À la découverte du lycée professionnel

1Le lycée professionnel (LP) a connu de profonds changements depuis trois décennies. Sur de nombreux points, tout semble séparer le LP aujourd’hui de ce qu’il fut au temps où il accueillait des élèves censés constituer la future élite des ouvriers qualifiés. Institution peu choisie, discréditée au collège, accueillant surtout des élèves ne pouvant pas intégrer la voie générale et technologique, le LP ressemble davantage à une institution de « réparation » et de « réconciliation » d’un public avec l’école et les savoirs. La création du baccalauréat professionnel a indiscutablement contribué à valoriser le LP, mais au prix d’une dévalorisation du BEP, puisque celui-ci devient préparatoire à l’entrée en première professionnelle. La promotion du baccalauréat professionnel a été contrebalancée par les difficultés d’insertion professionnelle des titulaires de ce diplôme, qui sont le plus souvent ouvriers (ou « opérateurs ») ou employés mais rarement techniciens. Quant au CAP qui fit l’identité même et la « fierté » des ouvriers, il a largement perdu de sa légitimité, constituant aujourd’hui un premier niveau de qualification pour les élèves les plus démunis scolairement (et socialement), notamment ceux qui sont issus de l’enseignement spécialisé ou adapté de collège.

2Le terme générique de lycée professionnel, bien qu’inapproprié puisqu’il existe différents types d’établissements, permet néanmoins de cerner la spécificité d’un ordre d’enseignement qui est ouvert sur les milieux professionnels et dont l’identité ne se confond pas stricto sensu avec la forme scolaire. L’accueil massif dans l’enseignement professionnel d’élèves issus de milieu populaire n’est pas une nouveauté. En revanche, ce sont les raisons et les finalités d’un tel accueil qui ont changé de signification : désormais, on intègre moins le LP parce que l’on est « fils » d’ouvrier que parce que l’on est en échec au collège. Cela préfigure des difficultés d’adaptation dans la mesure où les savoirs se scolarisent au moment même où les élèves les plus « faibles » au collège intègrent le LP. Mais ces difficultés se renforcent aussi par l’incapacité à se projeter dans un avenir ouvrier à mesure que la classe ouvrière connaît une recomposition, voire un « déclin » et une opacité quant à sa « visibilité ». C’est donc bien la question du « sens » des études et des savoirs qui devient sociologiquement cruciale.

3J’ai découvert1 le lycée professionnel à l’occasion de ma première affectation en tant que conseiller d’orientation stagiaire dans l’académie de Lille. Du lycée professionnel, je n’en avais entendu parler que vaguement et plutôt négativement lors d’une première expérience comme conseiller d’orientation intérimaire dans un collège de l’Oise. C’est dans ce collège que j’entendis le principal dire un jour lors d’un conseil de classe : « Thierry n’est pas fait pour l’école, il sera mieux au LP ! ». Ainsi donc, le LP n’est pas l’école ou alors, il ne s’agit pas d’une école comme une autre. La découverte d’un LP mixte (industriel et tertiaire) au début des années quatre-vingt-dix m’a amené progressivement à m’interroger sur les épreuves vécues par des élèves dont la plupart d’entre eux, à chaque entretien ou lors des réunions d’information, avançaient leur amertume, leur regret de ne pas avoir été scolarisés dans la « voie normale » (le lycée général et technologique). Ce sentiment d’être relégué dans une voie peu valorisée se doublait de la crainte du chômage, de l’impression que les études entreprises n’offraient pas la garantie d’une insertion professionnelle. L’exercice du métier de conseiller d’orientation au sein de collèges et de LP m’a rapidement conforté dans l’idée d’une distance entre discours officiel et expérience réelle des élèves. Les conseils de classe de 3^e constituèrent l’occasion de voir combien non seulement le LP est peu valorisé – et dans de nombreux cas, il est méprisé – mais aussi, qu’il est perçu comme l’antinomie de l’excellence scolaire qu’incarne la « culture » générale légitime, celle que tout bon élève est en droit de maîtriser. Cette perception opposant la voie « normale » et la voie « professionnelle » structure la vision des enseignants et des personnels d’éducation, à tel point qu’à l’issue de nombreux débats sur l’opportunité ou non d’un redoublement pour un élève de 3^e, le verdict optait souvent pour une orientation vers la seconde professionnelle, comme si, in fine, le LP constituait un contexte non scolaire, un lieu où « l’apprentissage manuel » permettrait de « récupérer » des élèves fâchés avec les études. La fonction de réparation du LP est bien présente dans l’esprit de la plupart des enseignants de collège, mais il s’agit plutôt d’une réparation non scolaire, censée s’appuyer sur une « intelligence pratique ». Les élèves concernés par l’orientation en LP vivaient de manière ambivalente cette épreuve, oscillant entre fatalisme et révolte, sentiment de résignation et résistance : le fatalisme tient au sentiment d’échec qu’ils ont partiellement intériorisé et que les résultats scolaires ne feraient que confirmer. La prégnance de ce sentiment était telle dans de nombreux cas, que certains élèves – parfois dès la fin de la classe de 5^e – disaient « attendre la fin de la 3^e pour aller apprendre un métier ». Le sentiment de révolte concomitant à cette fatalité tenait au fait que ces élèves réalisaient que leur destin scolaire ne leur appartenait pas – ou plus – et que l’orientation en LP, dans une spécialité rarement choisie, faisait peu de cas de leurs attentes. Nombreuses furent les situations où les élèves de LP manifestaient leur amertume à l’égard de l’orientation en collège, et à l’égard des « orienteurs » que sont les conseillers d’orientation. La pertinence de leurs arguments n’avait d’égal que l’indifférence ou la fausse compassion presque cynique exprimée par des responsables institutionnels. Un directeur de CIO (centre d’information et d’orientation) auquel je faisais part du souhait de quelques élèves de changer de spécialité en fin de première année de BEP, me répondit : « Ce sont des élèves qui ont déjà quelque chose, ils sont affectés quelque part, il faut savoir assumer » !

