Chapitre 5. Circuits pervers et publics faibles
La construction politique du marché de la pornographie en France (1975-1982)
p. 151-184
Texte intégral
1L’arrivee au pouvoir de V. Giscard d’Estaing en 1974 marque le début d’une période qui se veut celle du « libéralisme avancé ». En matière de cinéma, le président et son secrétaire d’État à la Culture, Michel Guy, affirment une volonté de rompre avec la censure. en 1975, M. Guy permet la diffusion de films qualifiés de « sexy » et de « hard » : pendant quelques mois, l’interdiction totale de ces films est levée, seule subsiste l’interdiction aux mineurs. Votée à la fin de l’année 1975 la loi de finances pour 1976 met fin à cette courte période et propose une réglementation pour la diffusion des films pornographiques. Cette réglementation passe par une régulation marchande de la diffusion des films qualifiés de pornographiques, une taxation plus élevée, et la mise en place, au sein du Centre national de la cinématographie (CNC), d’une nouvelle catégorie de films : les films « pornographiques ou d’incitation à la violence », bientôt appelée « classement X1 ». Ce dispositif s’oppose à deux autres formes d’organisation du marché de la pornographie : d’une part, un marché clandestin dans lequel les films étaient diffusés dans des lieux les plus divers, de manière illégale2 ; d’autre part, le circuit des salles de cinéma dans lequel les films pornographiques sont d’abord diffusés.
2Cet encadrement est souvent présenté comme une censure économique : faute de pouvoir interdire la pornographie, mais tenant à limiter sa diffusion et à discréditer son exercice, l’État français aurait rendu la rentabilité de ces films problématiques3. Mon hypothèse est que ce moment est plutôt celui de la construction d’un marché contesté. Avant que d’être une catégorie homogène, la pornographie est une catégorie qui distingue les représentations légitimes d’autres, qu’il faut combattre et soustraire aux regards. Ces représentations furent et restent pour certaines d’entre elles des marchandises contestées : c’est la mise en marché elle-même d’œuvres ou de produits catégorisés comme pornographiques qu’il fallait interdire (Stora-Lamarre, 1990).
3À partir des années 1970 en France, ce régime évolue : la diffusion de la pornographie est autorisée sous certaines conditions. Du point de vue de l’histoire de la sexualité, cette évolution prend place dans un mouvement d’affaiblissement des appareils de contrôle et de sanction, souvent présenté comme celui d’une « libération sexuelle ». Si les enquêtes sur la sexualité attestent des normes qui encadrent toujours le désir sexuel, et de la relative stabilité des pratiques sexuelles, les années 1970 sont le moment d’une plus grande visibilité gagnée par les sexualités minoritaires et d’une politisation de la sexualité4. Cette situation rend difficile l’interdiction pure et simple de pratiques et de représentations sexuelles, et permet à des entrepreneurs, tels les gérants de bars et backrooms SM décrits par Gayle Rubin, « d’acquérir de l’espace social, des petits commerces, des ressources politiques et un allégement des pénalités pour hérésie sexuelle5 ». Si les commerces sexuels sont toujours stigmatisés et relégués aux marges de la ville, ils gagnent cependant en visibilité et peuvent être considérés comme des espaces ayant leur place dans l’économie de la ville6. Pris dans cette évolution, l’argumentaire de la lutte contre la pornographie se déplace : ce sont plus seulement les produits en tant que tels, mais le marché de la pornographie qui est contesté : quels sont les limites de l’espace marchand ? Les profits qu’il permet sont-ils légitimes ? Qu’est-ce qui justifie l’intervention de l’État ? La notion de marché contesté permet de déplacer la question des limites de la marchandisation, qui décrit mal les formes de commercialisation de la sexualité et les arrangements qu’elle implique7, à celle des formes de la mise en marché.
4Deux éléments sont nécessaires pour construire un marché contesté. D’une part, il faut identifier un public faible qu’il est nécessaire de protéger : c’est au nom de cette faiblesse que l’intervention d’une autorité peut contourner l’accusation de censure arbitraire. Loin d’être exceptionnelle, cette constitution d’une « république des faibles » est constitutive d’un fonctionnement démocratique, en particulier dans les domaines amoureux et sexuels8. D’autre part, se met en place un circuit spécifique : la construction du marché ici ne relève pas seulement de la mise en forme de l’offre et de la demande et de l’ajustement des prix, mais de la qualification des produits qui y circulent, de leurs consommateurs, et des espaces où il est possible de les acquérir9. Ces deux opérations n’ont de sens que parce que l’interdiction de la pornographie est tenue pour impossible. La construction du marché de la pornographie enregistre l’hégémonie d’une idéologie libérale, mettant en avant les libertés du consommateur et de l’entrepreneur, mais aussi le refus de l’appliquer à tous les marchés. Le marché contesté est de ce point de vue « une stratégie réussie de distinction à l’égard du dispositif démocratiquement disqualifié qu’est la censure10 ».
5Ce chapitre s’appuie sur une ethnographie de la pornographie française, réalisée entre 2006 et 201111. Il mobilise en particulier trois corpus d’archives. D’une part, celles du Film français, revue des professionnels du cinéma, qui se fait l’écho des conflits et des évolutions de la profession. D’autre part, les textes de loi et décrets portant sur la pornographie. Enfin, les dossiers de classification du CNC, conservés aux archives françaises du film. De 1975 jusqu’au début des années 1990, l’instauration d’une nouvelle catégorie de film suppose en effet le visionnage, par la sous-commission et la commission de classification, de films réalisés en 35 mm avant leur circulation dans le circuit des salles françaises. 361 dossiers ont été consultés, la plupart de films classés pornographiques entre 1975 et 1983, mais aussi les films interdits aux mineurs entre 1975 et 1978. La sélection des dossiers ne s’est pas faite de manière aléatoire : j’ai notamment privilégié les films que j’avais vus, ceux dont le titre laissait penser qu’ils avaient pu susciter des débats particuliers, ceux qui ont été constitués en affaire. Les dossiers de classification comprennent, outre les avis de la commission et la sous-commission sur le film, son synopsis, parfois les réactions des producteurs, des coupures de presse sur le débat que le film a suscité. Entre les formes figées des luttes que sont les textes législatifs et la multiplicité des débats qu’enregistrent les journaux, ce corpus témoigne d’un travail jurisprudentiel au sein de l’administration, et montre comment s’élabore progressivement la catégorie politique de pornographie. D’un point de vue chronologique, mon analyse s’arrête en 1982, moment où les producteurs de pornographie délaissent le marché du 35 mm pour le marché de la vidéo. Cette rupture change les modes de production et de consommation, mais elle n’empêche pas une certaine pérennité dans les effets symboliques du dispositif mis en place dans la seconde moitié des années 1970.
UN ENCADREMENT LIBÉRAL
6La problématisation de la pornographie dans les années 1970 est liée à l’arrivée au pouvoir de V. Giscard d’Estaing. Ayant fait campagne pour un « libéralisme avancé », son gouvernement promeut un ensemble de mesures, qui témoigne d’une prise en compte de « l’évolution des mœurs ». On peut souligner combien ce positionnement permet le maintien des inégalités sociales12. Mon objectif est plutôt de montrer comment ce libéralisme affiché, parce qu’il implique un discrédit de la censure et une hiérarchisation des contestations, nécessite des aménagements dans le discours et l’action politique en matière de pornographie. Celle-ci prend donc place dans un ensemble de luttes autour de la sexualité, la construction d’un marché spécifique apparaissant alors comme un moyen de refroidir les débats.
« La foire au sexe est bien ouverte »
7Dès octobre 1974, Michel Guy affirme devant les parlementaires sa volonté d’assouplir la censure13. À partir de 1974 des films mettant en scène des actes sexuels ou ayant la sexualité pour thème central, arrivent sur les écrans français. Ces films étaient jusque-là interdits. Cependant, la commission du CNC n’ayant qu’un avis consultatif, c’est au secrétaire d’État qu’il revient en dernière instance de décider d’autoriser et de classer un film. En 1974 et 1975, Michel Guy décide de ne pas suivre les avis de la commission concernant les films mettant en scène la sexualité : une quarantaine de films dont la commission avait proposé l’interdiction totale sont ainsi visibles sur les écrans, assortis d’une seule interdiction aux mineurs.
8Ce choix s’inscrit dans un ensemble de lois adoptées lors des premiers mois du septennat de V. Giscard d’Estaing : loi du 7 juillet 1974 abaissant la majorité à 18 ans, loi du 7 août 1974 transformant l’ORTF, loi du 17 janvier 1975 instaurant l’IVG, loi du 2 juillet 1975 sur le divorce par consentement mutuel14. La question de la pornographie prend donc d’abord place dans cette promotion de la liberté des mœurs. Ce choix est une surprise, y compris pour les producteurs réclamant l’ouverture du marché aux films érotiques. Lors d’un entretien, un producteur souligne que la décision allait au-delà de ses espérances : « Nous, professionnels, n’avons jamais demandé l’abolition de la censure comme cela a été décidé en 1974-1975. Je pense que nos autorités de tutelle ont joué aux apprentis sorciers15 ».
