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Société française et passions scolaires

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Aziz Jellab

Chapitre 5. Les thèses de la reproduction sociale à l’épreuve de la complexification des inégalités scolaires

Texte intégral

  • 1 Lévi-Strauss, 1955, p. 42.

Là, j’ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l’application d’une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question ; à introduire la première par les justifications du sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde ; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres, ramenées par des artifices de vocabulaire aux aspects complémentaires d’une même réalité : forme et fond, contenant et contenu, être et paraître, continu et discontinu, essence et existence, etc.1.

  • 2 Dubet, 2004.
  • 3 F. Dubet (2004) trois autres principes définissant l’égalité des chances : l’égalité distributive (...)

1L’égalité des chances méritocratique reste une fiction qui peine à être effective. Les élèves qui réussissent le mieux scolairement, ces « vainqueurs » de la compétition scolaire2 cumulent de nombreuses ressources. Si l’on convient que l’origine sociale, le niveau de diplôme des parents, leurs ressources symboliques et matérielles pèsent sur le parcours scolaire, l’hypothèse du mérite individuel s’avère bien peu crédible. L’égalité méritocratique des chances suppose que dès le départ, en amont de la compétition scolaire, les individus disposent d’une égalité effective et équitable des ressources et des règles. Cette égalité méritocratique exige une vigilance quant à sa mise en œuvre car elle peut s’avérer à son tour productrice d’inégalités, comme on a pu le relever dans l’éducation prioritaire3.

UN REGARD DÉSENCHANTÉ SUR L’ÉCOLE : RETOUR AUX THÈSES DE LA REPRODUCTION

  • 4 Rochex, 2011.
  • 5 Oberti, 2007.
  • 6 Bourdieu et Passeron, 1964.
  • 7 Dominante dans le champ de la sociologie de l’éducation, la thèse de la reproduction éclaire de ma (...)
  • 8 Bourdieu et Passeron, 1964, p. 41.

2Le modèle de l’école républicaine s’est construit historiquement sur l’objectif d’offrir à chacun la possibilité de se réaliser et éventuellement de s’élever socialement. Cet élitisme républicain s’est en réalité avéré peu favorable à une mobilité scolaire et sociale tant les inégalités – sociales notamment – en limitaient l’ambition. Les réformes entamées dans les années 1960-1970, qui débouchent sur le « collège unique » en 1975, ont cherché à lutter contre ces inégalités et ont œuvré pour l’allongement de la scolarité « commune » au moins jusqu’à la fin du premier cycle du secondaire. Mais le propre des différentes réformes, c’est qu’elles peinent à rendre effectifs les résultats escomptés quand elles n’aggravent pas les inégalités générées par la compétition scolaire. Le bilan mitigé des ZEP4, la stagnation de la part des élèves issus de milieu populaire dans les filières sélectives (CPGE, grandes écoles…), les stratégies parentales encouragées par l’offre institutionnelle – par exemple la polarisation des publics selon les options en collège5 – attestent bien des impasses du projet de démocratisation scolaire et de l’illusoire valorisation d’un mérite individuel et désocialisé en quelque sorte. La donne devient encore plus complexe lorsqu’on se situe au niveau des politiques éducatives des établissements et des écoles où le principe de l’égalité des chances ne résiste pas aux pratiques inégales d’une classe à l’autre, d’un maître à l’autre. La force de la thèse de la reproduction6 vient de ce qu’elle démontre que les inégalités scolaires à l’école procèdent fondamentalement des inégalités sociales, et que l’égalité supposée devant les savoirs – ou la culture légitime – est une fiction qui transforme implicitement les privilèges en mérite individuel7. Dès lors que l’école exige des élèves ce qu’elle ne leur enseigne pas, ils ne peuvent compter que sur d’autres appuis – l’héritage culturel familial notamment – pour réussir la compétition scolaire. Ainsi, « le professeur qui oppose l’élève “brillant” ou “doué” à l’élève “sérieux” ne juge, en nombre de cas, rien autre chose que le rapport à la culture auquel l’un et l’autre sont socialement promis par leur naissance8. » La critique de l’école reproductrice se présente de manière si radicale qu’il devient inconcevable de réformer les structures et le fonctionnement de l’enseignement. Car l’école, instance exerçant et imposant une violence symbolique, ne peut constituer en elle-même un outil d’une émancipation intellectuelle. Censée officiellement libérer les individus de tout déterminisme, la culture scolaire impose son arbitraire et enferme en réalité les enseignants comme les élèves dans une utopie illusoire.

Habitus et violence symbolique

3Ces travaux présentent une analyse critique de l’institution scolaire et de son discours supposant l’égalité des élèves devant la culture scolaire. Au contraire, c’est parce que le système éducatif revendique une « neutralité » face aux inégalités sociales qu’il laisse le champ libre, afin que la domination sociale et symbolique s’y « reproduise ». Aussi, l’école constitue une instance visant à l’inculcation et à l’incorporation de schèmes mentaux et perceptifs servant l’idéologie des classes dominantes et légitimant les différences observées à l’arrivée des parcours. Le terme princeps permettant cette analyse théorique est celui d’habitus :

  • 9 Bourdieu, 1982, p. 37-38.

Le principe de l’action historique, celle de l’artiste, du savant ou du gouvernant comme celle de l’ouvrier ou du petit fonctionnaire, n’est pas un sujet qui s’affronterait à la société comme un objet constitué dans l’extériorité. Il ne réside ni dans la conscience ni dans les choses mais dans la relation entre les deux états du social, c’est-à-dire entre l’histoire objectivée dans les choses, sous forme de dispositions durables que j’appelle habitus. Le corps est dans le monde social mais le monde social est dans le corps. Et l’incorporation du social que réalise l’apprentissage est le fondement de la présence au monde social que supposent l’action socialement réussie et l’expérience ordinaire de ce monde comme allant de soi9.

4Le principe de l’incorporation et de la transposition de l’habitus participe du rapport au monde dans lequel l’agent (l’individu) est amené à agir, sans prendre conscience des principes générateurs de son action. La famille et l’école participent de la formation et de la genèse de l’habitus. Mais cette formation ne conduit pas forcément à une adéquation entre habitus familial et habitus scolaire (ou scolairement valorisé tels que les savoirs et ce qu’ils exigent comme rapport réflexif ou désintéressé de la part des agents). Aussi, l’analyse des inégalités scolaires repose, dans cette perspective, sur la distance ou la proximité entre la culture familiale et la culture scolaire. Si les enfants issus de milieux favorisés, des classes dominantes, réussissent mieux à l’école, c’est parce qu’ils ont hérité des dispositions et construit des habitus familiaux favorables à ce qu’exige la culture scolaire comme rapport aux études et comme culture « cultivée ». L’action pédagogique a également pour fonction de dissimuler cette inégale contrainte exercée par l’école sur les élèves, selon qu’ils sont ou non pourvus de capital culturel (socialement incorporé). La fonction première mais implicite de l’action pédagogique est bien de former un habitus qui soit suffisamment ancré pour pouvoir perpétuer, à l’issue de la scolarité, la domination culturelle, imposée par l’arbitraire de la culture scolaire :

  • 10 Bourdieu et Passeron, 1970, p. 46-47.

l’action pédagogique implique le travail pédagogique (TP) comme travail d’inculcation qui doit durer assez pour produire une formation durable, un habitus produit de l’intériorisation des principes d’un arbitraire culturel capable de se perpétuer après la cessation de l’action pédagogique et par là de perpétuer dans les pratiques les principes de l’arbitraire intériorisé10.

5En suivant ce raisonnement, la domination qu’exerce le champ scolaire sur les élèves issus de milieu populaire est inscrite dans le fonctionnement même de l’école et des rapports maître-élève, rapports dans lesquels s’exerce une « violence symbolique ». Si l’école est injuste vis-à-vis des élèves issus des classes dominées, c’est non seulement parce qu’elle leur réclame ce qu’elle ne leur enseigne pas (par exemple, un rapport cultivé et désintéressé au langage et à la rhétorique) mais aussi, parce qu’elle les amène à interpréter leurs difficultés scolaires selon les mêmes catégories officielles qu’elle véhicule, tels le don naturel ou l’aisance dans la maîtrise du langage scolaire :

  • 11 Corcuff, 1996, p. 36-37.

Les diverses formes de domination […] doivent être légitimées, reconnues comme légitimes, c’est-à-dire prendre un sens positif ou en tout cas devenir « naturelles », de sorte que les dominés eux-mêmes adhèrent à l’ordre dominant, tout en méconnaissant ses mécanismes et leur caractère arbitraire (non naturel, donc nécessaire, donc historique et transformable). C’est ce double processus de reconnaissance et de méconnaissance qui constitue le principe de la violence symbolique, et donc de la légitimation des diverses dominations. Par exemple, l’enseignant de français qui met « brillant » ou « lourd » dans la marge d’une de ses copies fait un geste renvoyant tendantionnellement à une hiérarchie sociale (le « brillant » qualifiant souvent les détenteurs d’un capital culturel légitime et le « lourd » ceux qui en sont exclus), qui sera fréquemment reconnu par l’élève comme un jugement sur sa compétence personnelle en français et méconnu comme l’expression d’une domination sociale11.

6L’égalité formelle devant l’enseignement conduit à ne voir et à n’interpréter les différences de carrière scolaire qu’en tant que manifestation de différences individuelles, tenant au don naturel, dont les élèves ou les étudiants disposent ou non :

  • 12 Bourdieu et Passeron, 1964, p. 103.

La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons. Pareille attitude est dans la logique d’un système qui, reposant sur le postulat de l’égalité formelle de tous les enseignés, condition de son fonctionnement, ne peut reconnaître d’autres inégalités que celles qui tiennent aux dons individuels12.

L’imposition d’un arbitraire culturel comme exercice d’une domination subtile

7La critique du système éducatif est d’abord celle de l’arbitraire culturel qu’il impose et qui désavantage les catégories sociales dominées. Aussi, cette lecture sociologique des inégalités sociales face à l’école constitue une analyse critique de l’inadaptation de celle-ci à ses élèves, à ses nouveaux publics scolaires :

  • 13 Bourdieu et Passeron, 1970, p. 127.

c’est dans l’écart entre les exigences implicites du système d’enseignement et la réalité de son public que se lisent tant la fonction conservatrice de la pédagogie traditionnelle comme non-pédagogie que les principes d’une pédagogie explicite qui peut être objectivement exigée par le système sans pour autant s’imposer automatiquement dans la pratique des enseignants, parce qu’elle exprime la contradiction de ce système et qu’elle en contredit les principes fondamentaux13.

  • 14 Bernstein, 1975.