4Pourquoi le LP est-il dévalorisé ? Comment expliquer que de nombreux enseignants conseillent la voie professionnelle aux parents d’élèves en difficulté, tout en refusant que leurs propres enfants y aillent ? N’y a-t-il pas un paradoxe lorsque l’institution scolaire affirme œuvrer pour que les élèves construisent un projet d’études sachant que les places offertes sont limitées, notamment dans certaines spécialités professionnelles ? Le fait d’orienter des élèves vers le LP sans même connaître la réalité de celui-ci, tout en postulant implicitement que les entrants sont nécessairement intéressés par l’enseignement technologique et professionnel, ne signifie-t-il pas que les enseignants de collège confient les « vaincus » du système (Dubet, 2004) à d’autres enseignants supposés mieux réussir par un enseignement pratique ?

De l’orientation en LP au sens des études

5J’ai cru, pendant longtemps, que le travail avec les élèves sur leur projet professionnel pouvait constituer un moyen efficace leur permettant de se mobiliser au collège, afin de choisir leur orientation, y compris en LP. J’ai également eu le pressentiment, lors de ma découverte du LP et de ses enseignants, qu’une orientation équivalant à une sanction ne pouvait qu’aboutir à des tensions, à de l’échec scolaire, à de la « désimplication » et à de l’absentéisme, phénomène très répandu dans les LP. Ces postulats intuitifs ne correspondaient que peu à la réalité. D’abord, le projet professionnel est rarement en lui-même un élément déterminant la mobilisation sur les savoirs et, à vrai dire, de nombreux élèves porteurs d’un projet précis ne le relient que peu aux apprentissages scolaires (Rochex, 1995). J’ai observé le même phénomène auprès d’élèves scolarisés dans des dispositifs « adaptés » notamment en classe de 3^e d’insertion (Jellab, 1999). Par ailleurs, dans des spécialités « choisies », j’ai noté l’existence d’un absentéisme et de difficultés scolaires chez de nombreux élèves. Le cas le plus paradoxal fut cette classe de BEP matériaux souples (couture) – spécialité peu choisie – où le peu d’absentéisme et l’assez bonne réussite des élèves contredisaient l’hypothèse d’une relation entre choix d’orientation et mobilisation sur les savoirs. Aussi, mes interrogations professionnelles m’ont amené à me demander si la forme que prenait l’expérience des élèves de LP ne dépendait pas finalement des modalités de l’accueil, du suivi et du travail pédagogique au sein des établissements. Cette supposition était confortée par des comparaisons entre deux classes de même spécialité (il s’agissait du BEP « bioservices ») situées dans deux LP différents : le taux d’échec plus élevé dans l’une d’entre elles, sachant que toutes deux accueillaient des élèves de même niveau scolaire, indiquait, a priori, que l’adaptation au LP et la réussite scolaire ne tiennent pas aux seules caractéristiques « intellectuelles » et sociales des élèves. Pourtant, les entretiens de conseil menés avec les élèves montraient que leur rapport aux études, la manière dont ils pensent le LP et la façon dont ils envisagent l’avenir, relevaient de plusieurs logiques, procédaient de dynamiques subjectives hétérogènes. Pour comprendre l’expérience scolaire des élèves de LP, il faut être attentif à leur rapport aux savoirs et aux spécificités scolaires et pédagogiques du LP.