9Ce geste a pour effet de permettre l’arrivée d’un nouveau type de film sur les écrans français en 1975. Pour Le Film français, « la foire au sexe est bien ouverte » :
« Semaine faste pour les films érotiques ». La Foire au sexe (Alpha-France) arrive en tête des exclusivités à paris avec 51 441 entrées, le record de la journée revenant au Cinévog avec 1 637 entrées mercredi. Anthologie du plaisir fait une sixième semaine de 16 831 entrées, soit 575 de plus que les semaines précédentes (total : 144 238). Et l’indestructible Emmanuelle fait encore ses 4 980 entrées au Triomphe (total des 49 semaines : 1 648 075). Ainsi, pour la semaine écoulée, les films de type érotique ont réalisé 182 000 entrées soit 25 % du total16.
10Ce sont les « chiffres records » du cinéma pornographique lors de l’été 1975 qui attirent l’attention : La Grande Partouze fait 247 537 entrées, L’Enfer pour Miss Jones 39 987, Gorge profonde 32 647 entrées en première semaine dans dix salles17. Non seulement ces films sortent de la clandestinité, mais ils suscitent la curiosité voire l’adhésion d’un large public.
Défense et dénonciations du libéralisme sexuel
11La diffusion de ces films lance le débat : alors que certains producteurs et réalisateurs revendiquent leur investissement dans ce qu’ils considèrent comme un nouveau genre, certains groupes dénoncent, au nom de la morale sexuelle ou de l’avilissement des femmes, ces nouvelles productions. Ces débats deviennent plus vifs au cours de l’année 1975, lors de laquelle le gouvernement annonce l’élaboration d’un projet de loi visant à encadrer les films pornographiques. Le producteur Francis Mischkind est un des défenseurs actifs de ces derniers.
On oublie vite combien de techniciens et d’acteurs peuvent travailler, combien de petites salles survivre ainsi, dans un contexte général qui ne cesse de s’aggraver. Et, ici et là, à grands cris, on accuse les producteurs de films érotiques, les acteurs, les distributeurs. Certains articles publiés ces derniers temps avaient véritablement le ton de la dénonciation. On y citait des noms, dont le mien. Mais je n’ai vu nulle part accuser celui qui me semble lui aussi avoir sa part dans le phénomène : le public, ces millions de spectateurs qui choisissent, chaque semaine, d’aller voir des films érotiques […]. L’opinion exprime ses désirs. Les autorités morales ou religieuses approuvent ou non cette opinion. Les professionnels, quant à eux, doivent raisonner en fonction de l’évolution des goûts du public de cinéma, avec l’assurance d’avoir bien fait leur métier chaque fois que leur action rencontre l’assentiment de ce public18.
12Mischkind prend la parole en tant que professionnel qui fait son métier, du point de vue d’un monde du cinéma qui profite, symboliquement et économiquement, de l’émergence d’un nouveau genre. Sorti du circuit clandestin, le cinéma érotique peut s’intégrer au monde du cinéma, dont il mobilise les acteurs.
13Du point de vue des politiques à l’inverse, des voix se font entendre pour dénoncer les profits immoraux générés par l’érotisme. Le débat entre Jean Foyer, député UDR, et Francis Mischkind qui a lieu à l’automne 1975 oppose la dénonciation morale de la pornographie à la revendication de la légitimité des profits qu’elle génère. Au cours de l’élaboration du texte de loi, Jean Foyer propose dans un amendement de taxer à 50 % les films interdits aux mineurs. Dans une tribune publiée dans Le Film français, il précise ses intentions :
On ne me fera pas entendre que l’art cinématographique consiste à produire, à distribuer, à exploiter de pareilles saletés, ou alors ce serait reconnaître que cet art est tombé au dernier degré de l’abjection et de la décadence. En réalité le secrétariat d’État à la Culture n’a pas fait son véritable travail et se refuse à le faire. S’il avait purement et simplement interdit un certain nombre de ces cochonneries, les intéressés auraient cessé d’en produire. Il ne restait plus pour les atteindre qu’à les frapper au portefeuille, car c’est en réalité le seul langage qu’ils comprennent : c’est à quoi tend mon amendement19.
14C’est la question des frontières de l’art, autant que des limites de la représentation sexuelle, qui est posée ici. Si pour Jean Foyer c’est l’interdiction qui est la réponse politique adéquate, il est conscient que cette position n’est pas partagée par le plus grand nombre, et propose de taxer les films interdits aux mineurs.
15Certains groupes féministes dénoncent également la pornographie, et plus largement la libération sexuelle dont réalisateurs et producteurs se font les hérauts : « votre libération sexuelle n’est pas la nôtre ! », proclame un texte du MLF20. La commercialisation de la sexualité est critiquée par certaines féministes comme le signe d’une impunité nouvelle accordée à l’expression des désirs masculins. en 1977, le compte-rendu du livre de Xavière Gauthier, Dire nos sexualités21, est l’occasion pour Annette Lévy-Willard de développer un point de vue féministe sur la libération sexuelle et de remettre en cause l’idée selon laquelle celle-ci serait une libération de la sexualité féminine.
Il ne s’agit pas de bonheur mais de jouissance, la sexualité est ramenée dans son lieu de plaisir-lié-au-sexe, coincée entre un fantasme et une application pratique du fantasme. De la mécanique. Ce qui est loin de contredire les discours spécialisés des pornographes et des sexologues22.
16Cette opposition à la pornographie prend la forme, à partir de 1975, d’une lutte armée, à tel point que « certains pornographes se vivent comme victimes d’attentats féministes23 ».
17La photo 1 montre un groupe de femmes attaquant un sex-shop qui diffusent des films pornographiques à la fin des années 1970 (la date reste imprécise). Jusqu’au début des années 1980, on trouve trace de ce type d’actions, qui prennent également la forme de saccages des magasins, qui font partie de manifestations de femmes, parfois de nuit. En 1978, les « Allumeuses de réverbères » revendiquent un attentat à la bombe contre le Galaxie, un cinéma spécialisé situé place d’Italie à paris. Ces actions semblent s’interrompre au début des années 1980. Mais elles montrent que le commerce pornographique rencontre des résistances de la part des féministes, au nom d’une critique de la libération sexuelle.
La taxation comme légitimation
18Les cadres de la morale sexuelle et du féminisme ne sont pourtant pas ceux qui vont justifier l’action politique. Les questions de genre ne seront en effet considérées que plus tardivement comme un élément à prendre en compte24 ; et la morale sexuelle semble à bien des égards désuets pour un gouvernement qui veut soigner son image moderne et libérale. C’est le cadre de la politique culturelle qui va permettre la régulation de la pornographie et plus précisément, selon l’expression de Michel Guy, « l’utilisation abusive du Fonds de soutien25 » par des films qui ne correspondent pas à ce que l’État se donne pour mission de soutenir. Ils conduisent à envisager une réforme de l’aide au cinéma, jusque-là automatique. Réformer cette aide pose cependant plusieurs problèmes, qu’expose Le Film français :
Le succès des films érotiques a fait l’objet ces dernières semaines de nombreux articles dans la presse. Certains, n’ignorant pas que le secrétaire d’État à la Culture travaille actuellement avec ses services et la collaboration du CNC à l’élaboration d’un plan général de réformes, se sont avancés jusqu’à suggérer purement et simplement une suppression de l’aide aux films de cette catégorie. En substance, le raisonnement qui sous-tend cette hypothèse peut se résumer ainsi : « Les films érotiques français sont le plus souvent à petit budget et s’amortissent bien. Il est inutile d’accorder une prime supplémentaire (l’aide automatique) à ce genre de films, d’autant plus qu’il s’agit des deniers publics. Et cette mesure est d’autant plus nécessaire que la vague de films érotiques met en danger le reste de la production. » indépendamment du jugement que l’on peut porter sur ces films, il faut tout de suite remarquer que la suppression de l’aide aux films érotiques ouvrirait une brèche dans l’édifice de l’aide à la production, qui risque d’être complètement bouleversée : on pourrait ainsi passer du système actuel dit d’aide automatique à un système sélectif dit d’aide modulée qui comporterait plusieurs taux en fonction des genres, films érotiques au taux zéro, films de violence au taux réduit, les autres films au taux normal. On voit à partir de ce canevas que c’est l’ensemble de l’aide à la production, pour ne pas dire le fonctionnement du Fonds de soutien, qui serait affecté26.
