V. Bourdieu devient expert
p. 113-127
Texte intégral
L’existence d’une offre scolaire diversifiée, proposée à tous les niveaux par les institutions d’enseignement autonomes et concurrentes (au moins au niveau de l’enseignement supérieur), pourrait être le principe de toute une série d’effets convergents propres à accroître l’efficacité et l’équité du système d’enseignement…
Pierre Bourdieu, Propositions pour l’enseignement de l’avenir, Rapport du Collège de France (1985)
1Peu de temps après être parvenu au Collège de France, en 1982, Bourdieu rompt avec la neutralité qu’il affichait auparavant vis-à-vis du pouvoir politique. Il est consulté par les gouvernements en matière de réforme scolaire. Michel Rocard, alors Premier ministre, l’aurait reçu à plusieurs reprises en 1985. On ne s’attendrait pas à trouver dans cette fonction d’expert celui qui l’a tant critiquée. Plus tard il dira : « Les intellectuels sont des experts contre les experts ! Par exemple, contre un homme comme Anthony Giddens, un sociologue britannique qui a été l’un des premiers à penser la droite néo-libérale, ou plutôt la pseudo-gauche néolibérale de Tony Blair. Et qui compte plus contre Giddens que Bourdieu ? J’ai l’autorité scientifique et je connais les armes1. »
2Voyons si les propositions de Bourdieu au gouvernement de Mitterrand vont à l’encontre du « néolibéralisme ».
Bourdieu au Collège de France2 : les rapports de 1985 et 1989
3Le rapport « Propositions pour l’enseignement de l’avenir » que Mitterrand avait commandé au Collège de France est remis en 1985 par Bourdieu qui en était le rédacteur. Il sera complété par le rapport Bourdieu-Gros de 1988, « Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement ». Ces deux rapports ont proposé une profonde transformation de l’organisation scolaire et des mentalités. Voici les neuf principes de celui de 1985 :
4« L’unité de la science et la pluralité des cultures : Un enseignement harmonieux doit pouvoir concilier l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences humaines attentives à la pluralité des modes de vie, des sagesses et des sensibilités culturelles. »
5« La diversification des formes d’excellence : L’enseignement devrait tout mettre en œuvre pour combattre la vision moniste de “l’intelligence” et devrait multiplier les formes d’excellence culturelle socialement reconnues. »
6« La multiplication des chances : Il importerait d’atténuer autant que possible les conséquences du verdict scolaire et d’empêcher que les réussites n’aient un effet de consécration ou les échecs un effet de condamnation à vie… Il faudrait [que] les titres scolaires soient pris en compte pour une durée limitée et jamais de manière exclusive, c’est-à-dire comme une information parmi d’autres. »
7« L’unité dans et par le pluralisme : Parmi les conditions nécessaires pour assurer l’autonomie, la plus importante est sans doute celle d’un budget global qui pourrait être assuré par une pluralité de sources de financement : subventions de l’État, des régions, des municipalités, de fondations privées, contrats avec l’État ou les entreprises publiques ou privées et, peut-être même, participation financière des étudiants ou des anciens élèves… L’autonomie devrait être aussi entière en matière de création d’enseignement, de collation des grades et de régulation des flux d’étudiants3 […] » [C’est le modèle nord-américain et Valérie Pécresse y a peut-être puisé des éléments pour sa réforme.] Enfin, plus loin : « des programmes nationaux devraient définir le minimum culturel commun, c’est-à-dire le noyau de savoirs et de savoir-faire fondamentaux et obligatoires que les citoyens doivent posséder, point de départ d’une formation permanente. » [Ces propositions, déjà formulées par Jacques Delors en 1971, ont été reprises par l’Union européenne et par toutes les réformes des écoles et des lycées de Haby à Chatel.]
8« La révision périodique des savoirs enseignés : Le contenu de l’enseignement devrait être soumis à une révision périodique. »
9« L’unification des savoirs transmis : Une véritable université ouverte à vocation européenne, conçue sur un modèle inspiré de l’Open University anglaise […] pourrait diffuser à l’échelle de l’Europe des enseignements multilingues de haut niveau contribuant à l’unification européenne des enseignements et des titres. »
10« Une éducation ininterrompue et alternée : L’éducation devrait se poursuivre tout au long de la vie, et tout devrait être fait pour réduire la coupure entre la fin de l’enseignement et l’entrée dans la vie active. » [Autrement dit, le programme du Livre blanc de l’Union européenne de 1995, Enseigner et apprendre, vers la société cognitive.]
