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Société française et passions scolaires

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Aziz Jellab

Chapitre 7. Le lycée, la massification et l’emprise d’un rapport utilitariste aux études

Texte intégral

1Héritage napoléonien, le lycée incarne en France l’image d’une institution dont l’identité se confond avec un symbole national devenu mythique à savoir le baccalauréat. Mais la réalité du lycée et des lycéens est désormais bien éloignée de celle des anciennes générations, celle des héritiers pour lesquels l’accès à une culture cultivée constituait une manière de vivre son rapport aux études, la culture libre et désintéressée étant aussi une manière d’être au monde. Le baccalauréat littéraire et avec lui, les lettres classiques comme les humanités, ont perdu de leur prestige, au profit du baccalauréat scientifique, quand dans le même temps, les filières technologiques et professionnelles fournissent presque autant de bacheliers que les filières générales.

LA GALAXIE LYCÉENNE

  • 1 Dubet et Martuccelli, 1996.

2Il n’existe pas un seul type de lycée et de lycéens mais une pluralité d’établissements, de configurations, couvrant tout autant une diversité d’offres de formation que de publics socialement plus ou moins différenciés. Ainsi, peu de choses rapprochent un lycée de centre-ville, ne préparant qu’aux baccalauréats généraux, recrutant pour l’essentiel des élèves issus de professions libérales et intellectuelles, d’un lycée polyvalent, préparant davantage aux baccalauréats technologiques et aux baccalauréats professionnels, et dont le public est majoritairement composé d’enfants d’ouvriers et d’employés. Bien qu’il n’en ait pas été affecté de la même manière et selon la même ampleur, le lycée, à l’instar du collège, a connu un processus de massification et de diversification de ses publics, sur fond de renforcement de la hiérarchie et de la compétition scolaires1 :

  • 2 De Queiroz, 1995a, p. 14.

Depuis 1900, il aura fallu soixante ans pour que le taux d’accès d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat passe de 1 % à 10 %, mais seulement trente-quatre années de plus pour que 59 % des 17-19 ans aient leur baccalauréat en 19942.

3Les indicateurs statistiques permettent une première appréciation de l’évolution du taux de scolarisation, et des différences entre carrière scolaire et appartenance sociale.

  • 3 Merle, 2000, p. 36.

Bien que la période 1960-2000 soit marquée par une augmentation continue des taux de scolarisation de 11 à 17 ans, il est possible de distinguer deux sous-périodes. La première marque les années soixante, la seconde les années quatre-vingt. L’évolution du taux moyen de scolarisation des élèves scolarisés de 11 à 17 ans permet de connaître l’ampleur de ces deux mouvements : 14 points d’augmentation de 1960 à 1970 (de 61,9 % à 75,9 %) ; 12 points de 1980 à 19903.

4Cette évolution s’explique doublement par l’offre scolaire et par la hausse du chômage qui conduit de nombreux jeunes à différer leur entrée dans la vie active. Comme dans les autres ordres d’enseignement, et le constat est valable pour l’enseignement supérieur, l’élargissement en lycée du recrutement social s’est opéré avec la multiplication des filières, les plus récentes historiquement à savoir les nouvelles filières technologiques et professionnelles bénéficiant d’un moindre prestige et accueillant majoritairement des élèves issus de milieu populaire.