19L’aide automatique a été instaurée en septembre 1948 : il s’agit d’un prélèvement général sur tous les billets de cinéma vendus en France d’une fraction de 10,9 % du billet. Cette taxe alimente le Fonds d’aide à l’industrie cinématographique (ou Fonds de soutien), qui redistribue l’argent pour soutenir la création, selon les recettes engendrées27. Refuser aux films érotiques et pornographiques cette aide automatique remet donc en cause son principe même : l’aide ne serait plus déterminée selon des critères économiques, mais une évaluation qualitative interviendrait en amont de la réalisation du projet. Cette première option suscite un tollé chez des professionnels, qui dénoncent le risque d’une mise sous tutelle de l’État. En janvier 1975, Jean-Charles Édeline, président de la société française de production28, refuse la solution d’une suppression de l’aide autonomique pour le cinéma érotique et adresse une lettre à Michel Guy. S’il reconnaît les « angoisses et les nuisances » que suscite « l’érotisme à visage découvert », il affirme que « la solution doit être libérale » : sous cette première forme, le projet lui semble porter « indirectement atteinte à la liberté d’expression29 ». Ce n’est pas seulement l’autonomie du monde du cinéma qui est en question ici, ce sont les fins d’une politique culturelle toujours soupçonnée de promouvoir une « étatisation » de la culture30.
20L’élaboration de la loi de finances de 1976 a pour objectif de définir l’encadrement de la pornographie en tenant compte de ces oppositions. Le décret du 31 octobre 1975 est le premier texte qui fixe le statut spécifique de la production pornographique en France31. Il instaure une liste de films pornographiques et subordonne l’attribution des subventions à l’obtention d’une décision d’agrément par le CNC. Cet agrément est accordé avant le début du tournage, il anticipe l’obtention d’un soutien financier qui n’est effectif que lorsque le film est réalisé. Le contrôle du marché prend donc la forme d’une vérification a posteriori qui ne remet pas en cause l’aide automatique, mais qui fait dépendre celle-ci du caractère non pornographique du film. Puisqu’aucune subvention n’est accordée aux films classés comme pornographiques, les producteurs ne peuvent demander l’agrément, au risque de devoir le rembourser.
21La proposition de loi concernant la réglementation de la pornographie s’intègre dans un second temps à la loi de finances de 1976. Michel Guy justifie son action et présente cette proposition lors de son discours à l’assemblée nationale de novembre 1975 :
Autant je crois que chaque adulte doit être libre d’entrer dans une salle de cinéma pour se faire de lui-même une opinion sur le film projeté, quel qu’il soit, autant l’agression permanente qui se manifeste dans les rues est inadmissible. Il s’agit ici, je l’ai souvent souligné, de deux faces d’un même problème de liberté : la liberté de voir, mais aussi celle de ne pas voir, qu’il est aussi important de préserver. Telle est ma position dans le domaine de la pornographie. Elle est bien moins tolérante vis-à-vis de la violence, dont le redoutable effet d’exemplarité est démontré […]. Un second problème s’est posé, de tout autre nature, qui appelle donc des solutions différentes que celles que je viens d’évoquer. Compte tenu du faible coût des films pornographiques, nous avons constaté un développement très rapide de cette production et de sa diffusion. Dès lors, il devient financièrement difficile pour un créateur de réaliser des films qui ne soient pas pornographiques. Quant au spectateur, il perd toute liberté de choix. Pour des raisons économiques cette fois, nous enregistrons une double atteinte à la liberté, à celle des créateurs et à celle des spectateurs32.
22Le contrôle du marché clôt la parenthèse de 1975. Il prend la forme des trois mesures évoquées par M. Guy à la fin de son discours : les œuvres classées comme pornographiques ou d’incitation à la violence ne peuvent plus bénéficier du Fonds de soutien pour les œuvres cinématographiques, 20 % sont prélevés sur les bénéfices générés par ces films. Une taxe forfaitaire de 300 000 francs pour les longs métrages pornographiques et de 150 000 francs pour les courts métrages est perçue en plus du prélèvement de 20 %, et est affectée au Fonds de soutien de l’industrie cinématographique. Les salles désirant diffuser des films pornographiques doivent se spécialiser : cette classification n’est pas imposée, ce sont les exploitants qui demandent leur classement au CNC, en justifiant une diffusion de plus de 50 % de films pornographiques pendant un trimestre précédant la demande33.
23La construction du marché de la pornographie repose donc en premier lieu sur l’instauration d’une taxation spécifique. Celle-ci ne consiste pas seulement à frapper les pornographes au portefeuille, comme le préconisait Jean Foyer, mais à allouer les profits de la pornographie à des causes plus nobles. La fragilité de l’art cinématographique soulignée par Michel Guy ne justifie pas la restriction de l’activité pornographique, elle permet son existence en moralisant ses profits. Si la taxation est dénoncée par les réalisateurs et les producteurs comme une censure économique, et qu’elle limite de fait les investissements dans les projets, elle contribue également à légitimer l’activité pornographique en le constituant en mécène forcé de l’art cinématographique.
24Cette moralisation de l’argent de la pornographie implique également une séparation entre monde du cinéma et monde de la pornographie, alors en question. En effet, au cours de l’année 1975, Pathé comme Gaumont font le choix de diffuser des films érotiques ou pornographiques dans leurs circuits : Histoire d’O, Emmanuelle, Les Jouisseuses, Exhibition font leur carrière dans les salles des grands circuits de distribution. Un engagement professionnel est signé le 12 novembre 1975, dans lequel « la profession s’engage à ne pas procéder à la projection publique de films classés pornographiques », « à ne procéder à aucune diffusion publicitaire imagée ou commentée, sur tout support, de tout format, et en tout lieu hors de l’enceinte des salles habilitées, pour les films classés pornographiques ». L’allocation des taxes pornographiques au Fonds de soutien apparaît comme une contrepartie pour des producteurs qui « font un effort pour promouvoir un cinéma différent34 » La taxation est une opération de redistribution et de distinction, qui assigne les producteurs et réalisateurs de pornographie aux profits faciles et illégitimes, et les producteurs de cinéma à la promotion de la culture.
25L’encadrement libéral se caractérise donc par une intégration et une hiérarchie des critiques de la pornographie et la mise en place de dispositifs économiques qui rendent possibles les échanges tout en limitant la contestation. Les critiques en termes de morale sexuelle ou d’oppression des femmes sont considérées comme secondaires, alors que la défense de la politique culturelle est mise en avant. L’instauration d’une taxation spécifique a pour effet de signifier le caractère problématique d’un commerce sans l’interdire, mais surtout de le faire servir à d’autres fins que celles qui lui sont propres. C’est moins la liberté que la définition des règles de l’échange, des biens à défendre et des moyens efficaces de le faire qui constituent cet encadrement libéral35. De ce point de vue, si la dénonciation morale des sexualités déviantes est tenue pour une critique faible, la mise en place de dispositifs économiques est bien sous-tendue par un contrôle de la sexualité et de ses représentations, la valorisation d’une « bonne » sexualité. Mais celle-ci est intégrée dans un dispositif marchand plus que réaffirmé dans une morale contraignante.
DE MAUVAISES IMAGES POUR DE MAUVAIS PUBLICS
26La mise en place du marché s’accompagne d’un travail de qualification des images, qui distinguent celles qui sont pornographiques des autres ; d’un travail de qualification des publics, qui permet de déterminer qui peut voir et qui ne doit pas voir. En restreignant la diffusion des films pornographiques, l’État identifie des individus faibles, qu’il doit protéger parce qu’ils manquent de discernement et de compétence : c’est le cas des mineurs. Il instaure également une hiérarchie morale : les images pornographiques peuvent circuler, mais leur public est constitué comme pervers, à distance de l’innocence des enfants et du bon goût des cinéphiles. Sont finalement distinguées une vulnérabilité qui doit être politiquement prise en charge et une faiblesse coupable qu’on ne peut que tolérer.
Publics faibles et pervers
27L’interdiction de la pornographie aux mineurs ne fait pas question. La régulation de la pornographie, sa séparation avec le cinéma à défendre, doit en revanche être justifiée, car elle remet en cause, selon l’expression de Mischkind, les « désirs » du public. Si M. Guy note que l’enjeu de la régulation de la pornographie, c’est la liberté des spectateurs, il souligne aussi que c’est leur sécurité que l’État doit défendre : le spectateur est constitutif de la menace, il est aussi l’individu qui doit être protégé36. Lors des débats à l’assemblée nationale, le député socialiste Charles Josselin explicite ce point :
La majorité des citoyens, prisonnière de ses conditions de travail et d’existence, est étrangère à un langage qu’elle entend mal et dont les thèmes d’inspiration ne correspondent guère aux situations concrètes qu’elle vit chaque jour. Elle doit, dès lors, se satisfaire d’un autre réseau d’activités de loisirs, entièrement commerciales et dont la médiocrité racoleuse conduit au nivellement des esprits37.