8L’héritage culturel incorporé par les élèves détermine leur scolarité puisqu’il les dote plus ou moins d’une maîtrise d’un type de langage14, et d’une vision du monde sur fond de valeurs pratiques (ethos), qui seront plus ou moins favorables à la réussite scolaire. Les inégalités scolaires sont fondamentalement l’expression des inégalités sociales face à l’école. Celle-ci légitime donc la hiérarchie sociale et les formes de domination, jusqu’à générer des prédispositions inégales face à la scolarité : on est amené à « refuser le refusé et à vouloir le nécessaire ». Mais cette légitimation repose sur une inculcation de valeurs et de schèmes de perception culturels, ce qui suppose que l’école présente une autonomie relative par rapport aux autres modes de reproduction sociale, le monde du travail en l’occurrence. La perspective webérienne adoptée par P. Bourdieu et J.-C. Passeron introduit la dimension culturelle et symbolique pour rendre compte des mécanismes de domination, ce qui distingue leur critique des théories « conflictualistes » et ouvre la voie à l’étude des processus concrets à l’œuvre dans le travail pédagogique en classe. En ce sens, et même si la théorie de la Reproduction n’a pas analysé et étudié les contenus enseignés pour en montrer le caractère arbitraire, car favorisant les classes dominantes, elle offre un regard relativement pertinent pour des recherches qui vont s’interroger sur la manière dont les savoirs (formels et informels) enseignés à l’école contribuent à modeler les agents, et à désigner des manières de lire et de comprendre le monde social. Elle souligne toute la subtilité de l’exercice d’une domination sociale qui, en taisant le fait qu’elle impose une culture spécifique, en fait en même temps la seule culture légitime. Cette théorie critique du système scolaire est également une invite à en modifier le fonctionnement pour qu’il y ait une réelle démocratisation de l’accès à l’enseignement et des parcours effectués :

  • 15 Bourdieu et Passeron, 1964, p. 115.

« Si l’on accorde que l’enseignement réellement démocratique est celui qui se donne pour fin inconditionnelle de permettre au plus grand nombre possible d’individus de s’emparer dans le moins de temps possible, le plus complètement et le plus parfaitement possible, du plus grand nombre possible des aptitudes qui font la culture scolaire à un moment donné, on voit qu’il s’oppose aussi bien à l’enseignement traditionnel orienté vers la formation et la sélection d’une élite de gens bien nés qu’à l’enseignement technocratique tourné vers la production en série de spécialistes sur mesure […] en l’absence d’une pédagogie rationnelle mettant tout en œuvre pour neutraliser méthodiquement et continûment, de l’école maternelle à l’Université, l’action des facteurs sociaux d’inégalité culturelle, la volonté politique de donner à tous des chances égales devant l’enseignement ne peut venir à bout des inégalités réelles, lors même qu’elle s’arme de tous les moyens institutionnels et économiques15.

  • 16 Jellab, 2004. Comme l’observe François Dubet, « la sociologie de l’éducation s’est éloignée de ce (...)

9La théorie de la reproduction est à la fois une théorie sociologique, une manière de s’engager dans le débat public – notamment une manière de penser l’action en mobilisant les acquis scientifiques – et un positionnement politique. Les enseignements issus des Héritiers ont fourni un cadre intellectuel qui a longtemps servi d’armature théorique aux recherches ultérieures portant sur l’école. La critique de la culture scolaire opère un renversement de perspective puisque produite par les classes dominantes et étant à leur service – c’est-à-dire au service de leur reproduction –, l’école s’éloigne de la culture universelle désintéressée. Mais pour opérer de manière efficace, le système d’enseignement et notamment la culture enseignée doit apparaître comme neutre aux yeux des enseignants. L’égalité des chances devient une pure illusion car la carrière scolaire de l’élève doit d’abord à son habitus, à ses dispositions qui autorisent et facilitent plus ou moins l’affiliation aux exigences scolaires objectivées (dissertation, compétences langagières, exercice du jugement…). La thèse de la reproduction trouve, paradoxalement, dans les différentes massifications, un renforcement de son argumentaire. Alors que l’accès massif des nouvelles générations à l’enseignement secondaire et supérieur, et notamment des enfants issus de milieu populaire, remet a priori en cause l’hypothèse d’un système éducatif conservateur, ce sont moins les inégalités d’accès aux études qui différencient les élèves que les inégalités de réussite et d’obtention des titres scolaires les plus convoités. Ainsi, le tableau désenchanté de l’école offert par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron se renforce de l’incapacité, selon ces deux sociologues, à réformer le système éducatif, tant que ceux qui sont censés le transformer auraient beaucoup à perdre. Les enseignements dégagés des travaux de P. Bourdieu ont été suivis par des recherches adoptant d’autres points de vue et mobilisant d’autres postulats16.

  • 17 Par exemple en 2012, la dépense d’éducation pour le supérieur était de 10 940 euros pour un étudia (...)

10Sans doute les difficultés rencontrées sur le terrain en vue de réaliser une école plus démocratique et plus juste tiennent-elles au déplacement des enjeux et à l’exacerbation de la compétition scolaire. En effet, nombreux sont les établissements et les écoles à se soucier de leur image et de leur attractivité de sorte que le souci principal est de s’assurer d’avoir de « bons élèves », de déléguer la prise en charge des publics en difficulté à d’autres établissements moins favorisés. Dans les conseils de classe de 3e de collège, le souci n’est pas toujours celui d’accompagner l’élève et de l’aider à s’orienter vers une voie où il pourrait réussir que de craindre qu’il n’échoue et que cela n’ait des répercussions sur l’image que les professeurs de collège renvoient à ceux du lycée. L’égalité redistributive des chances résiste peu au poids de l’héritage social et familial car elle ne distribue pas de manière équitable les ressources17.

Proportion d’élèves en retard à l’entrée en sixième à la rentrée 2014 selon l’origine sociale de l’élève (%) (France métropolitaine + DOM, Public + Privé)

Proportion d’élèves en retard à l’entrée en sixième à la rentrée 2014 selon l’origine sociale de l’élève (%) (France métropolitaine + DOM, Public + Privé)

Sources : MENESR DEPP/Système d’information SCOLARITÉ.

  • 18 Laurens, 1992 ; Charlot, 1997.
  • 19 Langouët et Léger, 1991 ; Duru-Bellat, Jarousse et Mingat, 1993.
  • 20 Terrail, 1990.
  • 21 Jellab, 2001, 2009, 2014, 2015a.
  • 22 Nous rejoignons ici la thèse développée récemment par Jean-Pierre Terrail (2016) quant aux dérives (...)
  • 23 L’académisme radical qualifiant la posture de Pierre Bourdieu et de ses disciples, qui confond opi (...)

11Pour autant, et bien qu’elles aient eu un écho considérable, les thèses de la reproduction ne rendent pas compte de la complexité du système éducatif français. Les cas de réussite scolaire en milieu populaire18, les inégalités produites par le contexte dans lequel l’élève est scolarisé19 comme les cas de mobilité sociale apparemment improbables20 n’ont pas manqué de réinterroger la perspective désenchantée proposée par P. Bourdieu et J.-C. Passeron. Ce sont aussi les conséquences pédagogiques héritées des thèses de la reproduction qui ont conduit à des dérives notamment à un regard déficitariste et misérabiliste sur les élèves issus de milieu populaire. Et comme nous l’avons souligné à l’issue d’enquêtes menées auprès des publics scolarisés en lycée professionnel21, la diversité des manières d’étudier, le poids des pratiques pédagogiques et de l’effet-établissement obligent à élargir la perspective sociologique22. Il ne s’agit pas de minorer le poids des influences sociales mais de repenser la manière dont les acteurs, élèves et enseignants en l’occurrence, s’en saisissent et les mobilisent en vue de s’approprier des contenus scolaires et de s’engager dans une dynamique de projet de vie23.

12En France, les inégalités de parcours scolaire se sont complexifiées. Elles procèdent aussi d’inégalités territoriales.

Des inégalités territoriales de réussite scolaire

  • 24 Les différentes données rapportées ici sont extraites de MENESR, 2014.

13De grandes disparités démographiques sont observées selon les territoires. Ainsi, la population des 0-17 ans a fortement augmenté entre 2003 et 2013 dans les territoires d’Outre-mer, dans le Sud et dans l’Ouest, tandis que dans la Haute-Marne, elle a diminué de manière significative24. Cela impacte les moyens et les conditions d’étude. Mais dans une académie telle que Paris, on observe que si la part des 0-17 ans dans la population est la plus faible, celle des 18-24 ans est très forte (11 %) du fait de l’attractivité de la capitale pour les étudiants et les jeunes actifs.

14Les inégalités territoriales procèdent aussi de la composition socio-démographique des populations et plus particulièrement du niveau d’études des parents.

  • 25 MENESR, 2014, p. 14.

en Guyane, seuls 19 % des enfants ont un parent de référence [le parent de référence est l’homme du couple, ou sinon le parent isolé] ayant au moins le baccalauréat et 26 % à la Réunion. En Guadeloupe et en Martinique, cette part est similaire à celle de certains départements métropolitains […] À l’opposé, à Paris, dans les Hauts-de-Seine, les Yvelines et en Haute-Garonne, cette part est supérieure ou égale à 61 % (70 % à Paris)25.

15La catégorie socioprofessionnelle des parents influe sur la réussite mais aussi sur la trajectoire scolaire et les choix d’orientation. Les inégalités observées interrogent l’égalité des chances telle que promue par l’institution scolaire :

  • 26 MENESR, 2014, p. 14.

L’emploi ouvrier y est peu présent, mais la part de personnes n’ayant jamais travaillé est élevée (37 % et 19 %). La part d’enfants ayant un parent de référence de catégorie défavorisée se situe entre 48 % et 50 % dans le Pas-de-Calais, les Ardennes, la Haute-Marne et l’Aisne, aux parts élevées d’ouvriers […] Des diplômes et un milieu social plus bas sont associés à des difficultés scolaires plus fréquentes. Ils se traduisent aussi dans des orientations moins ambitieuses pour l’enfant, y compris à résultats scolaires équivalents26.

  • 27 La combinaison entre des facteurs culturels, sociodémographiques et géographiques conduit à des de (...)
  • 28 MENESR, 2014, p. 18.
  • 29 MENESR, 2014, p. 26.

16Les inégalités territoriales conjuguent l’effet de variables qui se superposent et dont les effets sur la carrière scolaire sont tangibles27. Ainsi, la pauvreté des enfants est plus affirmée dans le nord de la France, le pourtour méditerranéen, la Creuse et en Seine-Saint-Denis. Et quand les revenus de la famille sont modestes ou insuffisants, d’autres variables s’y conjuguent telles la « présence d’un seul parent, au chômage » et le fait qu’il soit peu diplômé. De fait, « À l’échelle d’une académie, la présence de nombreuses familles à niveaux de vie faibles constitue un marqueur de difficultés sociales, et potentiellement scolaires28 ». Les inégalités sont perceptibles à l’aune de la répartition des élèves dans les filières mais aussi dans les structures d’enseignement « adapté » telles les SEGPA. Celles-ci accueillent en 2013 près de 95 000 élèves (soit 2,8 % des effectifs des élèves scolarisés dans le premier cycle du secondaire) et sont davantage fréquentes dans le Nord et au centre de la France. La répartition des élèves dans les filières procède de l’origine sociale mais également de l’offre de formation. On constate par exemple qu’au sein des académies d’Amiens, de Lille et dans les DOM, moins d’un lycéen sur deux d’origine défavorisée est scolarisé dans le second cycle général et technologique. Tandis que « dans l’ensemble des établissements du second degré, deux élèves sur trois sont issus de milieu favorisé, voire très favorisé. À la rentrée 2013, 52,5 % des élèves d’origine sociale défavorisée inscrits dans une formation de second cycle le sont dans la voie générale ou technologique29 ».

17L’enseignement supérieur laisse apparaître de fortes inégalités sociales appréciées à l’aune de la part des boursiers.

  • 30 MENESR, 2014, p. 30.

La part des boursiers sur critères sociaux parmi les étudiants de ces trois filières est supérieure à 50 % dans les DOM. Elle est également très importante dans les académies de Besançon (40 %), de Reims (42 %) et d’Amiens (45 %). C’est dans les académies de Versailles (21 %), de Paris (23 %), de Strasbourg (27 %), de Créteil (28 %) et de Lyon (28 %) que la part des étudiants boursiers est la plus faible30.