6Le LP ne s’identifie pas à « l’école » comme univers dont les savoirs valent d’abord en eux-mêmes, ce qui désigne la forme scolaire (Vincent, 1980). Le LP est, pour de nombreux élèves, ce lieu où l’on apprend un métier, un savoir-faire. Ce que dit, à sa façon Loïc : « ce qui est bien au LP, c’est les stages qu’on fait en entreprise », n’est pas anodin. Cependant, les savoirs enseignés au LP sont loin d’être des savoirs « pratiques » ou « manuels ». L’élève entrant au LP réalise qu’une part non négligeable du temps scolaire est consacrée à des savoirs théoriques et technologiques qui éloignent de l’image du métier, d’un rapport « pragmatique » à la pratique professionnelle. Non seulement les savoirs scolaires occupent une place importante au sein du LP, place appelée à être renforcée en BEP, mais aussi, ces savoirs restent déterminants dans la carrière scolaire. Or la cohabitation des savoirs et leur faible articulation institutionnelle montrent que l’expérience scolaire en LP impose aux élèves une double épreuve : celle de l’articulation entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel ; celle de la faible lisibilité de leur finalité à mesure que les savoirs sont décontextualisés. Si la plupart des élèves de LP continuent à éprouver des difficultés dans l’enseignement général, c’est parce qu’ils n’en voient pas le sens. Le sens : cette question ne s’est pas posée d’emblée au début de ma pratique professionnelle. C’est progressivement qu’elle est advenue, sans doute sous l’effet de l’accroissement du chômage des jeunes au milieu des années quatre-vingt-dix. Alors qu’habituellement, la plupart des élèves sollicitaient toujours le conseiller d’orientation pour des informations relatives aux débouchés professionnels, à la poursuite des études, au changement d’orientation à l’issue ou pendant la formation…, je percevais un changement progressif dans les attentes, ou plutôt dans les inquiétudes des élèves : désormais, ce n’était plus la recherche de sa « voie » mais la peur du chômage qui devenait récurrente (peur extrêmement affirmée dans les propos des élèves de CAP, ceux qui sont majoritairement amenés à entrer dans la vie active à l’obtention du diplôme). L’appréhension des élèves à l’égard du marché du travail me paraissait être antithétique avec la fonction même du LP qui est de les préparer à l’insertion professionnelle.

7Parallèlement à mon questionnement sur l’expérience scolaire des élèves de LP, j’avais entamé un travail de recherche sur l’insertion des jeunes fréquentant la mission locale (Jellab, 1997, a). Ce travail visait à saisir les modes d’entrée des jeunes dans la vie active et plus spécifiquement des moins qualifiés d’entre eux, dont une partie provenait du LP. Le fait de rencontrer dans des missions locales des jeunes encore scolarisés en LP confirmait l’existence d’une appréhension à l’égard du marché du travail, mais aussi d’une socialisation à l’idée que l’entrée dans la vie active impliquait une période de transition aux conséquences incertaines sur la stabilité professionnelle (Rose, 1984). La question du sens des études, et plus particulièrement du sens des savoirs, était ainsi formulée : si l’avenir semble « bouché », si malgré les études, « on sera au chômage », pourquoi ces élèves viennent-ils au LP ? Cette question suppose qu’au-delà des finalités institutionnelles et officielles des formations, c’est le quotidien même de l’élève de LP qui devient un élément structurant de son expérience, sans que le sens de celle-ci ne se réduise à la réalisation d’un projet professionnel. Il me paraissait pour le moins discutable de soutenir que le sens de l’expérience scolaire serait totalement suspendu à ce qu’elle est supposée favoriser : une insertion professionnelle et sociale à plus ou moins long terme. Le nombre non négligeable d’élèves de LP qui, tout en réussissant scolairement, se projetaient dans d’autres métiers ou espéraient changer d’orientation, atteste de la fragilité d’un raisonnement qui réduirait les études à leur seule fonction professionnelle. Préparer un diplôme pour maximiser ses chances d’insertion professionnelle ne semble plus aller de soi, même si de nombreuses enquêtes confirment l’importance de la qualification pour une stabilité professionnelle. Mais dans la mesure où la crainte du chômage n’empêche pas la plupart des élèves de venir au LP et de se mobiliser sur les (ou certains) contenus enseignés, le sens des études ne me semblait plus tenir à la seule quête d’emploi.

