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Marchés contestés

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Philippe Steiner
, 
Marie Trespeuch

Introduction

Philippe Steiner et Marie Trespeuch

Texte intégral

1Les plaisirs sexuels, les drogues, le tabac, les défunts, les enfants, les organes humains ou les jeux d’argent, mais aussi les données personnelles ou les poissons génétiquement modifiés sont des marchandises contestées, au sens où leur commercialisation soulève des controverses morales. Celles-ci tiennent à la crainte de voir entrer la logique marchande dans des sphères jugées sensibles, car elles touchent à l’intimité des personnes, à leur intégrité, à la santé publique ou au maintien de l’ordre public. Si certaines de ces marchandises contestées parviennent à se frayer un chemin jusqu’au marché, d’autres sont moins avancées et d’autres encore semblent durablement incapables d’y parvenir. Ces marchés, effectifs, potentiels ou bannis, sont des marchés contestés destinés à la commercialisation de marchandises contestées. En passant de la marchandise contestée au marché contesté, la présente recherche met l’accent sur le fait que la contestation morale favorise, retient ou bloque l’émergence du marché contesté. Ces différents états de la contestation morale s’inscrivent socialement par l’intermédiaire de dispositifs de marchés rendant possibles, suspendant ou interdisant les transactions marchandes. L’articulation entre la contestation morale et les dispositifs de marché devient ainsi le lieu privilégié de l’enquête sociologique.

2Les chapitres qui suivent, traitent successivement de l’adoption internationale, des poissons génétiquement modifiés, du tabac, du cannabis, de la pornographie, des jeux d’argent en ligne, des données personnelles, des organes humains pour transplantation et, enfin, des corps défunts. Un ensemble suffisamment large pour donner à voir la grande variété des marchés contestés, pour élaborer un cadre unifié de réflexion et le mettre à l’épreuve des faits.

LES MARCHÉS CONTESTÉS

3Avec l’avènement du néolibéralisme, la création de nouveaux marchés est devenue un élément majeur de la vie sociale et politique. Le marché concurrentiel devient comme un idéal à inscrire dans la réalité sociale pour que les transactions, quelle que soit la marchandise sur laquelle elles portent, se déroulent avec le plus d’efficacité. En conséquence, on voit se multiplier les marchés contestés ou marchés sur lesquels sont achetées et vendues des marchandises moralement contestées.

  • 1 Radin, 1996 ; satz, 2010.
  • 2 Radin, 1996.
  • 3 Zelizer, 1983.
  • 4 Zelizer, 1985.
  • 5 Zelizer, 2005.
  • 6 Voir à ce propos le numéro spécial de Politics & Society consacré au travail relationnel (Politics (...)

4Jusqu’à présent, la réflexion socio-économique a surtout porté sur les marchandises faisant l’objet de contestation morale, les marchandises contestées1. La notion de marchandise contestée (contested commodities) signifie qu’il existe des controverses sur les choses que l’on peut acheter et vendre, ces controverses pouvant aussi bien porter sur l’existence de marchés, que sur des propositions de création de marché (les « marchés de papier ») ou tout simplement sur les discours en faveur de leur création2. Une avancée de grande portée a été réalisée par Viviana Zelizer qui a montré comment des marchés ont pu émerger en dépit des contestations morales dont les marchandises faisaient l’objet3, et comment le droit de la Common law parvenait à fixer des sommes monétaires là où le marché ne pouvait servir de point de repère4. De là, la sociologue américaine a conçu un programme de recherche tourné vers le « travail relationnel » permettant de rendre compatibles les attentes des personnes engagées dans des circuits de commerce inhabituels en cela qu’ils mettent en jeu des transactions sur des biens se rapportant à l’intimité5. Avec le « travail relationnel », les technologies de l’échange, les équipements et les cadres institutionnels disparaissent de l’horizon de la recherche6. Les interactions sociales deviennent alors le centre de la réflexion qui prend une tonalité goffmanienne, tournée vers la construction de l’ordre de l’interaction entre les protagonistes de l’échange.

  • 7 Beckert et Wehinger, 2013.

5Il existe depuis peu un courant de recherche portant sur les marchés illégaux7. Ces derniers correspondent à toute une gamme de transactions pour lesquelles, la production du produit, ou sa commercialisation, ou les deux sont illégales, ce qui fait que les droits de propriété ne peuvent être garantis, non plus que les règles juridiques qui servent à régler les différends entre échangistes. Il s’agit alors de savoir comment ont lieu les opérations de valuation, les relations de concurrence et de coopération qui se pratiquent lors de ces échanges illégaux.

6La stratégie de recherche suivie ici est différente : au lieu de rechercher les modalités de l’accord interpersonnel entre les participants à des transactions intimes, il s’agit de mettre au jour les dispositifs marchands qui rendent ces transactions possibles. Au lieu de voir un continuum entre les marchés légaux et illégaux, l’approche par les marchés contestés maintient la spécificité du marché au sens légal du terme pour examiner la manière dont les marchés font place aux contestations morales – les formes illégales de transactions sont certes des arènes sociales sur lesquelles des transactions ont lieu, mais ces dernières n’étant plus réglées par une « lutte formellement pacifique » pour employer les termes par lesquels Max Weber caractérisait la concurrence, elles attendent la conceptualisation adéquate pour en rendre compte.

  • 8 Rao, 2009 ; Fligstein et Mac Adam, 2012.
  • 9 Foucault, 1994.
  • 10 Callon, et al., 2007 ; Karpik, 2007.
  • 11 « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom [de dispositif] c’est premièrement un ensemble résolument (...)
  • 12 Fligstein, 2001, p. 34.

