant plus sensible qu’ils ont contribué à la définition d’un « compromis social ».

L’étatisation de la formation des ouvriers

19Les Centres d’apprentissage (CA) – qui remplacent les centres de formation professionnelle en 1944 – sont rattachés à la Direction de l’enseignement technique. En 1949, ils se voient affectés à la mission de former des futurs ouvriers et employés qualifiés, mais avec de forts relents moralistes. La loi du 21/02/1949 précise la nature de l’enseignement : il s’agit de dispenser un « enseignement technique, théorique et pratique d’une profession déterminée et un enseignement général comportant la formation physique, intellectuelle, morale, civique et sociale des jeunes gens complétée, pour les jeunes filles, par une formation ménagère ». De fait, le CAP se prépare à l’école et l’accès à cette préparation reste encore soumis à un concours sélectif. Un corps d’inspection est également créé dès 1946 afin de coordonner les actions entre les métiers et l’administration. Le processus d’étatisation de la formation des ouvriers s’effectue à travers la centralisation des modes d’élaboration et de formalisation des contenus à enseigner. La mise en place des Commissions nationales professionnelles consultatives – appelées aujourd’hui Commissions professionnelles consultatives, (CPC) – visait à rapprocher différents acteurs, fonctionnaires de l’administration, fédérations patronales, syndicats de salariés et d’enseignants, afin de créer, rénover ou supprimer des diplômes. On note un accroissement du nombre d’élèves scolarisés dans les CA : leur nombre passe de 45000 en 1944 à près de 100000 en 1946. Au début des années soixante, la séparation entre l’enseignement technique et l’enseignement professionnel devient plus explicite : les ENP deviennent des lycées techniques d’État, les collèges techniques deviennent des lycées techniques, tandis que les CA sont baptisés collèges d’enseignement technique (CET). Ces derniers accueillent à cette période 200000 élèves. Ce sont les disciplines de la métallurgie, de la mécanique et de l’électricité qui prédominaient dans les CET (dans les CET masculins, ces spécialités regroupaient 56 % des effectifs). Ces spécialités offraient de fortes chances d’insertion professionnelle en rapport avec la qualification8.

20L’intégration de l’enseignement professionnel à l’Éducation nationale débute par l’intégration, en 1949, des centres d’apprentissage à l’enseignement technique. Mais cette intégration voulue par un pouvoir soucieux de constituer l’unité de l’enseignement technique et professionnel ne sera pas effective dans les faits. En effet, les collèges techniques et les écoles nationales professionnelles ont continué à recruter leurs élèves parmi une élite sociale, tandis que les centres d’apprentissage vont accueillir essentiellement un public issu de milieu populaire. Aux premiers établissements la formation des futurs techniciens tandis qu’aux seconds revient la formation des futurs ouvriers. A la veille de la massification scolaire et du durcissement de la sélection au sein de l’enseignement général et technologique, l’enseignement professionnel a su imposer une image plutôt favorable dans les milieux populaires, qui étaient largement composés de la classe ouvrière. Dans les années cinquante et alors que la population active était à près de 86 % sans diplôme professionnel, les besoins en qualification assuraient aux titulaires d’un CAP une insertion professionnelle doublée d’une reconnaissance sociale.

21Si le mouvement de scolarisation de la formation professionnelle a su mobiliser la classe ouvrière, c’est sous le double effet de politiques incitatives – la puissante organisation patronale qu’est l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) a œuvré pour un développement d’une formation intégrant des savoirs scolaires et théoriques, et son projet fut relayé par de nombreux hommes politiques – et de l’émergence de courants d’idées militant pour l’accès à la culture et à la citoyenneté. À côté de l’éducation populaire et de la défense de l’idée d’une démocratisation de l’accès aux études, le projet d’une formation professionnelle adossée à une formation technique et humaine s’était répandu, y compris chez les politiques au pouvoir.

Élite ouvrière et accès à la culture

22Avec plusieurs décennies de recul, on peut dire que la formation d’une élite ouvrière a désigné un objectif assez proche de ce que fut la défense, dans le système scolaire, de l’élitisme Républicain. Certes, les apprentis étaient ceux qui ne pouvaient pas intégrer le lycée, et donc la voie de l’excellence scolaire, mais leur entrée dans les centres d’apprentissage leur assurait une reconnaissance sociale à la mesure de l’univers professionnel hautement symbolique que constituait la catégorie des ouvriers qualifiés. Comme pour le processus de scolarisation avec lequel elle entretient des liens historiques, la formation des ouvriers a fait l’objet de débats idéologiques et de controverses dans lesquels les thèmes de la justice et de l’égalité sociale de conditions occupaient une place princeps.

23Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la thématique de l’égalité des chances est défendue par les Compagnons de l’Université nouvelle. Mais l’égalité des chances n’est promue comme principe politique qu’au moment de la massification. L’enseignement secondaire dans les lycées était réservé aux classes bourgeoises urbaines et à quelques boursiers minoritaires ; tandis que les collèges étaient destinés à la bourgeoisie de province ; enfin l’enseignement primaire supérieur (complétant le certificat d’études primaires par des cours de technologie et d’apprentissage d’un métier) accueillait surtout les enfants des classes moyennes, de l’aristocratie ouvrière ou paysanne. L’immense majorité des enfants de milieu populaire apprenaient le métier « sur le tas ». Dès 1918, de jeunes enseignants militent pour une école méritocratique, dans laquelle chacun puisse réussir selon ses capacités et non selon ses origines sociales. L’idée d’une « école unique » voit le jour, et préfigure le Plan Langevin - Wallon (1947). Ce plan insiste sur la nécessité d’une orientation tardive et d’une élévation « continue du niveau culturel de la nation » (p. 183). « L’organisation nouvelle de l’enseignement doit permettre le perfectionnement continu du citoyen et du travailleur. En tout lieu, des agglomérations urbaines jusqu’aux plus petits hameaux, l’école doit être un centre de diffusion de la culture » (Langevin-Wallon, p. 181).

24L’Université nouvelle – qui fut appelée avant la Grande Guerre l’Université ouvrière – était fondamentalement inspirée des idées marxistes et communistes, et les valeurs qu’elle défendit, en particulier autour de la critique du capitalisme et de la promotion d’une culture ouvrière, ont constitué un appui symbolique aux enseignements dans les centres d’apprentissage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Soulignons aussi que les syndicats ont œuvré pour le développement de la formation des adultes, une formation identifiée à un processus d’acculturation des ouvriers à une culture humaine (les centres syndicaux de formation créés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale devaient assurer cette mission ; les principaux syndicats étaient concernés : CGT, CGT-Force Ouvrière ; CFTC, CGC…). La promotion d’une culture populaire à travers des cours organisés par les bourses de travail visait à contrer la domination capitaliste et à donner au mouvement ouvrier une dimension politique et universelle9.

Le rôle de l’éducation populaire

25La promotion de la formation des ouvriers était contemporaine au processus d’institutionnalisation des centres d’apprentissage et de valorisation de l’enseignement technique. Mais si ce développement connaît un succès dès la fin des années quarante, c’est non seulement parce que les besoins en main-d’œuvre dans une économie en reconstruction étaient très importants, mais aussi parce le mouvement dit d’« éducation populaire » s’est progressivement approprié la thématique de la formation professionnelle, en veillant à bien distinguer « éducation » et « formation ». Mais l’éducation populaire ne milite pas pour une école sous sa forme classique. Elle s’appuie surtout sur la catégorie « formation » qui considère les élèves (ou les formés) dans leur globalité, irréductible à leur seul « niveau scolaire », même si elle continue à viser des objectifs normatifs, proches de ceux affirmés explicitement par l’institution scolaire. « La formation remplit la même fonction que l’école, mais elle en refuse le mode de fonctionnement et les rôles. Le vocabulaire en témoigne, où les formateurs, instructeurs ou animateurs remplacent les professeurs, les stagiaires les élèves, les sessions, stages ou séminaires, les cours. Mais qu’on ne s’y trompe pas : la formation, c’est l’école sans la forme scolaire, et son développement participe du même mouvement général que l’extension de la scolarisation » (Prost, 2004, p. 670). Héritière d’une histoire où se confondent émancipation ouvrière et encadrement extrascolaire des jeunesses populaires, cette éducation populaire visait davantage à former le caractère et les attitudes et qu’à transmettre des connaissances. A la Libération, de nombreuses associations (telles Peuple et Culture, Travail et Culture…) militent pour développer une éducation populaire et former à cette fin des animateurs et des éducateurs spécifiques. Ces associations jugent scandaleux que l’ouvrier soit privé de culture et n’accède pas au patrimoine légué par le passé. L’éducation populaire incarna un projet collectif visant à l’émancipation des populations dominées, populations qu’il convenait de socialiser par d’autres modes de formation et pratiques pédagogiques. Les pratiques de formation s’attachent à développer des pédagogies explicites et rationalisées, à promouvoir la coopération entre les individus, à donner le primat à l’action sur les discours supposés rendre passifs les élèves, et à prendre en considération les affects des apprentis dans la relation pédagogique. Mais l’entrée dans les centres d’apprentissage ou plus tard, dans les collèges d’enseignement technique, parce que soumise à une sélection, offrait en quelque sorte une double garantie : elle présupposait que les élèves étaient « motivés » pour cet enseignement ; elle garantissait une continuité entre les générations puisque provenant pour l’essentiel de milieu ouvrier, les élèves étaient censés en partager les valeurs et être réceptifs à une culture qui a longtemps été celle de l’effort et de la nécessité (Hoggart, 1957).

