1Cette série d’études sur le don organisationnel donne à voir l’ampleur du phénomène. L’émergence d’une vaste population d’organisations dans la société moderne a démultiplié les possibilités de dons qui passent par leur intermédiaire, bien au-delà de ce que les organisations de charité, notamment religieuses, avaient pu faire antérieurement. La rapide croissance des dispositifs de médiation et des dispositifs d’appariement qui résulte de l’Internet accélère singulièrement la montée en puissance du don organisationnel.

2Sans prétendre fournir des règles aussi caractérisées que celles que Mauss avait proposées dans son Essai sur le don – les trois obligations de donner, recevoir et rendre – les études rassemblées dans cet ouvrage permettent de présenter quelques conclusions provisoires, dont nous espérons qu’elles pourront faciliter d’autres recherches sur cette pratique oblative.

3Ces conclusions vont être présentées en suivant les quatre axes de recherche qui ont structuré le séminaire qui s’est tenu de février 2014 à juin 2015 : le travail de l’organisation qui rend possible ce type de don ; les circuits de commerce par lesquels passent les dons organisationnels et le problème de la réciprocité dans le cadre d’un don sans lien direct entre le donateur et le donataire. Finalement, comme chez Mauss, la dimension politique s’impose comme le dernier élément saillant de cette recherche sur les dons organisationnels.

LE TRAVAIL DE L’ORGANISATION

4L’organisation est un moyen d’« allonger le bras » des donataires : elle permet de donner à distance, de donner à des personnes que l’on n’aurait pas rencontrées sinon – patient en attente de transfusion, personne mal nourrie à l’autre bout du monde, internaute en recherche d’anonymat, etc. La mission première des organisations qui transmettent les dons consiste à effectuer un travail d’appariement. Il s’agit de donner au bon moment la bonne ressource à la bonne personne ou organisation, les bénéficiaires de produits sanguins, d’organes, d’aide alimentaire ou de cadeaux de presse ne pouvant souvent pas se contenter d’un don générique. Cela implique pour l’organisation, en amont, un travail de sélection des donateurs, un travail de tri et de mise en forme de ce qui a été donné et, enfin, la définition précise des populations cibles. La réalisation d’appariements entre les ressources et les êtres humains est la principale fonction des organisations de gestion des dons et elle nécessite un travail complexe et continu.

5Une première modalité du travail organisationnel consiste à transformer les donateurs et donataires potentiels en donateurs et donataires effectifs. La « production » de donateurs répond à une contrainte organisationnelle : il faut assurer la continuité de l’organisation, autrement dit, être en mesure d’obtenir des approvisionnements réguliers. Les enjeux sont évidemment d’ampleur différente selon la taille de l’organisation et sa mission. L’approvisionnement étant fondé sur le don, les organisations mettent en place des politiques d’exhortation (incitation à donner) et travaillent à se construire une réputation. À l’autre extrémité du continuum, les organisations travaillent aussi à transformer les donataires. Elles peuvent le faire de manière affichée ou implicite. C’est le cas des attachés de presse qui sélectionnent rigoureusement les bénéficiaires qui sont le plus à même de leur rendre un contredon, c’est aussi celui des instances de santé publique qui définissent les critères de sélection des « bons » candidats à une greffe d’organe ou encore des organisations d’aide alimentaire qui dessinent le profil des « bons » bénéficiaires d’aide alimentaire. La continuité requise par le don organisationnel aboutit souvent à la formation de collectifs gérés par les organisations, aussi bien en ce qui concerne les donateurs que les donataires. Hors le cas des dons en monnaie qui débouchent sur une gestion des approvisionnements marchands, le travail des organisations en charge du don concerne aussi la valorisation du produit donné. Il est possible de distinguer trois modalités de valorisation. La première consiste à transférer un produit d’une scène où il n’a pas de valeur à une autre où les critères d’appréciation diffèrent. Une partie des organisations s’attachent en effet à transformer ce qui n’avait pas, peu ou plus de valeur pour le donateur (« déchets » dont on se débarrasse à la ressourcerie, excédents alimentaires, clics des internautes, organe d’une personne décédée) en un produit qui a une valeur pour le donataire. Dans ce cas, la tâche de l’organisation se limite à un travail de coordination entre ces scènes, de même que les entrepreneurs peuvent le faire entre différents marchés1.