L’aide financière aux élèves du second degré

L’aide financière aux élèves du second degré

Évolution du nombre d’élèves du second degré, public et privé, bénéficiant d’une aide financière (France métropolitaine + dom y compris Mayotte à partir de 2011). L’État de l’école, p. 25.

18Les inégalités territoriales d’éducation n’ont pas été traitées comme telles dans les travaux pionniers des sociologues abordant le système éducatif. La vision centralisée et faisant la part belle aux classes sociales a occulté le rôle des territoires et des disparités géographiques en matière d’offre et d’accès aux études. Ainsi que le souligne Danièle Trancart,

  • 31 Trancart, 2012, p. 37.

La sociologie de l’éducation s’est structurée, durant les 1960-1970, autour de la relation école/société par l’étude des liens entre inégalités sociales et inégalités scolaires. Même si certaines recherches introduisent la notion d’inégalités géographiques du système d’enseignement, mettant en question son caractère unifié, cette période est davantage marquée par une lecture centralisatrice de l’école, privilégiant la notion d’appartenance de classe. Il faut attendre les années 1980 pour que se développent des travaux qui mobilisent la dimension spatiale, en lien avec un ensemble de transformations politiques et institutionnelles qui justifient une interrogation plus systématique des relations entre éducation et enjeux locaux (décentralisation, territorialisation, assouplissement de la carte scolaire…) mais ces travaux sont de nature essentiellement qualitative31.

DES INÉGALITÉS « CLASSIQUES » SE DOUBLENT D’INÉGALITÉS PLURIELLES ET COMPLEXES : LE CONTEXTE SCOLAIRE RÉINTERROGÉ

  • 32 Une enquête fort instructive menée par la DEP en 1997 mettait en évidence le fait que les inégalit (...)
  • 33 Broccolichi, 2009, p. 76.
  • 34 C’est ce qu’avait déjà souligné Pierre Bourdieu (1966).
  • 35 L’autonomie des établissements scolaires s’inscrit historiquement dans la nécessité de prendre en (...)
  • 36 Broccolichi, 2009, p. 79.

19La plupart des recherches sociologiques traitant des inégalités scolaires distinguent des variables telles que l’origine sociale, le niveau d’instruction (ou de qualification) des parents, l’espace géographique, le contexte scolaire (effet-maître, effet-établissement) pour en faire un facteur explicatif, rendant compte des disparités et des inégalités observées32. Ce faisant, c’est la combinatoire de ces variables et leurs poids respectifs qui restent des plus difficiles à établir, d’autant plus que des inégalités plurielles et moins visibles accompagnent le processus de scolarisation et les différentes massifications. Car « durant une grande partie du xxe siècle, l’inégalité d’accès aux collèges et lycées était considérée comme la principale ombre au tableau d’une école républicaine “méritocratique” : et c’est alors la généralisation de l’accès à “l’école unique” puis au “collège unique” qui a été conçue comme solution supposée garantir « l’égalité des chances », avant que d’autres sources d’inégalités ne soient mises en évidence, à partir des années 196033 ». Le fait d’avoir repéré les effets induits par les établissements dans la production des inégalités scolaires n’empêche pas l’existence de biais dans la mesure où l’on n’interroge pas suffisamment les variations des acquis – induits notamment par la scolarisation antérieure –, indépendamment du contexte de scolarisation. L’unification formelle de l’enseignement secondaire des établissements censés être accessibles à tous met en cause le modèle méritocratique puisque les parcours scolaires restent soumis au poids de l’origine sociale, celle-ci pesant davantage par le niveau d’instruction des parents que par le niveau de leurs revenus34. Mais comme le souligne Broccolichi, en dépit de l’identification de l’influence du capital culturel sur la réussite scolaire, celui-ci a été minoré par des sociologues qui considèrent que ce sont également les stratégies parentales, la plus ou moins forte ambition des familles et leur comportement devant les choix d’orientation, qui rendent compte des inégalités scolaires. Les limites de l’unification des structures scolaires – l’école unique puis le collège unique – ont plaidé pour un changement de paradigme à savoir l’apologie de l’autonomie des établissements scolaires35. Si l’on ne peut pas totalement suivre le raisonnement de S. Broccolichi – avant l’autonomie éducative et pédagogique reconnue officiellement depuis 1985 et renforcée par la loi du 23 avril 2005, les établissements étaient déjà inégalitaires –, force est de reconnaître la concomitance historique entre l’appel à l’autonomie au nom d’une meilleure efficacité et la mise en concurrence entre les EPLE via la publication de leurs palmarès. Est ainsi promue une rhétorique de l’adaptation locale qui scrute davantage l’effet « dynamiques locales » sur la réussite scolaire que sur « l’impact des inégalités sociales sur les inégalités scolaires36 ». On minore de ce fait les effets liés aux politiques publiques (par exemple les politiques urbaines en matière de logement et d’offre culturelle) sur les inégalités de réussite, elles-mêmes liées à l’inégalité des ressources culturelles des familles, et ce, au profit du dynamisme des équipes éducatives locales. Ce sont aussi les indicateurs mêmes retenus pour évaluer l’efficacité des établissements qui interrogent dès lors que l’évaluation est effectuée par chaque EPLE, comme par exemple au niveau du codage des PCS – qui reste partiellement soumis à un travail d’interprétation quand le statut professionnel des parents est imprécis –, des conditions de passation des épreuves nationales si standardisées qu’elles puissent être, etc. Un autre exemple concerne la fiabilité des résultats obtenus au DNB :

  • 37 Broccolichi, 2009, p. 80-81.

on constate des décalages parfois importants entre les effectifs inscrits en troisième et le nombre de candidats. Les comparaisons entre collèges sont de plus faussées par le fait que les résultats au DNB qui font l’objet de comparaisons n’incluent généralement que les élèves parvenus en troisième générale : or, une grande partie des élèves les moins performants sont exclus de certains collèges ou orientés vers d’autres classes (surtout en troisième d’insertion au moment de l’enquête), alors qu’ils vont quasiment tous en troisième générale dans d’autres collèges37.

20Pour Broccolichi, si les dynamiques internes aux établissements ne sont pas pertinentes pour rendre compte des différences de résultats des élèves, c’est parce que la composition sociodémographique des EPLE qui influe sur les acquisitions scolaires doit à d’autres facteurs tels que l’évitement du collège ou du lycée, ou encore les pratiques de sélection à l’entrée du lycée. La répartition spatiale et résidentielle des familles constitue une variable éclairant les variations des acquis scolaires des élèves. Mais si l’on ne s’en tient qu’aux caractéristiques sociodémographiques des élèves et de leurs familles, on risque de minorer le poids spécifique de l’établissement ou de l’école sur la production des inégalités de réussite ou sur leur réduction. Au cheminement inégal des élèves lié à des inégalités sociales et territoriales se conjugue aussi l’effet-établissement que de nombreuses recherches empiriques ont mis en évidence.

L’EFFET-ÉTABLISSEMENT, L’EFFET-MAÎTRE ET LE RÔLE DES PERSONNELS DE DIRECTION : VERS L’APPROPRIATION COLLECTIVE DES QUESTIONS PÉDAGOGIQUES

  • 38 Voir Jellab, Veltcheff et Vin-Datiche, 2014.

21L’effet-établissement constitue une variable d’autant plus importante à prendre en compte que les principaux et les proviseurs des collèges et des lycées ont vu leur autonomie se renforcer dans le cadre de la nouvelle gouvernance et de la modernisation de l’action publique38.

L’établissement comme variable pertinente pour penser les inégalités de réussite scolaire

  • 39 Cousin, 2000, p. 140.
  • 40 Léger, 1997, p. 72.

22Pour Olivier Cousin (2000), l’effet-établissement suppose à la fois la prise en compte des acteurs – donc de leur capacité à agir et à transformer l’établissement – et de l’autonomie des établissements scolaires. La plupart des recherches françaises portant sur « l’effet-établissement » ont eu pour contexte des collèges, sans doute parce que ceux-ci, du fait de la décentralisation, ont acquis une autonomie de fonctionnement susceptible d’influencer leurs politiques éducatives. Si les inégalités entre les établissements scolaires ont été, depuis plus de deux décennies, fortement corrélées à la population scolaire accueillie, la question se pose autrement lorsqu’on observe des variations dans les trajectoires scolaires d’une population « homogène » au départ, mais scolarisée dans deux établissements différents : « On cherche alors à savoir si un élève donné réussirait partout et de la même manière si les établissements avaient les mêmes caractéristiques39. » L’efficacité des établissements scolaires en tant que problématique sociologique n’est pas indépendante de l’évolution progressive du système éducatif vers une logique de « marché ». Le classement des établissements et la publication de leur « palmarès » par les médias visent à « informer » les usagers – les parents notamment – et donne ainsi une « image » du « bon lycée » ou du « bon collège ». À côté de la comparaison entre établissements du secteur public, les médias comparent les performances de ces établissements avec ceux du secteur privé (confessionnel ou non). On compte environ 19 % de la population scolaire fréquentant annuellement les établissements privés, mais contrairement à une idée reçue, ils sont nombreux, les jeunes en France, à avoir été scolarisés dans ces établissements (environ 28 % d’une génération « zappe » entre le public et le privé). Mais l’existence d’établissements privés ne conduit pas à une « démocratisation » des choix (puisque l’enseignement privé n’est pas soumis aux contraintes résidentielles obligeant la scolarisation dans tel ou tel établissement). Les inégalités sont perceptibles lorsqu’il s’agit d’examiner les choix parentaux. Il apparaît que « beaucoup de familles n’ont aucune possibilité de choix, d’abord en raison des inégalités géographiques de l’offre d’établissements, très différente selon les régions, mais surtout à cause des inégalités sociales40 ». L’effet-établissement, si l’on compare les écoles, collèges et lycées du secteur public et privé, laisse apparaître une efficacité variable selon l’appartenance sociale des élèves. Pour Alain léger,

  • 41 Léger, 1997, p. 73.

on s’aperçoit que les mêmes groupes sociaux ont des chances très différentes de réussite selon qu’ils fréquentent l’enseignement public ou privé. De ce point de vue, trois catégories d’élèves se distinguent par leurs résultats : ceux qui ont des résultats identiques en public et en privé (cadres supérieurs ou moyens), ceux qui réussissent mieux dans le public (agriculteurs) et ceux qui réussissent mieux dans le privé (artisans-commerçants, ouvriers et surtout employés41).

23Il reste alors à analyser non seulement les formes de mobilisation parentale sur tel ou tel secteur mais aussi, en quoi tel ou tel mode de scolarisation influe sur la réussite scolaire chez une population socialement homogène ?

  • 42 Grisay, 1997.
  • 43 Cousin, 1998.
  • 44 Bressoux, 1994.
  • 45 Duru-Bellat et Mingat, 1988.