Sélection, solidarité et morale du travail

26L’enseignement professionnel a su, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, garantir un statut social et professionnel aux titulaires du CAP : on devenait directement ouvrier professionnel avec la perspective de connaître une promotion dans l’entreprise. Jusqu’au milieu des années soixante, et en prenant appui sur le système des conventions (Tanguy, 1989), les établissements nouaient des liens étroits avec les organisations patronales, ce qui assurait une alternance école-entreprise plus ou moins réussie. Ce partenariat, basé sur des intérêts proches (former des élèves pour mieux les insérer, insérer les élèves pour mieux les former au savoir professionnel), se traduisait par « un engagement préférentiel » dans la mesure où les entreprises signataires des conventions privilégiaient leurs stagiaires lors des recrutements. Certains élèves considérés comme « bons » étaient convoités par les enseignants afin qu’ils deviennent à leur tour professeurs dans l’EP. « Le travail est une liturgie morale » selon un professeur d’une École normale nationale d’apprentissage (1946, cité par Troger 2002). Ainsi, la morale du travail constituait un objet de consensus entre la formation de l’homme – un homme citoyen et travailleur – et son adaptation aux exigences économiques. Ce projet éducatif combinait des principes idéologiques alliant l’accès à la culture – incarnée par l’enseignement général – et la maîtrise d’une culture technique et professionnelle irréductible au seul savoir-faire (ou aux compétences professionnelles). Si le marché du travail était déficitaire en main-d’œuvre, et bien que les enseignants ne pouvaient négliger cette réalité, ils considéraient que la formation professionnelle – définie comme apprentissage du « métier » – devait en elle-même comporter une dimension éducative. Il s’agit alors de « donner au jeune homme et à la jeune fille un bon et beau métier » (Canonge, 1969). La morale du travail est définie en terme d’attention et de goût de l’effort dont le travailleur doit faire preuve. Pourtant, loin d’avoir constitué cet univers de formation pacifié, les centres d’apprentissage ont également connu de la violence et du chahut exprimant le plus souvent la résistance des apprentis à l’enseignement théorique. Cependant, la majorité d’entre eux finissaient par s’impliquer dans leur formation parce qu’assurés d’en dégager une reconnaissance tant professionnelle que sociale. Aujourd’hui, la culture juvénile s’est autonomisée par rapport à la culture scolaire, et l’école ne peut revendiquer le monopole d’accès à la « Culture » (Dubet, 1991). À cette époque, à peine ¼ de la population entrait dans le secondaire, ce qui offrait aux diplômés du technique et du professionnel des perspectives d’insertion contrebalançant (de manière relative certes) la domination de l’enseignement général. Les centres d’apprentissage ont, dès l’origine, eu pour public non seulement des apprentis issus de milieu populaire, mais aussi provenant de la frange la plus défavorisée de ce milieu (Charlot, Figeat, 1985). Ainsi, là où l’enseignement technique a affirmé une identité valorisée car préparant aux métiers de l’encadrement intermédiaire, l’enseignement professionnel a été identifié à une institution de formation d’une élite ouvrière qui, quoiqu’issue des milieux les plus dominés, a bien connu une ascension sociale. Cela conduit à penser que le professionnel et le technique, bien que liés historiquement, ne relèvent pas d’une « même culture ». Ainsi, l’uniformité des sections du technique (notamment dans l’industrie) allait de pair avec une faible diversification de sa population scolaire. Tandis que les centres d’apprentissage, parce que devant former des ouvriers qualifiés, ont été plus exposés à la hiérarchie des métiers. Du coup, et alors même que les CA accueillaient un public dominé socialement, une hiérarchie à l’intérieur de ce public émergeait, un peu à l’image de ce que l’on peut constater aujourd’hui dans les LP. Plus en difficultés scolaires, les élèves des CA rappellent un peu ceux du LP. Et l’un des enseignants des ENNA disait en 1949 : « Il faut réussir là où l’école primaire a échoué » (cité par Pelpel, Troger, p. 171). Aujourd’hui, c’est plutôt l’expérience malheureuse en collège qu’il s’agit de réparer, sachant que les contraintes deviennent autres par temps de crise du marché du travail et de doutes quant à l’efficacité des diplômes.

27Si la promotion sociale et professionnelle était souvent au bout de la qualification, elle se doublait d’une proximité culturelle entre les enseignants et leurs apprentis, pour donner à la formation une consistance tout autant pédagogique que symbolique.

Les « anciens » professeurs de l’enseignement professionnel : une proximité culturelle avec leurs élèves

28Les centres de formation professionnelle, devenus des centres d’apprentissage, disposaient d’enseignants issus directement du monde professionnel ouvrier. Leur enseignement puisait sa légitimité dans un savoir-faire professionnel lié à leur expérience d’ancien ouvrier. Jusqu’en 1968, enseigner dans un CA ou un CET n’était soumis qu’à une exigence : justifier de cinq années d’expérience professionnelle. Jusqu’au milieu des années soixante-dix, la plupart des enseignants avaient exercé dans l’industrie, et plutôt dans les grandes entreprises. Ce sont les anciens salariés des industries mécaniques et métallurgiques qui avaient l’expérience la plus longue et la plus stable avant d’intégrer l’enseignement. La spécificité sociologique de cette catégorie d’enseignants résidait dans leur origine sociale, plus ouvrière que celle des autres enseignants du secondaire. Elle résidait aussi dans leur habitus professionnel qui en faisait des enseignants socialisés aux exigences professionnelles, à la culture ouvrière, tout en vivant leur nouveau métier comme une promotion sociale. Cela les rapprochait de leurs élèves, d’autant plus que ces derniers étaient sélectionnés avant leur entrée dans les collèges d’enseignement technique. Cette sélection avait valeur de « motivation » pour devenir ouvrier, et ne s’apparentait pas à une orientation par l’échec. Ainsi, si les uns et les autres n’ont pu rejoindre l’enseignement général à l’issue du premier cycle du secondaire, c’est moins pour des raisons scolaires (de niveau), que parce qu’ils étaient portés par le projet familial d’apprendre un métier dans une école professionnelle. La comparaison entre ces enseignants et les professeurs issus des sections de techniciens supérieurs laissait apparaître, selon leur trajectoire, des rapports différenciés au métier et aux finalités de la formation. Cette réalité prend aussi une autre tournure en période de crise du marché du travail. « Ainsi, alors que les PEPP [professeurs d’enseignement pratique professionnel] diplômés de l’enseignement professionnel et devenus enseignants après avoir été ouvriers se présentent comme de bons élèves, condition nécessaire, pour surseoir à la mise au travail à 14 ans et mériter, aux yeux de leur famille et de l’institution scolaire, l’entrée dans une école professionnelle, les PEPP diplômés du technique supérieur se présentent plutôt comme des élèves moyens (ou en retard) dont la scolarité a été soutenue par les parents. Alors que les plus âgés pouvaient d’autant plus volontiers se soumettre à la loi de la nécessité du travail que l’accès à un emploi qualifié était synonyme d’émancipation familiale, la génération des diplômés du technique supérieur va être soumise à un marché du travail tendu où les offres d’emploi diminuent de telle sorte que leurs diplômes ne suffiront pas pour obtenir les places convoitées » (Tanguy, 1991, p. 40).

29Dans un domaine aussi vaste et répandu que la mécanique, les anciens professeurs ont su mobiliser des ressources idéologiques et symboliques capables de donner du sens aux savoirs professionnels et à la culture générale. Ce sont les métiers de la mécanique qui ont produit l’image littéraire et syndicale de l’ouvrier professionnel. L’autorité du maître sur l’élève était subsumée par la figure de l’ouvrier professionnel et par la croyance en l’émancipation de l’apprenti, à mesure qu’il « incorporera » les valeurs de la culture professionnelle du métier. Celles-ci en feraient un citoyen autonome. La violence des relations sur fond de brimades des enseignants des CET envers les élèves était « justifiée » par la croyance en leur nécessaire socialisation à des contraintes professionnelles et relationnelles, ce qui en ferait de « bons » ouvriers. En reléguant ces établissements au sein de l’institution scolaire, la massification fragilise le projet émancipateur de l’enseignement professionnel que la classe ouvrière stable et organisée a soutenu. Aussi, l’une des différences majeures que l’on peut relever entre les enseignants d’aujourd’hui et ceux qui ont enseigné aux anciennes générations (ils étaient issus du monde industriel notamment) réside dans le degré de légitimité que ces derniers pouvaient avoir auprès de leur public, dans la mesure où il existait une cohérence, sorte de « contrat implicite » entre l’effort à consentir pour se former et la construction d’un savoir professionnel garant d’une autonomie au travail. Mais plus qu’une question d’habitus et de trajectoire professionnelle ayant plus ou moins forgé des dispositions favorables à l’enseignement à des élèves de milieu ouvrier, il semble que ce soit le devenir de ceux-ci qui servait de principe de justification, l’entrée dans la vie active assurait une continuité intergénérationnelle, bien révolue aujourd’hui.

30Une proximité culturelle a rapproché les anciens enseignants des CET de leur public. Cette proximité, Lucie Tanguy (1991) y voit une efficacité symbolique puisque les enseignants avaient d’autant plus de légitimité à former de futurs ouvriers qu’ils étaient eux-mêmes d’anciens ouvriers. De son côté, Claude Grignon (1971) pose cette proximité comme la condition nécessaire d’un processus de « domestication » d’une élite des réprouvés, programmée pour assurer un encadrement intermédiaire en incorporant les principes d’une division sociale du travail, reflet d’une hiérarchisation entre les savoirs et les formes d’exercice du pouvoir. Aujourd’hui, à la proximité culturelle entre enseignants et élèves, s’est substitué une proximité d’un autre type : nous la qualifions de proximité de condition, parce qu’elle dessine de nouvelles configurations à l’expérience scolaire dans les LP aujourd’hui.

31Les valeurs véhiculées par les enseignants des CA et des CET puisaient leur origine dans une double filiation : celle de la culture professionnelle ouvrière et celle des valeurs humanistes qui furent véhiculées par l’éducation populaire et d’une manière générale, par ceux qui voyaient dans la formation des ouvriers le moyen d’une émancipation sociale tout autant que politique. À cet égard, et sans que l’on puisse soutenir qu’elle eut un effet mécanique sur les pratiques pédagogiques des enseignants, les ENNA ont joué un rôle non négligeable dans la socialisation professionnelle des professeurs exerçant dans l’enseignement professionnel.