8Mon expérience, en tant que conseiller d’orientation exerçant simultanément en collège et en lycée professionnel, a constitué une sorte d’« observatoire » des contradictions du système scolaire et des épreuves vécues par les acteurs. Le verdict scolaire qui oriente les élèves vers le LP sonne souvent comme une sanction et rarement comme une réponse positive à une demande. Les enseignants de collège se soucient surtout du devenir scolaire des élèves intégrant une seconde générale et technologique. Ils craignent de se voir reprocher d’avoir envoyé vers la voie longue certains élèves qui ne seraient « pas à la hauteur des exigences du lycée ». Il est rare que les professeurs de collège se soucient du devenir des élèves orientés vers le LP, comme s’ils entérinaient le fait que cette « nouvelle » expérience serait d’emblée un moindre mal, étant donné qu’ils vont surtout « apprendre un métier ». Mais l’élève entrant en LP est celui qui fait souvent l’expérience d’une orientation non choisie, à tel point que de nombreux collègues conseillers d’orientation disent éviter de rencontrer les nouveaux entrants lors du premier trimestre : « Tu vois, si je faisais une séance d’information en novembre à des élèves de première année de BEP, ils vont tous me dire qu’ils ne sont pas à leur place, alors, le mieux, c’est d’attendre le milieu de l’année pour les voir » (propos d’une conseillère d’orientation exerçant dans un LP tertiaire). L’écoute des élèves, des PLP et des autres acteurs du LP, me permettait de voir les différentes épreuves vécues, et de manière plus large, de repérer jusqu’à quel point leur vision d’eux-mêmes et de leur rôle était traversée par leur position objective au sein du système scolaire. Lors d’une discussion avec un groupe d’élèves scolarisés en première année de BEP « électrotechnique », j’ai relevé un passage au contenu significatif rendant compte de la manière dont les élèves de LP se perçoivent. Le propos concernait l’enseignement général en BEP et les projets d’avenir :

Le conseiller d’orientation (CO) : « … si l’enseignement général ne sert à rien ou seulement à avoir une note, on peut se demander pourquoi on a ces cours ?

Émile (17 ans) :… c’est tout simplement pour passer le BEP, c’est tout, on en a besoin…

Jean (16 ans) :… et si on va à l’étranger, qu’on ne passe pas non plus pour des cons, je sais pas moi ?… j’ai fait des voyages, quelquefois, ils demandent : “C’est qui le président de la France ?”… ils posent des questions, il faut pas être nul…

Bruno (15 ans) :… j’aimerais qu’il y ait plus de pratique toute la semaine…

Anne (16 ans) :… il faut avoir des connaissances, qu’on ne sorte pas d’ici pour savoir seulement comment on fait un câble électrique, mais ceux qui font l’enseignement général, ils apprennent tout en approfondi, mais nous, on les survole…

[…]

CO : Est-ce que vous avez des projets d’avenir ?

Anne :… moi ? Fonder une entreprise (rires)

Jean :… après un BEP, je voudrais faire un bac STI [sciences et technologies industrielles], une première d’adaptation… Anne :… il veut aller avec les intellos (rires)

Émile :… il veut plus être avec les cons…

Jean :… moi, j’aime bien l’enseignement général quoi ! ».