6Une deuxième modalité du travail organisationnel consiste à agir sur les propriétés matérielles du produit donné pour en faire un produit recevable. La valorisation consiste ainsi à transformer les produits pour leur conférer une nouvelle valeur. Les produits sanguins par exemple, avant d’être administrés à l’usager final, sont qualifiés, standardisés, fractionnés en différentes composantes, puis conditionnés sous forme de médicament. Ce dernier n’a finalement plus grand-chose à voir avec le sang initialement prélevé. Sans aller jusqu’à une telle transformation du produit, les organisations travaillent à mettre en forme les dons et leur administration : les ressourceries trient, nettoient, réparent, orientent les objets tandis que les attachés de presse construisent un discours et un packaging attrayant pour les objets ou services qu’ils donnent. Ces différentes formes du travail de l’organisation sont associées à des circuits au long desquels transitent les dons, après avoir été valorisés, triés, produits : on y reviendra plus bas en examinant les circuits des dons organisationnels.

7Enfin, la gestion de la distance entre le donateur et le donataire que crée la présence de l’organisation constitue une troisième modalité du travail organisationnel. Souvent, cette distance apparaît comme un obstacle que la politique d’exhortation à donner doit permettre d’enjamber, de manière à inciter au don les donneurs potentiels ; de même, il s’agit de lutter contre l’effacement du donateur aux yeux des donataires. Dans d’autres cas, l’organisation a pour mission de créer de l’anonymat. Il s’agit alors d’assurer l’absence de relations entre donateur et donataire, alors même qu’il faut les apparier au travers d’un transfert de ressource. Cela passe par des règlements (cas du don d’organes ou de gamètes), par la massification (« poolage » des poches de sang), par la connexion aléatoire et le cloisonnement (dans le cas de Tor).

8La présence de l’organisation introduit un nouvel acteur dans le don ; un acteur qui possède un intérêt propre (maintien, accroissement de l’organisation, etc.). L’organisation peut revêtir des formes très différentes – de l’organisation internationale (FAO) à celle d’un collectif militant local (ressourcerie), en passant par des réseaux de hackers (Tor) – mais elle est toujours confrontée, d’une manière à une autre, aux impératifs de l’efficacité, des coûts et aux effets bénéfiques que les dons peuvent leur apporter.

9Premièrement, les organismes en charge du don organisationnel sont soumis à une contrainte d’efficacité. L’efficacité organisationnelle, dans le cas du don, ne se limite pas à un critère d’efficacité économique, même si ce dernier est loin d’être absent. L’efficacité peut être mesurée en termes de conformité par rapport à des valeurs (cas des ressourceries), à la qualité, notamment en termes sanitaires, du service (cas du don du sang et des dons d’organes), à la fluidité et la réactivité organisationnelle (cas du don alimentaire), à la capacité technologique et juridique (cas de Tor), à la capacité à obtenir un retour (cas des attachés de presse), etc.