Les ENNA et la promotion de la culture technique et humaniste

32À l’origine, les premiers professeurs qui interviennent dans les centres d’apprentissage, et notamment pour assurer un enseignement général, sont d’anciens instituteurs ou avaient dans certains cas enseigné dans les EPCI. Très vite, ils vont s’approprier l’enseignement en lui donnant une finalité beaucoup plus large que celle attendue par les employeurs. Ceux-ci s’étaient faiblement mobilisés sur les programmes d’enseignement et l’organisation des examens. « Disposant de ressources matérielles et humaines de l’institution scolaire, les enseignants s’imposèrent donc rapidement comme des partenaires indispensables dont l’action ordinaire contribua puissamment à diffuser les valeurs qui avaient cours dans les milieux convaincus de la supériorité de la formation en école sur la formation en entreprise, valeurs qui s’inscrivaient dans le projet républicain de post-école » (Brucy, 2005, p. 21). À côté des enseignants des EPCI, il y avait également des moniteurs techniques qui assuraient un enseignement professionnel. Ils étaient issus du monde ouvrier, avec une expérience professionnelle en tant qu’ouvrier ou artisan. L’absence de formation pédagogique de ces moniteurs a été compensée par leur savoir-faire et leur rapport au travail auquel ils socialisaient leurs élèves. Les professeurs de l’enseignement technique et professionnel ont eu progressivement un statut de fonctionnaire. La Direction de l’Enseignement technique décide en 1950 de fonctionnariser les enseignants du technique et du professionnel par tranche de 10 % ; ceux de l’enseignement général le sont à partir de 1951. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on dénombre plus de 800 centres de formation professionnelle qui sont mis à contribution par une politique étatique soucieuse de promouvoir la formation des ouvriers et des techniciens. Les besoins économiques (en matière d’équipement et de consommation) sont identifiés et la politique interventionniste de l’État-providence accélère l’institutionnalisation de la formation des ouvriers. L’enseignement professionnel devient un objet de consensus entre les différents partis politiques, même si le parti communiste est le seul à y voir un « enseignement de la classe ouvrière » (Troger, Ruano-Borbalan, 2005). De nombreux acteurs (chercheurs tels que Jean Fourastié, Georges Friedmann, Pierre Naville, responsables institutionnels, militants de l’enseignement technique affiliés à l’AFDET…) œuvrent pour promouvoir une culture technique, qui devrait former l’homme au même titre que la culture classique (ou les humanités)10. Un tel projet passait par la valorisation des savoirs techniques et leur promotion au sein de l’institution scolaire. Plus particulièrement, l’enjeu était de faire reconnaître les savoirs techniques comme des savoirs d’égale valeur avec ceux désignant la « culture scolaire » traditionnelle (les lettres, les humanités, les mathématiques…). L’enjeu était également de les articuler au sein d’un programme de formation cohérent. Ainsi, l’un des pionniers ayant œuvré pour la promotion de l’enseignement et de la culture techniques, Fernand Canonge, écrivait : « L’enseignement technique associe l’apprentissage manuel à l’acquisition d’une culture technique fondée sur les données mathématiques et scientifiques. Le tout est couronné par un enseignement général répondant aux curiosités désintéressées et aux besoins les plus généraux de l’esprit humain » (cité par Pelpel, Troger, op. cit., p. 258). C’est dans les ENNA (Écoles normales nationales d’apprentissage) que ce projet d’une formation humaniste et technique est intégré aux préoccupations pédagogiques.

33Créées en 1945, et inspirées des ENSET (Écoles normales supérieures de l’enseignement technique), les Écoles normales nationales d’apprentissage avaient pour mission de former les futurs professeurs de l’enseignement professionnel, professeurs d’enseignement général et professeurs d’enseignement pratique et professionnel (à cette époque, on comptait 100000 élèves dans les CA). Les ENNA, dans une période d’essor industriel et de promotion de l’enseignement professionnel en cours de normalisation, ont su véhiculer une culture à la fois professionnelle et humaniste, en étroite cohérence avec les valeurs de la culture ouvrière. Durant leur existence – pendant près de quarante-cinq ans –, les ENNA ont valorisé une éducation populaire doublée d’un humanisme technique. La culture enseignée dans les ENNA, en tant qu’établissements de formation des futurs enseignants de CET (puis de LP jusqu’en 1990), était basée sur la valorisation du travail en commun, « riche en travaux collectifs » (Gonin-Bolo, 2003, p. 71). En formant des futurs enseignants à un humanisme technique, en les socialisant à des démarches pédagogiques constructivistes, et en développant une réflexion sur le travail et ses valeurs, les ENNA ont promu une conception originale des objectifs de formation : ceux-ci visent à « extirper le métier de ses racines empiriques, [à] associer l’apprentissage du métier à la formation de l’être social et à son épanouissement personnel » (Agulhon, 1994, p. 23).

34Pour les formateurs en ENNA, il fallait socialiser les futurs enseignants à la notion d’« apprentissage méthodique et complet », notion qui vit le jour dès la première Internationale en 1866 et qui est réactualisée au milieu des années vingt. L’apprentissage méthodique réfère à un ensemble d’activités graduées, allant du simple au complexe. Cet apprentissage est également complet dans la mesure où il associe les savoirs généraux et les travaux pratiques.

35L’ère révolue des ENNA a suivi le déclin d’un « ordre ancien », celui d’une culture professionnelle ouvrière, posée comme immanente au travail productif et à la socialisation des nouvelles générations avec l’appui des « anciens », ouvriers de métier devenus enseignants de CET, puis de LP. À première vue, cet ordre antérieur semble avoir été supplanté par de nouvelles configurations institutionnelles. Ainsi, la création, en 1990, des IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres) a précipité le déclin de la culture « communautaire » qui a socialisé plusieurs générations de formateurs et d’enseignants de LP (Robert, Terral, 2000).

36À la veille de la massification scolaire et plus particulièrement de l’accueil en LP des élèves le plus en difficulté au collège, tout semble avoir concouru pour que la formation des ouvriers soit prise en charge collectivement, même si le collectif en question, entre l’État, les syndicats ouvriers et le patronat, était loin d’être unanime sur les finalités de la formation. Le compromis autour de la formation entre les différents acteurs a débouché sur un consensus que consacra la mise en équivalence entre les diplômes et l’emploi. Plus tard, au milieu des années soixante, la Commission de la main-d’œuvre du V^e plan (1966-1970) a défini les besoins de formation par profession, pour ensuite les formuler en termes de niveaux de formation. C’est en 1969 que la nomenclature des niveaux de qualification à l’œuvre aujourd’hui a été institutionnalisée. Mais cette mise en équivalence entre les niveaux de formation et l’emploi était efficace et suscitait l’adhésion tant que le marché du travail continuait à accueillir sans entrave les sortants du système scolaire. De même, si les valeurs véhiculées par l’enseignement professionnel trouvaient écho chez les élèves, c’est bien parce que la mobilité professionnelle ascendante et l’intégration au collectif de travail prolongeaient l’histoire ouvrière, même si les nouvelles générations aspiraient à un monde meilleur. Enfin, et alors même que l’enseignement professionnel était intégré à l’Éducation nationale, tant que la barrière du concours d’entrée dans les CET existait et que l’orientation à l’issue de la classe de 5^e ne s’effectuait pas par défaut, il a su mobiliser les enfants d’ouvriers et leurs familles. La massification des années soixante et surtout celle des années soixante-dix, sur fond de déclin de la classe ouvrière et de progression du taux de chômage, change la donne : de voie d’excellence et de réussite professionnelle, l’enseignement professionnel devient celui de l’orientation contrainte, celui que l’on rejoint lorsque l’on ne peut guère espérer intégrer la voie générale.

La dévalorisation de l’enseignement professionnel à l’horizon de la massification

37La massification scolaire, avec le développement des filières et la valorisation de la voie générale et technologique, relègue un peu plus les lycées professionnels dans leur statut d’auxiliaire des défaillances de l’école, sorte de « roue de secours » pour les élèves le plus en difficulté au collège. La massification et son principe politique qu’est l’égalité des chances n’ont pas contribué à faire de la filière professionnelle une voie d’égale dignité avec la voie générale et technologique. Le déclin du CAP au profit du BEP et le renforcement des difficultés scolaires du public accueilli modifient les missions du LP : il s’agit de « transmettre » des savoirs mais également de « réhabiliter » les élèves.

Massification scolaire et égalité des chances

38L’idéal de l’élitisme républicain attaché à valoriser la réussite des meilleurs élèves, y compris les rares boursiers issus de milieu populaire, n’a pas résisté à la réalité des faits puisque les chances de maîtriser la compétition scolaire restent inégalement réparties selon l’origine sociale. C’est au nom de l’égalité des chances que l’élitisme républicain a été critiqué au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais il ne fut véritablement contesté qu’à la Libération. En défendant l’allongement du temps de la scolarité obligatoire jusqu’à la fin du collège, le plan Langevin-Wallon (1947) voulait neutraliser le poids des inégalités socio-économiques sur la carrière et la réussite scolaires. De fait, l’accueil massif de tous les élèves dans le secondaire était supposé assurer une égalité des chances, les inégalités scolaires « deviendraient donc justes puisque seuls les individus en seraient responsables, étant engagés dans une compétition unique, objective et neutre » (Dubet, 2004, p. 16). Aussi, l’ouverture massive de l’enseignement secondaire réalise partiellement cette ambition visant à favoriser l’égalité des chances, même si l’on continue à observer que ce sont les élèves issus des catégories sociales favorisées qui tirent le plus profit de l’école en y réussissant le mieux, et notamment dans les filières prestigieuses. Mais la rupture progressive avec l’élitisme républicain qui a conduit à la première massification scolaire – au collège notamment – a été « payée » par le discrédit de la voie professionnelle. En effet, là où les enfants de milieu ouvrier intégraient les centres d’apprentissage pour constituer la future élite, voire l’aristocratie ouvrière, les nouveaux entrants dans les centres d’enseignement technique, et plus tard, dans les LEP, ont surtout été définis en terme d’échec scolaire. Le LEP a vu arriver un public en difficulté scolaire et le plus souvent sociale, celui qui semble constituer la population des « vaincus » de la « démocratisation » scolaire : on va moins au LP parce qu’on est enfant d’ouvrier que parce que l’on est en échec au collège !