7Le présent ouvrage étudie les conditions d’apparition et le mode de fonctionnement même des marchés contestés, ces derniers émergeant dans certains cas pour permettre la commercialisation des marchandises contestées alors que dans d’autres ils ne parviennent pas à exister. Comment expliquer cette variété de situations ? Comment rendre compte du fonctionnement de marchés dans lesquels la contestation morale intervient comme ingrédient de la marchandisation ? pour répondre à ces questions, les chapitres qui suivent mettent d’abord l’accent sur les controverses morales qui sont à l’œuvre pour faire de la marchandise une marchandise moralement contestée. C’est le premier pas de la démarche qui voisine sur ce point avec les travaux récents qui éclairent la formation des marchés par l’étude des mouvements sociaux8. Le second consiste à examiner les dispositifs grâce auxquels un marché se met – ou ne se met pas – en place pour permettre les transactions. Par dispositif, à la suite des travaux de Foucault9 et de ceux des sociologues qui, de différentes manières, ont pris ce thème pour objet d’étude10, on désigne le réseau des éléments hétérogènes11 (les lois, les normes de sécurité, les règles sanitaires, les modalités du prélèvement fiscal, mais aussi les bâtiments, les affichages publicitaires, la construction de populations spécifiques, etc.) qui permet de relier des objets et des personnes. En ce sens, les dispositifs étudiés ici font partie de ce que Neil Fligstein appelle les règles de l’échange qui définissent « qui peut faire une transaction avec qui, et les conditions de réalisation de la transaction12 » et qui contribuent à stabiliser le fonctionnement du marché. Mais les dispositifs étudiés ne se réduisent pas à l’énoncé de ces règles car s’ils peuvent revêtir la nature de dispositifs marchands lorsque le marché contesté arrive à émerger, dans d’autres cas (par exemple dans celui de l’adoption internationale et celui des organes humains pour transplantation), c’est l’existence même de dispositifs d’appariement non marchands qui rend difficile l’émergence du marché.

  • 13 Trespeuch, 2011.
  • 14 Frau, 2012.
  • 15 Steiner et Trespeuch, 2013.

8Initialement mise en œuvre dans la thèse de Marie Trespeuch sur les jeux d’argent en ligne13, reprise dans celle de Caroline Frau sur le tabac14, la notion de marché contesté a ensuite donné lieu à un premier développement comparatif entre les jeux d’argent et les organes humains15. Généralisant le propos, l’objet du présent ouvrage est d’étudier la manière dont les marchés contestés se forment, se transforment et, éventuellement, se trouvent dans l’incapacité de se mettre en place.

MARCHÉ ET MORALE

  • 16 Polanyi, 1944.
  • 17 Foucault, 2004 [1979].

9Le marché est-il redevable d’une approche morale ? La réponse la plus commune explique que l’échange marchand contient sa propre norme – l’utile ou l’efficacité – sans qu’il y ait besoin de faire référence à une quelconque norme morale. C’est un argumentaire que l’on peut trouver aussi bien chez les économistes lorsqu’ils ont le souci de défendre l’autonomie de leur savoir et de leurs propositions, que chez leurs adversaires, comme c’est le cas lorsque dans une logique issue de la réflexion de Karl Polanyi, le système de marchés est qualifié d’autorégulateur16. Une rencontre entre la morale et l’économie marchande considérée comme amorale est certes envisageable, mais elle est alors conçue comme le choc de deux mondes étrangers l’un à l’autre. Une seconde réponse est cependant possible : l’activité marchande et le discours économique produisent et justifient un ordre moral spécifique, une forme de grandeur telle que l’entend l’économie des conventions. En définissant et en justifiant les rétributions accordées aux différents producteurs, l’économie politique explique que ce que valent leurs contributions est la traduction de ce que la société reconnaît d’utilité à ceux qui les portent au marché. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour passer à ce que l’on peut appeler la morale catallactique, selon laquelle la valeur des individus est définie par les revenus qu’ils perçoivent. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la formule de Foucault lorsqu’il explique que le marché est un opérateur de véridiction17. Le discours économique fait faire un pas de plus dans le rapprochement du marché et de la morale en soulevant une question, classique mais profonde : dans un monde de la rareté, est-il moral de ne pas être efficient ? En d’autres termes, face à des moyens limités et des fins potentiellement infinies, le discours économique se faisant fort de déterminer le meilleur usage possible des ressources disponibles, il impose aux moralistes de montrer en quoi le fait d’être moins performant dans l’emploi de ces ressources améliore la situation du collectif à propos duquel les préceptes économiques et les préceptes moraux divergent. En ce sens, l’économie politique est porteuse d’une valeur morale spécifique – l’efficience – et le rapport entre la morale et l’économie est un rapport entre deux valeurs différentes, incommensurables.

10Dans les deux cas, le marché peut être confronté à la controverse morale : soit en raison de son extériorité, soit en raison de son caractère intrinsèquement moral. C’est cette deuxième option qui est adoptée par les différents auteurs de l’ouvrage, car c’est celle-là qui permet de suivre au plus près les évolutions des marchés face aux problèmes éthiques qu’ils soulèvent et aux controverses morales qu’ils engendrent. C’est donc en fonction de cette approche qu’est définie la notion de marchés contestés, au centre de tout l’ouvrage.

  • 18 À cet égard, le chapitre consacré aux organes humains, comme celui consacré aux données personnell (...)
  • 19 Radin, 1996.
  • 20 Lascoumes et Le Galès, 2007.
  • 21 Gusfield, 2009.
  • 22 Rao, 2009, chap. 2.