28Défendre la sécurité de la population contre la pornographie, c’est finalement protéger le spectateur de lui-même : la consommation de pornographie n’est pas seulement un mauvais exercice de la liberté, mais sa perversion.
29Dans un entretien au Film français de janvier 1976, Pierre Soudet, qui dirige la commission de contrôle du CNC, revient sur la liberté des spectateurs et sa nécessaire limitation :
De quel droit en effet vingt-cinq personnes ont-elles le droit d’interdire, à Valéry Giscard d’Estaing comme à Jean-Paul Sartre, de voir ce qu’elles-mêmes viennent de voir ? Le problème de l’interdiction aux mineurs étant écarté, que personne ne conteste, même dans les pays scandinaves, je crois qu’il n’y a pas de réponse dans l’absolu à cette question d’ordre philosophique, c’est-à-dire que le principe même de liberté suppose que chacun se fasse une opinion et que chacun aille jusqu’au bout […]. Or, nous sommes confrontés actuellement à une société d’adultes déracinés, à une mutation des conditions, à la disparition de beaucoup de traditions, l’inversion du sens d’institutions, telles que l’école, la famille, l’université, la communauté de travail. Par rapport à des gens qui sont des adultes certes sur le plan de l’arithmétique, mais des adultes en désarroi, certains breuvages trop forts actuellement ne peuvent, et je le regrette, que leur faire tourner la tête. S’il s’agit de leur faire tourner la tête sur le plan de la pornographie, cela ne me paraît pas trop grave, encore qu’il ne soit pas sûr qu’une certaine conception de l’amour trop brutale, trop rudimentaire, sans affectivité, ne soit pas finalement frustrante et castratrice38.
30C’est un paternalisme d’État qui s’affiche ici, de manière plus explicite que dans le discours de M. Guy. Comme C. Josselin, P. Soudet mobilise une conception misérabiliste du consommateur, il définit en quoi consistent les bonnes œuvres et dénie à certains publics les capacités de les apprécier. Alors que les rapports de classe et d’âge sont historiquement au centre de la délimitation des publics faibles39, ce misérabilisme a ici une dimension sexuelle : ce sont des conditions d’existence difficiles, mais aussi une sexualité pauvre qui poussent vers la consommation de pornographie, et que la pornographie elle-même favorise. Ce n’est pas seulement au nom d’une sexualité hétérosexuelle, conjugale, monogame que s’opère le discrédit du consommateur, mais au nom d’une sexualité épanouie : la pauvreté de celle-ci aggrave et précise sa vulgarité ou son anormalité, et apparaît comme un nouveau critère de distinction des bonnes pratiques sexuelles40.
31L’encadrement de la pornographie est donc justifié par une définition de la demande, qui s’attache à distinguer et à hiérarchiser les publics. La distinction entre deux faiblesses, celle des mineurs et de celle de pervers, légitime deux formes d’intervention : une interdiction pour des publics à qui on ne reconnaît pas de libre arbitre, et qu’on doit protéger contre eux-mêmes ; une régulation pour des publics qu’on ne peut protéger contre eux-mêmes, mais dont on ne peut accréditer les désirs.
L’isolement de la sexualité
« Ce classement se fait certes rapidement, mais avec sang-froid, en protégeant si possible les gens, et en essayant de ne pas faire d’erreurs judiciaires41. »
32S’il est nécessaire de séparer les publics, il faut également isoler les films concernés par les nouvelles dispositions législatives. Après l’instauration de la liste des films pornographiques et d’incitation à la violence par la loi de finances de 1975, les commissions de classification du CNC doivent la constituer. Pour être diffusé sur le marché français, un film doit passer devant deux commissions, une sous-commission et une commission. Cette dernière est mobilisée en particulier lorsqu’un film semble problématique à la sous-commission ; c’est elle qui décide de lui accorder ou non un visa. Plusieurs restrictions sont à leur disposition : interdiction aux mineurs de 13 ans, de 18 ans, interdiction totale. Ces commissions sont constituées de représentants des différents ministères et de la société civile (religieux, membres du monde du cinéma), et définissent progressivement la pornographie, catégorie qui dans la loi de finances de 1975 reste floue. C’est un travail jurisprudentiel qui a lieu ici : il s’agit de préciser la portée d’une règle générale, de définir une catégorie juridique à partir d’un ensemble de cas. Ce travail s’accompagne de la production de récits saturés d’affects qui opèrent le partage entre le tolérable et l’intolérable. Les commissions délibèrent cas après cas, mais leurs avis ne se font pas « avec sang-froid » : ils mobilisent des « paquets d’émotions [qui] débordent le droit42 ».
33Ce travail isole en premier lieu la sexualité au sein des films jugés problématiques. En effet, la classification instaurée par la loi a pour objectif de désigner les films pornographiques et d’incitation à la violence. Comme le laissent entendre certaines positions déjà citées, initialement, dans les discours des autorités, la violence est considérée comme plus problématique que la pornographie. Cependant, dans les pratiques de classification de la commission, l’usage de la loi de 1975 concerne la sexualité bien plus que la violence. La première inscription dans la liste pour incitation à la violence a lieu en avril 1976, pour le film La Chasse est ouverte43. Comme le montre le tableau 1, comparativement à la classification pornographique, celle d’incitation à la violence n’est presque pas utilisée.
34Se constitue de fait une exception sexuelle dans la représentation cinématographique, dans laquelle la sexualité est conçue comme plus dangereuse que la violence44. Course contre l’enfer est interdit aux mineurs en février 1976. La commission justifie ainsi son avis :
Il ne s’agit pas d’un film d’incitation à la violence mais d’un film qui comporte à la fois une série de scènes violentes et angoissantes, et surtout un certain nombre de moments très agressifs pour la sensibilité, au milieu de hurlements de femmes, moments forts appuyés et fort longs susceptibles de créer, pour une sensibilité adolescente de réels traumatismes45.
35Alors que l’argumentation tend à montrer que le caractère violent du film peut avoir des effets sur un public fragile, il n’est pas considéré comme un film d’incitation à la violence. D’autres films suscitent également des avis qui mettent en avant le caractère violent du film sans qu’il semble nécessaire de l’inscrire dans la liste. Ainsi, Frissons de David Cronenberg n’est pas un film d’incitation à la violence, « mais un film d’horreur et de terreur46 ». La commission reconnaît ici aux films d’horreur le statut de genre cinématographique qu’elle nie aux films pornographiques, dont la prise en compte est guidée par leurs effets.
36Alors que la représentation de la violence est difficilement incitative, même dans le cas de films qui montrent des rapports violents, la représentation de la sexualité semble nécessairement incitative, même quand le film ne montre pas des rapports sexuels explicites.
Ledit film, sans présenter d’images d’une sexualité outrageante, n’est cependant constitué que de séquences ayant cet objet, qui se trouvent, de surcroît, agrémentées d’un dialogue particulièrement ordurier ; que le parti pris du film est l’accumulation de scènes destinées à atteindre un public à la recherche de sensations sexuelles permet de considérer le film en cause comme pornographique au sens des dispositions législatives précitées47.
37Complaisance et accumulation permettent de considérer le film comme pornographique, même si les images ne sont pas explicites. L’intention du réalisateur prend ici le pas sur ce que le film donne à voir.
De simples supports masturbatoires
38Ce sont moins les caractéristiques esthétiques des images que leur fonction qui justifie le classement. Rapidement, les films pornographiques sont ramenés au statut de supports masturbatoires. De ce point de vue, la visibilité des actes sexuels est un critère important mais la « philosophie de l’histoire » doit également être prise en compte : même si les scènes de Prouesses porno « sont toutes simulées », « le “hardcore” n’est pas l’unique critère de la pornographie48 ». Celle-ci ne qualifie pas seulement une visibilité nouvelle donnée à la sexualité, mais des produits qui alimentent les fantasmes sexuels du spectateur plus que sa réflexion.
39De ce point de vue, c’est la conception même des films contenant des scènes sexuelles qui change. Avant 1975, la coupure de scènes suggérées par la commission permettait de soustraire au regard de la société dans son ensemble des scènes impossibles à montrer : un film présenté une première fois à la commission pouvait, en supprimant les scènes considérées comme inacceptables, être autorisé lors d’un second examen. Dans ces mêmes années, l’interdiction aux mineurs permet la diffusion d’images problématiques à un public « responsable49 ». À partir de 1976, les films pornographiques sont considérés comme des « films prétextes », propres à la « stimulation sexuelle du spectateur50 ». Ce ne sont plus certains passages qui sont considérés comme problématiques, c’est le film en son entier qui est réduit à sa fonction masturbatoire.