39Les réformes Berthoin (1959) et Fouchet (1963) inaugurent les politiques volontaristes d’élévation générale des niveaux de qualification, en exprimant des réserves à l’égard de la sélectivité scolaire précoce, parce que nuisant surtout aux enfants issus de milieu populaire. La scolarisation de l’apprentissage entamée à la fin des années quarante est accélérée sous l’effet d’une conjoncture économique favorable, mais aussi parce que le patronat ne peut assumer ni pédagogiquement, ni financièrement le coût de la formation. L’absence de structures de formation susceptibles d’accueillir et de former massivement des ouvriers et techniciens a favorisé la prise en charge par l’État de la scolarisation de l’apprentissage professionnel. La suppression de la Direction de l’Enseignement technique en 1961 marque une étape supplémentaire : la disparition programmée de l’autonomie que les enseignements technique et professionnel ont su préserver depuis plusieurs décennies.

40Les Centres d’apprentissage deviennent des Collèges d’enseignement technique, ancêtres du LP. Mais la suppression en 1967 du concours d’entrée dans les CET favorise l’identification sociale de cette filière à une voie de relégation pour élèves « en échec scolaire ». C’est cette perception des élèves qui prévaut dans le discours des enseignants de collège mais également – avec des nuances – chez les professeurs de lycée professionnel. Si l’enseignement professionnel a constitué jusqu’au tournant des années soixante-dix une voie de promotion sociale pour les enfants des classes populaires, et partant s’il était loin de n’être qu’un agent de reproduction sociale, la situation va devenir plus critique notamment en période de chômage et de recomposition de la classe ouvrière. De même, et alors que la génération des ouvriers de l’après-guerre a connu une ascension professionnelle rendue possible par un système de promotion à l’interne, l’évolution des modes de recrutement des entreprises, privilégiant les jeunes les plus qualifiés et partant, le recours à une main-d’œuvre à l’externe, va conduire à deux conséquences : le surinvestissement des études longues, notamment par les familles ; le discrédit de la voie professionnelle et de ses diplômes. La fin du « compromis fordiste » concomitante à la massification disqualifie la voie professionnelle car elle réduit, pour les ouvriers, les chances de connaître une mobilité sociale ascendante. Aussi, bien que l’unification de l’enseignement secondaire accroisse les chances de poursuite d’études chez les élèves issus de milieu populaire, elle renforce du même coup la sélection scolaire et la crainte d’être « orienté » vers l’enseignement professionnel.

Unification et hiérarchisation de l’enseignement secondaire

41« L’unification » du collège s’est accompagnée d’un développement des filières en lycée, renforçant par là une hiérarchie interne au système scolaire. Avec la massification, une partie des élèves destinés initialement au LP intègre les filières technologiques du lycée, ce qui renforce davantage les difficultés professionnelles des PLP : désormais, ce sont surtout les élèves les plus faibles du collège qui entrent en LP, et ce, eu égard à la volonté politique d’amener 100 % d’une classe d’âge au niveau V (CAP ou BEP). Le LP tend à devenir un lieu d’accueil quasi exclusif d’un public ayant connu des difficultés scolaires et pour lequel l’avenir professionnel semble plus que compromis, eu égard à la crise du système d’emploi et à la recomposition de la classe ouvrière. Dans cette perspective, l’orientation vers le LP ne peut qu’être identifiée à une forme de marginalisation : puisque le système éducatif doit qualifier 100 % d’une classe d’âge au niveau V (CAP, BEP), quoi de plus naturel que de supposer – avec souvent une confusion entre niveau et qualification – que le LP reconnaît une qualification « sur le papier » à un public non « sélectionné » ? Les conditions de travail des enseignants de LP sont fortement mises à l’épreuve par des élèves qui ont souvent renoncé à leur projet (scolaire et / ou professionnel initial) (Broccolichi, Œuvrard 1993 ; Jellab, 2005, a).

42Moins convoité qu’auparavant, l’enseignement professionnel ne fait qu’exacerber chez les élèves le sentiment d’une chute. Le tableau suivant montre la baisse relative des effectifs de l’enseignement professionnel, tandis que ceux du lycée connaissent une forte croissance, grâce à l’essor de la filière technologique :

43On observe que l’enseignement professionnel a vu ses effectifs diminuer, au profit d’un engouement pour le second cycle général et technologique, et plus particulièrement pour les baccalauréats technologiques créés en masse au milieu des années quatre-vingt (Dubet, 1991). Jusqu’au milieu des années quatre-vingt, le second cycle professionnel a connu une progression sensible suite au développement massif du BEP. Entre 1969 et 1990, le nombre d’élèves de BEP est multiplié par 14,2. Mais entre 1985 et 1990, les effectifs vont diminuer de près de 110 000 élèves. Le nombre des élèves de LP, presque constant entre 1990 et 2006, est lié à un effet de structure, puisqu’une part importante des collégiens choisissent la voie générale et technologique. La plupart des élèves « manquants » ont intégré la seconde générale et technologique. Les effectifs de l’enseignement général et technologique ont connu un accroissement spectaculaire : entre 1958 et 1991, le nombre d’élèves est multiplié par 4,711. Sur l’échelle du prestige des filières, la voie générale du lycée occupe une place de choix, et le collège continue à se préoccuper davantage des élèves intégrant une seconde générale que de ceux qui rejoignent la voie professionnelle. Cela n’est pas sans retentir sur les choix d’orientation des familles.

44Ainsi, pendant que le second cycle général et technologique enregistrait une progression de 8 % entre 1985 et 1990, le second cycle professionnel perdait à la même période 2,7 % de ses effectifs. De 1985 à 2002, la part du second cycle professionnel dans le second cycle passe de 40,5 % à environ 31 %. Cette baisse est due essentiellement à la chute de la part des CAP dans les LP et au développement des filières technologiques en lycée. Un rapport de l’Inspection générale (IGEN, 2002, a) fait état d’une baisse du nombre d’élèves scolarisés en BEP, en même temps que progresse celui des élèves en baccalauréat professionnel, sur fond de disparités régionales. « La quasi totalité des académies s’inscrivent dans la tendance générale de progression des effectifs du niveau IV. La poussée démographique des académies du sud se fait particulièrement sentir. Le mouvement général de restructuration de l’offre de formation par fermetures de BEP et ouvertures de Bac Pro est très perceptible » (IGEN, 2002, a, p. 7). En fin de premier cycle du secondaire (le collège), le taux d’accès au LP avoisine les 30 % en 2001. On relève cependant une progression de la part des élèves redoublant en première année de CAP ou quittant celui-ci à l’issue de l’année (près de 23 % de l’effectif global). Sans doute ce phénomène de redoublement cache-t-il des réalités plus complexes où se mêlent absence de mobilisation scolaire, absentéisme et abandon. Cet abandon touche aussi les élèves de BEP et de baccalauréat professionnel. « Les élèves inscrits en 1^re professionnelle sont, pour plus de 90 % d’entre eux, issus d’une terminale BEP ; une proportion constante, de l’ordre de 2 % redouble en 1^re pro et 2 % sont issus d’un CAP 2 ans […] En 1993, près de 88 % des sortants de 1^re pro poursuivent en terminale ; en 2000, ils ne sont plus que 83,6 % » (IGEN, 2002, a, p. 18).

45La massification a généré une « démocratisation ségrégative » (Merle, 2000) qui agit à tous les niveaux, y compris au sein du LP (où l’on trouve des filières plus prestigieuses, plus convoitées et valorisées que d’autres). Tout en élevant les niveaux de qualification, les réformes scolaires des années quatre-vingt ont ainsi renforcé l’existence de trois filières dans le secondaire : la filière générale, la filière technologique et la filière professionnelle.

46Alors qu’en 1980, 1/3 d’une génération accédait au baccalauréat, quinze ans plus tard, ce taux atteint les 2/3. Le baccalauréat professionnel et le baccalauréat technologique accueillent entre-temps une part importante des élèves, au détriment du baccalauréat général. Ainsi, en 1998, ce sont 13,2 % des jeunes d’une génération qui accèdent au baccalauréat professionnel et 21,2 % au baccalauréat technologique (ils étaient 33,6 % de la même génération à accéder au baccalauréat général)12. Le développement des séries technologiques dans les années quatre-vingt a détourné une part des élèves qui se destinaient antérieurement au lycée professionnel, ce qui a sans doute conduit à renforcer un peu plus la subordination du LP, malgré la valorisation de l’enseignement professionnel avec la création du baccalauréat professionnel. Cela a également amené à faire du LP le lieu d’accueil d’élèves ayant vécu un échec scolaire le plus souvent « lourd » et ce, durant plusieurs années en collège, voire dès l’école primaire. Mais si la hiérarchie des baccalauréats généraux tient à des facteurs institutionnels spécifiques à l’Éducation nationale (Prost, 1997), celle des baccalauréats technologiques et professionnels procède partiellement des positions socio-économiques occupées par les branches professionnelles, puisque celles-ci participent à l’élaboration des programmes d’enseignement, et exercent une influence sur la « valeur » des diplômes (des spécialités telles que la maintenance des systèmes ou l’électrotechnique dominent la mécanique et les structures métalliques par exemple). 10 % d’une génération accédait au baccalauréat dans les années cinquante, 30 % dans les années soixante-dix. Ce taux atteignait près de 35 % au début des années quatre-vingt. La création du baccalauréat professionnel va accélérer cette progression, en même temps que va se consolider l’engouement pour le baccalauréat général. Ainsi, en 2004, le taux d’accès d’une génération au baccalauréat dans les formations dépendant de l’Éducation nationale atteint 63,7 %. Les filles sont davantage que les garçons scolarisés dans les filières générales et technologiques. Elles accèdent pour 63,1 % d’entre elles à l’enseignement général et technologique, contre 49,1 des garçons. En filière professionnelle, les garçons sont 26 % à y accéder contre 22,9 de filles. Les autres élèves s’orientent vers d’autres filières (apprentissage, enseignement agricole, autres…). Au total, et si l’on tient compte de l’ensemble des voies de formation, ainsi que de l’ensemble d’une génération, les filles sont à 63,9 % dans les filières générales, contre 50,2 % des garçons ; elles accèdent pour 30,3 % à l’enseignement professionnel, tandis que la part d’une génération de garçons accédant à cet enseignement est de 41,4 %. La massification a conduit, par le développement de filières technologiques dans les années quatre-vingt, à l’accroissement de la part des élèves entrant en seconde générale et technologique : le baccalauréat STG scolarisait 79 637 élèves en 2005, tandis que le baccalauréat STI accueillait 39 285 élèves et le bac SMS 14 902 élèves. L’ouverture de l’enseignement secondaire à toutes les catégories sociales fait émerger de nouveaux espoirs familiaux, et rend l’échec scolaire d’autant plus inacceptable qu’il signifie une orientation vers une voie qui laisse présager une vie professionnelle et sociale dominée.