11Les contestations morales, examinées dans les différentes contributions, posent la question de la compatibilité du marché avec des idées concurrentes du bien commun, voire de ce qui définit notre commune humanité18. Variables en intensité, les débats révèlent cependant les valeurs que le corps social et les gouvernements souhaitent maintenir ou promouvoir au moment de décider de l’opportunité d’une mise en marché de ces marchandises contestées. au-delà de la discussion sur le caractère aliénable ou non des personnes ou des parties du corps humain19, l’ouvrage traite des réactions suscitées par la (potentielle) mise en marché de ces marchandises. Environnemental, économique, sanitaire, social ou encore bioéthique, le bien commun s’ancre dans divers domaines, dont le choix conditionne les registres de présentation des apports ou des dégâts que ces marchés (potentiels ou réels) sont à même de produire. En autorisant dans des circuits légaux l’échange de marchandises contestées à un certain prix, certains acteurs craignent par exemple que leur accessibilité soit étendue, engendrant des effets moraux indésirables. Ainsi, les jeux d’argent légalisés sur internet donneraient à l’offre une visibilité accrue, de même qu’une commercialisation licite du cannabis en faciliterait l’usage par un nombre croissant d’individus, entraînant pour ces deux cas des comportements mettant en jeu l’ordre social. En réponse à ces arguments sanitaires, les tenants du marché font valoir les dommages économiques ou d’ordre public mais également sanitaire que fait peser l’existence d’un commerce informel et donc incontrôlé sur la population (qualité moindre des produits, impossible taxation et contrôle des distributeurs, etc.) Ces effets, réels ou escomptés, irriguent les argumentaires des « entrepreneurs de cause » qui apparaissent progressivement, s’entourent de relais et organisent leur action en s’appuyant sur des répertoires de mobilisation bien analysés par la sociologie de l’action publique20 : le recours à des experts, le lobbying, l’organisation de manifestations ou de happenings sont autant de moyens concourant à transformer un enjeu localisé en « problème public » dont le cadrage finit par produire un « ordre symbolique » susceptible de disqualifier durablement des modes de résolution alternatifs21. Dans certains cas, les formes du mouvement social deviennent des pièces constitutives du marché contesté, comme Hayagreeva Rao le montre dans le cas de l’organisation de courses automobiles servant au début du xxe siècle à réunir un public pour l’acclimater à la présence de voitures automobiles, tout en lui démontrant la fiabilité de ce nouveau mode de transport22. À l’inverse, les promoteurs de marchés contestés sont également des « entrepreneurs de cause » : ils défendent eux aussi une forme de morale. La construction d’un marché des données personnelles ne permettrait-elle pas d’offrir plus de maîtrise aux internautes jusqu’ici largement ignorants des modes de collecte de leurs traces de navigation ? L’élevage et la commercialisation de saumons transgéniques ne constituent-ils pas le début d’une solution à la faim dans le monde ? En dehors des arguments avancés, ces acteurs peuvent aussi, lorsque le marché contesté qu’ils cherchent à promouvoir ne parvient pas à déboucher, se faire les porteurs d’une critique morale des modes alternatifs de commerce social. Ainsi en va-t-il des tenants du marché des organes, pour qui la production de cette ressource rare n’aurait que la construction d’un marché comme solution – quitte à minorer l’efficacité du commerce structuré autour des dons, qui s’y substitue aujourd’hui majoritairement dans le monde.

12Les prises de position ne sont cependant ni simples ni figées : en même temps que se déploient les controverses à propos de ces marchés, des alliances parfois inattendues s’observent entre des catégories d’acteurs dont les intérêts et les valeurs peuvent sembler a priori inconciliables. Cela tient encore aux effets anticipés, économiques en particulier, que la création de ces marchés spécifiques suscite. Ainsi, parmi ces alliances originales on verra des pêcheurs de saumons adopter les positions écologiques d’une ONG pour contrer la commercialisation de saumons transgéniques et la concurrence potentielle qu’elle représente, ou bien l’aile progressiste du gouvernement Giscard d’Estaing défendre, en 1975, aux côtés de réalisateurs et de producteurs de cinéma pornographique, la diffusion libre de ces films, au grand dam de députés plus conservateurs et d’associations féministes. Les registres de la contestation se déplacent et les positions évoluent donc à la faveur de ces alliances (pérennes ou de circonstance), les opposants au marché finissant même parfois par contribuer à la définition d’un compromis marchand acceptable.

  • 23 Chateauraynaud, 2011.

13Les différentes contributions soulignent ainsi la création d’équilibres fragiles qui, dans le cas de marchés contestés en acte, parviennent à refroidir ou « incorporer » la critique, pour un temps du moins. Les groupes d’acteurs enrôlés, les répertoires de mobilisation empruntés, les arguments défendus, et les dynamiques des contestations sont ainsi précisément décrits pour, d’une part, saisir les effets produits par les controverses morales sur les conditions d’existence et de fonctionnement des marchés contestés et, d’autre part, examiner comment l’horizon d’un commerce marchand influe sur la position des acteurs dans le « champ de forces » de la controverse23, et la formulation de définitions concurrentes ou convergentes du bien commun.

  • 24 Stanziani, 2005.