11« L’usage des techniques modernes de diffusion : Utilisation des instruments modernes de communication, télévision, vidéocassettes, ordinateur (la télévision pourrait être utilisée, notamment le samedi et le dimanche, comme base d’une véritable éducation permanente) ».
12« L’ouverture dans et par l’autonomie : Les établissements scolaires devraient associer des personnes extérieures à leurs délibérations et à leurs activités, coordonner leur action avec celle des autres institutions de diffusion culturelle et devenir le foyer d’une nouvelle vie associative, lieu de l’exercice pratique d’une véritable instruction civique… »
13Le rapport résume ces principes : « l’unité de la science et la pluralité des cultures » comme base d’un enseignement harmonieux, la diversification des formes d’excellence, l’unité dans et par le pluralisme « créant les conditions d’une émulation réelle entre des institutions autonomes et diversifiées », la modernisation des savoirs enseignés, l’éducation tout au long de la vie, l’utilisation des techniques modernes de diffusion de la culture, l’association de personnes extérieures aux délibérations et aux activités des établissements4.
14Mitterrand aurait retenu de ce rapport, selon M.-A. Lescourret5, « quelques mesures principielles plutôt que des contenus, soit l’université ouverte, la création d’une chaîne télévisée éducative et culturelle, l’évaluation permanente des établissements d’enseignement ».
15Le rapport de 1989, dit « Bourdieu-Gros », est le fruit d’une commission de réflexion6 sur les contenus de l’enseignement créée à l’initiative du ministère de l’Éducation nationale. Il est donc contemporain des travaux du Conseil national des programmes (CNP) sous le ministère Jospin, travaux qui allaient dans le sens d’« une réflexion de fond sur ce qu’on est en droit d’exiger à chaque niveau d’instruction ». Il formule sept principes dont le contenu est tout à fait semblable à celui du rapport de 1985. Pourquoi alors un deuxième rapport ? Rocard n’aurait-il pas transmis le précédent à Jospin ?
16Ce texte recevra l’approbation de François Dubet, futur auteur de rapports, lui aussi, qui estime que ce projet très ambitieux vise à reconstruire la cohérence des programmes autour de l’apprentissage de langages fondamentaux : « Plus que les connaissances elles-mêmes, ce sont en effet les postures méthodologiques permettant d’y accéder et de les comprendre qui importent le plus7. »
17Edgar Morin, qui présidait le conseil scientifique de la Consultation nationale sur les lycées, a également approuvé ce rapport. Il n’était pourtant pas un fervent admirateur de Bourdieu. Dans son livre Relier les connaissances, le défi du xxie siècle, il propose « d’enseigner la condition humaine » (rien que ça !), « d’apprendre à vivre, de relier les disciplines pour créer des noyaux cognitifs afin d’éviter l’empilement et l’accumulation des connaissances8 ». Un grand penseur, tout de même ! Il a sans doute lu Jacques Delors qui, en 1973, lançait l’idée du socle commun des connaissances au cours du colloque Fontanet auquel participaient Jean Massé, excommissaire au Plan, Hubert Beuve-Méry, directeur du journal Le Monde, François Bloch-Laîné, président du Crédit lyonnais, Eugène Descamps, ancien secrétaire général de la CFDT, et l’historien René Rémond. Ces personnalités appartenaient à la démocratie chrétienne ou en étaient proches.
18Les professeurs de philosophie, voyant dans ce rapport une menace pour leur discipline, lanceront une pétition qui a recueilli 1 200 signatures.
191985, c’est aussi l’année où le Conseil économique et social commandait à sa section des Affaires sociales un rapport sur les perspectives d’évolution des rapports de l’école et du monde économique face à la nouvelle révolution industrielle.
La section avait désigné comme rapporteur Jean Andrieu, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE), laquelle, lors de son congrès, adopte à l’unanimité un texte dirigé contre la démocratie de délégation et qui s’assigne pour objectif « un travail sur les mentalités des enseignants, de l’administration, des collectivités territoriales, mais aussi de nos propres parents9.
20Andrieu semble avoir fait d’une pierre deux coups, car son rapport, après avoir appelé à une « révolution de l’intelligence » pour s’adapter à cette révolution industrielle de l’électronique et de l’ordinateur, dénonce en même temps une « dangereuse ankylose d’initiatives, d’innovations, d’implications » dans l’école. Que propose-t-il en 1987 ?