Les conséquences de la scolarisation de l’enseignement professionnel

47Au sein des CET et plus tard dans les LP, deux diplômes vont coexister : le CAP et le BEP. Le premier diplôme, nous l’avons dit, a longtemps incarné le savoir-faire ouvrier. Il est confirmé dans cette fonction mais en devenant un diplôme spécialisé. Le BEP, créé en 1966, a eu d’emblée pour finalité la formation à des capacités relevant d’un corps de métiers. Mais les fonctions de ces deux diplômes ont changé, le BEP devient une étape préparatoire au baccalauréat professionnel, tandis que le CAP, au terme de son déclin dans les LP, doit assurer une première qualification aux élèves le plus en difficulté scolaire. Parce que le LP accueille davantage d’élèves de BEP que de CAP, et que la poursuite d’études (en baccalauréat professionnel ou en baccalauréat technologique) exige des connaissances plus abstraites, les référentiels de formation sont devenus plus théoriques. Le développement rapide du BEP au sein des LP en fera le diplôme de référence, celui qui offre non seulement la possibilité de poursuivre des études, mais aussi l’opportunité d’acquérir des savoirs et des savoir-faire polyvalents. De même, à la fin des années quatre-vingt, le CAP qui voit ses effectifs chuter de manière spectaculaire perd de fait son identité professionnelle. Le tableau suivant montre cette évolution des effectifs qui profite au BEP et plus tard au baccalauréat professionnel :

Evolution des effectifs scolarisés dans l’enseignement professionnel (public + privé) depuis 1970

48La scolarisation de l’enseignement professionnel s’est donc opérée à deux niveaux : le premier étant celui de l’intégration de cet enseignement à l’institution scolaire ; le second réfère aux contenus de formation qui deviennent plus scolaires, comme en témoignent les référentiels de BEP notamment. La scolarisation des savoirs conduit à la réduction de la part du temps consacré à l’apprentissage en atelier (ou en pratique) au profit des enseignements technologiques et généraux. L’élève de LP découvre que non seulement l’expression « apprentissage manuel » recouvre une réalité bien éloignée de ce qu’il pensait quand il était collégien, mais aussi que sa survie scolaire dépend bien davantage de la réussite dans l’enseignement général que dans l’enseignement professionnel. Aussi, la scolarisation des savoirs semble renforcer une tension princeps puisqu’elle devient concomitante à l’orientation des élèves le plus en difficulté vers le LP. Les épreuves subjectives et professionnelles tant pour les élèves que pour les enseignants n’en deviennent que plus marquées. La scolarisation de l’enseignement professionnel aurait pu déboucher sur sa valorisation puisqu’il allait acquérir un statut le rapprochant davantage de la forme scolaire. En réalité, les politiques scolaires ont conduit à sa relégation.

La disqualification de l’enseignement professionnel

49L’égalité des chances a bien substitué les inégalités de carrières scolaires aux inégalités d’accès aux études. Au lendemain de la première massification des années soixante, « La difficulté d’enseignement s’accroît. Les nouveaux programmes sont plus abstraits, plus difficiles, alors que les nouveaux élèves, issus de milieux plus éloignés de la culture scolaire, grandis dans une société médiatique où les savoirs ont perdu beaucoup de leur crédit, n’ont guère le désir d’apprendre » (Prost, 1997, p. 171). L’ouverture de l’école a généré des espoirs notamment chez les familles de milieu populaire, soucieuses d’un avenir social et professionnel autre que celui qu’elles ont connu – en particulier au plan de l’activité et du statut professionnels –, ce qui va favoriser la propension à la poursuite des études et le discrédit de la voie professionnelle. En influençant les destins sociaux et professionnels, l’école devient un objet d’investissement de la part des familles et rend l’échec scolaire inacceptable. « Puisque désormais c’est l’école qui détermine le niveau d’insertion sur le marché du travail, si l’on admet que chacun a droit à un “bon métier” […] chacun a droit à ce minimum de réussite scolaire qui permet de trouver un bon métier » (Charlot, 1987, pp. 108-109). Le déclin de la société industrielle (et plus particulièrement de sa centralité dans le champ économique et productif) et la recomposition de la classe ouvrière (au profit d’une tertiarisation des emplois et donc de l’éclatement de l’unité de la condition salariée), transforment la perception de la carrière scolaire « normale » chez les familles populaires : désormais, les filières générales sont convoitées et l’orientation vers le LP est l’épreuve à éviter. Comme l’observe Christian Baudelot, « La propulsion des enfants sur les rails du cycle long s’effectue alors sur le fond d’un sentiment profond de dévalorisation et de démoralisation collective du groupe ouvrier. L’élévation générale du niveau a contribué à affaiblir l’enseignement professionnel. La dégradation de la condition ouvrière empêche ces élèves de se définir positivement par l’affiliation à un collectif uni par des pratiques, des valeurs et des croyances communes » (Baudelot, 2002, p. 18). En toile de fond, c’est l’orientation au sein d’un système qui s’est à la fois différencié et hiérarchisé qui devient l’épreuve majeure en fonction de laquelle se dessinent et s’anticipent les destins sociaux. Aussi, ce n’est pas un hasard si « l’ouverture » de l’école s’est effectuée en faisant des procédures d’orientation un élément à la fois régulateur (des flux) et un objet de négociation, voire de sanction vis-à-vis d’élèves peu mobilisés. La relégation de l’enseignement professionnel est liée à son intégration à l’institution scolaire, mais aussi à la massification qui en multipliant les filières, rend davantage douloureuse l’orientation vers un CAP ou un BEP.

50Si des années cinquante jusqu’au début des années soixante-dix l’enseignement professionnel parvient à donner une image positive, en apparaissant comme la « filière d’excellence » de la formation ouvrière, c’est parce qu’il est légitimé par une élévation des qualifications concomitante à des besoins accrus en matière de savoir-faire industriel. Lors de cette période, l’enseignement professionnel trouve dans la scolarisation des formations et l’attribution des titres et diplômes le moyen de faire valoir son identité. « La promotion sociale, mais aussi l’accès aux emplois industriels qualifiés qui permettent d’échapper aux conditions les plus précaires de l’existence ouvrière supposent désormais de façon de plus en plus impérative l’obtention d’un diplôme scolaire » (Terrail, 1984, p. 427). La relégation de l’enseignement professionnel peut paraître paradoxale avec l’affirmation de la forme scolaire et le renforcement des savoirs technologiques dans les formations. Mais c’est bien là que réside l’enjeu d’une mutation : si le LP forme davantage à des spécialités tertiaires, celles-ci, traditionnellement marquées par l’importance du maniement des signes et des symboles, apparaissent en même temps bien éloignées de ce qui incarna la culture ouvrière, celle du « travail collectif » et du partage de valeurs transcendant le seul cadre de la production. Le déclin du CAP dans les LP témoigne d’un processus de discrédit qui affecte l’identité classiquement ouvrière de cet ordre d’enseignement, et ce, au moment où se développent les BEP, devenus officiellement une étape préparatoire au baccalauréat professionnel13.

51En donnant à voir aussi bien une continuité avec le système scolaire qu’une spécificité du fait notamment des savoirs et de la socialisation à des savoir-faire professionnels qu’il est censé assurer, le LP voit progressivement s’éloigner sa vocation « professionnalisante » sur le marché du travail. De nombreux élèves, et alors même qu’ils n’ont pas choisi le LP, et encore moins la spécialité dans laquelle ils sont scolarisés, aspirent à une poursuite des études. Or non seulement l’argument d’une insertion professionnelle « aisée » ne suffit pas pour les mobiliser mais aussi, leur volonté de poursuivre des études est largement sous-tendue par le « projet » de revivre autrement leur scolarité. Ainsi se dessine paradoxalement une étrange expérience où les ambivalences des élèves à l’égard du marché du travail trouvent écho chez des enseignants assez réticents – avec des variations cependant – pour développer un partenariat avec les entreprises, ce qui amplifie le poids de la forme scolaire et la distance au monde socioéconomique. Cette forme se renforce par la place désormais dominante qu’occupent les BEP et les baccalauréats professionnels au sein des LP, alors que le CAP y a perdu largement de son importance, devenu essentiellement un diplôme de remédiation scolaire.