14La spécificité de la contestation morale ressort par comparaison avec les controverses sur la qualité des biens alimentaires. Sur la base d’une étude portant sur le vin, le beurre, la viande et le lait, Alessandro Stanziani24 montrait d’abord que les questions de santé publique sont dominées par les dimensions industrielles et marchandes, y compris dans le cas de la viande et du lait. Les controverses sont plutôt d’ordre scientifique, pour définir la qualité et la stabilité du produit, éviter les fraudes, et d’ordre marchand, pour décider des cas dans lesquels la concurrence suffit à réguler les pratiques, soit en éliminant les mauvaises pratiques, soit en segmentant les marchés (celui de la margarine se sépare de celui du beurre). La qualité fait donc essentiellement appel à des controverses confinées entre les experts du monde marchand, scientifique et juridique. Mais il n’y est pas question d’une contestation morale faisant surgir des experts profanes ou des entrepreneurs de morale économique extérieurs à ces mondes-là, même lorsque les hygiénistes sont présents, comme c’est le cas du lait et de la viande. D’ailleurs, la solution à ces problèmes de qualité passe souvent par la concurrence elle-même, donc par la pratique marchande. Il n’en est pas question dans les chapitres qui suivent : c’est le fait même de mettre le produit sur le marché qui soulève la controverse.

15Les chapitres qui suivent considèrent des formes diverses de marchés contestés. Celles-ci tiennent, comme on vient de le rappeler, à la diversité et à l’inégale force des controverses, mais elles proviennent également de la variété des marchés contestés. Le cas le plus simple est celui des marchés contestés effectivement en fonctionnement : c’est le cas pour le marché des jeux d’argent en ligne, le marché du tabac, le marché de la pornographie et le marché des funérailles. Il s’agit de marchés effectifs au sens où il est possible de faire des transactions en toute légalité, pour autant que l’on y respecte, comme dans tout marché, les règles qui encadrent les échanges. Dans ce premier cas, la contestation morale n’est ni absente, ni affaiblie, mais il faut en chercher les traces et la force régulatrice dans les agencements sociaux spécifiques qui donnent à ces différents marchés le moyen de contenir ou de refroidir les contestations morales. Le cas opposé est celui des marchés contestés dans lequel le marché n’a pas pu être créé et où le bannissement de l’échange marchand n’a pas pu être levé, comme c’est le cas pour le marché des organes à transplanter ou le marché du cannabis. Sauf exception – l’Iran et les philippines pour le marché des reins, les Pays-Bas ou un petit nombre d’États américains pour le cannabis – les marchés contestés n’ont pu parvenir à une existence légale. La confrontation entre la morale et l’échange marchand n’en est pas moins centrale car intervient le raisonnement contrefactuel très répandu selon lequel, « s’il n’y a pas de transactions légales possibles, alors des transactions illégales et moralement pires, se mettront en place ». La potentialité de ces transactions illégales devient alors un argument important pour faire advenir les marchés contestés légaux et donne lieu à une contestation catallactique de la contestation morale et du bannissement de l’échange marchand au nom des périls supplémentaires que les transactions illégales font peser sur les populations. Enfin, il existe une troisième catégorie de marchés contestés avec le cas des marchés potentiels, comme c’est le cas du marché des poissons génétiquement modifiés, du marché de l’adoption et du marché des données personnelles. Au-delà de ces différences quant à l’effectivité factuelle des marchés contestés, les trois catégories sont redevables d’un même questionnement relatif au mode d’enchâssement de la contestation morale dans le fonctionnement marchand. Sous quelle forme la morale est-elle imbriquée dans les dispositifs marchands pour rendre possibles les transactions sur les marchés contestés effectifs ? Dans quels cas la contestation morale parvient-elle à bloquer l’émergence du marché pour donner lieu aux marchés contestés bannis ? Comment la contestation morale fait-elle face à sa propre mise en question de la part des tenants de la marchandisation et de ce que l’on peut appeler la contestation catallactique de la contestation morale ? Comment la contestation morale parvient-elle à prendre pied dans le processus de création de marchés contestés potentiels ?

FRONTIÈRES MOUVANTES, DISPOSITIFS ET POPULATIONS FRAGILES

16Les recherches rassemblées aboutissent à trois résultats généraux, au-delà des résultats spécifiques acquis sur chacun des neuf terrains empiriques étudiés par les contributeurs.

17Le premier résultat concerne le caractère mouvant des frontières entre le marchand et le non-marchand. La contestation morale n’est pas figée, pas plus que ne le sont les contours des marchés, ou les dispositifs permettant les transactions sur les marchés contestés. Le marché du cannabis n’a pas toujours été interdit ; certains produits humains, comme le sang total, ont été successivement marchands, puis non marchands, etc. Les différentes contributions éclairent donc également les évolutions de la contestation morale et les changements dans les dispositifs permettant de commercialiser les marchandises contestées. Les règles de droit sont souvent centrales, mais, là encore, il serait insatisfaisant de s’en tenir au seul niveau des énoncés juridiques et de la production législative des lois. D’une part, par ce que ces derniers sont souvent le résultat de rapports de force, des controverses et des mouvements à la frontière du marchand et du non-marchand. D’autre part, parce que la « loi de papier » est une chose, la « loi appliquée » en est une autre. Les chapitres qui suivent en fournissent de nombreux exemples : l’évolution des controverses sur la commercialisation du cannabis dépend des traités internationaux, de la manière dont ceux-ci sont transcrits dans les lois nationales, mais également des travaux scientifiques sur les apports possibles de telle ou telle molécule contenue dans le principe actif. Elle dépend enfin des usages et donc des pratiques « d’en bas » à la suite des effets de la pandémie du sida sur la question des drogues en général, à la suite également des évolutions des modes d’approvisionnement (coffee shops en Hollande, autoproduction, etc.)

  • 25 Un tarif n’est pas un prix de marché : l’un et l’autre sont socialement construits, selon la formu (...)