24L’efficacité de l’établissement scolaire est alors ramenée à des indicateurs spécifiques : l’orientation des élèves (à l’issue de la classe de 3e notamment : quel est le taux d’orientation en seconde générale et technologique ? Quelle est la part prise par l’orientation vers le lycée général et technologique ? Quel est le taux d’orientation vers le lycée professionnel ?) qui est analysée en terme de « sélection » ; les acquisitions scolaires en français et en mathématiques notamment : on parle alors de performances scolaires42. Sélection et performance ne sont pas forcément liées, puisqu’un établissement peut-être laxiste dans les passages en seconde générale et technologique, sans pour autant que les élèves aient des acquis « solides » pour réussir en lycée ; inversement, un établissement peut-être sévère en orientation et en même temps, faire progresser les élèves en ce qui concerne les acquisitions scolaires43. De nombreuses recherches anglo-saxonnes ont fait état de l’effet-établissement44. En France, une recherche menée en 1988 sur des collèges montrait comment l’établissement fréquenté influait sur les acquisitions des élèves, davantage en mathématiques qu’en français45. S. Heyneman (1986) rapporte ainsi quelques éléments expliquant les performances des établissements scolaires. Parmi les éléments retenus, on trouve le rôle du chef d’établissement (en particulier pour ce qui est de la construction, de la définition d’objectifs éducatifs à améliorer, et de la mobilisation des enseignants), les attentes de réussite à l’égard des élèves, portées par les enseignants et les équipes éducatives, l’évaluation régulière des progrès réalisés par les élèves, le « climat » apaisé, et enfin le degré de valorisation par les élèves des normes d’excellence scolaire, à travers également la comparaison avec le groupe de pairs. Ces indicateurs expliquant la réussite des élèves se retrouvent globalement dans les recherches menées en France. Cependant,

  • 46 Duru-Bellat et Van Zanten, 2012, p. 115.

on ne retrouve pas l’effet systématiquement positif d’un fort « leadership pédagogique » du chef d’établissement, et cette question reste discutée. D’ailleurs, il n’y a pas de relation entre le jugement que portent les enseignants sur leur principal et l’efficacité de l’établissement46.

25L’effet-établissement se remarque aussi dans les procédures d’orientation. Lorsqu’un enfant de milieu modeste est scolarisé dans un établissement à recrutement favorisé (collège de centre-ville par exemple), il a plus de chances d’aspirer à une orientation sélective, que s’il était scolarisé dans un établissement à recrutement populaire. La mobilisation des établissements peut rendre compte des différences de carrière scolaire, et des recherches récentes, à mi-chemin entre sociologie et ethnographie de l’école, laissent apparaître que la dynamique organisationnelle d’un collège ou d’un lycée est à même de créer des situations plus favorables que d’autres pour amener les élèves à s’approprier des savoirs. Cette mobilisation ne repose pas forcément sur des idéaux de démocratisation, mais tient souvent à des raisons « pratiques » que l’on trouve au centre même du travail enseignant en classe et à l’éthique (ou l’ethos au sens de morale incorporée à l’action) qui anime les acteurs :

  • 47 Van Zanten, Grospiron, Kherroubi et Robert, 2002, p. 245.

Du point de vue de l’identification des problèmes, la mobilisation n’apparaît donc pas extérieure aux routines de la classe. Elle s’ancre d’ailleurs beaucoup plus dans les problématiques de l’activité enseignante que dans celles de l’établissement comme organisation, de sorte que l’on peut observer des mobilisations pédagogiques importantes qui n’altèrent pas fondamentalement la division du travail entre les enseignants et les non-enseignants, ni les relations de l’établissement avec son environnement institutionnel et social47.

26Si les indicateurs retenus pour qualifier l’effet-établissement renvoient aux performances et aux chances de réussite scolaire, la plupart des paramètres expliquant cet effet semblent difficiles à cerner. Comme le note Jean-Manuel De Queiroz,

  • 48 De Queiroz, 1995a, p. 105.

on ne sait rien des causes qui produisent ici une notation stricte, là une notation plus généreuse, sauf à faire l’hypothèse d’un « effet composition » (puisque par exemple les collèges « bourgeois » orientent moins sélectivement que les autres, on supposera que l’élève d’origine modeste qui s’y trouve […] aura plus de probabilité de demander et d’obtenir une orientation « noble48 »).

  • 49 Agnès Van Zanten, 2006. Voir également de la même auteure Choisir son école, Paris, PUF, 2009. Ell (...)

27L’effet-établissement ne doit cependant pas conduire à une sorte de mystification qui en ferait une variable indépendante d’autres facteurs. Si l’on prend par exemple la composition du public accueilli par un lycée, celle-ci porte aussi le poids de l’offre scolaire locale. En effet, la compétition entre établissements en vue d’accueillir les meilleurs élèves varie selon les territoires et exerce un effet sur les politiques éducatives, notamment via les options offertes. L’effet-établissement s’inscrit dans le cadre « d’interdépendances compétitives » entre établissements qui s’avèrent, au terme de comparaisons internationales et locales, très préjudiciables pour les élèves moyens ou en difficulté49.

28On postule aussi que les effets contextuels influençant la scolarité tiennent aux exigences des enseignants et aux attentes anticipées au niveau de la progression des élèves. Cela renvoie à l’effet-maître. De ce fait, et dans la mesure où en France, les inégalités de carrière scolaire se construisent au moins partiellement dans des contextes organisationnels spécifiques, à savoir l’établissement, l’école et la classe, ce sont aussi les dynamiques collectives, relevant d’une culture professionnelle partagée et commune qui participent de la réduction des inégalités de réussite. Autrement dit, de valeur universelle et transcendantale, l’égalité des chances devient une question qui doit s’incarner et se débattre entre les membres de la communauté éducative, au premier rang desquels il y a les enseignants et les personnels de direction.

L’effet-maître ou ce que la réussite doit à la relation pédagogique

29L’effet-maître, même s’il ne s’identifie pas à l’établissement scolaire, est une des variantes constituant une assise sociologique au contexte de scolarisation dans la production des inégalités, en particulier au niveau des acquisitions des élèves et de leurs performances. La recherche menée par R. Rosenthal et L. Jakobson (1972) faisait état de l’influence des représentations du public scolaire par les enseignants sur ses performances scolaires. En particulier, le fait de désigner à l’enseignant un groupe d’élèves, suite à la passation de tests (sans validité réelle mais présentés comme « scientifiques »), comme ayant de grandes capacités intellectuelles se traduisait par une réelle progression scolaire, l’enseignant s’attendant effectivement à ce que les élèves réussissent. Aussi,

  • 50 Rosenthal et Jakobson, 1972, p. 23.

l’école et en particulier les attentes des maîtres, avaient aussi leur part de responsabilité dans l’échec scolaire […] Peut-être alors la recherche pédagogique devrait-elle s’orienter un peu plus vers le maître, après avoir tant insisté sur l’élève. Celui-là serait sans doute encouragé à modifier ses attentes, s’il pouvait prendre conscience des effets spectaculaires réalisables sans changement et méthodes d’enseignement50.

  • 51 Coulon, 1993.
  • 52 Charlot, Emin et Jellab, 2002.
  • 53 Bressoux, 1994.
  • 54 Cherkaoui, 1979.

30Mais ces attentes sont aussi construites à travers les interactions en classe : les élèves peu sollicités par l’enseignant sont peu interrogés et leurs réponses peu valorisées. Or une telle expérience peut renforcer la perception que les élèves ont d’eux-mêmes, ce que les recherches que l’on doit à l’ethnométhodologie font apparaître51. Dans certains contextes scolaires, le propos misérabiliste et parfois négatif sur des élèves conduit au désintérêt scolaire, voire à une forme de « désimplication » au sein de la classe52. L’effet-maître est aussi travaillé à partir de l’évaluation des élèves et des arbitrages subjectifs auxquels elle donne lieu, lors des interactions avec les élèves. Pierre Merle (1996) montre comment des éléments relevant d’une certaine conception de la justice et de l’équité structurent les jugements professoraux lorsqu’il s’agit de noter les élèves. Ces jugements procèdent aussi de la perception du métier et du public scolaire. La notation peut influencer la progression des élèves. C’est ce que relève Georges Felouzis (1997) : une notation selon qu’elle est sévère ou indulgente retentit différemment sur la « motivation » des élèves et leurs acquisitions. Une note légèrement sur-évaluée serait plus positive sur les acquisitions qu’une note sévère. À l’école primaire, l’effet-maître paraît plus manifeste en classe de CP. On relève que des élèves issus d’un même milieu social, ayant les mêmes capacités scolaires au départ progressent différemment selon le maître53. L’explication de ces différences reste aléatoire, car elle fait intervenir des facteurs divers, tenant aussi bien à l’ancienneté de l’enseignant – qui peut être positive ou négative54 – qu’au type d’activité proposée, ou encore à l’étape de parcours scolaire. Mais si les résultats relatifs à l’effet-maître restent mitigés, ils témoignent de la nécessité d’analyser au plus près des situations scolaires, dans des contextes déterminés, la production sociale et institutionnelle des parcours scolaires.

31La question relative à l’influence de l’enseignant sur les acquisitions des élèves est à la fois sociologique et pédagogique. Elle est sociologique au sens où elle fait intervenir une certaine perception enseignante du public et des exigences attendues, mais aussi dans la mesure où l’impact de tel ou tel mode d’enseignement varie selon le public scolaire. Elle est pédagogique puisqu’elle implique des pratiques d’enseignement et d’évaluation pouvant accroître ou affaiblir les acquisitions des élèves. Pour une épreuve au baccalauréat telle que le français,

  • 55 Duru-Bellat et Van Zanten, 2012, p. 140.

On observe que selon leur milieu social, les élèves « gagnent » ou au contraire « perdent » (en terme de résultats au bac) à être scolarisés avec tel ou tel type d’enseignant. Les élèves d’origine aisée (qui dans l’ensemble obtiennent de meilleurs résultats) sont spécialement favorisés par les pratiques de type « libertaire » valorisant la créativité et l’expressivité des élèves […]. Par contre, leurs résultats sont nettement moins bons face à une pédagogie critique, où les enseignants cherchent systématiquement la démocratisation, et entendent donner aux élèves des instruments de maîtrise de la nature et de la société, grâce notamment au développement des capacités analytiques et critiques55.

32Aussi, l’interaction entre plusieurs variables, que l’on peut regrouper en variables socio-subjectives (habitus social, biographie des acteurs) et en variables objectives (contextes scolaires, situations d’enseignement et d’interaction, politique d’établissements…), appartient au renouvellement des paradigmes sociologiques visant à rendre compte de la variation des devenirs scolaires. Si les interactions en classe obéissent à des contraintes objectives – programmes, horaires, évaluation –, elles sont aussi traversées par des arbitrages et des jugements subjectifs, jugements faisant intervenir des critères autres que stricto sensu scolaires. Ce que l’on remarque, c’est qu’autour du « niveau scolaire » de l’élève se construit une perception enseignante de son comportement et de sa « moralité ». Nicole Lautier observe

  • 56 Lautier, 2001, p. 22.

[qu’]il existe bien une proximité entre le statut scolaire de l’élève et les traits comme la franchise, la propreté et même la beauté. L’élève qui réussit en classe (avec une évaluation A = très bon) a plus de chance, statistiquement parlant d’être jugé plus franc, plus propre et plus beau que l’élève classé dans la catégorie la plus faible (E)56.

Les personnels de direction et les questions pédagogiques

33C’est à partir du moment où le système éducatif français a connu un processus de décentralisation que la thématique de l’effet-établissement est apparue comme une dimension participant des inégalités de carrière scolaire. Conduite avec le souci de rendre l’école plus efficace, la politique de décentralisation inaugure aussi l’expérimentation de nouvelles modalités pédagogiques en encourageant à l’innovation par des projets scolaires et éducatifs. La prise en compte des réalités sociales et économiques locales constitue un leitmotiv pour la mise en place de l’éducation prioritaire. Avec celle-ci, inscrite dans des territoires marqués par la crise industrielle, s’opère un glissement de l’égalité des chances vers un autre modèle de justice, celui de l’équité.