9Cet extrait renseigne sur la manière dont les élèves définissent leur identité eu égard à leur expérience en LP. D’abord, ils se comparent avec les élèves de la filière générale, en considérant que ceux-ci ont droit à un enseignement approfondi là où en LP, on ne fait que « survoler » certains contenus (de l’enseignement général). Ensuite, les savoirs et leurs publics correspondent à des qualités personnelles puisqu’ils distinguent les « cons » et les « intellos ». Enfin, si les élèves apprennent en fonction des interactions avec autrui, ils partagent l’idée que l’enseignement général domine l’enseignement professionnel puisqu’il permet la poursuite d’études et désigne « l’excellence » scolaire dans une école hiérarchisée.

10De fait, il me semblait nécessaire de penser l’expérience des élèves en partant du sens des études et de leur rapport aux savoirs. De même, les enseignants de LP auxquels le collège confie les élèves le plus en difficulté ne peuvent pas échapper à une réflexion sur leur rôle, dès lors que leur identité de métier repose sur la lutte contre l’échec scolaire. Or lutter contre l’échec scolaire, c’est aussi participer d’une division morale du travail (Hughes, 1996) qui interpelle les PLP. Ainsi, lorsque certains PLP disent qu’ils se sentent comme des « sous-profs » (sentiment très répandu dans les lycées polyvalents qui accueillent des filières générales, technologiques et professionnelles), ils signifient que non seulement ils ne bénéficient pas de la même reconnaissance (institutionnelle, sociale…) que leurs collègues du lycée général, mais aussi, que leur métier est dénaturé du fait même qu’il ne consiste pas seulement à enseigner mais qu’il s’agit aussi d’éduquer.

La familiarité avec le terrain du LP

11Les difficultés scolaires mais aussi sociales des élèves et les épreuves vécues par les enseignants, m’ont amené à m’interroger sur ce qui se vit dans cette « boîte noire » qu’est le LP. S’intéresser aux élèves puis aux enseignants de LP tient également à ma sensibilité sociologique qui m’amène à penser les inégalités de carrière scolaire, et à essayer de comprendre le sens d’une scolarisation massive dans la voie professionnelle des élèves de milieu populaire. Enquêter sur le lycée professionnel, c’est également traiter de cette réalité « invisible » (pour reprendre le titre d’un ouvrage)2 qui existe mais dont on parle rarement, en l’occurrence dans le champ de la sociologie de l’éducation. Il est pour le moins surprenant de voir l’absence du LP comme objet de recherches sociologiques, une absence qui n’a d’égal que l’étonnement suscité lorsqu’on traite de cet ordre d’enseignement3.

12Mais comment appréhender sociologiquement le LP lorsque l’on y est impliqué professionnellement ? N’y a-t-il pas un risque de « surinterprétation » lié à l’expérience dans le conseil en orientation et qui façonnerait tout autant les données recueillies que la grille de lecture qui en est proposée ? Un tel écueil n’est pas exclu mais j’ai fait le pari de transformer l’obstacle de la familiarité en atout, tout en interrogeant les « évidences » (par exemple la place de l’orientation dans le rapport aux études, la problématique de l’alternance LP/entreprises de stage et ses effets potentiels sur la mobilisation des élèves…) et en amenant les différents acteurs interrogés à m’entretenir sur la nature des difficultés rencontrées. Afin de réduire les effets induits par la familiarité avec le terrain de la recherche, j’ai mené des enquêtes dans plusieurs lycées professionnels. Si un seul LP tertiaire m’était familier, puisque j’y exerçais comme conseiller d’orientation, ma position était plus distanciée avec les autres établissements. Cette distance garantissait une certaine neutralité, même si les propos tenus par les acteurs pouvaient parfois être convenus. Ce qui a rendu pertinent le matériau recueilli, c’est son caractère cumulatif et varié au fur et à mesure que j’ai conduit les enquêtes. Lors de ma première enquête sur le LP, mon travail a surtout porté sur le rapport aux savoirs chez les élèves et de manière plus générale, sur le sens des études (Jellab, 2000). Lors d’une seconde enquête collective, l’objet de recherche portait sur l’abandon en cours de formation chez les élèves de BEP (Charlot, Emin, Jellab, 2002). Dans une troisième recherche, plus conséquente, je me suis attaché à étudier les pratiques pédagogiques des PLP et la manière dont ils tentent de mobiliser les élèves (Jellab, 2005, a, b). Chaque enquête ultérieure a mobilisé les données recueillies lors des enquêtes précédentes. Ainsi, lors des entretiens, j’ai pu relancer les enseignants sur leurs pratiques à partir de mes observations antérieures en classe ou des entretiens menés avec les élèves. J’ai également confronté le discours des enseignants avec celui des personnels d’éducation ou des chefs de travaux. Bref, l’obstacle de la familiarité a pu être relativisé par le fait même que les données recueillies l’ont été autour d’objets sensiblement différents (le rapport aux savoirs, l’abandon de scolarité, les pratiques pédagogiques des PLP), obligeant les acteurs à une prise de distance (ou à une réflexivité) et m’amenant à découvrir d’autres facettes de l’expérience scolaire.