18Deuxièmement, les différents marchés contestés montrent que l’imbrication de la morale et de l’échange se niche dans les dispositifs – au sens souple que ce terme a pris dans la sociologie contemporaine à la suite de la proposition de Foucault – qui refroidissent la contestation morale de manière à permettre la mise en œuvre des échanges sur une base régulière et prévisible. Parmi les pièces importantes de ces dispositifs, on peut relever la présence du cadre légal sans lequel aucun marché contesté ne peut advenir ; on peut relever également la présence de règles fiscales qui interviennent comme un facteur de confinement du marché contesté en imposant plus telle ou telle transaction. Ces dispositifs touchent, selon les cas, soit l’offre de marchandises contestées, soit la demande, soit les deux à la fois. Lorsqu’il s’agit de l’offre, ce sont souvent des règles juridiques définissant qui a droit de se présenter comme vendeur, comme acheteur, selon quelles règles les transactions auront lieu, etc. (cas des marchés du tabac, ou des organes humains) ; la réglementation pouvant aller jusqu’à la définition d’un monopole public et des opérateurs privés (les buralistes) en charge de présenter l’offre sur l’ensemble du territoire national (cas du tabac ou des jeux). Mais il peut également s’agir de dispositifs fiscaux comme ceux qui associent le droit de commercialiser le produit à une fiscalité spécifique (cas du cinéma pornographique dans les années 1970). il peut également s’agir de dispositifs dans lesquels la tarification entre comme une composante essentielle : c’est le cas de l’adoption internationale lorsque les « enfants à besoins spécifiques » se voient attribuer un coût d’adoption moins élevé que les autres ; c’est également le cas des jeux d’argent en ligne avec la définition du taux de retour aux joueurs qui définit la profitabilité des opérateurs et les espérances de gain des joueurs. La construction administrative des tarifs25, pièce essentielle de ces dispositifs, constitue alors le lieu par excellence de la rencontre de la morale et de l’économie marchande (ou de son absence).

  • 26 Nous nous inspirons ici librement de l’ouvrage qu’Annie Stora-Lamarre (2005) a consacré à l’œuvre (...)
  • 27 Fassin, 1998.

19Troisièmement, sur le volet de la demande, le résultat central est celui de la limitation de l’accès au marché. Cette limitation prend une forme spécifique avec la création de populations fragiles, groupes sociaux définis d’une manière ad hoc que les dispositifs doivent permettre de protéger. La situation la plus commune et, sans doute, la plus attendue est celle dans laquelle la contestation morale s’appuie sur la désignation de populations fragiles que l’émergence des marchés contestés mettrait en danger26. Il en existe de multiples exemples. La catégorie la plus courante est celle des enfants qu’il faut protéger de l’existence d’un marché de la pornographie, ou de celui du tabac et, pis encore, de celui du cannabis, ou des jeux d’argent en ligne. Les enfants sont également protégés dans le cas de marchandises contestées qui ne débouchent pas sur l’existence d’un marché comme c’est le cas pour les organes humains ou de l’adoption internationale. Mais il faut bien distinguer deux choses : dans ces derniers cas, on doit protéger les enfants en raison de leur faiblesse juridique – ils sont « incapables » juridiquement – contre les manœuvres possibles de ceux qui ont autorité sur eux (parents ou institutions) et qui leur feraient faire ce qui est à l’avantage de ces derniers et les transformeraient eux-mêmes en marchandises contestées. Dans les autres cas, l’enfant est défini comme faible parce que ne pouvant pas pleinement résister aux « attraits » de l’offre marchande, indépendamment de sa qualité juridique. On comprend dès lors que la notion de « population fragile » est potentiellement applicable à toute forme de marché contesté. Aussi la retrouve-t-on à l’œuvre dans tous les cas étudiés ici et la gamme en est très large : ce sont les pauvres (organes humains, jeux d’argent en ligne), les pervers qu’il faut protéger d’eux-mêmes (pornographie) ou les personnes souffrant de faiblesse de la volonté (les jeux d’argent, le cannabis) ou ceux, et ils sont nombreux, dont la vigilance est estimée trop faible lors de situations complexes ou tragiques (les données personnelles, les cadavres). La liste ne s’arrête pas là puisque l’on peut trouver des entités « naturelles » comme les saumons sauvages qui forment une population fragile face aux dangers sur la reproduction de toute l’espèce que représentent les poissons transgéniques s’ils parviennent à échapper aux bassins de confinement qui leur sont destinés. La désignation d’une population fragile à protéger s’accompagne dans plusieurs cas d’une sanitarisation des problèmes sociaux27 qui offre à la contestation un changement de registre : dans les cas du tabac, des jeux d’argent, du cannabis ou des organes – mais, plus surprenant, pas dans celui des poissons transgéniques – ce sont les professions médicales, leur expertise et leur qualification des problèmes qui s’affirment pour distinguer, non plus en termes moraux mais sanitaires, le normal du pathologique. À ce mouvement de « médicalisation » s’ajoute un processus de « politisation » consistant à mettre ces problèmes désormais requalifiés à l’agenda des pouvoirs publics, grâce à l’intervention d’entreprises, d’association et de relais dans la société civile. La population fragile – le fumeur passif, le joueur dépendant, le malade soulagé par le cannabis ou celui qui doit se faire transplanter – ainsi définie participe au processus de légitimation du marché (ou non) et des instruments d’intervention de l’État (taxation de ceux qui produisent le dommage sanitaire, campagnes de prévention des conduites à risque, etc.)

20Plus généralement, l’émergence de populations fragiles explique que la demande sur les marchés contestés fasse l’objet d’une forme ou d’une autre de confinement. La définition de populations fragiles ou de populations cibles revient à confiner socialement les transactions en limitant ceux qui peuvent s’y présenter comme acheteurs. Mais le confinement touche également les lieux de la transaction, sa publicisation, les lieux de la consommation, comme on le voit dans les dispositifs de ghettoïsation du marché de la pornographie dans les années 1970. C’est donc toute une série de dispositifs qui permettent de définir les compromis entre la logique marchande, sa morale catallactique incluse, et la contestation morale pour les échanges marchands de marchandises contestées.