À l’université, c’est la fin des études. Rick et Linda ont vécu les quatre années ensemble. Ils se remémorent les nombreuses « partouzes » vécues depuis leur entrée à la faculté. Partouzes auxquelles les professeurs ne dédaignaient pas de participer. C’est tout, il n’y a pas de scénario. Film particulièrement sordide et laid. C’est le genre de bande réalisée en 24 heures avec des amateurs qui n’ont même pas l’excuse d’être beaux. Dès la 1re image, une fellation de 5 minutes, montre en main, avec éjaculation sur le visage de la partenaire : le ton est donné... Le dialogue est d’une verdeur et d’une bêtise rare. Tout est laid, la pellicule mauvaise, les couleurs, les acteurs aux peaux « grumeleuses »... Laisser passer de tels films, même dans les salles spécialisées, c’est entretenir les vices des détraqués sexuels. La sous-commission, à l’unanimité, demande l’interdiction aux mineurs + X51.
40Une nouvelle définition, pathologique, du consommateur apparaît : celui-ci n’est pas seulement celui qui ne comprend pas le cinéma véritable et qui met par là son économie en péril, mais un individu anormal. « Films pour pervers », « cinéma pour voyeurs », les films pornographiques s’insèrent dans une histoire de la sexualité où celle-ci ne fait pas seulement l’objet d’un jugement moral, mais d’une définition médico-psychologique qui classe dans la liste des perversions les pratiques s’écartant du coït vaginal hétérosexuel ; et d’une définition esthétique qui isole certains désirs comme abjects, certains corps comme repoussants52.
41Les avis des commissions mobilisent ainsi des arguments aux registres divers sans que soit réellement fixé un critère précis pour la pornographie. Cette définition est faite en mai 1979 par le Conseil d’État, lors du rapport Genevois, en réaction aux procédures intentées contre le classement pornographique par les producteurs. La définition produite comporte deux critères : « est réputé pornographique le film qui montre une activité sexuelle réelle, non simulée », la nécessité de prendre en compte « l’intention du réalisateur, le contenu d’ensemble du film, le sujet traité, la qualité de la réalisation53 ». On voit que la production de la définition ne clôt pas le travail que doit opérer la commission, ce qui alimente les critiques dénonçant l’arbitraire ou le flou de la catégorie.
42Cependant, du point de vue de la construction d’un marché contesté, cette définition lâche n’est pas un manque. Comme le souligne Pierre Soudet, au moment où la catégorie « X » entre dans le langage ordinaire, « énoncer un qualificatif sans le définir » est inhérent au travail jurisprudentiel54. Cette technique permet le fonctionnement du marché en donnant pour tâche à la commission de qualifier des produits qu’elle juge fortement homogènes, mais qui restent malgré tout singuliers. La nécessité du visionnage et le maintien de ce dispositif sont explicitement réaffirmés au cours de l’année 1976, lorsque certains membres de la sous-commission se demandent si les films pornographiques ne seraient pas justiciables d’une « procédure simplifiée » : celle-ci permettrait d’éviter le passage en commission plénière pour des films qui seraient immédiatement classés dans la catégorie des films pornographiques. En 1976, une note attire l’attention de Pierre Soudet sur cette proposition :
Lorsqu’une maison comme les Films de l’Estoile nous présente un film avec toutes les « scènes à faire » du pornographique, elle sait parfaitement ce qu’elle fait. Elle est donc prête à accepter l’inscription sur la liste. La commission, de son côté, aura sa conviction faite dès la fin du générique, et peut-être avant… Ne peut-on pas, dans ces conditions, penser à une procédure simplifiée55 ?
43Pierre Soudet refuse pourtant de mettre en place cette procédure simplifiée, « compte tenu de la lourdeur de la sanction X56 ». S’il s’agit de se préserver des attaques des producteurs, il s’agit également d’assurer le fonctionnement d’un marché toujours susceptible d’être contesté : ne pas stabiliser les frontières du classement permet la mise en place d’un dispositif souple et mobile, et au besoin de redéfinir les frontières du circuit.
44La construction du marché de la pornographie s’accompagne d’un double coupure, au sein des publics et au sein des images. À travers cette opération se précise ce qu’il faut entendre par pornographie : elle est moins conçue comme une représentation de la sexualité qu’une pratique sexuelle. La construction du marché permet de discréditer celle-ci. De manière remarquable, si la dénonciation morale n’est pas mobilisée de manière explicite, la pathologisation se double d’une condamnation esthétique : le spectateur pervers n’est pas seulement celui qui a des désirs anormaux, c’est celui qui s’abandonne à des plaisirs bas. Le marché contesté est également un dispositif de contrôle, qu’il faut garder ouvert selon les évolutions de la production et de la contestation. Il s’agit alors de traduire spatialement cette coupure opérée dans la loi.
INTERDICTION ET SPATIALISATION
45La mise en place du circuit pornographique repose sur un dispositif juridique, esthétique, mais aussi spatial, dont les salles spécialisées sont l’emblème. Cette organisation spatiale permet de distinguer le marché de la pornographie d’autres circuits sexuels, d’autres espaces dédiés aux pratiques sexuelles dont l’urbanisation a favorisé le développement57. D’abord de lieux de rencontres informelles, parcs ou pissotières, qui ne relèvent pas d’un dispositif marchand58. Mais aussi d’autres lieux de commerces sexuels, illégaux et à ciel ouvert, en particulier les lieux de prostitution : dans ce cas, c’est moins la lutte contre la « traite » que les nuisances urbaines qui justifient l’intervention des pouvoirs publics59. Comme les backrooms gays60, les salles spécialisées sont un commerce discret, dont les gérants se donnent pour objectif de ne pas troubler l’espace public. La définition d’espaces dédiés est un élément important du fonctionnement d’un marché qui doit conjuguer mise en scène de l’offre et prévention du scandale. L’organisation souterraine des déviances permet leur commerce malgré leur stigmatisation. Elle ne résout pas cependant tous les problèmes. Dans le cadre d’un dispositif ouvert, la question des limites du circuit, mais aussi du maintien des interdictions totales reste ouverte. La mise en place d’un circuit spécifique justifie-t-elle tous les échanges ?
Les frontières sexuelles du circuit pornographique
46L’instauration de la catégorie de films pornographiques ou d’incitation à la violence ne supprime pas l’interdiction totale mais s’y ajoute. Pierre Soudet, en janvier 1976, en réaffirme le maintien à propos des films « nazis », dans le souci de ne pas laisser ces films bénéficier d’une diffusion, même temporaire61. Au cours de l’année 1976, la sous-commission et la commission proposent régulièrement de telles interdictions, en précisant qu’en cas de refus, l’inscription sur la liste des films pornographiques est nécessaire. Deux critères sont mobilisés : la dignité humaine et l’homosexualité masculine. Ils ne sont pas sans lien : concept flou qui repose sur une définition de l’humain et de la sexualité souvent non explicitée, et qui désigne aujourd’hui l’obligation pour un individu de respecter sa propre dignité et non seulement celle des autres, la notion de dignité humaine justifie « l’instauration d’une répression pénale d’une disposition fautive de soi62 ». La mobilisation de cette notion par les membres de la commission doit être rapportée au sentiment d’incompréhension vis-à-vis d’une vague de films qui semble en contradiction avec tout principe artistique, mais aussi qui représente des pratiques dégradantes. La définition des frontières sexuelles du circuit pornographique repose donc sur la distinction entre les sexualités légitimes et illégitimes, mais aussi entre ce qui est sexuel et ce qui ne l’est pas, ce qui est du registre du fantasme et ce qui relève de la dégradation de l’humain.
47Derrière la porte verte, en octobre 1975, apparaît ainsi comme un film « insupportable, au sens propre du terme63 ». Mais c’est lors de la projection de Salo de Pasolini, en 1975, que le problème se pose clairement : pour la sous-commission « la référence à Sade n’est qu’un alibi lointain ». Les critères qui justifient une interdiction absolue sont tous présents : « avilissement de la personne humaine », « violence, sadisme et torture sexuelle », « exemplarité ». Elle conclut :
Si l’interdiction totale n’était pas prononcée : d’une part, le film apportera un argument peut-être décisif à tous ceux qui, au parlement et dans le pays, sont à l’origine d’une réaction qui va au-delà de ce qui est opportun pour la protection des mineurs et de la société, au plus grand préjudice du cinéma dans son ensemble ; d’autre part, il conviendra en cas de non-interdiction de convenir que le concept d’interdiction absolue, pour dégradation de la personne humaine, avilissement, perversion et tortures est, à son tour, abandonné.
48La commission propose donc une interdiction totale, que Michel Guy ne suit pas : il autorise la sortie du film en mai 1976. Mais s’il échappe à une distribution dans les salles spécialisées, le film n’est distribué que dans une seule salle à paris : cette « sortie limitée » apparaît comme un compromis entre les images et l’intention du film, et le statut d’auteur de Pasolini.