Bannir le redoublement (qui coûte 25 milliards de francs !). Privilégier les outils modernes de communication. Atteindre 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en l’an 2000. Adapter l’école aux réalités changeantes du système économique, développer l’alternance et relier l’école et l’entreprise. Développer une pédagogie différenciée, alterner les enseignements en classes et en groupes à « géométrie variable ». Instaurer des cycles de la grande section de maternelle au CM2. Réviser les programmes et les horaires. Instaurer une participation des parents, des jeunes, des partenaires du monde économique et social à la gestion de l’école10.
21Et enfin : « l’école d’une société en mouvement ne peut rester le lieu du seul exercice des compétences professionnelles des enseignants ». Il faut faire appel « aux expériences, rencontres avec le monde du travail », ce qui signifie remettre en cause le statut de fonctionnaire d’État des enseignants.
22Et il conclut :
L’horizon désormais très proche de l’espace économique et culturel européen de 1992, et donc d’une « nouvelle frontière » de compétences itinérantes et multipliées, ne peut que rendre à terme fatalement dérisoires ces crispations quelque peu « féodales » qui sont encore parfois les nôtres en matière de formation.
23Le rapport Andrieu avait recueilli 166 voix au CES sur 196, seuls les 14 membres de la CGT-Force ouvrière ont voté contre. Tous les membres de la CFDT ont voté pour, les 16 de la CGT se sont abstenus.
De Bourdieu et Andrieu à la loi Jospin
24Ce rapport, publié deux ans après celui de Bourdieu de 1985, présente des orientations très semblables sur plusieurs points. Rien de bien nouveau par rapport à la loi Haby en vigueur à cette date, et lorsqu’on lit la loi Jospin on y retrouve nombre des propositions de ces différents rapports : la communauté éducative et la collaboration avec les entreprises (art. 1), les trois cycles de la maternelle au CM211 (art. 4), les équipes pédagogiques d’enseignants ayant en charge les mêmes classes ou groupes d’élèves par champs disciplinaires (art. 14), la fin des redoublements dans la mesure où l’orientation est de la responsabilité des parents ou de l’élève lorsqu’il est majeur (art. 8). Ajoutons que la loi Jospin a supprimé les Écoles normales d’instituteurs, remplacées par les Instituts universitaires de formation des maîtres12 (IUFM) et elle a autorisé toutes les déréglementations par la généralisation des projets éducatifs qui permettent de s’émanciper des programmes nationaux, de supprimer les examens, d’introduire l’enseignement des religions (article 10 sur la liberté d’opinion et d’expression), de s’attaquer au statut de fonctionnaire d’État en mettant les établissements sous la dépendance des collectivités territoriales et des élus politiques et, en même temps, de consolider la loi Debré, l’article 30 stipulant que :
les dispositions de la présente loi qui sont relatives à l’enseignement sont applicables aux établissements d’enseignement privés sous contrat dans le respect des dispositions de la loi n ° 59-1557 du 3 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés et de la loi de finances pour 1985.
25Cette loi qui a entraîné un dur combat des enseignants contre elle a servi de cadre à toutes les contre-réformes scolaires ultérieures. On comprend pourquoi elle n’a pas été abrogée. Elle a préparé la marche à la privatisation de l’ensemble du système scolaire. Mais il y a toujours loin de la coupe aux lèvres : les cycles maternelle-primaire ne sont toujours pas en application 20 ans après et les menaces sur le statut ont entraîné une très forte résistance, en particulier chez les TOS (Techniciens, ouvriers et personnels de service) qui ont été les premiers décentralisés.