21La notion de population fragile, plus floue quant à son contour, mais à très fort potentiel dans la controverse peut prendre la forme générique suivante. Derrière l’argument selon lequel l’interdiction légale d’un marché contesté produit un résultat socialement détestable parce que va se créer un marché « noir », se trouve implicitement l’existence d’une population « dangereuse » de marchands composés de ceux qui ne savent résister à l’appât du gain et, le cas échéant, à l’exploitation d’une population fragile composée de pauvres et de démunis. L’argument a fait et continue de faire fureur dans les débats autour de l’interdiction d’un marché du cannabis ou des organes humains. Mais il est aussi à l’œuvre dans nombre de marchés contestés, comme celui des cadavres, dès lors que ce sont les marchands eux-mêmes qui s’en emparent pour se mettre à l’abri de la concurrence que les « marchands » peu intègres font peser sur ceux qui le sont. C’est également le cas pour les internautes les plus pauvres : plus sensibles aux offres promotionnelles proposées en échange de la cession de leurs données personnelles, ils seraient donc tendanciellement plus exposés à la prédation des acteurs publicitaires.

22L’importance de la notion de population fragile ne s’épuise pas dans l’énoncé d’une vaste liste de populations fragiles à protéger des risques moraux que comporte la création de marchés contestés dans le cadre du néolibéralisme contemporain. Un résultat moins attendu que mettent en évidence plusieurs des contributions est l’existence de populations fragiles qu’il s’agit de protéger grâce à l’ouverture du marché. La notion de population fragile est donc susceptible de prendre une valeur morale positive. C’est notamment le cas des malades pour lesquels la consommation de cannabis améliore leur situation en rendant plus aisément supportables des traitements douloureux, ou rendant supportables des situations que la pharmacopée existante ne permet pas de traiter ou pas aussi efficacement. Dans ce cas, la contestation morale peut donc inverser le processus en demandant la création d’un marché à accès limité de manière à satisfaire au mieux les demandes de ces populations qui souffrent. La population fragile peut aussi bien concerner des animaux et des humains : pour faciliter l’adoption de nouveaux jeux d’argent, on construit les chevaux comme population cible dont il s’agit d’améliorer la qualité ; après le grand massacre de 1914-1918, ce seront les « gueules cassées » qui joueront ce rôle de population fragile à valeur positive pour la création de la Loterie nationale.

  • 28 Steiner, 2010a, chap. 6.

23Un dernier cas de figure se présente aussi lorsque deux populations fragiles de signe opposé se rejoignent dans la controverse : l’une est mise en avant par ceux qui s’opposent moralement à l’émergence du marché contesté, tandis que l’autre est mobilisée par ceux qui veulent faire advenir le marché contesté. L’une doit être protégée du marché, tandis que l’autre doit être protégée par le marché. Le cas des organes humains en donne un exemple frappant : on est face à deux populations fragiles prêtes à entrer dans un « commerce de détresse28 ». Les malades en attente d’une greffe salvatrice forment la population fragile que mobilisent les tenants d’un marché d’organes à transplanter, car c’est elle qu’il s’agit de protéger grâce aux vertus « productrices » du marché. À l’opposé, ceux qui ne veulent pas d’un tel marché mettent en avant l’existence d’une autre population fragile, les pauvres, qui ne pourraient pas ne pas succomber devant l’« offre irrésistible » que représente pour eux la somme (énorme, compte tenu de leur niveau de ressource) résultant de la vente d’un rein. La population fragile négative (les pauvres) l’emporte ici sur celle, positive, des malades ; le marché contesté ne peut émerger. La situation inverse est également présente : dans les jeux d’argent, les populations fragiles à valeur positive (les chevaux, les « gueules cassées », les associations sportives) l’emportent sur les populations à protéger du marché contesté ; il y a alors une légitimation par transfert de valeur morale. Il en est de même dans le cas du marché funéraire : la population fragile que forment les indigents l’emporte sur les riches prêts à dépenser par ostentation. Les opérateurs de pompes funèbres peuvent introduire du marché pour ceux-ci de manière à couvrir grâce aux gains perçus sur la vanité les dépenses pour mettre en terre ceux-là.

  • 29 Steiner, 2008.

24Populations fragiles contre le marché, populations fragiles pour le marché, populations fragiles contre populations fragiles… Les différents cas de figure sont nombreux et les dispositifs pour rendre possibles les appariements marchands plus encore. Les uns et les autres peuvent servir à nourrir la thèse foucaldienne de la gouvernementalité. Cette forme du gouvernement d’autrui, caractéristique du néolibéralisme contemporain, est associée au développement du marché comme forme politique. Le dispositif marchand mis en place, l’intérêt égoïste suffit à en assurer le fonctionnement : c’est en ce sens un mode de gouvernement très différent de la loi (ce qui est interdit et ce qui est permis) et de la discipline (le contrôle minutieux des comportements). Les marchés contestés ne sont certes pas extérieurs à la loi – tout particulièrement lorsque le marché contesté ne parvient pas à se faire jour – ni à la discipline car les entrepreneurs de morale comme les entrepreneurs d’économicité sont toujours prêts à intervenir lorsque le dispositif marchand ne fonctionne pas comme il convient ; mais ils relèvent surtout de la gouvernementalité. Face à des populations fragiles d’une égale valeur morale, mais de signes opposés, la loi et la discipline peuvent apparaître comme des outils frustes de gouvernement face à la souplesse de la gouvernementalité et ses différentes technologies d’optimisation29. La recherche du « meilleur » n’est plus tant celle de la valeur morale supérieure ; au contraire, il se trouve dans « le moindre mal » qui est aussi un bien, selon la formule de Leibniz. Ce « moindre mal » fait donc l’objet d’un incessant travail de redéfinition, d’où des frontières mouvantes entre le marchand et le non-marchand, et l’infinie multiplicité des dispositifs marchands et non marchands qui leur sont associés.