13Malgré l’orientation contrainte, la majorité des élèves réussissent à obtenir un diplôme. Comment alors rendre compte de la réussite des élèves de LP ? Est-ce seulement affaire de « déclic » comme ils aiment à le dire, affaire de transition d’un âge adolescent à un âge plus « adulte » où l’on se sent, par un effet magique, devenir « responsable », à mesure que l’on se rapproche de l’entrée dans la vie active ? Est-ce là un effet de maturation que le LP est censé favoriser via des pratiques pédagogiques spécifiques ? N’est-ce pas plutôt une affaire de savoirs dont la maîtrise permet à des élèves de réussir là où ils ont échoué au collège ? Sur ce point, ma recherche doctorale (Jellab, 2000) a permis de voir comment la réussite dans les activités professionnelles contribuait à changer le rapport des élèves aux études, et donnait à voir que l’échec au collège ne les condamnait pas à intérioriser durablement le sentiment d’être incapable de comprendre, et de ne point être à la hauteur de la compétition scolaire. La question du sens des études et plus particulièrement du rapport aux savoirs émergeait comme problème professionnel pour donner lieu, dans un second temps, à un travail de problématisation. L’enquête menée par Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex (1992) introduisait plus spécifiquement la question du sens des études, en particulier chez les élèves issus de milieu populaire. Le sens des études appréhendé tant du côté de l’expérience (Dubet, 1991 ; 1994 ; Dubet, Martuccelli, 1996, a) que du rapport épistémique et identitaire au savoir (ou aux savoirs scolaires), m’apparaissait être une des « clés » sociologiquement pertinente en ce qu’il part de la manière dont les sujets ou les acteurs construisent et vivent leur expérience.

14Pourtant, il me semblait que le contexte scolaire et plus spécifiquement les interactions entre élèves et enseignants étaient insuffisamment interrogés. Non pas qu’ils étaient absents, mais ils se situaient à l’arrière-plan des interrogations sur le sens. Certes, les recherches traitant de l’effet-établissement (Duru-Bellat, Mingat, 1993 ; Cousin, 1998) et de l’effet-maître (Bressoux, 1994) ouvraient de nouvelles perspectives mais qu’en est-il des pratiques pédagogiques en classe dans leur rapport avec la spécificité des savoirs enseignés ? Car les nombreuses rencontres et discussions avec les professeurs de lycée professionnel (PLP) faisaient apparaître qu’une bonne partie de leur travail consistait à tenter d’aider les élèves à lutter contre le sentiment d’échec, en mettant en œuvre d’autres manières d’enseigner, d’autres conditions susceptibles de faciliter les apprentissages. Ce travail enseignant est lié à la place occupée par le LP dans le système scolaire – la critique des PLP (professeurs de lycée professionnel) à l’égard des enseignants de collège qui « démolissent les gamins » n’a d’égal que leur ressentiment vis-à-vis d’une institution qui méprise l’enseignement professionnel, sans compter le sentiment largement répandu que lorsqu’on enseigne en LP, « on est un sous-prof » – et aux spécificités scolaires et sociales des élèves. Aussi, l’expérience des élèves de LP ne peut être saisie que si l’attention est portée à leur rapport aux savoirs et aux interactions qui les engagent avec les enseignants.