10Deuxièmement, le fonctionnement de l’organisation et le travail qu’elle réalise représentent un coût. Se pose alors la question du financement des organisations dans le don organisationnel2. Les « coûts de gestion » des organisations, ou « frais généraux » induits par la logistique du don sont problématiques à double titre pour l’organisation chargée du don. D’une part parce qu’ils doivent être couverts (problème du financement), et d’autre part parce qu’ils déroutent une partie de ce qui est donné de sa destination originelle (problème de la confiance des donateurs). Le travail de l’organisation consiste donc aussi à rechercher des moyens de financement, à gérer des flux monétaires et financiers et à se construire une réputation. Cela introduit des pratiques qui ne sont pas habituellement associées au mouvement généreux du don : les organisations doivent rechercher activement des ressources, puis les gérer au mieux à l’égal de bien des intermédiaires marchands. Dans le cas où les biens qui circulent par le don organisationnel sont également disponibles sur le marché, assurer l’équilibre financier des organisations peut se révéler une opération délicate, comme le montre le problème posé par la tarification des produits sanguins. Enfin, la question de la réputation prend une place importante dans le don organisationnel. Pour que le don puisse avoir lieu, il faut que le donateur ait confiance dans l’organisation chargée de porter un don à une personne qu’il ne connaît pas et qu’il ne peut joindre directement. Les organisations caritatives ont réagi en faisant appel à des procédures de certification, comme ont pu le faire les organisations du secteur marchand avec les normes ISO. Dans le cas de la France, dès 1989, s’est mis en place un comité de la charte auquel sont affiliées 78 organisations caritatives qui, à l’instar de la Croix-Rouge française dont la page d’accueil internet fait état de cette certification, sont « soucieuses de préserver et de développer une relation de confiance avec leurs donateurs ». La charte est explicitement structurée pour valider le fonctionnement organisationnel dans quatre domaines : le fonctionnement statutaire et la gestion désintéressée, la rigueur de la gestion, la qualité de la communication et des actions de collecte de fonds, et, enfin, la transparence financière. Au-delà de ces outils, le travail réputationnel apparaît comme une condition sine qua non du succès des moteurs de recherche solidaire ou du travail des attachés de presse. Dans le cas où l’organisation a pour mission de rendre anonymes des actes de don, c’est sur elle seule, les partenaires d’échange ne se connaissant pas, que repose la confiance.

11Troisièmement, l’irruption des organisations pose la question des avantages que celles-ci peuvent attendre de la pratique du don organisationnel. Celles qui n’ont que cette fonction sont gratifiées par leur action même : puisqu’il s’agit d’aider les gens à donner, la pratique du don organisationnel est sa propre fin. Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Mauss lui-même, puis Pierre Bourdieu, nous ont appris que le fait de donner procure du prestige, de l’honneur ou encore du capital symbolique. Ceci est valable pour les acteurs du monde caritatif et notamment pour ceux d’entre eux qui déversent les gains issus de leur succès marchands dans des fondations destinées à gérer leur bienfaisance3. La recherche du prestige associé au don n’est toutefois pas exclusive de la recherche de l’intérêt marchand : la notoriété conférée par le mécénat d’entreprise participe en effet du goodwill, cette survaleur que l’entreprise acquiert par son capital immatériel dont on peut penser qu’il est l’une des raisons pour lesquelles certaines entreprises américaines prêtent du personnel à des organisations caritatives4 et des entreprises de spectacle sportif donnent une partie de leurs bénéfices5.

LES CIRCUITS DU DON ORGANISATIONNEL

12Dans les sociétés étudiées par Malinowski et Mauss, le commerce social autour des échanges dyadiques de dons met en jeu une séquence de dons directs (D) entre le donateur et le donataire qui se répète le long d’une chaîne relationnelle. Cela forme ce que l’on peut appeler le circuit du don maussien :

… D — D…

13Ce circuit s’oppose alors au circuit de commerce marchand dans lequel les transactions se répètent le long d’une chaîne relationnelle constituée d’échanges marchands (M).

14Bien sûr, lorsque les échanges marchands prennent la place qu’on leur connaît dans les sociétés modernes, l’objet offert est de plus en plus souvent un objet acheté, ou fabriqué à partir d’objets achetés, ce qui donne une séquence qui enchaîne échanges marchands (M) et dons (D). Cela donne lieu au circuit marchand du don maussien, lequel n’était pas inconnu des sociétés archaïques, comme A. Testart l’a montré à propos des opérations préparatoires à un potlatch6 :

… M — D

15La présence d’une organisation ou d’une série d’organisations qui s’interposent entre le donateur initial et le donataire final, modifie le circuit de commerce par lequel transitent les dons organisationnels. A priori, le schéma épuré du don organisationnel présenté en introduction semble se couler dans le circuit du don maussien puisque le don de l’organisation au donataire fait suite au don initial du donateur à l’organisation. Cette vision néglige toutefois les changements qu’introduit la présence de l’organisation, notamment la circulation qui intervient au sein de l’organisation, entre les différents segments qui la composent, et entre les organisations qui s’enchaînent pour donner corps au don organisationnel. Cette dernière situation peut être illustrée en faisant simplement intervenir deux organisations ; le circuit de commerce du don organisationnel se compose alors d’une série de trois transactions7. Il n’y a aucune raison pour que la ressource donnée soit transmise à titre de don de la première organisation à la seconde. On peut donc avoir aussi bien un circuit du don organisationnel qui enchaîne des dons qu’un circuit dans lequel un échange marchand se glisse entre deux dons. Il y a donc deux formes génériques possibles de ce circuit :