49La question de l’interdiction surgit à nouveau en 1979 à propos de Barmaids à jouir : ce film met en scène des actes sexuels avec un nain noir, des aliments sont utilisés lors des scènes de sexe64. Elle se pose surtout à propos de l’homosexualité masculine. Dès 1975, la commission de contrôle voit des films pornographiques gais sur lesquels elle doit donner son avis. Un tel acte n’est pas simple, car dans les années 1970 en France, l’homosexualité n’est pas totalement dépénalisée. Certaines mesures prises par le gouvernement de V. Giscard d’Estaing ont des effets sur le statut juridique de l’homosexualité : l’abaissement de l’âge de la majorité civile à 18 ans entraîne un abaissement de la majorité sexuelle pour les homosexuels, jusque-là fixée à 21 ans. Deux textes cependant pénalisent l’homosexualité de manière spécifique, en en faisant une circonstance aggravante dans les actes impudiques contre nature65 et l’outrage public66. Le statut juridique de l’homosexualité ne concerne donc pas directement sa représentation, mais il constitue un régime d’exception que le travail de classification de la commission peut prendre en compte67.
50La sous-commission comme la commission proposent ainsi l’interdiction totale pour Nuits en cuir noir. Afin que le film puisse obtenir son visa de censure, Norbert Terry, distributeur du film, opère des coupes, en s’engageant également à le diffuser dans une « salle spécialisée pour ces mêmes productions (Gaucher homo, Hommes entre eux) qui ont été autorisées dans les mêmes conditions68 ». N. Terry fait ici référence à sa propre salle, Le Dragon, spécialisée dans la diffusion de films pornographiques gays. Il souligne de manière implicite que si le film semble franchir de nouvelles limites dans la représentation de la sexualité, le circuit est encore plus restreint que pour les productions hétérosexuelles.
51En mars 1977 Le Musée subit le même sort : il sera dans un premier temps interdit totalement puis autorisé après la coupure d’une scène de fist fucking69. C’est également le cas de Male Hard Corps. En septembre et octobre 1977 cependant, New York Inferno et Homologues ou la Soif du mâle sont autorisés :
Dans un parti pris général d’assouvissement de la sexualité la plus avide, présentée de surcroît avec un réalisme écœurant et dégradant – et sans qu’intervienne ici le fait que cette complaisance pornographique prenne objet de l’homosexualité masculine – la c[ommission] de c[ontrôle] n’a pas relevé d’images ou de situations que d’autres films n’eussent déjà montrées70.
52Sans inscrire le binarisme hétéro / homosexuel dans la jurisprudence, mais en notant dans les avis le caractère spécifique des représentations gays, la commission opte donc pour la classification en termes de déviance sexuelle. C’est la constitution souterraine du circuit des salles spécialisées qui rend possible ce geste : soustraits aux regards ordinaires, les effets nocifs de ces images sont limités.
Le confinement des perversions
53L’instauration des salles spécialisées n’a pas pour seul enjeu de séparer un circuit normal de diffusion et un circuit pornographique. Elle relève également d’un contrôle spatial de la sexualité, qui se caractérise par une régulation policière et le choix de la discrétion. Il s’agit dans ce cas de soustraire les films pornographiques au regard en les séparant des transactions normales et de limiter leur influence en rendant leur accès non ordinaire. À partir de 1976, les salles dont les exploitants demandent la spécialisation se situent dans les « quartiers chauds » : des quartiers traditionnels de prostitution, ou plus généralement de vie nocturne. Dans le neuvième et le dixième arrondissement, place Clichy, à proximité des gares, elles se situent là où les sex-shops se sont installés au début des années 197071. Elles peuvent ainsi capter une clientèle d’amateurs, se distinguer d’un marché du cinéma et se situer sur un marché de la sexualité (carte 1).
54L’institution des salles spécialisées rompt en effet avec un autre mode de programmation des films érotiques ou pornographiques, qui avait lieu au cours de l’année 1975, notamment dans les petites salles de province : les films pornographiques y étaient diffusés le samedi soir, après les films traditionnels, et selon certains producteurs, assuraient une bonne partie de la recette. La spécialisation impose un choix exclusif dans la programmation qui contribue à changer le sens du visionnage : c’est moins un film comme un autre qui est proposé qu’un produit spécifique présenté avant tout comme un support masturbatoire, comme les commissions le définissent. L’implantation à proximité des gares des salles spécialisées en est un indice : le spectateur n’est pas supposé regarder le film dans son intégralité, mais profiter d’un moment d’attente pour passer quelques minutes devant une scène pornographique.
55Du point de vue de l’État, ce qui se passe à l’intérieur des salles spécialisées importe moins cependant que la visibilité du marché. Il s’agit de le confiner dans des espaces spécifiques et stigmatisés, qui ne doivent pas déborder dans l’espace public. La question des bandes annonces en est l’illustration. La loi de finances de 1976 ne prévoit pas le classement des bandes annonces des films inscrits sur la liste. Certaines de ces bandes-annonces ne donnant qu’un aperçu partiel du film, de ses représentations comme de ses intentions, les interdire de diffusion dans le circuit cinématographique n’est pas évident. La question se pose à propos de Rêves lubriques. Si le film est classé pornographique en avril 1976, la commission estime que sa bande-annonce, « qui montre une sélection d’images de déshabillages, de nudité, de caresse et de rapports sexuels », doit être interdite aux mineurs sans que le classement pornographique s’impose. L’affaire remonte au Conseil d’État, qui envoie une lettre au CNC :
Peut-on admettre une publicité dans le réseau normal pour des films passant dans le circuit spécialisé ? La réponse de bon sens est NON. Mais la loi et le décret sont muets sur ce sujet.... Je proposerai volontiers à la [commission] plénière de considérer que le sort de la bande-annonce ne peut être dissocié du film... mais le peut-on72 ?
56La commission répond en avril 1976, et estime que la bande-annonce constitue, « au même titre que le matériel publicitaire, l’accessoire d’un tel film et qu’elle se trouvait, à ce titre, susceptible de faire l’objet d’un même classement ». Les bandes annonces des films pornographiques deviennent par extension également pornographiques. Point de détail dans la régulation de la pornographie mise en place au cours de ces années, la question des bandes annonces met cependant clairement en évidence les limites du marché et de la catégorie de pornographie. Elles sont pornographiques (elles doivent être catégorisées comme telles) même si elles ne le sont pas (les propriétés des images et les intentions de l’auteur ne requièrent pas leur inscription sur la liste). Le contrôle du marché de la pornographie prend ici la forme d’une circonscription de la diffusion non pas d’images dangereuses, mais d’un commerce qui pourrait se propager dans un espace public qui doit en être préservé. L’espace public ne se définit pas ici simplement dans son opposition au privé, ni comme un lieu d’échanges et de contestation, mais comme ce qui doit être préservé de toute sexualité déviante ou minoritaire : la notion suppose le partage entre les intimités qui peuvent être diffusées et discutées et les autres73.
57C’est le même raisonnement qui motive les demandes de changement de titre exprimées par la commission : exemple parmi d’autres, en septembre 1978 Rends-moi salope devient Écarte je pénètre, également refusé, et enfin Caresses indélicates. En 1982, le problème des titres et de leur visibilité dans l’espace public se pose à nouveau lorsqu’un député écrit au ministre de la Culture pour signaler ce qui lui semble être une pratique abusive :
J’ai l’honneur d’attirer votre attention sur le fait qu’est programmé à Saint-Étienne, au cinéma « Le paris », un film dont le titre est Violée mais consentante. Je ne porte pas de jugement sur le film, que par ailleurs je ne connais pas, mais je trouve particulièrement choquant le titre, qui est de plus contradictoire. Depuis plusieurs années, les femmes luttent pour faire respecter leurs droits dans la société, faire disparaître toutes discriminations à leur égard et accroitre les garanties d’égalité dans tous les domaines74.
58Pour ce député, qui prend soin de prévenir le soupçon que pourrait faire naître son intérêt, ce ne sont pas les images qui sont en cause. C’est la présence des mots dans l’espace public qui fait problème et non le contenu du film lui-même, finalement sans importance. En insérant le titre dans son contexte, le député met en avant sa dimension politique : le titre prend son sens dans un espace de lutte autour de la définition du viol, catégorie juridique récente puisqu’elle date de 1980, et qu’il remet implicitement en cause.
59Jack Lang répond au député en avril 1982 et souligne que le titre peut en effet « heurter certaines sensibilités parfaitement légitimes ». Il ajoute pourtant :
Les caractéristiques de ce film en font une production en série, d’intérêt limité, et dont la diffusion est, en tout état de cause, restreinte puisqu’elle ne peut excéder le circuit spécialisé qui comprend actuellement moins de cent salles sur le territoire. Compte tenu de cette portée restreinte et du caractère particulièrement éphémère des films de cette catégorie, la commission de contrôle n’a pas cru devoir formuler d’objection sur le choix du titre75.