25Le présent ouvrage est scindé en neuf chapitres qui sont autant d’études de cas concrets de marchés contestés existants, potentiels ou bannis. Si les chapitres présentent des sensibilités théoriques distinctes, le cadre décrit dans cette introduction a été collectivement affiné au cours des séances régulières d’un groupe de travail dédié et constitue l’ancrage commun de chacune des contributions.

26Le chapitre de Sébastien roux présente d’abord l’adoption internationale comme un phénomène d’apparentement relativement récent, reposant sur un travail d’accompagnement des requérants dont on cadre moralement les attentes de façon à les adapter aux contraintes de ce commerce social qui s’est construit en opposition au marché. Ce processus d’encadrement affectif, social et moral permet ainsi de produire de futurs parents dont des professionnels jugent le degré de conformité en les soumettant à une série d’épreuves (re)produisant une éthique familiale spécifique qui facilite la réalisation de migrations d’enfants potentiellement problématiques.

27Sandrine Barrey retrace de son côté la controverse autour de la commercialisation en Amérique du Nord d’un saumon transgénique destiné à l’alimentation humaine : pour affirmer la légitimité de ce marché, ses promoteurs apportent des arguments moraux sur la capacité de ce poisson à régler partiellement la question de la sécurité alimentaire mondiale et déploient des dispositifs de confinement de cette espèce pour refroidir les contestations environnementales qui freinent sa mise en marché. Mais protéger la nature s’est avéré insuffisant et c’est la nature humaine qu’il s’est agi ensuite de protéger (demande d’étiquetage et de traçabilité). Plutôt que de freiner la construction de ce marché, ces contestations participent encore aujourd’hui à instaurer un ordre marchand acceptable moralement.

28En étudiant le cas du tabac, Caroline Frau fait état de la double tension de la raison libérale et de la raison sanitaire sur ce marché. Depuis la fin des années 1970, les produits du tabac ne sont plus seulement des biens de consommation lourdement taxés, ils sont également qualifiés de marchandises présentant un risque pour la santé des fumeurs et des non-fumeurs. En questionnant la manière dont la puissance publique poursuit l’administration d’une marchandise contestée mais fiscalement lucrative, cette contribution montre comment les acteurs publics et privés intervenant sur le marché assimilent les contestations et s’en accommodent. Le compromis établi pour refroidir la critique demeure incertain et fragile, d’autant plus que les industriels et les vendeurs de tabac, en tant qu’acteurs du marché et agents d’exécution des normes disposent de marges de manœuvre pour adapter les règles, en jouer et les déjouer.

29De leur côté, Henri Bergeron et Étienne Nouguez s’intéressent aux régimes qui relient la qualification du cannabis aux modalités de structuration de son commerce. Le premier régime « prohibitionniste », qui s’est développé à partir des années 1920, disqualifie le cannabis comme un « produit stupéfiant », dangereux et sans intérêt thérapeutique, et prohibe donc ses usages, sa production et son commerce ; d’où l’apparition d’un commerce illégal, « à l’ombre de l’État » qui prospère encore aujourd’hui dans de nombreux pays. Le deuxième régime « de tolérance », illustré par le cas néerlandais, requalifie le cannabis comme une « drogue douce », comportant moins de risques pour la santé que les dérivés de l’opium, de la coca, le tabac ou l’alcool ; la politique de « réduction des risques » (sanitaires) s’accompagne d’une tolérance vis-à-vis de zones grises de commerce, les coffee shops. Enfin, le troisième régime « légal », illustré par les cas récents de légalisation du cannabis aux États-Unis, fait valoir ses usages médicaux ou récréatifs ; la mise en marché soulève d’importantes questions touchant le confinement des usages et du commerce ou le partage des gains entre les différents acteurs du marché et l’État.

30Les débats dans les années 1970 autour de la diffusion du cinéma pornographique permettent à Mathieu Trachman de montrer le basculement qui s’opère entre une contestation qui touchait jusqu’alors les produits (les films) vers une contestation qui a désormais trait au marché proprement dit, i.e. ses limites, la légitimité de ses profits et le rôle que l’État doit jouer en tant que régulateur. En définissant un public faible d’abord, l’État justifie son action, puis il s’attache à construire un marché contesté en façonnant les modalités de rencontre, dans des lieux dédiés, d’une offre qu’il soumet à divers processus d’autorisation, et de consommateurs jugés aptes « à voir ».

31Marie Trespeuch traite le cas des jeux de hasard et d’argent en revenant d’abord sur l’histoire des contestations morales attachées à ces produits et qui ont justifié la construction d’un premier marché contesté sous la forme d’une organisation monopolistique du secteur. Soulignant le rôle d’entrepreneurs de marché venus critiquer cette régulation, elle montre qu’un second marché contesté voit le jour avec la libéralisation partielle du marché des jeux en ligne en 2010, fondé sur des dispositifs de canalisation de l’offre et de modération de la demande.

32Pauline Barraud de Lagerie et Emmanuel Kessous montrent que l’exploitation marchande des données personnelles est devenue un élément clé de l’économie numérique : sources d’amélioration du ciblage publicitaire, ces données offrent aussi pour les entreprises une meilleure connaissance des clients, renouvelant les modalités de la prospection commerciale. Pourtant, leur collecte et leur commercialisation soulèvent de forts enjeux de protection de la vie privée. Les contestations qui sont d’abord retracées dans ce chapitre servent de point d’appui pour décrire ensuite les mécanismes conduisant à la potentielle mise en place d’un marché régulé des données personnelles.