Changer de posture

15Parce qu’il accueille principalement des élèves issus de milieu ouvrier et employé, le LP peut être considéré comme une école ou un contexte « populaire ». Cela signifie qu’y enquêter, c’est poser la question du statut du chercheur face aux enquêtés. Au-delà de la relation de domination à l’égard des élèves et des enseignants que je ne pouvais éviter et dont des travaux ont pu montrer les effets sur le matériau recueilli (Baudelot, Mauger, 1994), c’est la question de la légitimité même de mon travail d’enquêteur qui a jalonné mes recherches. Il y a certes la légitimité institutionnelle qui fait que mener une enquête en tant que conseiller d’orientation a quelque chose de « naturel » pour un professionnel qui veut « comprendre » sans pour autant lever l’ambiguïté associée à son rôle (est-il conseiller ou orienteur ?). Mais il y a aussi le sentiment embarrassé du chercheur qui, bien que convaincu de l’utilité de son travail, n’en voit pas forcément les retombées pratiques sur le LP, alors même qu’une des raisons qui amènent les personnes enquêtées à apporter leur concours tient à leurs attentes pour « améliorer » leur quotidien scolaire (ou professionnel). Ainsi, un PLP de maths-sciences exerçant dans un LP de la banlieue lilloise, me dit : « Si c’est pour venir faire une enquête sans que les résultats de ton travail ne nous aident ou au moins sans qu’ils fassent parler de nos problèmes, ce n’est pas la peine de se (te ?) fatiguer ! ». Pour qui s’intéresse aux lycées professionnels aujourd’hui, il ne peut qu’être frappé par le sentiment d’être abandonné que partagent de nombreux enseignants mais également leur hiérarchie (proviseurs et chefs de travaux notamment). Aussi, l’accueil dont j’ai bénéficié – qui ne fut pas non plus inconditionnel, ni total notamment auprès de quelques enseignants méfiants à l’égard du collègue ou de l’universitaire, certains PLP n’ont pas souhaité apporter leur concours – ne s’analyse pas indépendamment de la légitimité d’un travail de recherche susceptible d’être perçu comme un moyen permettant de rendre « visible » une réalité ignorée socialement et politiquement. Les enquêtes menées dans les différents LP m’ont amené à un changement de posture, au passage du point de vue du conseiller d’orientation à celui du chercheur. Plus précisément, dans la mesure où cette expérience l’a été essentiellement au sein d’un LP tertiaire – accueillant près de 300 élèves, et majoritairement composé de filles –, ma connaissance de l’enseignement professionnel s’est élargie et enrichie au contact d’autres LP, industriels, mixtes et polyvalents. Ce sont donc d’autres enjeux et d’autres pistes de travail qu’il a fallu développer au fur et à mesure que je recueillais de nouveaux matériaux. Je découvrais alors une mosaïque de configurations, aux LP dotés d’infrastructures et de locaux flambant neuf font face des établissements très exigus (industriels notamment), avec des murs dont on peine à voir la couleur de la peinture, des machines d’un autre âge… Dans un LP industriel, un élève me dit lors d’un échange informel : « ici, ça me change de l’année dernière quand j’étais au collège, ici, c’est tout sale, vous avez vu les salles comment elles sont ?… c’est moche, je suis sûr que vous ne mettrez pas votre enfant ici ! ». Pourtant, le tableau quelque peu pessimiste qui se dresse devant l’observateur découvrant certains LP ne doit pas masquer la variété des situations, y compris au sein d’un même établissement. La mobilisation des enseignants jusqu’à parfois l’acharnement pédagogique me paraissait offrir des possibilités d’émancipation et de réussite scolaire des élèves, assurant à l’arrière-plan la propre réussite des PLP. Changer de posture, c’est donc prendre ses distances avec l’expérience première en la soumettant à son tour à un examen sociologique.