5Les lycées en France se caractérisent par une forte hiérarchisation de leurs filières, une hiérarchisation qui couvre à son tour des inégalités tenant au prestige des spécialités. Ainsi, la spécialité « mathématiques » en terminale S (scientifique) accueille les meilleurs élèves, ceux qui se destinent le plus souvent à l’enseignement supérieur long, sélectif et plus ou moins prestigieux. Le prestige inégal des filières et des spécialités est concomitant à une répartition socialement différenciée des élèves, ceux issus de milieu populaire sont majoritaires au sein des filières technologiques et professionnelles. C’est ce que confirment les données publiées en 2015 par la DEPP. Ainsi, à la rentrée 2014, la part des enfants issus des « professions libérales, cadres » et scolarisés en seconde générale et technologique était de 24,8 %, de 30,2 % en première et terminale générales et de 15,4 % en première et terminale technologique, ce qui témoigne du renforcement de leur effectif dans les filières préparant au baccalauréat général. Les enfants issus des « professions intermédiaires » connaissent à peu près la même répartition en seconde générale et technologique (14,3 %), en première et terminale générales (14,5 %) et en première et terminale technologiques (14,7 %). La part des enfants issus de milieu « employés » et scolarisés en seconde générale et technologique était de 16,6 %, de 15 % en première et terminale générales et de 18,8 % en première et terminale technologiques. Celle des enfants issus de milieu « ouvriers » était respectivement de 19,7, de 15,5 et de 25,9 %. Ainsi, l’effectif des élèves issus de milieu populaire se renforce dans les filières les moins prestigieuses, soit celles qui limitent les chances de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur long et sélectif. Dans la voie professionnelle, et notamment en CAP, la part des enfants d’ouvriers et d’employés est très dominante comparée à celle des autres professions et catégories sociales. Et quand la part des enfants d’ouvriers et d’employés était respectivement de 38,3 et de 16,8 % en CAP, elle ne dépassait pas les 3,8 % chez les enfants de cadres et professions libérales, les 7,8 % chez les enfants de milieu « professions intermédiaires » et les 7 % chez les enfants d’artisans et de commerçants. De même, lorsque les enfants de cadres et professions libérales ne comptent que 7,1 % en baccalauréat professionnel, quand ils ne dépassent pas, parmi les enfants de « professions intermédiaires » les 11,1 %, ce pourcentage atteint 19,2 % chez les enfants d’employés et 35,6 % chez les enfants d’ouvriers.

  • 4 S’appuyant sur la nomenclature de l’INSEE, la DEPP classe en quatre catégories les catégories soci (...)

6Au total, et si l’on comptabilise la répartition des élèves dans l’enseignement professionnel, toutes filières confondues – CAP et bac pro –, 7 % sont issus d’une catégorie sociale « favorisée A », 10 % d’une catégorie sociale « favorisée B », 26,8 % de catégorie « moyenne » et 56,3 % de catégorie défavorisée4.

L’EXPÉRIENCE LYCÉENNE ET LA PRESSION DE L’ÉVALUATION

  • 5 Dubet et Martuccelli, 1998 ; Dubet, 2002.
  • 6 Dubet, 1991.

7La sociologie de l’expérience scolaire, telle que développée par François Dubet, rompt partiellement avec les schémas théoriques totalisants, hérités d’une tradition positiviste et d’un marxisme aux multiples versions. Si, en toile de fond, c’est le statut même de société comme ensemble d’institutions et de logiques d’action cohérentes qui est remis en cause5, c’est du côté des acteurs et de leurs diverses stratégies qu’il convient de se situer pour rendre compte de leur rapport aux institutions, l’école en l’occurrence. L’expérience scolaire constitue l’interface d’un « travail que les acteurs réalisent sur eux-mêmes » puisque ceux-ci, les lycéens par exemple, ont à la fois à jouer un rôle (ou leur « métier » d’élève) et à construire une autonomie, une subjectivité en tant que mise à distance de l’institution et de ses injonctions6. Les élèves ont à concilier différentes logiques adaptatives : ils ont d’abord à s’intégrer à l’école et au groupe de pairs ; ils doivent aussi faire preuve de stratégies – en matière de choix d’études, d’investissement dans le travail scolaire et de conciliation entre appartenance au groupe de pairs et travail personnel – ; ils doivent enfin atteindre un degré d’« authenticité personnelle », qui est une prise de distance en tant que processus de subjectivation (ou d’expression de la vocation). Les inégalités sociales face à l’école sont aussi le résultat d’un rapport spécifique à celle-ci. Ainsi, l’origine sociale comme le type d’établissement fréquenté permettent de dégager quatre types de lycéens, exprimant quatre types d’expériences : les « vrais lycéens », figure rappelant les Héritiers, mais gagnés par un utilitarisme dans le rapport aux études ; les « bons lycéens », soutenus par leur milieu familial mais n’adhérant pas totalement aux valeurs du monde scolaire ; les « nouveaux lycéens », issus de milieu ouvrier ou employé, et vivant paradoxalement leur expérience sur le mode d’une ascension scolaire et d’une relégation dans des filières peu valorisées. Enfin, les « futurs ouvriers », scolarisés dans l’enseignement professionnel et porteurs parfois de projets personnels. Ces observations s’éloignent cependant d’un déterminisme sociologique puisque les élèves ne sont pas totalement socialisés et peuvent définir des espaces de manœuvre que leur « liberté » – du fait des failles du système – permet. Soucieux d’inscrire l’expérience scolaire dans le cadre des mutations qu’a connues l’école ces dernières décennies, F. Dubet et D. Martuccelli soulignent en quoi l’absence d’une cohérence du système scolaire contribue à donner un autre sens à cette expérience :

  • 7 Dubet et Martuccelli, 1996, p. 152.