60Si la commission pouvait formuler dans les années 1970 des réserves sur le choix des titres, en 1982 de telles réserves ne semblent plus avoir grand sens : la production pornographique apparaît comme une production réservée à un usage spécialisé, de plus en plus en reflux. Se dessine progressivement un espace pornographique soustrait aux regards de ceux qui ne s’y intéressent pas, dans lequel la liberté est grande, pour autant que les pornographes respectent les limites qui leur sont imposées. Les débats qui apparaissent dans les années qui suivent, à propos de l’influence des films pornographiques et de l’accès des mineurs à ces films, sont souvent marqués, de manière implicite et malgré les évolutions juridiques, par cette idée d’une « portée restreinte » de films pour autant qu’ils restent cantonnés dans un espace spécialisé.
Mettre à l’index ou fermer les yeux
61La lettre de Jack Lang signale également un certain mépris vis-à-vis de la pornographie. Certes, l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir signifie pour les pornographes un regain de sévérité et une intensification du contrôle. En effet, le ghetto du commerce pornographique fonctionne à partir de la fin des années 1970 selon des règles informelles et illégales, mais tolérées par le CNC. Celles-ci permettent au monde de la pornographie de contourner la loi X, dont les mesures fiscales signifient la fin des films pornographiques. C’est cette économie qui est remise en cause en 1982 : la police saisit des copies, vérifie les métrages des films, visionne les films dont une partie avait été présentée à la commission en version « soft ». Certains producteurs sont mis en garde à vue76. Cependant, cette répression est une parenthèse dans un mouvement plus général de désengagement politique vis-à-vis du marché de la pornographie.
62Le tableau 2 montre la baisse progressive des films classés pornographiques depuis 1976. Parallèlement, le nombre de salles spécialisées baisse progressivement, jusqu’à disparaître. Cette évolution nous renseigne peu sur la production elle-même : à partir de 1981, nombre d’images pornographiques vont être réalisées en vidéo, et distribuées dans les sex-shops sous le format VHS. Elles n’ont donc pas besoin de visas d’exploitation, et n’ont pas à être classées par le CNC. Celui-ci a et se donne de moins en moins de prise sur la production pornographique : la mise en place d’une catégorie qui en permet le contrôle dans les années 1970 ne se poursuit pas par la mise en place d’autres dispositifs capables de contrôler le marché de la vidéo.
63Ce retrait de l’État contraste avec le traitement politique d’autres questions sexuelles, en particulier la prostitution qui est constituée en cause par des groupes politiques et des associations à partir de ces mêmes années77. Il éclaire une dernière dimension du fonctionnement d’un marché contesté : si les échanges sont encadrés et tolérés, et si la contestation est à la fois intégrée et contenue, il s’agit d’instituer les mécanismes qui permettront de fermer les yeux sur ce commerce. Le choix de fermer les yeux sur le marché de la pornographie implique la difficulté à changer ce que l’on désapprouve, mais aussi le sentiment que la volonté de changement ou l’augmentation de la répression ne serait pas nécessairement bénéfique78. Un avis de la commission évoque cet effet pervers de la loi : « regrettant une fois de plus la prolifération de tels films », elle souligne que celle-ci a « peut-être été favorisée par la reconnaissance d’une catégorie de “films pornographiques79” ». Dans le cas des marchés de la sexualité, la question de la performativité de la loi prend une tournure particulière : en effet, mettre à l’index certaines formes de pratiques ou de représentations sexuelles, c’est contribuer à les rendre désirables. C’est finalement un des éléments de la construction d’un public faible que de mettre en circulation la figure d’un consommateur incapable de résister à ses désirs et donc, implicitement, de désigner des images particulièrement excitantes. De même, la constitution d’un circuit de salles spécialisées contribue à érotiser certains lieux de l’espace urbain. Dans cette perspective, la construction du marché doit s’attacher à déjouer les effets symboliques de la spatialisation, en confinant sans conférer de grandeur à ce qui est exclu. Considérer que les films pornographiques ont une « portée restreinte », c’est organiser le marché pour restreindre leur portée, en tenant compte des oppositions possibles, mais aussi en refusant à la pornographie le statut de pratiques dignes d’intérêt. Le fonctionnement du marché de la pornographie permet, plus que sa constitution en cause, de ne pas appuyer la construction du désirable, et de préserver l’espace public de formes alternatives de sexualité.
CONCLUSION
64À partir des années 1980, plusieurs évolutions affectent le marché de la pornographie en France : celui-ci se déplace massivement du cinéma vers la vidéo, puis d’autres supports comme internet. Cependant, aucune commission n’est mise en place pour visionner ces images et contrôler leur diffusion. La réforme du Code pénal et les modifications des infractions pénales aux mœurs ont pour conséquence un changement dans le contrôle de la pornographie. À partir de 1994, la pornographie est susceptible de deux catégories d’infractions : celles qui portent atteinte à la pudeur ou à la moralité publique (c’est le cas de la diffusion des représentations pornographiques) ; celles qui exploitent la débauche d’autrui (c’est le cas du commerce pornographique). Cependant, dans le contexte d’un monde de la pornographie qui ne prend le risque ni de faire travailler des mineures, ni de diffuser des images hors des cadres qui lui sont prescrits, ce n’est pas la question du travail pornographique qui est centrale mais celle de l’âge. La logique de cette « pédopornographie » n’est pas celle de la régulation des représentations sexuelles mais de la pédophilie comme catégorie pénale80.
65Cependant, au-delà de ces évolutions, un consensus s’installe dès les années 1970 pour ne pas constituer la pornographie en cause, et ne pas investir une production en lui fixant des règles précises. Il s’agit finalement de permettre les échanges pornographiques, la circulation d’images qualifiées comme telles, en prenant garde à ne pas lui donner une importance qu’elle ne doit pas avoir. Des rapports constituant la pornographie en menace continuent à être produits. Ainsi le rapport du Collectif interassociatif enfance et médias paraît en 2002. Quelques mois plus tard, le Csa « préconise la suppression de la pornographie à l’écran81 ». La philosophe Blandine Kriegel est chargée d’évaluer les réglementations existantes et d’en proposer de nouvelles, son rapport paraît la même année82. Dans ce rapport, la pornographie est présentée comme un « traumatisme initial » pour de jeunes enfants, elle relève d’un « abus sexuel » qui les conduit à des « comportements pervers83 ». Quelques propositions sont faites : élargir la saisine de la commission à tous les écrans, mettre la pornographie hors de portée des enfants, réguler de manière plus sévère la mise en scène de la violence et de la sexualité dans les émissions de débats et de société et encourager les émissions éducatives. Le ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon répond au rapport quelques mois après sa parution. Il souligne que les chaînes de télévision doivent « rendre plus visibles les orientations déjà prises ». Il rappelle qu’il est impossible de fixer des obligations de programmation aux chaînes privées, il refuse également une législation commune au cinéma et aux autres programmes audiovisuels : le cinéma est « d’ores et déjà très encadré de façon à permettre à chaque individu de faire ses choix de façon éclairée84 ».
66Cette fin de non-recevoir ne s’explique pas seulement par le caractère peu sérieux d’un rapport qui a plus à voir avec une dissertation de philosophie, ou par la difficulté, pour les pouvoirs publics, de mettre en question le fonctionnement du marché du cinéma et de la télévision. Elle réaffirme aussi la volonté de ne pas constituer la pornographie en problème public ; de ne pas reprendre le débat à propos de sa diffusion. La problématisation libérale de la pornographie et la mise en place d’un marché contesté ne consistent donc pas seulement en la délimitation d’un circuit qui définit les images qui doivent être régulées, les publics qui peuvent les voir, les espaces où elles peuvent être diffusées. Elle s’attache également à disqualifier les biens échangés en limitant leur portée et leur signification, en les constituant comme insignifiants. La mise en place d’un marché contesté est donc un dispositif de contrôle des biens qu’on ne peut interdire, et une technique d’occultation, spatiale et symbolique, d’échanges perçus comme menaçants.
Notes de bas de page
1 Nicolic, 2003.
2 Baptise Coulmont retrace l’histoire d’une concierge qui diffusait des films pornographiques importés d’Europe du Nord dans sa loge, dans les années 1960 en France (Coulmont, 2009).
3 Bier, 2000.
4 Bozon, 2013.
5 Rubin, 2010, p. 169.
6 Bernstein, 2007 ; Hubbard et al., 2008.
7 Augustín, 2005.
8 Stora-Lamarre, 2005.
9 Zelizer, 2010.
10 Méon, 2005, p. 151.
11 Trachman, 2013.
12 Boltanski et Bourdieu, 1976.
13 Le Film français, no 1554, 1er novembre 1974, p. 5 : « au cours de la discussion budgétaire à l’assemblée ce mercredi, Michel Guy a défini les “six piliers” sur lesquels reposait sa politique culturelle […]. Mais surtout, il a précisé ses intentions en matière de cinéma : “La politique que je me propose de poursuivre et qui sera annoncée dans les semaines qui viennent, repose sur un assouplissement radical de la censure pour les adultes assorti d’un contrôle très strict de l’affichage et d’une récupération des sommes (évaluées à 10 millions de francs) dont bénéficie, par l’utilisation abusive du Fonds de soutien, le cinéma de pornographie et de violence” ».