34Il est indéniable que l’efficacité pédagogique des enseignants, notamment dans les établissements du secondaire, passe aussi par la manière dont les chefs d’établissement se saisissent de l’autonomie qui leur est reconnue, et en font une variable au service des apprentissages des élèves. Cette autonomie ne va pas de soi et l’on sait combien les parents comme la majorité des enseignants sont attachés à une définition institutionnelle des procédures et des manières d’organiser les enseignements. Or un système éducatif centralisé n’a jamais prouvé, historiquement, son efficacité puisque les inégalités de réussite restent marquées par des variables spécifiquement contextuelles, et l’on doit bien réaliser aujourd’hui que c’est au niveau des écoles et des établissements scolaires que se joue l’enjeu d’une démocratisation effective. Devenus des unités éducatives suite aux lois de décentralisation des années 1982-1983, les établissements scolaires ont acquis progressivement un statut les éloignant du centralisme napoléonien et républicain, ce qui les prédispose à inventer, au niveau local, des réponses en phase avec les orientations politiques nationales. Pourtant, et c’est aussi le paradoxe de l’institution scolaire, dans les faits, il est souvent difficile de se saisir de cette autonomie au risque de paraître « décalé » et de susciter une méfiance de la part des autorités de tutelle. Comme le notent François Dubet et Marie Duru-Bellat,

  • 57 Dubet et Duru-Bellat, 2015, p. 123.

bien que quelques établissements fonctionnent comme des communautés éducatives relativement autonomes […]. L’écrasante majorité des établissements ne sortent pas des clous parce que la démarche est trop lourde, trop compliquée, trop difficile à mettre en œuvre puisque, en supposant que l’équipe adhère au projet, les établissements innovants deviennent rapidement des établissements « expérimentaux » placés sous le contrôle rigoureux de l’administration, devant se justifier sans cesse alors que les établissements routiniers et un peu médiocres ont sans aucun doute une vie plus facile57.

  • 58 Voir Lussi Borer et Ria (dir.), 2016.

35À ce paradoxe s’ajoute le fait que la reconnaissance par l’institution scolaire du rôle pédagogique du chef d’établissement ne s’est pas accompagnée d’une redéfinition de l’autonomie des enseignants. Le sentiment d’appartenance des élèves à un établissement comme celui des enseignants et des personnels d’éducation à une communauté éducative exige que les chefs d’établissement soient bien au fait de ce que le contexte, selon ses configurations pédagogiques, l’identification des objets didactiques à travailler, peut engendrer comme effet sur les apprentissages scolaires. Or cette entité « établissement » suppose aussi que l’institution scolaire revoie les règles d’affectation des enseignants et de reconnaissance de leur implication professionnelle. On sait aussi que la professionnalisation des enseignants se construit davantage au sein de l’établissement et moins en formation initiale – au sein des ESPE notamment – et que ce sont les collectifs professionnels en contexte qui forgent en partie les pratiques pédagogiques, ce qui explique l’intérêt nouveau des chercheurs porté à cette thématique58.

36À l’issue d’une enquête qualitative menée auprès de principaux de collèges et de proviseurs de lycées, Anne Barrère met en évidence leur regard plus favorable au changement organisationnel mais aussi leur difficulté à s’y engager sans le soutien et l’appui des enseignants :

  • 59 Barrère, 2006, p. 89.

Dans les discours sur leurs missions, les chefs d’établissement cherchent à concilier la modernisation organisationnelle, parlant massivement de leur désir de « faire bouger, faire avancer les choses », davantage en tout cas que dans leur ancien métier, et l’idée de progrès social par l’école, largement comprise à partir de l’égalité des chances et de la centration sur l’élève présente dans la loi d’orientation de 1989. Mais « faire bouger les choses », c’est aussi, bien sûr, faire bouger les pratiques enseignantes, dont dépendent, ils le savent bien, une grande partie de leur action et de leurs résultats dans l’établissement59.

37Les chefs d’établissement cherchent des appuis auprès des enseignants et valorisent ceux, qui parmi ceux-ci, « motivent les élèves », évitent « le cours frontal » et ne « font pas que leurs heures » d’enseignement. Plusieurs dispositifs contribuent à asseoir la légitimité pédagogique du chef d’établissement comme l’aide individualisée, l’accompagnement personnalisé, les projets interdisciplinaires (par exemple les travaux personnels encadrés au lycée général et technologique) –, projets qui amènent les enseignants à se décentrer de leur seule discipline et à porter davantage d’attention aux apprentissages effectués par les élèves – ou encore et notamment dans les établissements à recrutement plus populaire – en REP par exemple – les ateliers-relais et l’école ouverte. Mais la promotion d’une « pédagogie d’établissement » ne résiste pas à la réalité à savoir la difficulté à concilier la liberté pédagogique des enseignants qui reste soumise aux aléas de la division du travail – un enseignant exerce parmi d’autres enseignants et les élèves ne passent pas d’un enseignement à l’autre sans être « marqués » par les heures passées dans tel ou tel cours –, et l’autonomie de l’EPLE tant valorisée par le discours institutionnel. La légitimité des chefs d’établissement passe par leur capacité à impulser des projets pédagogiques et à apporter un soutien aux équipes enseignantes. Elle passe aussi par l’appropriation collective des questions pédagogiques, notamment à partir de l’analyse des indicateurs de performance et des contrats d’objectifs qui restent souvent l’affaire des équipes de direction et moins celle des enseignants.

38Le cas de l’éducation prioritaire constitue un exemple d’une politique éducative ayant créé une dynamique susceptible d’apporter des réponses innovantes et collectives à l’échec scolaire. Si le bilan est mitigé, voire décevant, il est riche d’enseignements notamment pour identifier les points saillants permettant de réduire les inégalités de réussite scolaire et de relativiser le poids du déterminisme socio-culturel.

L’ÉDUCATION PRIORITAIRE, UNE POLITIQUE SOUCIEUSE DU SORT DES PLUS FAIBLES ?

  • 60 Aux États-Unis, la politique d’éducation prioritaire est identifiée à la discrimination positive. (...)

39En France, la politique d’éducation prioritaire a été inaugurée en 1981 par le ministre de l’Éducation nationale Alain Savary, au lendemain de l’arrivée de la gauche au pouvoir. Elle s’inspire des politiques mises en œuvre dans les pays anglo-saxons, notamment les États-Unis et en Grande-Bretagne, qui visaient à instaurer des dispositifs compensatoires60. Ces dispositifs reposaient sur des politiques de « discrimination positive » référées à des aires géographiques, une manière de penser doublement l’éducation et le territoire (le plus souvent urbain).

De l’égalité à l’équité

  • 61 Prost, 2013, p. 196.
  • 62 Prost, 2013, p. 196.

40La politique d’éducation prioritaire – qui sera suivie de relances et de reconfigurations, de sorte qu’il faut parler de politiques d’éducation prioritaire au pluriel – marque les limites du principe d’égalité des chances, puisqu’elle prend acte du caractère formel et largement abstrait de l’expression en pensant davantage l’équité. Alain Savary, qui avait un « tempérament décentralisateur61 », annonce aux recteurs, début juin 1981, la création des ZEP. La circulaire du 1er juillet de la même année pointe l’importance de cibler les zones et les milieux dans lesquels le taux d’échec est le plus marqué, afin de corriger l’inégalité sociale. Une seconde circulaire, datant du 28 décembre 1981, « définit les ZEP en croisant des critères scolaires et socioéconomiques. Dans chaque zone prioritaire, on doit élaborer un projet spécifique, limité dans le temps, pour éviter qu’une assistance permanente ne crée des ghettos scolaires62 ». Ainsi, les écoles et les collèges relevant de l’éducation prioritaire avaient vocation à en sortir quand les résultats scolaires et les indicateurs sociaux enregistraient une amélioration.

  • 63 Charlot (dir.), 1994.
  • 64 Derouet, 1992.

41L’identification des zones marquées par un taux élevé d’élèves en échec scolaire s’est accompagnée d’une mobilisation de moyens matériels et humains plus conséquents, car « en donnant plus à ceux qui ont le moins », il s’agissait d’instaurer une inégalité de traitement pour favoriser une démocratisation effective de la réussite scolaire. Cette démocratisation n’est plus conçue de manière descendante comme pourraient le supposer des injonctions politiques mais doit procéder de l’innovation pédagogique sur le terrain, ce qui suppose que les acteurs disposent d’une liberté de conception et d’action. L’ouverture de l’école – des écoles primaires et des collèges notamment – sur leur environnement institue une nouvelle forme de partenariat et annonce une nouvelle ère de la contractualisation. Voilà pourquoi la politique d’éducation prioritaire eut, dès l’origine, partie liée à la politique de la ville. Elle augurait un nouveau mode de régulation des politiques scolaires en conférant à l’échelon local la possibilité d’inventer des réponses pour favoriser la réussite scolaire, et ce, à la veille des lois de décentralisation de 1982-1983. 363 ZEP sont mises en place à la rentrée 1982. Elles seront relancées en 1990-1992 pour atteindre 530, 663 ZEP et 759 « réseaux » d’éducation prioritaire en 1999 (suite au programme « nouvelles chances »). Si l’État devient « régulateur » de l’action éducative63, il opère un déplacement en promouvant les acteurs locaux comme étant capables de mettre en œuvre des actions dans le cadre de projets fédérant différentes institutions (l’école, les administrations locales…). Cela n’est pas sans l’émergence de conflits de valeurs dès lors que les principes de justice et de justification ne procèdent plus du « centre » et des grandes symboliques, puisqu’ils laissent place à des interprétations locales du « bien commun64 ».

  • 65 Rochex, 1997.
  • 66 Meuret, 1994.
  • 67 Chauveau et Rogovas-Chauveau, 1995.

42L’éducation prioritaire n’a pas fait l’unanimité auprès des enseignants et des élus. Elle apparaissait comme instituant une rupture avec le modèle de l’école républicaine puisqu’elle créait une différenciation institutionnelle en matière de traitement des inégalités scolaires. Elle oscillait entre un État-social soucieux de corriger les inégalités en agissant par une politique redistributive, et un État-libéral qui, en déléguant à des acteurs locaux – notamment aux élus et aux collectivités locales – une part des projets éducatifs, semblait se désengager partiellement de la chose scolaire. Elle risquait par ailleurs de stigmatiser des populations et d’écorner l’image des communes. Pourtant, la création des ZEP a constitué « une innovation majeure » car elle modifiait le système uniforme d’allocation des moyens pour introduire leur modulation selon les difficultés repérées ; elle territorialisait la politique éducative, ce qui permettait d’observer au plus près les inégalités. La difficulté à mobiliser des enseignants et des équipes éducatives comme les partenaires de l’école a été renforcée par l’ancrage des inégalités scolaires, de sorte que le « bilan décevant » des ZEP65 contrariait le projet affiché. Dans certains cas, on observait que le fait d’être scolarisé en ZEP avait des répercussions négatives sur les acquisitions des élèves66. La concentration d’élèves en difficulté dans les établissements produit en elle-même, et indépendamment des moyens mobilisés, des effets négatifs sur les apprentissages. Des dérives ont également été observées car à côté de la diversité et de l’éclatement des actions proposées, certains collèges et écoles ont davantage privilégié la lutte contre la violence et les déviances que la lutte contre l’échec scolaire. Une recherche menée par Viviane Isambert-Jamati (1990) montrait que les enseignants ont développé de nombreuses actions parallèles ou juxtaposées aux activités en classe, ce qui renforce les difficultés des élèves, surtout lorsque le contenu proposé est faiblement articulé aux enseignements ordinaires. Par ailleurs, les activités scolaires peuvent aussi laisser en suspens d’autres contenus tout autant importants dans la carrière scolaire. V. Isambert-Jamati relevait une forte focalisation des actions sur les domaines de la lecture et des arts au détriment des mathématiques et des sciences, domaines dans lesquels les écarts entre élèves issus de milieu populaire et ceux issus de milieu favorisés sont tout aussi importants. La recherche d’une « paix sociale » en mettant en place des activités ludiques peut parfois prendre le pas sur des activités formatives intellectuellement67 :

  • 68 Van Zanten, 2001, p. 62.