33Philippe Steiner examine la manière dont la transplantation d’organes a progressivement rencontré les problèmes posés par les projets de commercialisation des greffons rénaux à partir du moment où le manque de greffons à transplanter s’est installé comme un phénomène durable. Les controverses morales sont vives depuis les années 1990 et, avec le maintien de l’interdiction des biomarchés, les oppositions à ce qui est considéré comme un paternalisme moral se multiplient chez les économistes, les juristes et les transplanteurs. Toutefois, la robustesse du dispositif mis en place dans les années 1980, pour assurer la collecte et la circulation des greffons, fait que les tenants du biomarché échouent à produire un dispositif alternatif permettant de protéger la population fragile (les « pauvres ») face à un marché de l’humain. La situation présente voit donc se développer une controverse sur la politique du don, lequel devient un don controversé.

34En retraçant l’histoire du marché des funérailles à deux moments clés – la révolution française et l’après seconde Guerre mondiale – pascale Trompette met en valeur les dispositifs qui ont rendu acceptable voire préférable la mise en place d’un marché partiel et régulé par des pouvoirs publics particulièrement attachés à offrir un traitement politique et moral des questions sociales liées à la mort. Elle montre ainsi comment le système des classes permet de conjuguer échange marchand et gestion politique des enterrements des pauvres ; puis elle souligne comment ces dispositifs sont négociés voire dégradés par le jeu des pratiques concurrentielles accompagnant le développement de l’industrie privée des funérailles. L’histoire est alors celle de la métamorphose du marché contesté au fil du processus de réinvention des dispositifs marchands. À partir du xxe siècle, elle se déploie autour des chambres mortuaires comme nouveau dispositif de cadrage du marché.

Notes

1 Radin, 1996 ; satz, 2010.

2 Radin, 1996.

3 Zelizer, 1983.

4 Zelizer, 1985.

5 Zelizer, 2005.

6 Voir à ce propos le numéro spécial de Politics & Society consacré au travail relationnel (Politics & Society, 2012, vol. 40-2).

7 Beckert et Wehinger, 2013.

8 Rao, 2009 ; Fligstein et Mac Adam, 2012.

9 Foucault, 1994.

10 Callon, et al., 2007 ; Karpik, 2007.

11 « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom [de dispositif] c’est premièrement un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit », ce à quoi l’auteur ajoute que le dispositif est le « réseau que l’on peut établir entre ces éléments » et qu’il importe avant tout d’identifier la nature du lien qui existe entre ces éléments qui se mettent en place pour répondre dans un premier temps à une situation d’urgence mais qui se pérennisent pour gérer leurs propres effets (Foucault, 1994 [1977], p. 299).

12 Fligstein, 2001, p. 34.

13 Trespeuch, 2011.

14 Frau, 2012.

15 Steiner et Trespeuch, 2013.

16 Polanyi, 1944.

17 Foucault, 2004 [1979].

18 À cet égard, le chapitre consacré aux organes humains, comme celui consacré aux données personnelles, mettent en valeur l’inaliénable liberté de l’être humain face aux tentatives d’extension du marché à la personne.

19 Radin, 1996.

20 Lascoumes et Le Galès, 2007.

21 Gusfield, 2009.

22 Rao, 2009, chap. 2.

23 Chateauraynaud, 2011.

24 Stanziani, 2005.

25 Un tarif n’est pas un prix de marché : l’un et l’autre sont socialement construits, selon la formule en vigueur, mais ils ne le sont pas de la même manière, ni pour la même finalité. Le tarif répond à un problème de financement d’une organisation qui doit y trouver le moyen de ne pas dépendre d’une source extérieure de financement ; le prix vise à dégager un profit.

26 Nous nous inspirons ici librement de l’ouvrage qu’Annie Stora-Lamarre (2005) a consacré à l’œuvre du sénateur Henri Béranger et, plus généralement, aux fondateurs du droit de la IIIe république, lorsqu’il eût s’agit de protéger les enfants, les femmes, de la violence paternelle et de la licence. Mathieu Trachman a initié la réflexion sociologique à ce propos dans sa thèse et dans l’ouvrage qui en est issu (Trachman, 2013) avant qu’elle ne prenne place au cœur de la réflexion des contributeurs à cet ouvrage.

27 Fassin, 1998.

28 Steiner, 2010a, chap. 6.

29 Steiner, 2008.

Auteurs

Professeur de sociologie à l’université Paris-Sorbonne, et membre de l’institut universitaire de France. Chercheur au GEMASS, ses travaux portent sur la sociologie économique des marchés et l’histoire des sciences sociales. Il a récemment publié La transplantation d’organes : un commerce nouveau entre les êtres humains, Gallimard (2010), Les Rémunérations obscènes, La Découverte (2011), Durkheim and the Birth of Economic Sociology, Princeton University Press (2011) et il a codirigé avec F. Vatin le Traité de sociologie économique, Presses universitaires de France (2e édition, 2013).

Socio-économiste au département de sciences sociales d’Orange Labs (SENSE) et chercheuse associée à l’IDHES-Cachan. Après un doctorat consacré à la libéralisation du marché des jeux d’argent en ligne (2011), elle s’intéresse aujourd’hui à la sociologie des marchés et des innovations, notamment les enjeux moraux qui les traversent. Elle a publié dans la Revue française de socio-économie en 2011 et dans Réseaux en 2013 et, avec Ph. Steiner, dans la Revue française de sociologie en 2013.

© Presses universitaires du Midi, 2014

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