(1) D — D — D

(2) D — M — D

16La première forme correspond en grande partie au don d’usage lors de l’emploi des moteurs de recherche solidaires : le don d’usage de l’internaute est transmis par le moteur de recherche solidaire sous forme de don monétaire à l’organisation caritative qui le redistribue ensuite à titre de don (monétaire ou non) au donataire final. Relevons toutefois que, même dans ce cas, la relation marchande n’est pas loin puisque le moteur de recherche solidaire se finance en s’adressant à un autre acteur (les annonceurs publicitaires) de cette arène multiface.

17Pour que la seconde forme générique apparaisse, il faut en général qu’existe un marché pour la ressource, comme on peut l’observer dans le cas du don de sang ou de l’aide alimentaire. Néanmoins, même en l’absence d’un marché, le circuit de commerce ne peut se dispenser de prendre en charge la question du financement des organisations. Le transfert de l’organe prélevé dans un hôpital à l’hôpital dans lequel la greffe est réalisée ne s’effectue pas d’une manière identique au don qu’un individu fait directement à un autre. L’hôpital qui cède le greffon reçoit en contrepartie un financement qui couvre les frais engagés pour le prélèvement ; de même l’hôpital qui greffe en reçoit un pour couvrir le coût de la transplantation et des soins postgreffe. Ces coûts ne sont pas définis par des prix fixés sur un marché : il s’agit de tarifs politiquement déterminés selon les critères qu’une société se donne pour définir son système de santé publique. Ces tarifs ne sont pas établis de manière à « faire agir » comme le prix incite à le faire en donnant à voir les raretés relatives des ressources telles que saisies par le marché ; ils sont destinés à la couverture des frais de fonctionnement des organisations sans lesquelles le don organisationnel ne peut avoir lieu. Le circuit (1) du don organisationnel doit donc être noté d’une manière plus précise en faisant apparaître le financement (Df) comme condition du don organisationnel :

(1’) D — Df — D

18D’autres secteurs du don organisationnel font apparaître une autre forme du circuit lorsque la ressource a été initialement achetée, avant d’être donnée pour être vendue, permettant de ce fait le financement de l’organisation.

(3) M — D — M

19Ce schéma est très présent dans le cas des ressourceries qui, par ailleurs, sont le théâtre de circuits plus complexes. Il se retrouve également dans des structures similaires comme les boutiques des communautés Emmaüs où certains viennent donner les objets dont ils souhaitent se défaire, alors que d’autres viennent les y acheter sous le label d’un « achat solidaire8 ». Ce type de circuit peut également concerner les individus, l’organisation n’intervenant qu’en bout de course, comme c’est le cas dans la revente des cadeaux, phénomène qui s’affirme depuis deux décennies, tout particulièrement après les fêtes de Noël. Le cadeau a été acheté avant d’être offert à son destinataire : on est alors dans le circuit marchand du don maussien. Le plus souvent, le circuit s’interrompt à ce point et le donataire profite pleinement ou délaisse le cadeau en question. Avec l’arrivée de sites de vente en ligne, le circuit peut désormais se prolonger avec la revente des cadeaux par l’intermédiaire de cette organisation marchande.

20Un dernier cas peut être relevé dès lors que le don initial est attaché à un acte marchand. C’est le cas lorsque l’individu achète un bien ou un service auquel est attachée une promesse de don à une organisation caritative qui, à son tour, va en faire bénéficier les individus dont elle s’occupe. On a alors un circuit de la forme suivante :

(4) (M + D) — D — D

21L’acte d’achat couplé à un don (M + D) apparaît lorsqu’un prix plus élevé est acquitté par le consommateur, ou bien lorsque l’organisation marchande accepte de baisser son taux de marge pour donner une partie de ses bénéfices à une organisation tierce, comme cela est décrit, à propos des spectacles sportifs (football, hockey sur glace), dans la thèse de Serge Piché9.