On a en effet pu observer une minoration dans les ZEP de l’objectif de lutte contre l’échec scolaire en faveur d’une logique mettant l’accent sur la lutte contre la violence et l’animation sociale […] Même quand les actions restent centrées sur le renforcement des apprentissages, la logique dominante est souvent celle d’actions diverses et éclatées et non pas celle d’un projet global68.

Un bilan mitigé voire décevant

  • 69 Circulaire N ° 97-233 du 31 octobre 1997.

43Plusieurs relances de la politique ZEP ont eu lieu, notamment en 1998 afin de recentrer les actions sur les apprentissages. Cette relance faisait suite à l’état des lieux de l’éducation prioritaire établi par Catherine Moisan et Jacky Simon (1997), inspecteurs généraux de l’éducation nationale. La consultation de chercheurs et le bilan des actions conduites en ZEP depuis leur création débouchent, à la rentrée 1997, sur une circulaire appelant à un recentrage sur les apprentissages et crée dans le même temps les REP (réseaux d’éducation prioritaire69).

44Le bilan mitigé et souvent décevant des ZEP a été largement souligné, notamment dans les années 1990. Les ZEP ont aussi favorisé un regard misérabiliste et déficitariste sur les élèves, avec des effets négatifs sur les apprentissages scolaires. Ainsi, Patrick Bouveau et Jean-Yves Rochex observent que

  • 70 La conception politique mais aussi pédagogique des difficultés scolaires qui seraient la manifesta (...)
  • 71 Bouveau et Rochex, 1997, p. 60-61.

La conjugaison de représentations sociales généralisantes des élèves et de leur milieu en termes de « handicap socioculturel70 » et un certain flou didactique concernant les apprentissages et leurs contenus ne conduit-elle pas, à leur insu, nombre d’enseignants à expliquer les difficultés que rencontrent leurs élèves par des causes et des facteurs extérieurs à leur activité cognitive ou à leur rapport au savoir71 ?

45La politique de l’éducation prioritaire explorait au départ des pistes pédagogiques inédites afin d’apporter des réponses appropriées aux difficultés des élèves. Or cette exploration n’a pas été suffisamment centrée sur les processus d’apprentissage et sur les exigences disciplinaires qui deviennent complexes à mesure que l’on avance dans le cursus. Aussi, certains projets voulant ouvrir l’école sur la vie se sont avérés encore plus différenciateurs et aux effets négatifs sur les élèves le plus en difficulté :

  • 72 Bouveaux et Rochex, 1997, p. 69.

La profusion des réalisations et la diversité des sollicitations adressées aux enfants dans l’école et hors de l’école semblent une autre caractéristique importante de la ZEP. […] Or on sait que la capacité à faire cette mise en rapport, à se situer sur un registre méta-cognitif ou méta-langagier, à faire la distinction entre exercices ou tâches et objets d’apprentissage, à reconnaître qu’il existe une spécificité et une unité des disciplines qui transcende la diversité et la succession des tâches, des exercices et des moments qui font le quotidien ou le rituel de la vie de la classe, apparaît comme l’un des traits les plus différenciateurs, tant du point de vue social que du point de vue cognitif, entre « bons élèves » et « élèves en difficulté » et donc comme l’un des principaux enjeux d’une démarche réellement démocratisante72.

Vers un nouveau mode de pilotage pédagogique ?

46La politique d’éducation prioritaire n’a pas engendré seulement de l’innovation ou de l’expérimentation pédagogique. Elle a également inauguré une nouvelle ère de pilotage des établissements et des écoles, avec une forte incitation à l’évaluation – et à l’auto-évaluation – des actions. Ainsi, et au terme d’une analyse approfondie des textes et des circulaires relatifs aux ZEP, Lydie Heurdier montre comment dès 1984, l’injonction à l’évaluation et au pilotage éclairé par des indicateurs s’impose comme une mode de régulation des politiques de l’éducation prioritaire :

  • 73 MeN, 1984.
  • 74 Heurdier, 2011, p. 28.

Si la politique ZEP semble, avec le recul, avoir introduit les prémices de ces transformations, son caractère ciblé étant propice à cette introduction progressive dans un contexte national où les caractéristiques de la régulation traditionnelle étaient largement consensuelles, l’ensemble des établissements se voit pourtant proposer lui aussi, dès le printemps 1984, de nouveaux outils de gestion. En témoigne la note de service no 84-112 de mars 198473, d’apparence technique, mais qui s’inscrit bien dans le mouvement de transformation en cours. Cette note de service s’argumente ainsi : « la politique qui vise à conférer une plus grande responsabilité aux établissements scolaires et à développer en leur sein la concertation entre les différents partenaires de l’action éducative doit s’accompagner d’un développement et d’une transformation de l’information dont ils disposent, des outils par lesquels elle circule et de l’usage qui en est fait74

47L. Heurdier montre aussi comment cette évaluation par des indicateurs, cette rationalisation des politiques d’éducation prioritaire, qui risquait de reposer autrement la question de l’équité entre les écoles, les établissements et les territoires – puisque la déconcentration et la décentralisation conféraient une autonomie aux recteurs mais que des variables ou expressions telles que « la concentration des difficultés » avaient un sens variable et relatif selon les contextes et les acteurs – a suscité des résistances. Celles-ci ne sont pas le propre des « acteurs de terrain » mais concernent également leur hiérarchie :

  • 75 Heurdier, 2011, p. 33.

L’échec [de la rationalisation des PEP] illustre tout à la fois la logique d’offre qui prévaut alors et les résistances qui existent à tous les niveaux du système éducatif face à la « science du constat chiffré » […]. Ce n’est qu’en 2006, soit dix ans plus tard, qu’une certaine forme d’expertise de la DEP s’imposera, avec la création des réseaux ambition réussite (RAR) par le ministre Gilles de Robien. Le choix national des collèges RAR répond bien à une rationalisation basée sur les statistiques. Pour autant, la détermination des territoires prioritaires à partir d’indicateurs sociaux et scolaires, sans consultation des acteurs, suffit-elle pour légitimer le classement ? Comment ce choix centralisé peut-il créer une dynamique locale favorisant le travail inter-degrés et partenarial ? Quel rôle peuvent jouer en ce sens les autorités intermédiaires ? Que deviennent les établissements non RAR, étiquetés réseaux de réussite scolaire (RRS) depuis 200675 ?

Un changement de paradigme

  • 76 Dubet, 2004.

48En mobilisant des données historiques et comparatives, Daniel Frandji et J.-Y. Rochex (2011) repèrent trois âges ou « modèles » de l’éducation prioritaire. Le premier modèle est celui de la compensation puisqu’il cherchait à combler les écarts d’ordre culturel, linguistique et intellectuel qui pénalisaient les catégories sociales les plus touchées par l’échec scolaire. Ce modèle a fait l’objet de nombreuses critiques, notamment pour sa minoration du rôle de l’école dans la production des inégalités. Le second modèle, en phase avec la montée en puissance de la thématique de l’exclusion, vise à doter les individus d’un « minimum de savoirs et de compétences jugés fondamentaux » afin de lutter contre le risque de marginalisation et de délitement de la cohésion sociale. Le troisième modèle qui s’impose progressivement est celui de la focalisation sur des publics à risque, ce qui donne lieu à « une multiplication de dispositifs et de programmes ciblant des catégories de “publics” scolaires de plus en plus nombreuses et hétérogènes, les uns et les autres se renouvelant en permanence ». Ce ne sont alors plus les inégalités sociales qu’il s’agit de réduire mais plutôt des « besoins éducatifs particuliers » d’élèves pris dans leur singularité et auxquels il s’agit de répondre. Cette thématique des besoins, au-delà de sa signification sociologique – en particulier la promotion de discours et de pratiques minorant le sort du plus grand nombre au profit de quelques « élus » de milieu populaire76 – élargit le champ de l’intervention éducative à d’autres publics que ceux qui sont classiquement concernés par l’éducation prioritaire (par exemple les élèves ayant du « talent » ou à « haut potentiel »). Ainsi, l’éducation prioritaire combine un regard faisant l’apologie des singularités et de l’excellence pour quelques-uns, et une perspective attachée à « garantir » une culture ou un socle commun de connaissances et de compétences. Cela exprimerait, aux yeux de J.-Y. Rochex, une sorte de renoncement au projet initial raisonnant en termes de réduction des inégalités et de collectifs de population :

  • 77 Rochex, 2011, p. 6.

En France, ces deux thématiques se configurent, d’une part, dans les discours politiques et les dispositifs réglementaires, dans les diverses mesures visant à l’ouverture sociale du recrutement des filières d’élite et dans la mise en œuvre d’« internats d’excellence » (dont la circulaire de préparation de la rentrée 2012, en date du 27 mars 2012, affirme qu’ils « sont à l’avant-garde de la politique d’éducation prioritaire ») et, d’autre part, dans la redéfinition implicite des objectifs des collèges les plus en difficultés (collèges RAR ou ECLAIR) autour du socle commun de connaissances et de compétences77.

  • 78 En France, plusieurs catégories discursives ont émergé ces dernières années afin de penser les con (...)

49Ainsi, l’avènement d’une plus grande autonomie des EPLE conjuguée à la promotion des stratégies familiales en matière de choix d’options et des établissements signe, aux yeux de J.-Y. Rochex, l’ancrage de politiques post-bureaucratiques ou néo-libérales. Les dispositifs RAR, CLAIR et ECLAIR, en faisant la part belle aux réussites individuelles, se sont peu penchés sur les contenus curriculaires et sur les pratiques pédagogiques qui constituent, pourtant, le levier princeps pour un projet de démocratisation scolaire ambitieux. La relance de l’éducation prioritaire, avec la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République du 8 juillet 2013, constitue une avancée dont il est difficile d’évaluer les effets faute de recul historique nécessaire. La refondation de l’éducation prioritaire s’est fixé trois objectifs à savoir un meilleur accompagnement des élèves dans leurs apprentissages, la constitution d’équipes éducatives stables, formées, et l’instauration d’un cadre pédagogique et organisationnel favorable aux apprentissages. Afin de parer au risque d’éclatement des pratiques pédagogiques et aux dérives relevées, 30 ans après la mise en place de l’éducation prioritaire, le ministère de l’Éducation nationale a élaboré un « référentiel pédagogique commun » à tous les acteurs de la communauté éducative. Se fixant six objectifs, ce référentiel s’attache en particulier à rappeler l’importance de l’acquisition du lire, écrire et parler mais aussi à enjoindre aux professeurs d’enseigner « plus explicitement les compétences que l’école requiert pour assurer la maîtrise du socle commun ». Rendre l’école à la fois « bienveillante et exigeante78 », favoriser la coopération avec les parents et les partenaires, ainsi que le travail collectif, sans oublier la formation des personnels, sur fond de pilotage renforcé, constituent les points que le référentiel de l’éducation prioritaire se fixe comme ambition. La carte des écoles et des collèges concernés par l’éducation prioritaire a été redéfinie en 2014, les établissements les plus marqués par les difficultés deviennent des REP + et bénéficient de moyens renforcés. Ainsi, et afin de circonscrire des temps de concertation entre les enseignants, une « pondération » a été introduite, ce qui permet en moyenne à un professeur d’enseigner 16 heures par semaine – au lieu des 18 habituelles –, les deux heures libérées servant à l’élaboration de projets, à des échanges pédagogiques et à la construction commune de réponses adaptées. Le dispositif « plus de maîtres que de classes », censé amener des enseignants à co-intervenir, à co-construire des situations d’enseignement-apprentissage ouvre des perspectives sans pour autant lever les incertitudes sur ce que cette co-intervention, qui peut associer des enseignants du premier degré à ceux du collège, peut apporter aux élèves le plus en difficulté.