Le déclin du CAP au sein des LP

52« … le centre de gravité de l’enseignement professionnel se déplace vers le BEP, qui avec la création des baccalauréats professionnels pourrait devenir un diplôme purement scolaire, simple étape d’un cursus se poursuivant au-delà. Conséquence : les sections préparant au CAP, symbole de la qualification ouvrière héritée des lois Astier, ferment ou se réduisent massivement. Une évolution qui rejoint le contexte idéologique sonnant le glas du rôle historique de la classe ouvrière et de ses organisations, et où l’image de l’ouvrier est fortement dévalorisée, y compris parmi les nouvelles générations issues du milieu populaire » (Jalaudin, Moreau, 1995, pp. 147-148). Ce propos prémonitoire est confirmé par le déclin du CAP au sein des LP. Le développement des BEP mais aussi des baccalauréats professionnels à la fin des années quatre-vingt, a précipité la chute du CAP. Devant ouvrir dans l’urgence des sections de baccalauréat professionnel et ce, à moyens constants, le choix institutionnel s’est porté sur la diminution progressive des CAP. Ceux-ci, en même temps qu’ils enregistraient une baisse de leur part dans les formations en LP, se voyaient déplacés vers l’apprentissage en alternance. Aussi, et comme le souligne Fabienne Maillard (2003), les CAP préparés dans les LP tendent à assurer une fonction non pas de formation professionnelle mais de remédiation. Des secteurs du tertiaire tels que le commerce et la vente (notamment dans le commerce de luxe et de la grande distribution) préfèrent les stagiaires de BEP et de baccalauréat professionnel, tandis que les CAP sont peu accueillis. Même si la durée des stages en entreprise a été portée à 16 semaines – manière de confirmer sa vocation professionnelle puisqu’à l’issue du CAP, la plupart des élèves entrent dans la vie active –, ce diplôme est désormais marginalisé et en tout cas, bien éloigné de l’image qui fut la sienne au moment où il attestait d’un savoir-faire ouvrier. Par ailleurs, F. Maillard observe que les entreprises de petite taille qui valorisent le CAP sont celles qui recrutent le moins. Aussi, la dévalorisation du CAP au sein des LP, à un moment où le marché du travail scrute surtout les autres niveaux de qualification, plaide pour un nouveau positionnement sociologique des finalités de ce diplôme. Pourtant, le ministère de l’Éducation nationale a tenté dès 1998 de réhabiliter le CAP puisqu’il a été « refondu ». Cette refonte tient surtout au fait que ce diplôme résiste encore aux aléas du marché du travail et permet dans certains secteurs une insertion professionnelle. Les emplois d’exécution qui occupent une part non négligeable de la population active, comme le recours répandu au CAP dans les classifications des conventions collectives, contrastent avec le déclin annoncé de ce diplôme. La relance du CAP au début des années 2000 voulait contrer son déclin face au développement des CQP (Certificats de qualification professionnelle) délivrés par les entreprises. On peut néanmoins souligner que l’ambivalence de l’institution scolaire à l’égard du CAP tient largement à l’ambiguïté entretenue par les branches professionnelles – le plus souvent celles qui représentent les grandes entreprises, dans la métallurgie et le commerce notamment, dont les politiques de renouvellement de la main-d’œuvre ont privilégié des niveaux de qualification élevés –, tout comme les syndicats de salariés à l’égard de ce titre. Ainsi, les syndicats enseignants, soucieux de valoriser l’image du LP, ont également milité pour le développement de nouvelles spécialités au niveau du baccalauréat professionnel au détriment du CAP.

53En 1970, époque où le CAP était encore préparé en 3 ans (après la classe de 5^e), le nombre d’élèves était de 475 528 (les données concernent les CAP dans le public et dans le privé). Ce chiffre tombe à 117 594 en 1990. Le collège unique et l’orientation après la classe de 3^e n’ont pas eu d’effet immédiat, beaucoup de LP comportaient encore des classes de 4^e et de 3^e préparatoires au CAP. Mais le nombre d’élèves préparant un CAP en trois ans n’est plus que de 624 en 2004. C’est le CAP en deux ans qui s’est substitué au premier, tout en étant concurrencé par le BEP. L’effectif d’élèves de ce CAP (en deux ans) est passé de 35 866 en 1970, à 32 135 en 1990, 75 543 en 2002 et 89 501 en 2005. Précisons que les CAP en LP accueillent, selon les spécialités, deux types de publics : les élèves issus de la classe de 3^e générale (et de 3^e technologique, classe remplacée par les 3^e à projet et plus récemment par les 3^e découverte professionnelle 6 heures), et les élèves provenant de l’enseignement spécialisé ou adapté (classes de 3^e SEGPA et de 3^e d’insertion). Plus sélectifs et davantage convoités par les milieux professionnels, les CAP accueillant essentiellement le premier type de public conservent une image positive ; tandis que les CAP destinés aux élèves de l’enseignement spécialisé ou adapté tendent à constituer une première qualification dont l’efficacité professionnelle est des plus incertaines.

Le développement du BEP

54Le déclin du CAP au profit du BEP, et la progression de la part des formations préparant au baccalauréat professionnel ont introduit des variations entre les différents LP. « On peut […] remarquer que le BEP est présent dans presque tous les établissements (97 %), le baccalauréat professionnel dans 86 % des établissements alors que le CAP n’est présent que dans moins de la moitié des établissements » (Trancart, 2004, p. 67). À la rentrée 2004, au sein des LP publics, les effectifs de BEP se répartissaient ainsi : 344 315 BEP en deux ans ; 3 376 en 1 an. En 2005, on enregistre un léger recul : 339 663 BEP en deux ans ; 3 658 en 1 an. La croissance des effectifs de BEP a été très importante dans les années quatre-vingt, pour se stabiliser dans les années quatre-vingt-dix et connaître une petite baisse au début des années deux-mille. Dans les LP publics et privés, le nombre d’élèves scolarisés en BEP est passé de 134 440 en 1970, à 306 907 en 1980, pour atteindre 471 308 en 1990, 443 222 en 2000, puis 423 678 en 2005. Deux éléments expliquent la baisse relative des effectifs de BEP : un accroissement (relatif) du nombre d’élèves de CAP et une progression du nombre d’élèves s’orientant vers le LEGT (du fait notamment de la suppression des classes de 3^e technologiques, qui orientaient plus de 66 % de leurs élèves en BEP).

55Le BEP occupe une position paradoxale dans les LP : il est certes plus valorisé que les CAP dans la mesure où il augmente les chances de poursuite d’études. En même temps, et lorsqu’on part de l’expérience des élèves, on observe que ce sont les publics de BEP qui expriment la plus vive amertume à l’égard de l’institution scolaire, comme s’ils avaient davantage conscience du sentiment de relégation que ne peuvent l’être les élèves de CAP. Ceux-ci, en particulier ceux qui sont issus de l’enseignement spécialisé ou adapté (SEGPA, 3^e d’insertion…), vivent leur entrée en LP comme une ascension scolaire, tandis que les élèves de BEP, provenant essentiellement de la classe de 3^e générale, éprouvent le sentiment d’une chute. Mais c’est peut être parce que ce diplôme devient préparatoire à la poursuite d’études que sa scolarisation génère le sentiment d’être encore « à l’école », et partant, de conduire de nombreux élèves à vouloir revivre positivement leur expérience scolaire en prenant une « revanche » sur leur histoire scolaire !

56Néanmoins, l’intitulé « BEP » cache en réalité une diversité de finalités qui participe de la difficulté des élèves à en voir les débouchés professionnels14.

57La création du baccalauréat professionnel a apporté au LP une reconnaissance puisqu’elle consacre « l’ouvrier bachelier » (Eckert, 1999).

L’essor du baccalauréat professionnel

58La symbolique du baccalauréat a longtemps constitué la barrière opposant les élus de la bourgeoisie et les enfants de milieu populaire (Goblot, 1967), ce qui rend compte des controverses soulevées par l’opportunité ou non de créer un baccalauréat professionnel. Sa mise en place en 1985 a contribué à la valorisation du LP. Les évolutions du marché du travail et le développement de nouvelles compétences au sein des activités professionnelles, ont plaidé pour l’émergence d’un « nouveau métier » : l’ouvrier-technicien. Établissant un diagnostic à partir de données quantitatives et qualitatives, l’Éducation nationale conclut au déclin programmé des emplois non qualifiés, au développement de la polyvalence et à la hausse des niveaux de qualification.

59La création du baccalauréat professionnel s’est effectuée dans un contexte de massification et de réforme des lycées au milieu des années quatre-vingt. Elle a été concomitante au développement de nouvelles filières technologiques dans les lycées et d’une politique fixant l’objectif de « 80 % d’une classe d’âge au niveau Bac » à l’horizon 2000, Cela a conduit à deux mouvements simultanés : d’une part, une partie des élèves qui intégraient le BEP s’oriente désormais vers le baccalauréat technologique ; d’autre part, le développement du baccalauréat professionnel a eu pour effet la prolongation massive des études à l’issue du BEP. Cette création ne fut pas sans controverses comme l’explique Antoine Prost (2002). Sous la responsabilité de Roland Carraz, alors secrétaire d’État à l’enseignement technique, les discussions dans le cadre du CIC (Comité interprofessionnel consultatif) débouchèrent sur la nécessité de créer un diplôme de niveau IV qui se démarque du brevet de technicien (celui-ci étant préparé dans les lycées techniques). Hormis les désaccords opposant différents acteurs politiques et administratifs, ainsi que la question de la création d’un nouveau statut pour les PLP (Professeurs de lycée professionnel), des interrogations restaient en suspens : le qualificatif « baccalauréat » semblait antinomique avec sa mission d’insertion professionnelle. Par ailleurs, ce diplôme, même peu adapté à l’enseignement supérieur, laissait augurer l’arrivée de bacheliers professionnels à l’université. Si le choix du baccalauréat professionnel fut entériné, c’est parce qu’il améliorait l’image de la voie professionnelle mais aussi parce que l’allongement des études, en période de crise du marché de l’emploi, apportait une « solution » au problème du chômage des jeunes. En somme, si l’institutionnalisation du baccalauréat professionnel a été légitimée par les exigences de la compétition économique (le système éducatif japonais fut largement cité en exemple par les politiques), elle doit d’abord à une volonté politique plus qu’au patronat, celui-ci ne fut séduit que par le renforcement de l’alternance pendant la formation. Ce nouveau baccalauréat a nécessité l’élévation des niveaux de recrutement des enseignants. Ceux-ci, issus à l’origine soit de milieu professionnel, soit des sections de techniciens supérieurs, doivent désormais être titulaires d’un diplôme de niveau II, ou de niveau III avec quelques années d’expérience professionnelle. Les professeurs de LP, sous l’effet de la scolarisation des savoirs, tendent à ne voir dans le BEP qu’une étape préparatoire au baccalauréat professionnel. Du coup, il n’est pas rare de voir dans les LP une faible implication des enseignants lors des stages effectués en entreprise par les élèves de BEP, au profit d’une plus grande attention à l’alternance en baccalauréat professionnel. Il n’est pas non plus exceptionnel de rencontrer des élèves de terminale de BEP n’ayant jamais effectué un stage en entreprise !