Plus le système se massifie, plus il se diversifie sous l’effet du durcissement de la concurrence puisque la ségrégation sociale ne se limite plus en amont. Alors que l’école républicaine se présentait comme une juxtaposition de grands blocs relativement homogènes, le système scolaire ne cesse de se fractionner et de se diversifier en fonction des disciplines, des filières, des sous-filières7.

8Dans une école massifiée, dominée par la concurrence, et par la lutte « pour les places », l’association forte et récurrente entre le niveau scolaire et l’orientation inscrit les élèves et les enseignants dans une tension perpétuelle où la notation joue le rôle de référence, sans pour autant lever le doute sur son efficacité. Par exemple, rien ne prouve que la réussite dans telle ou telle filière à l’issue de l’orientation dépende de la moyenne obtenue dans toutes les matières. Or cette moyenne joue un rôle important dans la répartition des élèves. Pour Pierre Merle (1996), c’est avec la massification scolaire et l’allongement de la durée de scolarité que l’évaluation des élèves engagera plus fortement le jugement professoral, et partant, la carrière scolaire du public :

  • 8 Merle, 1996, p. 15.

Lorsque les barrières entre ces deux écoles du peuple et des notables se sont estompées, timidement au cours de la première partie du xxe siècle et bien davantage après la guerre avec notamment la création du collège unique, les élèves se sont trouvés, pour une part, socialement mélangés (bien que de façon encore limitée). Dès lors, les professeurs ont été confrontés à des problèmes relativement nouveaux : évaluer une masse de plus en plus considérable d’élèves et orienter ceux-ci. C’est à cette époque qu’émerge l’orientation scolaire et parallèlement, une responsabilité relativement nouvelle de l’enseignant à l’égard des trajectoires scolaires des élèves8.

9L’évaluation des élèves s’accompagne aujourd’hui d’épreuves subjectives qui sont fondamentalement marquées par l’incertitude des normes institutionnelles et du rendement du travail scolaire fourni. C’est dans ce décalage entre l’évaluation scolaire par des enseignants et l’évaluation de son propre travail par l’élève que se joue une part importante du malaise à l’école, surtout chez les « nouveaux lycéens », d’autant plus que l’absence ou la faiblesse de reconnaissance du travail fourni peut conduire à de l’incompréhension et à rendre problématique l’instrumentalisme même des études :

  • 9 Barrère, 1997, p. 205.

La perplexité s’accroît lorsque les sommes de travail et les notes sont comparées entre elles, puisqu’il peut arriver que l’on travaille plus une année donnée et que l’on ait cependant de moins bonnes notes. L’expérience du travail devient alors largement paradoxale […] C’est alors comme si la valeur de son travail se « dévaluait » au fur et à mesure du parcours scolaire9.

10Cet épuisement lycéen peut alors se traduire par un découragement ou par des attitudes de repli. Il s’accompagne aussi du sentiment que l’orientation et le devenir sont soumis à un arbitrage institutionnel – ou scolaire – dans lequel c’est sa personnalité en tant qu’adolescent – et pas seulement en tant qu’élève – qui est jugée et étiquetée. Jean-Pierre Terrail fait remarquer que l’évaluation d’un élève est en même temps catégorisation et classement d’un sujet, eu égard au champ du possible qu’il peut espérer atteindre :

  • 10 Terrail, 2002, p. 59-60.