14 Margairaz et Tartakowsky, 2010.
15 Producteur, distributeur, 72 ans.
16 Le Film français, no 1583, 6 juin 1975, p. 3.
17 Le Film français, no 1596, 17 octobre 1975, p. 6.
18 Le Film français, no 1548, 16 septembre 1974, p. 9.
19 Le Film français, no 1601, 21 novembre 1975, p. 9.
20 Texte du MLF paru dans Tout !, no 15 (Collectif, 2009, p. 206 sq.)
21 Gauthier, 1976.
22 Collectif, 2009, p. 211-212.
23 Coulmont et Roca Ortiz, 2007, p. 81. B. Coulmont développe ce thème dans une note de son blog que je reprends ici. Voir url : http://coulmont.com / blog / 2007 / 07 / 26 / violence-feministe/.
24 Les résistances des députés sur la question du viol, et en particulier du viol conjugal, en sont une illustration (Bérard, 2013). Sur la question de l’avortement, Bibia Pavard montre comment c’est la démarcation par rapport aux positions féministes qui a permis à Simone Veil de faire consensus (Pavard, 2012). Aux États-Unis, certains groupes féministes sont parvenus à traduire politiquement leur combat contre la pornographie, en requalifiant celle-ci comme violence faite aux femmes (Bronstein, 2011).
25 Le Film français, no 1554, 1er novembre 1974, p. 5.
26 Le Film français, no 1549, 27 septembre 1974, p. 3.
27 Gimello-Mesplomb, 2003.
28 La société française de production est une entreprise publique de production et de création qui naît en 1975, à la suite de l’éclatement de l’ORTF.
29 Le Film français, no 1562, 10 janvier 1975, p. 11.
30 Dubois, 1999, p. 172.
31 Décret no 75-1010 du 31 octobre 1975 portant aménagement des conditions d’octroi du bénéfice du soutien financier de l’État à l’industrie cinématographique, reproduit dans Le Film français, no 1599, 7 novembre 1975, p. 4.
32 Compte-rendu des discussions de l’assemblée nationale – séance du 3 novembre 1975. Discussion pour la loi de finances de 1976, budget de la Culture.
33 Journal officiel, Lois et Décrets no 303, 30 décembre 1975.
34 Le Film français, no 1685, 15 juillet 1977, p. 15.
35 Sur le libéralisme comme technique de gouvernement articulant « laisser-faire » et dispositifs de sécurité, voir Foucault, 2004.
36 Foucault, 2004.
37 Compte-rendu des discussions de l’Assemblée nationale, séance du 3 novembre 1975. Discussion pour la loi de finances de 1976, budget de la Culture.
38 Le Film français, no 1607, 9 janvier 1976, p. 19-20.
39 C’est un argument récurrent de la lutte politique contre la pornographie, par exemple dans l’Angleterre victorienne (Kendrick, 1987 ; Sigel, 2002, chap. 4).
40 Michael Pollak et André Béjin notent dès 1977 ce mode de hiérarchisation spécifiquement sexuel (Béjin et Pollak, 1977).
41 Propos de Pierre Soudet, Le Film français, no 1607, 9 janvier 1976, p. 22.
42 Laé, 1995, p. 160.
43 Le Film français, no 1624, 7 mai 1976, p. 4.
44 Borillo, 2005.
45 Avis de la commission à propos de Course contre l’enfer, 4 février 1976.
46 Avis de la commission à propos de Frissons, 8 avril 1976.
47 Avis de la commission à propos des Allongées, 8 janvier 1976.
48 Avis de la commission à propos de Prouesses porno, 12 mai 1977.
49 C’est l’argument avancé à propos des Chatouilleuses : « La commission de contrôle a cru devoir proposer l’interdiction de ce film aux mineurs afin de laisser le public adulte, et à ce titre responsable, juge du point que l’expression cinématographique ne doit pas atteindre » (avis de la commission, 17 décembre 1974).
50 Avis de la sous-commission à propos de Check-up érotique, 23 juin 1975.
51 Avis de la sous-commission à propos de Débutantes en chaleur, 22 septembre 1976.
52 Rubin, 2010, chap. 3.
53 Nicolic, 2003, p. 71.
54 Le Film français, no 1607, 9 janvier 1976, p. 22.
55 Note de Jean-François Théry à Pierre Soudet, juin 1976.
56 Réponse de Pierre Soudet à Jean-François Théry, juin 1976.
57 Heap, 2003.
58 Même si les salles spécialisées, y compris hétérosexuelles, sont aussi des lieux de pratiques sexuelles entre hommes. Le film de Jacques Nolot, La Chatte à deux têtes (2002), en fournit une évocation (Humphreys, 2007 [1970] ; Mendès-Leite et Proth, 2002 ; Gaissad, 2010).
59 Hubbard, 2004.
60 Rubin, 2010.
61 « Je tiens à ce qu’existe cette arme absolue de l’interdiction totale, même si on l’utilise très peu, parce que toutes les formes de contrôle a posteriori, de contrôle judiciaire, fût-ce avec des procédures rapides, ne peuvent revenir sur le fait que le film est sorti. Huit ou dix jours, cela correspond souvent à la durée de vie d’un film de cet ordre : le mal sera fait » (Le Film français, no 1607, 9 janvier 1976, p. 20).
62 Cayla, 2005, p. 99.
63 Avis de la commission, 21 octobre 1975.
64 « La commission s'est demandé si ce nouveau palier dans l’ignoble restait dans les limites du spectacle pornographique ; elle s'est interrogée à ce propos sur le point de savoir si la loi de 1975 autorisait n'importe quoi dans le domaine de la pornographie ou si, même en dehors du sadisme, du viol et du mépris de la personne humaine, trop n'était pas trop. Après certaines hésitations, elle s'est prononcée pour une interdiction aux mineurs assortie de l’inscription sur la liste « X », sans exclure d'être amené un jour, dans un cas similaire, à une interdiction totale » (avis de la commission à propos de Barmaids à jouir, 20 mars 1979).
65 Ordonnance du 27 juillet 1975, article 331-2 du Code pénal.
66 Ordonnance du 25 novembre 1960, article 330-2. Lascoumes, 1998.
67 Sur les films pornographiques gays dans le travail de classification, voir Bier, 2000, p. 95-97. Soulignons que le problème se pose à propos de films gays et non lesbiens. D’une part, il n’y a pas de pornographie à destination des lesbiennes dans les années 1970 en France. En second lieu, la scène entre femmes est une scène classique de la pornographie hétérosexuelle plusieurs fois évoquée dans les avis de la commission, sans ce que ce « lesbianisme » demande un travail de jurisprudence particulière. Cette problématisation est tributaire d’une commission largement masculine : c’est aux yeux des hommes que l’homosexualité masculine fait problème.
68 Lettre de Norbert Terry, 1er octobre 1976.
69 Insertion du poing dans l’anus.
70 Avis de la commission à propos d’Homologues, 20 octobre 1977.
71 Coulmont et Roca Ortiz, 2007, p. 67 sq.
72 Lettre du Conseil d’État, non datée.
73 Berlant et Warner, 1998.
74 Lettre de Paul Chomat, député de Loire, au ministre de la Culture, 15 mars 1982.
75 Lettre de Jack Lang, 6 avril 1982.
76 Bier, 2000, chap. 5.
77 Mathieu, 2013.
78 Sur la distinction entre ouvrir et fermer les yeux, voir Boltanski, 2004, p. 39 sq.
79 Avis de la commission à propos d’Homologues, 20 octobre 1977.
80 Borillo, 2009, I, C ; II, B.
81 La lettre du Conseil supérieur de l’audiovisuel, no 153, juillet 2002.
82 Ministère de la Culture et de la Communication, 2002.
83 Ministère de la Culture et de la Communication, 2002, p. 26-27.
84 « Les propositions du gouvernement sur la violence à la télévision », Lettre d’information du ministère de la Culture et de la Communication, no 102, 23 décembre 2002.
Auteur
Sociologue, chargé de recherche à l’INED. Il a codirigé le numéro de la revue Genre, Sexualité et Société, « Parias sexuels » (2014), et récemment publié « Le métier de pornographe : rhétorique, contrôle et savoirs d’un groupe professionnel discrédité », Sociologie du travail (2011), et Le Travail pornographique. Enquête sur la fabrique de fantasmes, La Découverte (2013).
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