60La particularité du baccalauréat professionnel est qu’il permet aux élèves une ouverture sur d’autres domaines professionnels que ceux connus en BEP (un élève de BEP « carrières sanitaires et sociales » peut envisager un baccalauréat « hygiène et environnement » ; un titulaire de BEP « électronique » peut intégrer un baccalauréat « pilotage des systèmes de production automatisée », etc.). Par ailleurs, ce diplôme fait une large place aux stages en entreprise. L’alternance en formation devient obligatoire en baccalauréat professionnel et les acquis du stage sont pris en compte dans la validation du diplôme. Enfin, on relève aussi un décloisonnement des savoirs par rapport au BEP : par exemple, en baccalauréat PSPA (pilotage des systèmes de production automatisée), les mathématiques et les sciences appartiennent à l’« épreuve scientifique et technique », et s’intègrent à l’étude d’un système de production automatisé. La « culture industrielle » acquise en stage où l’élève rencontre la complexité des modes de production est censée compenser les limites de la culture technique (Eckert, 2006).

61Le baccalauréat professionnel a connu un succès important : en 1990, il accueillait en première et en terminale professionnelles (total cumulé) 96 426 élèves, en 2000, 174 568 et en 2004, 183 790 élèves15. Plus de 41 % des titulaires de BEP intègrent une première professionnelle. C’est également le cas de 9 % des titulaires de CAP. Les élèves entrant en première d’adaptation représentent 14 % des titulaires de BEP, après avoir constitué 17 % en 1996.

62Au terme de plus de vingt années d’existence, le bilan autour du baccalauréat professionnel reste mitigé. Les titulaires de ce diplôme, notamment dans le domaine de la production, sont plus souvent ouvriers et rarement techniciens. On relève aussi qu’un même diplôme, tel que le baccalauréat Pilotage des systèmes de production automatisée (PSPA), donne lieu à des statuts et à des usages professionnels variés. Emmanuel Quenson (2004) a montré comment la segmentation des industries de process conduit, selon les entreprises, à ce que les diplômés du baccalauréat professionnel PSPA exercent soit des emplois d’exécution, soit des emplois qualifiés, proches de ceux des techniciens.

63Ainsi, et à l’instar du lycée général et technologique, le LP connaît désormais une hiérarchie des filières concomitante à une hiérarchie des spécialités. Du coup, et même si la plupart des élèves ont le sentiment d’une chute à l’entrée du LP, cette chute est plus ou moins douloureuse selon que l’on est dans une spécialité « choisie » en premier vœu ou non, mais aussi selon le statut (ou prestige) de la spécialité et du diplôme.

64Mais l’on ne saurait saisir pleinement la massification à laquelle contribue le LP sans mettre l’accent sur une évolution de son public comme des enseignants qui y exercent. Ce sont d’ailleurs ces deux acteurs qui constituent l’objet central de nos recherches d’autant plus qu’à leur niveau, ils nous renseignent bien sur l’évolution du LP et de ses missions.

Les caractéristiques sociales et scolaires des élèves de LP

65Les inégalités de carrières scolaires correspondent en quelque sorte aux inégalités de prestige entre les filières (Mear, Merle, 1992). Les inégalités de carrières scolaires, référées à des variables telles que l’âge, le sexe ou le contexte scolaire recouvrent des inégalités sociales. En ce sens, et si l’on prend le cas des élèves entrant en LP, le fait qu’ils soient en moyenne plus âgés que leurs camarades intégrant le LEGT est étroitement corrélé à l’origine sociale qui est plus ouvrière ou employée. Une récente enquête relative au devenir des jeunes entrés en 6^e en 1995 et enquêtés en 200416, révèle que la part de ceux qui accèdent au niveau du baccalauréat est de 69 %. Ce pourcentage tombe à 52 % si l’on compte les élèves ayant obtenu le bac (ils étaient 47 % dans ce cas en 1998). 6 élèves sur 10 entrant en 6^e intègrent la seconde générale et technologique. Les chances de poursuivre des études longues s’amenuisent à l’issue de la scolarité en LP, puisque seuls 4 % des élèves d’une cohorte poursuivent des études en première d’adaptation à l’issue du BEP17. Au bout de neuf ans de scolarité dans le secondaire, 49 % des élèves entrés en LP ont quitté le système scolaire (Ils étaient 54 % en 1998). Cela tient en partie à l’augmentation de la part des élèves scolarisés dans les formations de niveau IV. De même, on note que la part des sortants, toutes filières confondues, avec un niveau V a augmenté : en 1998, elle était de 64 %, tandis qu’en 2004, elle atteignait 68 %. Cette enquête confirme les différences sociales de réussite : la moitié des enfants d’ouvriers titulaires d’un baccalauréat le sont dans les séries technologiques et professionnelles ; tandis que les enfants de cadres sont majoritairement bacheliers dans les séries générales (85 %). L’élévation des niveaux de qualification n’a pas conduit à la réduction de l’inégalité des chances, puisque les enfants de cadres ont 14 fois plus de chances d’atteindre la seconde générale et technologique que les enfants d’ouvriers. L’origine sociale des élèves est plus populaire à mesure que l’on va des filières générales vers les filières professionnelles, en passant par les filières technologiques. Cette répartition procède aussi des aspirations parentales et de la connaissance plus ou moins « éclairée » de l’institution scolaire (Ballion, 1986).

66Le tableau suivant montre la relation entre l’origine sociale et la répartition des élèves dans les différentes spécialités du baccalauréat. On y remarque l’importance des catégories ouvriers, employés et agriculteurs à mesure que l’on part de la filière générale vers la filière technologique ou professionnelle.

La répartition des bacheliers par filière et origine sociale en 1999

67Si plus d’un élève sur trois rejoint le LP à l’issue de la classe de 3^e (en LP publics et privés), cette orientation est largement soumise au poids de l’origine sociale. On pourrait sans doute, en reprenant le propos de P. Bourdieu (1980), soutenir que les agents choisissent le nécessaire et refusent le refusé, que les familles ouvrières ou employées « choisissent » le LP parce que constituant le devenir « naturel » d’une scolarité peu brillante (scolairement), et que leur ambition est nettement plus « réaliste », comparée à celle des familles des classes moyennes ou dominantes (De Queiroz, 1981). La filière professionnelle est aujourd’hui largement identifiée à une expérience susceptible de conduire au désenchantement, le devenir ouvrier ou employé étant des plus redoutés ! Aussi, et si nous avons relevé chez de nombreux élèves de LP l’existence d’ambitions relativement modestes, peu portées sur « la prise de risques » au sens que lui donne la théorie de l’acteur rationnel (Boudon, 1973), cela exprime davantage une rationalisation de leur devenir que la manifestation d’un « projet » auquel ils croient réellement ou dans lequel ils se « reconnaissent ». « Exclus de l’intérieur » (Bourdieu & al. 1993), les élèves de LP vivent une expérience dont le dénouement plus ou moins heureux semble suspendu à leur capacité à lui donner du sens. Avec les nouveaux lycéens, les élèves de LP partagent une origine sociale plus populaire, mais s’en éloignent par leurs difficultés scolaires, plus marquées, et par le ressentiment à l’égard de l’orientation en fin de collège. Le niveau de formation des élèves progresse selon l’origine sociale, les enfants de cadres, d’enseignants et des professions libérales restent massivement scolarisés dans les filières générales et l’enseignement supérieur. En revanche, les enfants d’ouvriers, d’employés et de chômeurs ou de personnes sans activité sont plus nombreux dans les séries technologiques et professionnelles. Le tableau suivant montre la forte proportion d’élèves de milieu populaire scolarisés en LP :

68L’enquête ministérielle de 200518 établit quatre catégories socioprofessionnelles pour définir l’origine sociale des élèves : « favorisée A » (chefs d’entreprise, cadres et professions intellectuelles supérieures, instituteurs) ; « favorisée B » (professions intermédiaires, retraités cadres et des professions intermédiaires) ; « moyenne » (agriculteurs exploitants, artisans et commerçants, employés) ; « défavorisée » (ouvriers, retraités ouvriers et employés, chômeurs n’ayant jamais travaillé, personnes sans activité professionnelle). Les enfants d’ouvriers et de demandeurs d’emploi, y compris ceux qui n’ont jamais travaillé, sont surreprésentés dans les lycées professionnels (par exemple, 71 % des élèves de SEGPA sont enfants d’ouvriers, alors que cette catégorie sociale constitue moins du tiers de la population active).

69S’agissant des CAP, en 2005, la part de la catégorie « favorisée A » était de 5,2 % ; la part des élèves issus de la catégorie « favorisée B » était de 9,6 %. La part des enfants issus de milieu « ouvriers » et « employés » était respectivement de 37,2 % et de 15,8 % (53 % au total). Si les « employés » sont considérés comme une catégorie « moyenne », leur part reste très élevée au sein des LP (mais cette part augmente avec le statut du diplôme, davantage d’enfants d’employés en BEP et en baccalauréat professionnel qu’en CAP).

70En 2005, et concernant le BEP, la part de la catégorie « favorisée A » était de 6,8 % ; la part des élèves issus de la catégorie « favorisée B » était de 12,4 %. Les enfants issus de milieu « ouvriers » et « employés » constituaient respectivement 36,1 % et 18,6 %.

71Les élèves de baccalauréat professionnel étaient, en 2005, 7,1 % à être issus de la catégorie « favorisée A » et 13,1 % à provenir de la catégorie « favorisée B ». Les enfants d’ouvriers et d’employés composaient respectivement 35,3 % et 18,5 % des élèves.

72La part des enfants d’artisans et de commerçants dans les LP était de 7,8 %. Tandis que celle des enfants d’agriculteurs était de 1,7 %.