16Pour mener mes enquêtes en LP, je me suis appuyé sur plusieurs acteurs. J’ai sollicité des élèves soit directement (en passant dans des classes, lors des entretiens de conseil en orientation), soit par l’intermédiaire d’enseignants ou de CPE. Un des indicateurs qui m’a assuré de la « rupture épistémologique » fut les fois où les élèves affirmaient, à l’issue des entretiens, n’avoir « jamais réfléchi à des questions pareilles ». Cela me confortait dans l’idée que l’entretien de recherche ne se confondait pas avec l’entretien de conseil parce qu’il interrogeait autrement l’expérience scolaire. J’ai sollicité des enseignants soit directement (notamment au sein du LP dans lequel j’exerçais comme conseiller d’orientation), soit indirectement (par l’intermédiaire d’autres enseignants, de proviseurs, de CPE, de conseillers d’orientation). Le concours des enseignants exigeait l’instauration d’une confiance que garantissait l’anonymat, mais aussi le fait de mettre au cœur des échanges les conditions de travail et de vie au sein du LP. De nombreux PLP ont accepté que j’assiste à des séances de cours en classe, en atelier ou en pratique. Certains d’entre eux sont devenus, à l’image des témoins lors des enquêtes ethnographiques, des « informateurs privilégiés », car connaissant bien l’établissement, ses codes, ses enjeux et ses paradoxes, ils ont attiré mon attention sur certains points (par exemple, sur le « favoritisme » dont bénéficient certaines spécialités du LP qui disposent de plus de moyens, ou encore sur les manières dont se construisent des affinités entre enseignants pour « monter des projets » pédagogiques…). Les « informateurs privilégiés » étaient aussi des enseignants que j’ai connus en tant que formateur puis enseignant-chercheur à l’IUFM. Ces enseignants, le plus souvent formateurs-associés à l’IUFM, ont développé un habitus et des prédispositions favorables à « l’esprit de recherche ». Leur concours fut précieux car ils aspirent fortement à mieux connaître leur établissement et éventuellement, à dégager des pistes de travail à l’issue des enquêtes. J’ai également eu l’opportunité de rencontrer des proviseurs familiarisés avec les sciences humaines en éducation. Ce fut le cas par exemple de ce proviseur d’un autre LP de la banlieue lilloise, lecteur des travaux de Bernard Charlot, et qui fit preuve d’un soutien continu pour que mon travail d’enquête se déroule sans encombre.

17Les CPE et les chefs de travaux m’ont également apporté leur témoignage. Celui-ci a cette particularité, pour les premiers, de se situer aux confins de l’expérience scolaire et de l’expérience socio-familiale des élèves. Connaissant bien « certaines familles » et la « vie extrascolaire » des élèves, les CPE m’ont apporté un éclairage précieux sur les tensions et les paradoxes entourant l’expérience scolaire (par exemple autour des relations et des tensions entre sociabilité juvénile en LP et au sein du quartier). Pour leur part, les chefs de travaux offrent un regard situé aux confins de l’expérience scolaire et des milieux professionnels que les élèves côtoient à l’occasion des stages en entreprise4.

18Au terme des enquêtes menées dans plusieurs LP, et avec des problématiques variées mais complémentaires – allant d’une recherche doctorale sur le rapport aux savoirs chez les élèves de LP à une enquête approfondie sur les pratiques pédagogiques et la condition enseignante en LP, en passant par une recherche sur l’abandon d’élèves de BEP en cours de formation, le tout ponctué d’une courte enquête auprès de PLP stagiaires en vue de saisir leur mode d’entrée dans le métier –, les données recueillies permettent de dresser un panorama relativement exhaustif sur la place et le rôle des LP dans le paysage scolaire actuel. Bien que le souci de soumettre le LP à une analyse sociologique objective ait constamment jalonné mes enquêtes et mes analyses, c’est aussi le projet d’améliorer le sort des acteurs qui « font » cette institution (notamment les élèves et les enseignants) qui m’a mobilisé.

19Si mes enquêtes menées en LP ont eu quelque chose d’existentiel, au sens où elles procédaient de mon expérience comme conseiller d’orientation, si elles ont revêtu l’aspect d’investigations ethnographiques, elles n’ont pu être riches d’enseignement que parce que j’ai procédé par un travail théorique de mise en perspective de l’enseignement professionnel en France. En ce sens, et bien que l’on ne saurait confondre l’enquête en LP et l’enquête sur le LP, le travail empirique que j’ai conduit n’a pu livrer toute sa mesure que combiné à un travail de problématisation mettant en exergue l’histoire et la sociologie de l’enseignement professionnel, et plus particulièrement la rencontre entre la massification, la recomposition de la classe ouvrière, la tertiarisation des emplois et la déstabilisation du marché du travail5.