***

  • 79 Briand et Chapoulie, 1992.
  • 80 Berthelot, 1983.
  • 81 Baudelot et Establet, 1990.

50Les thèses de la reproduction ont minoré l’effet spécifique des politiques scolaires et des transformations affectant les contenus d’enseignement sur les inégalités sociales au sein du système éducatif. Les massifications ont contribué à la scolarisation des enfants provenant de différentes catégories sociales, et plus particulièrement de ceux qui sont issus de milieu populaire. Si l’effet d’appel lié à l’offre de formation79 a pu générer des déceptions et parfois une sorte de « piège scolaire » – l’investissement dans les études n’assure pas forcément, du fait de l’inégal prestige des filières, une mobilité sociale80 –, il a, dans le même temps ouvert la voie à une élévation des niveaux de qualification et de connaissance chez les nouvelles générations81. Mais cette élévation s’effectue selon un processus de différenciation sociale qui opère dès le premier degré et prolonge ses effets durant la scolarité ultérieure. Durant ce parcours scolaire, le collège occupe une place assez déterminante. et si de nombreuses réformes ont tenté de lutter contre les inégalités produites par la scolarité au collège, notamment en défendant un « tronc commun » et en retardant l’échéance de l’orientation, elles peinent à atteindre leurs objectifs. La définition par les récentes politiques scolaires d’un socle commun de connaissances, de compétences et de culture augure d’évolutions qu’il faudra apprécier sur le moyen et le long terme. Il reste qu’un paradoxe subsume le fonctionnement du collège à savoir que l’accueil massif d’élèves de plus en plus hétérogènes au plan des acquis scolaires, cohabite avec un mode de recrutement et de formation des professeurs du secondaire qui reste fondamentalement (mono) disciplinaire. Le collège d’aujourd’hui achève un processus de « primarisation » de son public quand ses enseignants restent recrutés et positionnés comme des professeurs assurant un enseignement préparant aux études du lycée. Le collège apparaît, en France, comme un analyseur des contradictions d’une école inégalitaire.

Notes

1 Lévi-Strauss, 1955, p. 42.

2 Dubet, 2004.

3 F. Dubet (2004) trois autres principes définissant l’égalité des chances : l’égalité distributive des chances, qui s’assure que l’offre scolaire tienne compte de la demande, des compétences à développer et ce au profit de tous ; applique ; l’égalité sociale des chances, qui doit se focaliser sur le devenir des exclus ou des vaincus de la compétition, ce qui suppose de fixer à l’école ce qu’elle doit garantir à tous les élèves ; l’égalité individuelle des chances, souligne les limites de l’égalité méritocratique car la disparition des inégalités sociales à l’école ne se traduira pas par la disparition des inégalités sociales en dehors d’elle. Au sein des sociétés démocratiques, l’égalité méritocratique des chances constitue un principe fondamental permettant de penser la liberté et la possibilité offerte à chacun de réaliser ses aspirations. En ce sens, la démocratie articulée à l’égalité des chances rendrait acceptables des inégalités qui procèderaient d’une compétition dont les règles de départ sont équitables.

4 Rochex, 2011.

5 Oberti, 2007.

6 Bourdieu et Passeron, 1964.

7 Dominante dans le champ de la sociologie de l’éducation, la thèse de la reproduction éclaire de manière judicieuse sur les inégalités de réussite scolaire et sur les mécanismes sociaux et symboliques qui y contribuent. Mais sa force démonstrative n’élude pas ses faiblesses, et surtout au niveau des conséquences pédagogiques et des dérives misérabilistes. La surestimation de la socialisation antérieure des individus et des contextes objectifs qui structurent leurs projets de manière inconsciente est antinomique avec une quelconque possibilité d’émancipation sociale. Pierre Bourdieu écrit : « Principe générateur de stratégies objectives, comme séquences de pratiques structurées qui sont orientées par référence à des fonctions objectives, l’habitus enferme la solution des paradoxes du sens objectif sans intention subjective, entre autres raisons parce que – le mot le dit – il pose explicitement la question de sa propre genèse collective et individuelle. Si chacun des moments de la série d’actions ordonnées et orientées qui constituent les stratégies objectives peut paraître déterminé par l’anticipation de l’avenir et en particulier de ses propres conséquences (ce qui justifie l’emploi du concept de stratégie), c’est que les pratiques qu’engendre l’habitus et qui sont commandées par les conditions passées de la production de leur principe générateur, sont d’avance adaptées aux conditions objectives toutes les fois que les conditions dans lesquelles l’habitus fonctionne sont demeurées identiques (ou semblables) aux conditions dans lesquelles il s’est constitué. L’ajustement aux conditions objectives est en effet parfaitement et immédiatement réussi et l’illusion de la finalité ou, ce qui revient au même, du mécanisme auto-réglé, est complète dans le cas et dans le cas seulement où les conditions de production et les conditions d’effectuation coïncident parfaitement » (Bourdieu, 1974, p. 5).

8 Bourdieu et Passeron, 1964, p. 41.

9 Bourdieu, 1982, p. 37-38.

10 Bourdieu et Passeron, 1970, p. 46-47.

11 Corcuff, 1996, p. 36-37.

12 Bourdieu et Passeron, 1964, p. 103.

13 Bourdieu et Passeron, 1970, p. 127.

14 Bernstein, 1975.

15 Bourdieu et Passeron, 1964, p. 115.

16 Jellab, 2004. Comme l’observe François Dubet, « la sociologie de l’éducation s’est éloignée de ce paradigme. Les fameuses exceptions ont commencé à beaucoup intéresser les chercheurs car, même si le système semble régi par des lois générales, l’école est loin, d’être homogène. Tous les professeurs et tous les établissements ne sont pas également efficaces. Les élèves sont aussi les sujets de leur éducation et ils ne peuvent pas être considérés comme de simples réceptacles de la socialisation. Les “lois” de la reproduction, aveugles et cachées, sont recouvertes de plus en plus par celles d’un “marché scolaire” dans lequel les individus agissent rationnellement. Il n’est pas évident que les corpus scolaires soient de simples dérivations de la culture bourgeoise et Pierre Bourdieu le suggère lui-même quand il défend aujourd’hui les valeurs de l’école républicaine et les classes moyennes d’État. L’ordre scolaire paisible et intériorisé par les élèves paraît peu vraisemblable dans nombre de classes et d’établissements… Bref la plupart des sociologues de l’éducation se sont éloignés de fait du modèle de la reproduction » (Dubet, 1998, p. 45).

17 Par exemple en 2012, la dépense d’éducation pour le supérieur était de 10 940 euros pour un étudiant de licence 1 et de 15 020 euros pour un étudiant de CPGE.

18 Laurens, 1992 ; Charlot, 1997.

19 Langouët et Léger, 1991 ; Duru-Bellat, Jarousse et Mingat, 1993.

20 Terrail, 1990.

21 Jellab, 2001, 2009, 2014, 2015a.

22 Nous rejoignons ici la thèse développée récemment par Jean-Pierre Terrail (2016) quant aux dérives pédagogiques ayant conduit à l’abandon d’une école de l’exigence sous-prétexte qu’il fallait s’adapter à la diversité des publics scolaires. Ce sont les modalités d’un enseignement efficace mais aussi les contenus intellectuels favorisant un véritable apprentissage du raisonnement et de l’esprit critique qui deviennent d’autant plus cruciaux à mettre en œuvre qu’ils s’avèrent pratiquement les seuls à même de réduire les inégalités sociales de réussite scolaire. Pour autant, nous ne souscrivons pas, comme le soutient J.-P. Terrail, à l’idée selon laquelle l’école du socle illustrerait l’abandon de toute ambition politique pour les élèves de milieu populaire. S’assurer que tous les élèves maîtrisent un socle exigeant constitue une avancée certaine par rapport à un mode d’évaluation classique qui fait peu de cas du sort des plus faibles.

23 L’académisme radical qualifiant la posture de Pierre Bourdieu et de ses disciples, qui confond opinion, critique et verse dans l’idéologie, constitue une négation des élèves et des enseignants comme sujets capables de transformer un ordre institutionnel en ressource pour s’émanciper socialement et culturellement. Pour une analyse approfondie des conséquences pratiques des thèses de la reproduction et des dérives conduisant nombre de sociologues à s’ériger en porte-parole des dominés, sans croire réellement à une possible émancipation de ces derniers, on lira avec intérêt Lapeyronnie, 2004.

24 Les différentes données rapportées ici sont extraites de MENESR, 2014.

25 MENESR, 2014, p. 14.

26 MENESR, 2014, p. 14.

27 La combinaison entre des facteurs culturels, sociodémographiques et géographiques conduit à des demandes d’orientation différenciées en fin de troisième. Y. Grelet et C. Vincent (2011) ont montré le poids tenant à la zone géographique d’habitat sur les inégalités d’orientation.

28 MENESR, 2014, p. 18.

29 MENESR, 2014, p. 26.

30 MENESR, 2014, p. 30.

31 Trancart, 2012, p. 37.

32 Une enquête fort instructive menée par la DEP en 1997 mettait en évidence le fait que les inégalités de réussite de collégiens, pour tenir à l’origine sociale des élèves, sont amplifiées, notamment en mathématiques au fur et à mesure du déroulement de la scolarité : « aux inégalités de départ entre élèves viennent s’ajouter, durant les années de collège, d’autres inégalités, liées aux conditions dans lesquelles se déroule la scolarité des “meilleurs” et des “moins bons”. En d’autres termes, les progrès plus importants des “meilleurs” élèves ne s’expliquent pas seulement par leur bon niveau de départ et leur encadrement familial ; ils sont dus, au moins autant, à l’atmosphère éducative, approchée ici par le climat, la discipline, la gestion du temps, le curriculum mis en œuvre, les attentes des professeurs, lesquels sont globalement plus positifs dans les classes et les collèges que fréquentent ces élèves. Ce sont ces mêmes caractéristiques – ce que l’on appelle ici “atmosphère éducative” – qui, toutes choses étant égales, cette fois, en ce qui concerne la population recrutée, rendent compte de l’efficacité plus grande de certains établissements ou de certaines classes ». Cf. MENS-DEPP, 1997, p. 5. L’effet des attentes professorales mais aussi de « l’atmosphère éducative » de l’établissement constitue, à lui seul, un élément susceptible de permettre de lutter contre les déterminismes sociaux et de les atténuer.