Puisque évaluer c’est classer le long d’une échelle hiérarchique, si l’on classe les élèves, c’est qu’ils peuvent l’être, c’est qu’il est dans l’ordre que certains soient excellents, d’autres bons, moyens, faibles ou médiocres […]. Et l’on glissera au jugement sur la personne en général (c’est un « bon » ou un « mauvais élève » tout court), à partir du constat soit d’une cohérence des résultats dans l’ensemble des disciplines, soit des résultats obtenus dans les disciplines considérées comme fondamentales […]. Le passage du jugement sur une performance ponctuelle au jugement global sur la personne est rendu inévitable par le fonctionnement de l’institution : c’est bien la personne, et non sa compétence dans telle discipline, qui sera autorisée à passer dans la classe supérieure, à intégrer telle classe, à emprunter telle filière10.

DES NORMES SCOLAIRES IMPLICITES

  • 11 Guichard, 1993.
  • 12 Bourdieu, 1980.
  • 13 Laurens, 1992.

11Des recherches menées auprès des lycéens font état de l’importance du niveau scolaire, de l’intérêt porté aux disciplines enseignés dans l’élaboration des projets d’avenir, y compris chez les élèves le plus en difficulté11. Ainsi, le système éducatif et ses filières contribuent à la structuration des projets d’étude chez les adolescents, des adolescents qui construisent leurs représentations professionnelles selon deux axes : les métiers féminins/les métiers masculins ; les métiers prestigieux/les métiers non prestigieux. Or une telle manière de concevoir les métiers est étroitement liée à l’organisation de l’espace social des positions, ce qui revient à dire que les choix les plus « personnels » sont des choix sociaux, soumis à des règles – ou habitus – dont les élèves et les parents n’ont pas conscience12. Mais ces règles renvoient aussi au marché de l’emploi et l’on peut supposer que la propension vers la poursuite des études traduit de plus en plus des inquiétudes liées au chômage et à la précarité. Ce qui peut donner lieu à une « surmobilisation13 » sur une école, moins perçue désormais comme un moyen d’accès à la culture, mais plutôt comme instrument dont les diplômes délivrés abriteraient de l’exclusion professionnelle.

Certes, la demande sociale de scolarisation se développe considérablement. Mais cette demande ne manifeste pas ipso facto une plus grande appétence culturelle. Le poids du chômage et la concurrence sur le marché de l’emploi aidant, les stratégies scolaires des jeunes et de leurs familles sont beaucoup plus de l’ordre des stratégies sociales, visant à éviter le chômage et à satisfaire un niveau d’aspiration sociale, que de celui des stratégies éducatives centrées sur les finalités culturelles de la formation.

  • 14 Rochex, 1991, p. 318.
  • 15 Galland, 1988 ; Dubet, 1991.
  • 16 Ballion, 1982.
  • 17 Rayou, 2000.

12Pour les élèves, notamment ceux qui sont le plus en difficulté, « le sens de l’école n’a alors plus grand chose à voir avec ce qu’on y apprend, mais se réduit à la course d’obstacles permettant de passer dans la classe supérieure, de réussir ses examens, d’accéder à tel ou tel métier14 ». Les recherches sociologiques ont principalement traité des lycéens sous l’angle de leur sociabilité15, du consumérisme dominant16 et de leur socialisation politique17. La recherche menée par Anne Barrère (1997) sur le travail scolaire des lycéens a ouvert d’autres pistes de réflexion. A. Barrère montre comment le passage du collège au lycée se traduit par de nouvelles contraintes, où l’accumulation des tâches (devoirs, contrôles, évaluations…) conduit à un épuisement, que la mobilisation quantitative sur le travail ne suffit pas à réduire, notamment chez les nouveaux lycéens. Mais c’est dans le non-dit des normes scolaires – par exemple, s’agissant de la définition par les enseignants de ce qu’est bien « travailler » – que résident aussi les malentendus entourant le sens des savoirs et de ce qu’est apprendre pour un élève de lycée. La recherche menée par E. Bautier et J.-Y. Rochex (1998) sur les nouveaux lycéens a tenté de rendre compte des processus cognitifs et sociaux à l’œuvre dans le travail scolaire et dans les activités langagières que requièrent les disciplines enseignées, notamment au niveau de l’écriture. En cela, E. Bautier et J.-Y. Rochex ne font que prolonger les questionnements déjà formulés par B. Lahire (1993) au sujet du rapport à l’écriture chez les élèves de l’école primaire. C’est à travers des difficultés d’objectivation du langage que les auteurs rendent compte des épreuves vécues par les nouveaux lycéens, dont une partie ne parvient pas à décoder les normes scolaires. Il n’est alors pas surprenant que ce soit en classe de seconde que les élèves éprouvent le plus de difficultés parce qu’il ne suffit plus d’être « scolaire », ou de se conformer à son « métier d’élève ». En classe de seconde,

  • 18 Bautier et Rochex, 1998, p. 130.