73Nous l’avons vu, la sur-représentation des élèves issus de milieu populaire dans l’enseignement professionnel est très ancienne. Ce qui est nouveau, c’est le renforcement de l’origine plus défavorisée – comme en témoigne la part des inactifs parmi les parents d’élèves – et des difficultés scolaires du public des LP. Or ces deux variables – origine sociale et difficultés scolaires –, bien qu’étroitement liées s’articulent différemment aujourd’hui : là où les anciennes générations d’élèves entraient en LP pour devenir ouvriers, les élèves d’aujourd’hui y vont suite à un échec au collège. Le sens des études et le rôle des enseignants s’en trouvent modifiés. Il reste que la réussite scolaire y compris au sein du LP est fortement corrélée à l’origine sociale : on relève par exemple qu’en 2005, les enfants d’ouvriers étaient 75 % à avoir réussi leur baccalauréat professionnel, contre 77,4 % chez les enfants d’employés, et 80,9 % chez les enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures. Même si le LP accueille un public d’origine majoritairement populaire, il comporte une hiérarchie telle que plus on a affaire à une filière dominante (le BEP dominant le CAP, le baccalauréat professionnel dominant le BEP et le CAP), plus la part des élèves issus de milieu cadre et professions libérales, et celle des professions intermédiaires s’accroît (la part des élèves issus de milieu professions intermédiaires passe de 9,2 % en CAP à 11,9 % en BEP, pour atteindre 12,7 % en terminale professionnelle). Par ailleurs, et si nous ne disposons que de peu de données relatives au type de spécialité fréquentée par les élèves selon la catégorie sociale d’appartenance, elles suffisent pour remarquer que la proportion d’élèves provenant de milieu socialement favorisé croît dans les formations les plus convoitées (Grelet, 2005). Enfin, bien que la catégorie de l’ethnicité reste peu visible dans les données officielles (1), certains LP concentrent davantage d’élèves étrangers ou issus de l’immigration, ce qui n’est pas sans conséquences sur le sens des études et les difficultés scolaires, d’autant plus que ce public se retrouve souvent dans les spécialités les moins valorisées (Beaud, Pialoux, 1999).

74L’évolution de la population scolarisée en LP s’est opérée en même temps que celle des enseignants qui y exercent. Ceux-ci tendent à provenir de l’enseignement supérieur alors qu’historiquement, au temps où l’identité de l’enseignement technique court était industrielle, ils étaient issus du rang des ouvriers ou des techniciens.

De nouveaux enseignants de LP

75À bien des égards, les professeurs de lycée professionnel ressemblent aujourd’hui aux autres enseignants du secondaire : ils sont plus diplômés que les générations antérieures et sont davantage issus de milieu « classes moyennes » ou classes favorisées que ne l’étaient leurs aînés. Leur formation à l’issue du concours de recrutement est à son tour alignée sur celle des autres enseignants du secondaire : ainsi, dans les IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres), les PLP suivent des enseignements disciplinaires et généraux qui accordent davantage de place aux connaissances qu’au « savoir-faire », à la didactique comme modélisation théorique qu’au mode de socialisation des élèves à une culture du travail, celle qui fut portée pendant longtemps par les ENNA.

Des spécificités sociologiques

76Mais comparés aux autres enseignants du secondaire, les PLP sont davantage issus de milieu populaire, et leur entrée dans le métier est plus souvent postérieure à une première, voire à une seconde expérience professionnelle. Tout se passe comme si les caractéristiques qui différencient les PLP des autres enseignants du secondaire sont celles-là mêmes qui les rapprochent de leurs élèves. Parmi ces caractéristiques, il y a donc l’origine sociale, plus populaire ; par ailleurs, l’étude qualitative des trajectoires scolaires des PLP montre le plus souvent des difficultés tant au plan de la réussite scolaire qu’au niveau des choix d’orientation (Jellab, 2005, a) ; enfin, et le constat vaut davantage pour les professeurs de matières générales, ils ont rarement choisi d’enseigner en LP, de sorte que nous pouvons y voir une entrée « contrariée » dans le métier (Jellab, 2005, c), et par conséquent, une épreuve subjective qui les rapproche fortement de leurs élèves.

77Le « déclin » de la classe ouvrière, dont nous traiterons plus loin, marque la fin d’une ère. Il va de pair avec un recrutement des PLP qui privilégie désormais la qualification (ou les titres scolaires) sur les compétences (ou l’expérience professionnelle) (Demailly, 1987). Pourtant, et nous appuyant sur nos observations empiriques, nous relevons qu’au sein des LP persistent des pratiques pédagogiques, historiquement héritées des pédagogies qui ont joué un rôle pionnier dès la création des centres d’apprentissage. A cette persistance, il y a une raison princeps : l’arrivée d’élèves davantage en difficultés scolaires, ce qui préfigure des réticences à la forme scolaire. Mais nous considérons que les pratiques pédagogiques des PLP procèdent aussi de la proximité de condition qui les rapproche des élèves, et qui génère le plus souvent des postures professionnelles « compréhensives », ou à l’inverse, chez certains enseignants, l’instauration d’une distance, d’un mépris apparaissant comme le versant objectif d’une « survie » professionnelle (Jellab, 2005, b).

7830 % des agrégés contre 9 % des PLP ont un parent au moins enseignant. Les PLP, comme les titulaires du CAPET, ont eu davantage que les autres professeurs, une première expérience professionnelle autre que l’enseignement. Les PLP représentent environ 12 % de l’ensemble du corps professoral du second degré. Ils sont 61 877 en 2003 et leur part parmi les enseignants a progressé durant les dix dernières années. Cette part varie selon les académies. Ainsi, dans l’académie de Lille, les enseignants exerçant en LP sont 5 952 en 2003, alors que les académies de Créteil, de Poitiers et de Strasbourg ne comptent respectivement que 2 366, 1 683 et 1 006. Dans les LP, 83 % des enseignants sont des PLP, environ 6 % sont des certifiés et la part des professeurs non titulaires est de l’ordre de 8 %. En 2006, les domaines d’enseignement les plus dominants en enseignement général sont les lettres-histoire-géographie, les mathématiques-sciences physiques et les métiers des arts appliqués. En enseignement technologique et professionnel, on trouve d’abord un fort contingent d’enseignants en économie et gestion, suivi des enseignants en génie mécanique, en génie industriel, en génie électrique et en biotechnologie-santé-environnement.

Une origine sociale plus populaire

79L’origine sociale des PLP est plus populaire que celle des autres enseignants. « Si chez les agrégés, on trouve 36 % de pères cadres, 18 % exercent une profession intermédiaire et 14 % de pères ouvriers, ces proportions sont respectivement de 27 %, 23 % et 15 % chez les certifiés, de 13 %, 14 % et 29 % chez les professeurs de lycée professionnel » (Duru-Bellat, Van Zanten, 1998, p. 152). On relève également qu’ils sont nombreux parmi les PLP à faire état d’un choix tardif d’enseigner en LP (Périer, 2003) du fait de l’exercice antérieur d’une autre activité professionnelle, et du repli parfois sur un concours du professorat à défaut d’avoir réussi l’agrégation ou le CAPES (Certificat d’aptitude au professorat dans l’enseignement secondaire. L’évolution de l’enseignement professionnel a pris la forme de sa scolarisation, renforcée par l’élévation des niveaux de formation, ce qui a conduit à l’élévation des niveaux de recrutement. En exigeant une qualification de niveau licence (ou de niveau bac + 2 assorti d’une expérience professionnelle), il est plus difficile pour un ouvrier de devenir PLP. Or l’identité historique de l’enseignement professionnel et de sa culture est ouvrière. La première génération des professeurs d’enseignement général et des professeurs d’enseignement pratique et professionnel est née du passage de la formation professionnelle des lieux de production aux centres d’apprentissage, puis aux collèges d’enseignement technique. Cette première génération regroupait d’anciens instituteurs et d’anciens ouvriers. Tel n’est pas le cas des « nouveaux enseignants » de LP, ceux qui, dès le début des années soixante-dix, seront recrutés sur des savoirs scolaires et universitaires.

Une entrée contrariée dans le métier

80De nombreux PLP n’ont pas véritablement choisi d’enseigner en LP. On constate que certains PLP ne sont devenus enseignants que suite à une déception professionnelle, ou à un désenchantement à l’issue de leur scolarité. C’est ce que confirment nos entretiens menés avec des PLP, notamment ceux qui enseignent des matières générales ; c’est ce que nous avons également relevé auprès de PLP stagiaires à l’IUFM dont l’entrée dans le métier est « contrariée » (Jellab, 2005, c ; Jellab, 2007), à l’image de leurs élèves qui entrent en LP sans l’avoir choisi ! À côté de l’origine sociale plus populaire que celle des autres enseignants, il y a également moins de « vocation » chez les PLP puisqu’ils ont rarement eu initialement le projet d’enseigner, et ne sont devenus enseignants qu’après une première, voire une seconde activité professionnelle. Ainsi, les PLP mais aussi les professeurs dans les sections technologiques (titulaires du CAPET) sont, comparés aux autres enseignants du secondaire, moins nombreux à dire avoir eu pour projet initial d’enseigner. C’est ce que montre le tableau suivant :

Accord sur la proposition « J’ai choisi mes études supérieures dans le but de devenir enseignant » selon le grade.

81Le fait que de nombreux PLP n’aient pas eu le projet initial d’enseigner en LP ne peut que susciter le postulat d’une proximité entre leur expérience et celle des élèves. C’est à ce titre que nous avons supposé l’existence d’une proximité de condition qui se substitue à la proximité culturelle qui a rapproché historiquement les anciens ouvriers devenus PLP et leur public. Toute la question est de savoir ce que les pratiques pédagogiques des PLP doivent à cette proximité.

Genre et domaines d’enseignement

82En 2002, les femmes constituaient 49 % des PLP (Obin, 2002). Dans les spécialités industrielles, elles étaient 21 %, contre 80 % dans les spécialités tertiaires. On ne dispose pas de données précises quant à la répartition des femmes par domaine ou spécialité d’enseignement en LP. Néanmoins, le tableau suivant permet quelques suppositions en offrant une vue générale de la répartition de genre selon les matières enseignées dans le secondaire :

83S’agissant de l’enseignement général, les femmes sont majoritaires dans les disciplines littéraires et artistiques. Pour ce qui est de l’enseignement technologique et professionnel, leur part est dominante dans les disciplines des soins, du social, de la biotechnologie ainsi qu’en économie et gestion. Cette répartition des enseignantes et des enseignants trouve un prolongement parmi les élèves puisque ceux-ci se répartissent selon le genre dans les spécialités industrielles et tertiaires. Si la massification a, comme nous l’avons souligné, discrédité l’enseignement professionnel, la recomposition de la classe ouvrière, sur fond de développement du chômage a précipité le déclin de l’identité industrielle du lycée professionnel.