33 Broccolichi, 2009, p. 76.

34 C’est ce qu’avait déjà souligné Pierre Bourdieu (1966).

35 L’autonomie des établissements scolaires s’inscrit historiquement dans la nécessité de prendre en compte les spécificités locales et des besoins de gouvernance qui ne peuvent être traités à distance par un État et par des autorités centralisés. L’autonomie qui a été reconnue aux EPLE par le décret du 30 août 1985, s’inscrit dans un double processus de reconnaissance d’une liberté pédagogique et budgétaire aux acteurs, et d’une exigence de mobilisation, notamment la nécessité d’évaluer les résultats obtenus. Elle suscite des réticences de la part d’acteurs de l’éducation, notamment des enseignants qui y voient tout autant une atteinte à leur liberté – le chef d’établissement apparaissant aussi comme ayant des attributions pédagogiques – qu’un affaiblissement de l’État-providence, garant de l’intérêt général et de l’égalité des chances. Pour François Dubet et Danilo Martuccelli, « la montée de l’autonomie des établissements scolaires, de leurs projets et de la marge d’initiative qui leur est dévolue participe [du] mouvement de désinstitutionnalisation. Elle vise des régulations locales. L’institution, si l’on veut continuer à parler ainsi, est recomposée et redéfinie au niveau local dans un travail d’autoproduction des normes » (Dubet et Martuccelli, 1998, p. 155). On peut néanmoins considérer que cette autonomie sur fond de promotion de nouvelles règles de l’action publique, apparaît plutôt comme un processus de réinstitutionnalisation puisque l’État reste agissant mais en intervenant différemment.

36 Broccolichi, 2009, p. 79.

37 Broccolichi, 2009, p. 80-81.

38 Voir Jellab, Veltcheff et Vin-Datiche, 2014.

39 Cousin, 2000, p. 140.

40 Léger, 1997, p. 72.

41 Léger, 1997, p. 73.

42 Grisay, 1997.

43 Cousin, 1998.

44 Bressoux, 1994.

45 Duru-Bellat et Mingat, 1988.

46 Duru-Bellat et Van Zanten, 2012, p. 115.

47 Van Zanten, Grospiron, Kherroubi et Robert, 2002, p. 245.

48 De Queiroz, 1995a, p. 105.

49 Agnès Van Zanten, 2006. Voir également de la même auteure Choisir son école, Paris, PUF, 2009. Elle y montre, à partir d’une enquête menée auprès de 167 familles de classe moyenne (cadres d’entreprise, ingénieurs, chercheurs, artistes, cadres de la fonction publique, artisans, commerçants, travailleurs sociaux…), les déterminants des choix parentaux, les interactions entre les familles et les réseaux d’information, le poids de l’offre locale d’éducation. Ce sont les classes moyennes qui ont « la plus forte propension à choisir ». Si la conclusion de cette recherche rejoint des travaux antérieurs (notamment Ballion, 1982), elle s’en démarque partiellement dans la mesure où Agnès Van Zanten met en évidence la diversité des motivations intervenant dans le choix de la « bonne école » : à côté de motivations instrumentales (investir dans les études pour une bonne carrière scolaire et professionnelle), il y a également des motivations culturelles (l’école doit permettre l’apprentissage de l’esprit critique) et expressives (l’école doit être un lieu d’épanouissement et d’expression de l’enfant). Enfin, cette recherche confirme la tendance des catégories sociales favorisées à valoriser « l’entre-soi », celui-ci étant paradoxalement encouragé par des politiques scolaires qui restent à l’avantage des initiés : « l’État à la fois relaie et produit les stratégies de clôture des classes moyennes ». Ainsi, la carte scolaire enferme davantage les milieux populaires qui ne disposent pas des ressources leur permettant de la contourner.

50 Rosenthal et Jakobson, 1972, p. 23.

51 Coulon, 1993.

52 Charlot, Emin et Jellab, 2002.

53 Bressoux, 1994.

54 Cherkaoui, 1979.

55 Duru-Bellat et Van Zanten, 2012, p. 140.

56 Lautier, 2001, p. 22.

57 Dubet et Duru-Bellat, 2015, p. 123.

58 Voir Lussi Borer et Ria (dir.), 2016.

59 Barrère, 2006, p. 89.

60 Aux États-Unis, la politique d’éducation prioritaire est identifiée à la discrimination positive. Mise en œuvre en 1964 par le gouvernement fédéral sous le président Johnson dans le cadre de la politique appelée « Title One » et visant à lutter contre la grande pauvreté, elle a consisté en l’allocation de moyens distribués par les États aux districts, puis par ceux-ci aux écoles engagées dans des programmes sous certaines conditions. Le bilan décevant de cette politique a donné lieu à une réforme engagée en 1994 par le président Clinton. Les subventions sont désormais versées directement aux écoles afin qu’elles améliorent leur fonctionnement d’ensemble. En 2002, la loi No Child Left Behind (NCLB) accroît les ressources fédérales allouées et préconise de mieux former les enseignants des écoles engagées dans l’éducation compensatoire. Elle se fixe comme objectif l’amélioration des performances des élèves en anglais et en mathématiques ainsi qu’en lecture, en associant les parents. La loi NCLB impose des évaluations tous les deux ans et identifie le niveau auquel tous les élèves doivent parvenir selon une logique d’efficacité et d’équité. Le résultat des évaluations est communiqué aux parents. S’ils sont faibles ou en dessous de ce qui est attendu, non seulement les parents peuvent inscrire leur enfant dans une autre école mais aussi, les personnels enseignants et les programmes peuvent être remplacés (c’est le cas si les résultats sont médiocres lors de deux évaluations consécutives). Le bilan de cette loi est très mitigé car si l’on a observé une amélioration des performances des élèves, des dérives ont été relevées comme la focalisation des enseignants sur les contenus d’enseignement qui seront évalués. Il est à noter néanmoins que l’éducation prioritaire aux États-Unis est progressivement devenue une politique régulée et contrôlée par l’État fédéral et par les États eux-mêmes, au détriment du pouvoir local, ce qui peut paraître paradoxal dans un pays à forte tradition libérale. Cf. Gamoran, 2012.

61 Prost, 2013, p. 196.

62 Prost, 2013, p. 196.

63 Charlot (dir.), 1994.

64 Derouet, 1992.

65 Rochex, 1997.

66 Meuret, 1994.

67 Chauveau et Rogovas-Chauveau, 1995.

68 Van Zanten, 2001, p. 62.

69 Circulaire N ° 97-233 du 31 octobre 1997.

70 La conception politique mais aussi pédagogique des difficultés scolaires qui seraient la manifestation d’un manque cognitif et culturel, légitime la promotion d’une pédagogie de la compensation. Si cette logique peut être compréhensible, elle reste peu stabilisée dans la mesure où c’est la difficulté scolaire et sa genèse tenant à une pluralité de facteurs qui restent souvent floues. Au Québec, un bilan des politiques éducatives destinées aux élèves le plus en difficulté met en évidence que les pouvoirs publics ont eu tendance à confondre pauvreté socio-économique et échec scolaire, tout en pointant paradoxalement l’école comme étant largement responsable des inégalités de réussite des élèves de milieu populaire. Analysant de manière diachronique, sur une cinquantaine d’années, les différentes mesures engagées par le pouvoir politique en faveur des milieux défavorisés, Marc-André Deniger avance : « Sur le plan de la cohérence externe, la principale lacune des politiques d’intervention qui ont été analysées est l’absence de liens et de stratégies intégrant des mesures politiques dans d’autres domaines d’intervention de la politique publique, mesures susceptibles d’améliorer les conditions socio-économiques des familles à faible revenu et de leurs enfants (comme l’emploi, le revenu, la fiscalité, le logement ou la politique familiale). Ce manque de cohérence entre les domaines pertinents de l’action publique surinvestit l’école dans sa mission de lutte contre la pauvreté et de promotion de l’égalité des chances » (Deniger, 2012, p. 76). Pour l’auteur, faute de penser l’école dans son contexte social et économique, une pédagogie de la compensation limitée à l’enceinte scolaire ne saurait suffire.

71 Bouveau et Rochex, 1997, p. 60-61.

72 Bouveaux et Rochex, 1997, p. 69.

73 MeN, 1984.

74 Heurdier, 2011, p. 28.

75 Heurdier, 2011, p. 33.

76 Dubet, 2004.

77 Rochex, 2011, p. 6.

78 En France, plusieurs catégories discursives ont émergé ces dernières années afin de penser les conditions d’une école plus favorable aux apprentissages scolaires et à la mobilisation des élèves. À côté du « bienêtre », du « climat scolaire », il y a la « bienveillance », expression qui suscite au mieux de l’étonnement, au pire une critique acerbe tant elle sous-entendrait l’abandon de l’exigence et la consécration d’un élève placé « au centre ». Les défenseurs d’une école traditionnelle, d’une pédagogie de la transmission, y voient une forme de déclin, ce qui peut d’ailleurs conforter une partie des enseignants devant faire face à des publics pour lesquels l’autorité professorale est loin d’aller de soi ! Pourtant – et c’est l’intérêt de mener des observations au plus près des enseignants et des élèves –, dans une école massifiée, ce qui fonde l’autorité, c’est aussi la capacité des premiers à avoir le souci permanent de la mise en activité des seconds en alliant exigence et compréhension, mise à l’épreuve et dédramatisation de l’erreur afin d’en faire un objet de travail dont la maîtrise assure une meilleure estime de soi. Ainsi, un élève de 3e DP3 (découverte professionnelle 3 heures) auquel nous avons demandé ce qu’il pensait de sa scolarité, de ce qu’il apprenait en classe et lors des stages de découverte professionnelle, nous a répondu : « Depuis cette année, j’apprends mieux parce que je ne suis plus en grande difficulté, je participe aux cours, aux exercices, à la mini-entreprise […]. Le prof ne nous donne pas à faire des choses faciles, on doit réfléchir, chercher par nous-mêmes. Je suis content quand j’y arrive seul mais sinon, on est aidé en cas de problème. » Cet élève dira à un moment de l’entretien : « Ce que je détestais le plus, c’est quand j’entendais le prof me dire que je ne comprenais pas alors qu’il n’y avait rien à comprendre, que c’était facile ! » lorsqu’on parle de l’estime de soi au sein de l’école, il ne faut pas y voir un sens psychologique et narcissique construit indépendamment du rapport au savoir. Au contraire, c’est dans la confrontation aux activités scolaires liées à des champs disciplinaires, assurant la construction de compétences tout autant cognitives que relationnelles, que l’élève se construit comme sujet-acteur de sa scolarité. La bienveillance à et par l’école suppose d’en définir les contours et de l’inscrire dans une nouvelle manière de concevoir la relation pédagogique. La difficulté de la communauté éducative à penser une école bienveillante vient du malentendu évoqué plus haut, lui-même hérité d’une histoire ayant consacré la « forme scolaire » (Vincent, 1980 ; Vincent, Lahire et Thin, 1994) comme manière spécifique d’instituer la relation maître-élève. (Cf. Jellab, 2015b).

79 Briand et Chapoulie, 1992.

80 Berthelot, 1983.

81 Baudelot et Establet, 1990.

Table des illustrations

Titre Proportion d’élèves en retard à l’entrée en sixième à la rentrée 2014 selon l’origine sociale de l’élève (%) (France métropolitaine + DOM, Public + Privé)
Légende Sources : MENESR DEPP/Système d’information SCOLARITÉ.
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/8266/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 69k
Titre L’aide financière aux élèves du second degré
Légende Évolution du nombre d’élèves du second degré, public et privé, bénéficiant d’une aide financière (France métropolitaine + dom y compris Mayotte à partir de 2011). L’État de l’école, p. 25.
URL http://books.openedition.org/pumi/docannexe/image/8266/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 205k

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