Non seulement les objets de savoir se complexifient, et requièrent travail et réflexion approfondis, mais c’est l’inscription personnelle dans le travail scolaire qui s’impose désormais comme nécessaire […]. Si cette évolution apparaît positive à certains, elle peut faire l’objet de résistances chez d’autres, on le verra avec la résistance à l’écrit et à l’écriture qui apparaît – à juste titre – comme cristallisant le changement de soi et l’angoisse devant l’inconnu18.

13Le rapport à l’écriture implique un engagement de soi mais en même temps, un travail de mise à distance objectivé des « objets » de savoir (dans des disciplines qui s’y prêtent fortement parce que moins normées que d’autres, telles que la philosophie, les sciences économiques et sociales, le français...). Différentes postures sont relevées : entre les élèves qui ne mobilisent pas les savoirs enseignés à l’école, ceux qui font appel à des savoirs autres que ce qu’exige l’analyse textuelle (l’élève fait référence à d’autres auteurs, compare le texte à d’autres textes, sans travailler le texte proposé en lui-même), entre les élèves « appliqués » (l’élève restant « trop » scolaire et ne se posant pas comme sujet formulant des hypothèses), et ceux qui mettent à distance les textes commentés en utilisant des références variées et travaillées dans leur « épaisseur », le rapport aux savoirs scolaires et au langage préfigure des maîtrises variées de situations scolaires, et des épreuves subjectives traversées par le double poids de la scolarité actuelle et de l’histoire biographique.

LA RÉFORME DU LYCÉE EN 2010, ENTRE OBJECTIFS ET BILAN

  • 19 Ces objectifs se heurtent néanmoins à la complexité de l’offre de formation et à la difficulté à m (...)

14La politique dite de « refondation » de l’école de la République engagée en 2012 poursuit un processus entrepris dès la fin des années 1990-début des années 2000, sous l’effet des politiques communautaires, à savoir l’élévation significative des niveaux de qualification. À cet égard, la promotion du continuum bac – 3 / bac + 3 place d’emblée le baccalauréat comme étape d’un parcours et moins comme une fin en soi, notamment pour la filière professionnelle. C’est d’ailleurs cette promotion qui explique partiellement la propension de nombreux bacheliers professionnels à s’inscrire dans l’enseignement supérieur. La continuité entre le second cycle de l’enseignement secondaire et le premier cycle de l’enseignement supérieur est devenue l’une des priorités, ce qui a eu pour effet de repenser les enseignements dispensés au lycée. La réforme 2009 qui généralise le baccalauréat professionnel préparé en 3 ans après le collège, et la réforme 2010 qui crée les enseignements d’exploration et propose des contenus d’enseignement moins spécialisés en même temps qu’un accompagnement personnalisé – notamment pour préparer l’orientation –, participent d’une tendance générale en vue de diversifier les parcours scolaires19.