Bourdieu promoteur de l’évaluation des enseignants
26L’OCDE en est bien sûr à l’origine, mais aussi Jean-Yves Mérindol qui était directeur de l’ENS de Cachan de 2009 à 2012 et qui a été nommé, le 22 mai 2012, conseiller pour l’Enseignement supérieur et la recherche à la présidence de la République. Il a été conseiller, dans le même domaine, de Bertrand Delanoë et membre du CNE (Conseil national de l’évaluation). Cet expert a publié en 1988 un article qui reconstitue la généalogie de cette « innovation » : « Comment l’évaluation est arrivée dans les universités françaises13 ? » L’auteur remonte à 1969 pour le principe d’autonomie et indique que ce sont Laurent Schwartz et Pierre Bourdieu qui ont promu l’idée de l’évaluation :
Pierre Bourdieu s’y est intéressé au moment où le Comité National d’Évaluation se mettait en place, c’est-à-dire en 1985, mais en élargissant la réflexion à tous les degrés d’enseignement. Ces deux grands universitaires ont abordé ce sujet dans des rapports rédigés à la demande des plus hautes autorités de l’État (Premier ministre ou président de la République). En contribuant à ces rapports, l’un et l’autre acceptent alors de ne pas rester dans le rôle d’experts critiques ou de scientifiques concernés : ils cherchent à peser sur les décisions politiques. Cette volonté les conduira d’ailleurs, mais dans des moments différents et pour des objectifs dissemblables, à créer des associations de réflexion et d’action : Qualité de la science française (QSF) en 1982 pour le premier, et Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche (Areser) en 1992, pour le second14.
27La mise en place de ce CNE a suscité des résistances diverses :
La mise en place du CNE a été diversement appréciée par les syndicats de l’enseignement supérieur. La majorité d’entre eux s’y sont opposés, parfois au nom de l’indépendance absolue dont doivent pouvoir bénéficier les universitaires – et tout particulièrement les professeurs – (ce fut le cas de la Fédération des syndicats autonomes de l’enseignement supérieur – qui confirmait ainsi son hostilité radicale à la gauche et à la loi Savary –, et du syndicat rattaché à Force ouvrière, principalement dirigé par les trotskistes de l’OCI lambertiste, devenue depuis Parti des travailleurs15), parfois au nom de considérations plus complexes, tenant autant compte d’objections de fond que d’autres, plus limitées, sur la composition et les missions du CNE (c’était le cas du SNESup). Le seul syndicat ayant marqué son accord de principe a été le SGEN-CFDT, pourtant hostile à la plupart des thèses défendues par Laurent Schwartz, et en conflit assez direct avec lui et avec QSF. Ces positions de principe se sont essentiellement confirmées depuis. L’association Qualité de la science française (QSF), créée en 1982, s’est toujours intéressée à l’évaluation, à la fois en présentant des candidats aux élections universitaires (CNU et CNRS), en compétition avec les syndicats et avec d’autres associations, et en avançant régulièrement des propositions16.
28M. Mérindol fait remarquer que le CNE trouve de l’inspiration dans des propositions audacieuses du rapport Bourdieu, comme celle-ci :
En vue de renforcer ou de restaurer la motivation des maîtres et de contrecarrer la dissolution des responsabilités qu’encourage le recours à la seule ancienneté comme étalon de toutes les formes de compétence, le pouvoir de tutelle devrait instituer des instances d’évaluation de l’activité pédagogique et scientifique des maîtres. Ces instances […] auraient à évaluer la qualité des individus et des institutions (équipes éducatrices, établissements, etc.) en fonction de critères multiples et nuancés […]. Elles pourraient ainsi orienter l’attribution aux institutions et aux maîtres d’avantages matériels et symboliques (subventions, promotions, primes, stages de formation à l’étranger, voyages d’études, etc.). Ces instances d’évaluation pourraient remplir les mêmes fonctions au niveau de l’enseignement secondaire. Une fois réellement instaurées les conditions de la concurrence entre les établissements, ainsi incités à s’attacher les meilleurs, leurs évaluations pourraient guider les choix des parents et des élèves17.
29Mérindol poursuit :
Le rapport propose de rendre ces « contrôles incitatifs, propres à assurer aux établissements concernés des attestations de qualité et, par là, un avantage dans la concurrence », obligatoires en cas d’attribution d’une aide publique. On le voit, ce programme va loin et il n’est guère surprenant que cette partie, qui ne correspond guère aux souhaits ou aux visions des responsables politiques de l’époque, n’ait pas encore été mise en application. En revanche, la partie sur les programmes, et leur révision régulière, a eu plus de succès. Pierre Bourdieu y est d’ailleurs revenu en mars 1989 en cosignant avec François Gros un rapport intitulé « Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement », rédigé à la demande du ministère de l’Éducation nationale, rapport qui suggérait la création d’un Conseil national des programmes, lequel a effectivement été mis en place par la loi Jospin de 1989 puis supprimé par la loi Fillon de 200518.