22Dans tous les cas de figure, le don organisationnel entraîne une hybridation du circuit du don qui ne sépare plus strictement les dons et les échanges marchands.

LA QUESTION DE LA RÉCIPROCITÉ

23Dans le cas du don organisationnel, le retour est rendu difficile par la distance qu’instaure l’organisation entre le donateur et le donataire. Le retour direct devient même impossible dans le cas où l’une des missions de l’organisation est justement de produire de l’anonymat dans la relation de don, comme c’est le cas des dons de gamètes ou d’organes. Cette impossibilité peut aussi venir du travail de production que réalise l’organisation : le mélange des sangs réalisé par les centres de transfusion sanguine et, plus encore, par le Laboratoire français de fractionnement et de biotechnologie, rend impossible de distinguer les donneurs individuels. L’organisation en réseau des membres actifs de Tor vise également à cet effet d’anonymisation. Dans d’autres cas encore, il devient difficile d’identifier les donneurs. Qui donne l’aide alimentaire : les producteurs ? L’État ? Les bénévoles qui la distribuent ? Le brouillage devient complet lorsque l’aide est distribuée par une commercialisation sur les marchés locaux : le don initial pour favoriser le développement a disparu pour le receveur final qui accède au produit alimentaire par le truchement d’une relation marchande.

24Que cela soit voulu ou non, la figure du donateur s’efface. Comment alors la norme de réciprocité peut-elle prendre corps ?

25Si certains auteurs concluent à une impossible réciprocité lorsque la qualification même de don s’efface pour le donataire – dans le cas de l’aide alimentaire internationale revendue sur les marchés locaux, ou dans celui du care défini comme « n’appelant pas de réciprocité » –, d’autres mettent en évidence différentes modalités de la norme de réciprocité qui, même dans le cas d’un anonymat organisationnel fort, peuvent tenir lieu d’un retour au bénéfice du donateur10. L’éloignement entre les deux individus placés aux extrémités du circuit du don organisationnel, la difficulté à définir le donateur initial et l’importance du travail organisationnel qui est mis en œuvre donnent à cet ensemble un caractère impersonnel qui n’empêche pas la réciprocité. Trois formes de réciprocité émergent des études précédentes : le simple fait d’accepter le don initial ; la gratitude d’un acteur à l’égard de l’acteur qui le précède dans le circuit du don organisationnel et, finalement, la gratitude indifférenciée adressée au donneur inconnu.

26La première forme est particulièrement saillante dans le cas des dons faits par les particuliers aux ressourceries : le don est le moyen pour le donateur de prolonger « la vie sociale des objets » alors même que celui-ci n’en a plus l’usage. L’acceptation du don vaut alors réciprocité pour le donateur – l’importance de ce cas de figure est redoublée par le fait que certaines organisations caritatives élaborent leur politique d’exhortation de manière à obtenir des legs11. Cette forme de réciprocité est aussi à l’œuvre dans le cas des acteurs bénévoles des Restos du cœur pour lesquels l’action même de donner est une gratification intrinsèque.

27Une deuxième forme de réciprocité possible se fait jour avec le retour « local » dans lequel le donataire remercie la personne qui, pragmatiquement, lui fournit le don. À défaut de pouvoir rendre au donateur initial, la réciprocité s’adresse aux bénévoles (dans le cas des dons alimentaires) ou au personnel médical (don de sang, d’organes, de gamètes). Cette forme englobe également les cas où la réciprocité va de pair avec l’intérêt. Dans le cas des attachés de presse, les journalistes doivent rendre sous forme d’article s’ils veulent continuer à être bénéficiaires des dons qui leur permettent de travailler ; de même, l’association bénéficiaire des dons des moteurs de recherche solidaire a tout intérêt à inciter les internautes à donner plus pour qu’elle reçoive plus.

28Une troisième forme de réciprocité peut être repérée dans les dons organisationnels pour lesquels la distance entre le donataire et le donateur est marquée par l’impossibilité de connaître ou d’isoler ce dernier. À défaut de pouvoir se tourner vers le donateur initial, le bénéficiaire du don organisationnel peut faire acte de réciprocité en donnant à son tour la ressource dont il a bénéficié : il est ainsi noté que les personnes transfusées deviennent à leur tour donneuses de sang12. Dans d’autres cas, la réciprocité s’exprime d’une manière plus subtile au travers d’un retour « en pensée », « distancié », comme on le constate avec certains bénéficiaires d’un don d’organe ou des utilisateurs de Tor. Le don impersonnel et à distance engendre alors un retour du même type.