15Parmi les objectifs visés par la réforme du lycée en 2010, il y a la diversification des parcours d’orientation et un meilleur équilibre entre les enseignements disciplinaires et les filières, notamment avec la mise en place d’un enseignement de spécialité en cycle terminal. Six ans après la mise en place de la réforme, le bilan ne montre pas un bouleversement de la composition sociale des séries, mais plutôt une légère amélioration de la répartition des élèves au sein des séries générales. Il met aussi en évidence une baisse significative du taux de redoublement. Si l’engouement pour la série S (Scientifique) se confirme, la série l (littéraire) peine, en revanche, à être attractive. En 2012, les bacheliers de la série l représentaient 7,6 % du total des bacheliers, 8,5 % en 2013 et 8 % en 2015. Cette filière est essentiellement « profilée » en langues vivantes, même si l’on note un engouement pour le droit et les grands enjeux du monde contemporain. Un nouvel équilibre entre spécialités est remarqué dans la série ES (économique et social) qui a vu le renforcement de la spécialité mathématiques au détriment des sciences économiques et sociales. Cette spécialité passe de 42 000 élèves en 2012 à 57 200 en 2014. Dans la série S, la création d’une spécialité « informatique et science du numérique » s’est soldée par un accroissement des effectifs (17 200 élèves en 2014), même si la majorité des élèves continuent à choisir la SVT (Sciences de la vie et de la terre, 66 000 élèves en 2014) et physique-chimie (47 200 élèves en 2014). De son côté, la filière technologique, qui a enregistré une forte chute de ses effectifs dans le tertiaire entre 2002 et 2012, connaît une augmentation de sa population dans la spécialité « systèmes d’information de gestion ». En STI2D (Sciences et technologies de l’industrie et du développement durable), trois spécialités enregistrent un accroissement du nombre d’élèves : il s’agit d’« innovation technologique et éco-conception », de « systèmes d’information et numérique » et d’« architecture et construction ». La spécialité « énergies et environnement » connaît une baisse de ses effectifs. Une légère « démocratisation » de la série S est observée puisqu’en 2014, 17,5 % des élèves proviennent de PCS défavorisées alors qu’ils étaient 15,4 % en 2009. Il reste que le baccalauréat technologique, notamment la série STMG (Sciences et technologies du management et de la gestion), accueille davantage d’élèves issus de milieu populaire. Leur part atteint près de 37 % en 2014.

  • 20 Sur l’enseignement supérieur, voir le dernier chapitre consacré aux recherches de terrain que nous (...)

16Si la réforme du lycée général et technologique visait à diversifier l’orientation en laissant aux élèves le temps de la réflexion sur leurs projets d’études, les enseignements dits d’exploration proposés se sont avérés assez déterminants de la série du baccalauréat choisie. En 2015, la DGESCO observe une corrélation entre le choix des enseignements d’exploration et le parcours des élèves en cycle terminal, notamment pour les séries à dominante scientifique. Près de 45,5 % des élèves ayant suivi un enseignement d’exploration à profil scientifique se dirigent vers la série S. Chez les élèves ayant choisi comme enseignement d’exploration un profil à dominante économique, près de 29 % s’orientent vers la série Es. Ces choix conditionnent la carrière scolaire dans l’enseignement supérieur. Celui-ci a à son tour connu un processus de massification et, dans le même temps, il a vu ses publics comme les filières proposées se diversifier20.

LES LYCÉENS, LEURS PRATIQUES CULTURELLES ET LA LÉGITIMITÉ DES SAVOIRS SCOLAIRES

  • 21 Pasquier, 2005, p. 15.
  • 22 Bourdieu et Passeron, 1964.
  • 23 Barrère, 2011.
  • 24 Charlot, 1999 ; Jellab, 2001.

17Nous l’avons souligné plus haut : le sentiment généralisé d’une crise qui affecterait profondément l’école procède partiellement du déclin de la légitimité des savoirs qui s’y enseignent, moins parce qu’ils seraient en eux-mêmes disqualifiés que parce qu’ils ne constituent plus des contenus dont seul le système éducatif aurait le monopole. C’est parce que les savoirs circulent par bien d’autres canaux qu’ils concurrencent ceux que l’école enseigne, de sorte qu’apprendre aujourd’hui peut parfaitement s’opérer en dehors de la forme scolaire, même si la plupart des élèves restent attachés à l’idée que la compréhension des contenus exige la présence et l’aide des enseignants. Or cette concurrence, favorisée par les nouvelles technologies qui participent de l’emprise des industries culturelles, devient d’autant plus déstabilisante que les adolescents, les lycéens en l’occurrence, valorisent fortement l’apprentissage « de la vie », l’ouverture sur le monde, au détriment d’un rapport cultivé et désintéressé aux savoirs scolaires. Les activités culturelles – au sens large du terme – occupent une place de choix chez les collégiens et les lycéens, ces derniers étant plus soucieux de leur apparence (styles vestimentaires, coiffure…) et écoutent différentes musiques, de sorte que cette écoute constitue leur pratique culturelle la plus privée. Les échanges de messages courts (les « textos ») via le téléphone portable désignent une autre activité juvénile élective. Dominique Pasquier a pu montrer, à partir d’une enquête auprès d’une soixantaine de lycéens, comment la culture de masse contribue à la structuration d’une culture juvénile mais de manière variable selon l’origine sociale. Si la lecture reste davantage répandue chez les filles, elle l’est aussi davantage chez les adolescents issus de milieu socialement favorisé. De même, l’utilisation du téléphone et des jeux vidéos reste davantage contrôlée dans les milieux disposant d’un capital culturel élevé. Mais ces différences – qui se remarquent aussi, par exemple, dans le type de musique écouté, jazz et musique classique sont peu écoutés par les adolescents de milieu populaire – n’empêchent pas l’existence de pratiques culturelles communes indépendamment de la catégorie sociale d’appartenance. L’âge et le sexe distingueraient davantage les nouvelles générations que l’origine sociale quant aux pratiques culturelles, souligne Dominique Pasquier : « la cartographie des cultures communes s’élabore aujourd’hui moins sur la base d’un découpage entre l’origine sociale que par l’âge et par le sexe21 ». Ainsi, quand les héritiers22 étaient socialisés de manière verticale par leurs parents à avoir du « goût » et du « bon goût », les adolescents d’aujourd’hui se socialisent entre eux. Cette socialisation par les pairs crée une culture juvénile qui désacralise en les concurrençant des modèles culturels traditionnels. Elle conduit par extension à affaiblir le statut de la culture scolaire, de sorte qu’une double distance se crée tant à l’égard de l’héritage culturel familial que vis-à-vis de la forme scolaire et des classements culturels qu’elle tente d’instituer. D. Pasquier avance que « Chez les lycéens, la culture dominante n’est pas la culture de la classe dominante mais la culture populaire. » Cette « libération » juvénile couvre en réalité de nouveaux modes de conformisme et le contrôle par les pairs s’avère beaucoup plus insidieux que celui exercé par l’institution scolaire : « Si on ne se comporte pas comme les autres, la sanction n’est plus d’être viré du bahut, mais de ne pas avoir d’amis, ce qui peut être pire à cet âge ». Une « sphère d’autonomie juvénile23 » s’est ainsi construite chez les adolescents et contribue à engendrer un apprentissage entre pairs. Pour Anne Barrère, « les multiples occupations auxquelles se livrent les adolescents d’aujourd’hui, en dehors de l’école [...] ne sont pas seulement des divertissements, mais à bien des égards, des investissements ». C’est en référence à la culture scolaire que prennent sens ces « activités électives », en tant qu’activités choisies car répondant à des goûts personnels. Cette « éducation [qui] sort de l’école », cette « éducation buissonnière » s’effectue via différents domaines d’activités : au sein du groupe de pairs, dans les pratiques culturelles de sociabilité (sorties, fêtes), dans les loisirs organisés et dans le domaine du numérique (ordinateurs, jeux, téléphones). Le temps consacré aux pratiques de loisirs affaiblit les fonctions d’intégration et d’encadrement assurées par l’école. Les industries culturelles de masse opèrent de manière informelle un processus de socialisation et à l’insu des adolescents, alors que ceux-ci les choisissent librement. En s’appuyant sur une enquête approfondie menée auprès d’une centaine d’adolescents, collégiens de troisième et lycéens de terminale, A. Barrère met en évidence la place centrale de l’éducation hors de l’école dans la formation des adolescents. Cette éducation génère des épreuves dont celle de la masse d’activités qui se présentent, au moment où l’on assiste « à l’affaiblissement des contraintes, en particulier normatives, pouvant leur faire barrage », ce qui les oblige à organiser par eux-mêmes les occupations et le temps qui leur est consacré. La suractivité des adolescents interroge les parents et les acteurs de l’institution scolaire puisqu’elle entre en tension avec le temps et la disponibilité cognitive à consacrer aux études. C’est qu’à la différence du regard et des pratiques standardisées au sein de l’école qui ne pensent les élèves qu’à l’aune du classement et de la performance, les pratiques culturelles – formelles comme le sport ou informelles comme internet, les réseaux sociaux, l’usage des téléphones portables – choisies par les adolescents leur apparaissent comme autant d’occasions permettant de se singulariser, d’accéder à une certaine authenticité. Les usages et la place que les adolescents confèrent aux nouvelles technologies, aux loisirs en tout genre, ne peuvent être minorés par l’institution scolaire. Celle-ci devrait s’appuyer sur cette éducation buissonnière qui incarne l’idéaltype de l’éducation informelle. Car l’opposition que les adolescents et les jeunes effectuent entre « l’école » et « la vie » se renforce de la faiblesse du dialogue entre les deux univers, bien que cette dichotomie se retrouve plus fortement chez les élèves de milieu populaire24.