29La distance instaurée par l’organisation, si elle diminue l’obligation « interpersonnelle » de rendre, n’efface donc toutefois pas la question de la réciprocité. Les études présentées dans cet ouvrage suggèrent, au contraire, l’hypothèse selon laquelle cette distance amène une diversification des modalités du rendre ou encore, des formes d’expression de la norme de réciprocité.

LA POLITIQUE DANS LE DON ORGANISATIONNEL

30Ce dernier axe de réflexion s’impose. Sa présence est d’autant plus intéressante à remarquer qu’il n’avait pas été mis en avant au moment de lancer la réflexion collective. Sous une forme ou une autre, il s’est imposé de lui-même dans presque toutes les contributions.

31Il est vrai que la dimension politique occupe une place marquée dans la réflexion de Mauss sur le don. Comme nous l’avons expliqué en introduction, le don est perçu par Mauss comme la fabrique de la solidarité sociale : on « touche le roc », affirme-t-il. Mauss met fortement l’accent sur le lien existant entre les pratiques de don et la structuration politique des sociétés modernes.

32La dimension politique du don organisationnel apparaît comme le pendant de la solidarité organique théorisée par Durkheim : la spécialisation des tâches et la séparation des sphères de vie sociale qui s’ensuit impliquent que des organisations spécifiques prennent en charge la solidarité qui ne peut plus s’exprimer entre individus éloignés socialement et géographiquement. À cet égard, si les médias permettent de ressentir une « souffrance à distance », selon la formule de Luc Boltanski13, les dons organisationnels offrent quant à eux l’occasion d’agir, de faire quelque chose pour donner libre cours à l’expression de la sympathie, de la solidarité envers ceux qui souffrent. Les médias porteurs de la souffrance à distance et les organisations caritatives acteurs du donner à distance sont les deux faces de la même politique de la pitié. L’aide internationale, les Restos du cœur, le don de sang, d’organes, sont autant de marques de cette symétrie morale et politique qui donne sens à l’idée de commune humanité. Cette politique pourra être qualifiée de « citoyenne » lorsqu’elle se tourne plus particulièrement vers les membres d’un même État-nation ; mais elle n’est pas la seule en jeu, car l’engagement – au sens défini par Amartya Sen d’un acte dans lequel un individu se dépouille en connaissance de cause d’une ressource qui lui est utile – est aussi perceptible dans le cas des hackers dont le fonctionnement de Tor dépend. On est alors au plus près de la formation des communs, avec des informaticiens qui abandonnent l’exclusivité sur les ressources informatiques qu’ils ont créées en donnant librement aux autres utilisateurs des droits d’usage que l’institution de la propriété ne leur confère habituellement pas14. De même, les donateurs alimentant les ressourceries peuvent être sensibles aux problèmes posés par la misère économique, l’épuisement des ressources, le réchauffement climatique et, ainsi, concevoir leur engagement en faveur d’une économie circulaire et soutenable en tant que « citoyens du monde ».

33D’une manière plus générale, dans nos sociétés de plus en plus dominées par les échanges marchands et par l’injonction à la rationalité économique, la pratique du don comme les actions guidées par l’altruisme apparaissent comme des contre-conduites15 dont la dimension politique tient précisément au fait de refuser, selon les formules dérivées de l’œuvre de Michel Foucault, un « gouvernement par l’intérêt16 ». À l’opposé de ceux qui craindraient un affaissement des liens de solidarité dans un monde dominé par l’échange marchand, au point que celui-ci viendrait polluer par sa présence les dons entre individus éloignés, nous voyons dans la multiplicité des dons organisationnels la preuve que la solidarité parvient à mettre à son service les échanges marchands. Les contre-conduites font preuve de leur capacité à absorber la montée des échanges marchands, fût-ce au prix d’une modification des frontières entre ces derniers et les pratiques de don.