***

18L’apprentissage de la vie ne peut être minoré tant les élèves sont d’abord des sujets sociaux, héritiers d’une histoire et socialisés à des valeurs et à des croyances qui ne manquent pas d’interpeller la forme scolaire. De manière plus générale, et c’est sans doute ce qui participe du sentiment de crise éprouvé par les professionnels de l’éducation, les problèmes économiques et sociaux, les incertitudes affectant la société française, entrent aujourd’hui à l’école. Ce sont les questions socialement vives, notamment la question religieuse et le statut de la laïcité, qui occupent une place de choix dans les débats éducatifs en France. En toile de fond, c’est la capacité du système éducatif à promouvoir le « vivre-ensemble » qui constitue la question permettant d’évaluer la capacité à « faire société » par l’école.

Notes

1 Dubet et Martuccelli, 1996.

2 De Queiroz, 1995a, p. 14.

3 Merle, 2000, p. 36.

4 S’appuyant sur la nomenclature de l’INSEE, la DEPP classe en quatre catégories les catégories sociales. Favorisée a : chefs d’entreprise de dix salariés ou plus, cadres et professions intellectuelles supérieures, instituteurs, professeurs des écoles. Favorisée B : professions intermédiaires (sauf instituteurs et professeurs des écoles), retraités-cadres et des professions intermédiaires ; moyenne : agriculteurs exploitants, artisans et commerçants (et retraités correspondants), employés ; défavorisée : ouvriers, retraités ouvriers et employés, inactifs (chômeurs n’ayant jamais travaillé, personnes sans activité professionnelle).

5 Dubet et Martuccelli, 1998 ; Dubet, 2002.

6 Dubet, 1991.

7 Dubet et Martuccelli, 1996, p. 152.

8 Merle, 1996, p. 15.

9 Barrère, 1997, p. 205.

10 Terrail, 2002, p. 59-60.

11 Guichard, 1993.

12 Bourdieu, 1980.

13 Laurens, 1992.

14 Rochex, 1991, p. 318.

15 Galland, 1988 ; Dubet, 1991.

16 Ballion, 1982.

17 Rayou, 2000.

18 Bautier et Rochex, 1998, p. 130.

19 Ces objectifs se heurtent néanmoins à la complexité de l’offre de formation et à la difficulté à mettre en synergie ou de penser en termes de continuité les contenus enseignés en lycée et dans l’enseignement supérieur. Laure Endrizzi relève les différents points contrariant ces objectifs : « … la complexité de l’enseignement supérieur français (et en particulier l’émiettement de son offre de formation), la méconnaissance réciproque (voire le cloisonnement) des milieux secondaire et supérieur (mais aussi entre collège et lycée), l’ambiguïté relative à la mission du lycée (qui dans les faits prépare moins à l’enseignement supérieur qu’il n’est utile pour dégager une élite, encore aujourd’hui), les insuffisances du baccalauréat (qui, en tant que 1er grade universitaire, devrait s’inscrire dans une logique de parcours, mais qui, au contraire, en érigeant le bachotage en méthode pédagogique, constitue une fin en soi), l’ambiguïté relative aux finalités du bac professionnel (qui ne devrait pas permettre la poursuite directe d’études supérieures, mais qui s’accommode, faute de régulation, de cette idée vieille de deux siècles que le baccalauréat, créé en 1808, doit ouvrir les portes de l’enseignement supérieur) », Endrizzi, 2013, p. 2.

20 Sur l’enseignement supérieur, voir le dernier chapitre consacré aux recherches de terrain que nous avons menées.

21 Pasquier, 2005, p. 15.

22 Bourdieu et Passeron, 1964.

23 Barrère, 2011.

24 Charlot, 1999 ; Jellab, 2001.

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