30L’OCDE, qui nous promet depuis des années la même chose qu’Ivan Illich, c’est-à-dire « une société sans école », a produit un test d’évaluation nommé PISA19. Les enseignants ont toutes les raisons de s’en méfier. Selon la dernière enquête de l’OCDE dont nous connaissons l’objectif, constamment formulé, de décroissance des dépenses budgétaires20, la France se situerait au 17e rang sur 29 en compréhension de l’écrit, au 18e en mathématiques et au 19e en culture scientifique. Les pays classés en tête sont la Finlande, la Corée du Sud, le Canada et l’Australie. En France, la sélection est trop précoce et trop forte, orientée entièrement sur le choix de l’élite des grandes écoles. Résultat, un énorme gâchis de « capital humain » (sic !).
31La fiabilité de cet outil ne semble d’ailleurs pas assurée. Voyons les observations d’un chercheur en mathématiques de l’IREM21 de Franche-Comté qui, lui, semble fiable :
La question que nous devons nous poser n’est certainement pas : comment devenir bons dans les épreuves PISA ? Elle serait plutôt : comment articuler la nécessité de développer chez tous les élèves des compétences mathématiques qui leur soient directement utiles dans leur rapport au monde et dans leur vie de tous les jours avec la nécessité de développer, chez le maximum d’entre eux un accès à l’abstraction, à la symbolisation, à la rigueur, qui font le propre des mathématiques […] et qui sont indispensables aux développements futurs. Précisons que sur ce dernier point, nos élèves, du moins les 25 % qui réussissent le mieux n’ont pas à rougir devant leurs homologues finlandais […] Déjà, dans plusieurs pays, on observe une incitation des responsables des systèmes éducatifs à modifier l’enseignement, la formation des enseignants et même les programmes, pour s’adapter aux conceptions et aux tests de PISA. Une telle attitude peut être catastrophique, et conduire à des conditionnements que nous ne pourrions que regretter. De ce point de vue, la réserve et la prudence des responsables français doivent être mises à leur crédit22.
32Les enseignants français ne sont d’ailleurs pas les seuls à se méfier de PISA. Des Finlandais aussi ! Et pourtant c’est le modèle finlandais que ce livre veut nous vendre23. Et pourquoi ? Parce que dans ce pays, on forme les élèves à des compétences concrètes, le premier but n’étant pas la transmission de connaissances. On enseigne les mathématiques pour bien se débrouiller dans la vie et non pour atteindre un niveau d’abstraction qui serait le meilleur moyen de leur permettre d’accéder à l’enseignement supérieur dans de bonnes conditions. S’ils veulent y accéder, les parents paieront de nombreux cours particuliers ; c’est le cas dans ce pays comme au Japon ou en Corée qui, par hasard, se trouvent en tête du classement PISA.
33Voici par exemple ce que dit l’un des multiples rapports de l’OCDE dans le chapitre « Quel avenir pour l’école ? » :
Dans quelles voies l’école va-t-elle s’orienter à moyen et long terme et comment les politiques peuvent-elles influer sur ce devenir ? Ces questions, qui se posent aujourd’hui avec urgence, ont conduit le Centre de l’OCDE pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement à élaborer six scénarios pour l’école de demain. Les deux premiers scénarios font des projections à partir de données et de tendances existantes. Le scénario 1 est fondé sur le maintien de systèmes solidement institutionnalisés opposant une résistance à tout changement radical mais remplissant d’importantes fonctions sociales cachées. Le scénario 2 a pour point de départ une conception actuelle de l’école inspirée des mécanismes du marché et va jusqu’à imaginer un monde futur dans lequel cette conception serait beaucoup plus étendue qu’elle ne l’est aujourd’hui, avec des résultats à la fois positifs et négatifs.
Deux scénarios de « rescolarisation » décrivent le renforcement du processus de reconnaissance de l’école par l’opinion publique, son soutien et son autonomie. Dans le scénario 3, cette évolution résulte des liens beaucoup plus puissants que l’école a instaurés avec la collectivité et du rôle pilote qu’elle joue dans la société. Dans le scénario 4, la plupart des écoles sont des « organisations apprenantes » souples, fortement ciblées sur le savoir et dotées d’enseignants extrêmement motivés24.
34Deux scénarios de « déscolarisation » sous-entendent le démantèlement de nombreuses parties des institutions et des systèmes scolaires. Dans le scénario 5, cette évolution est induite par l’édification à grande échelle de réseaux d’apprentissage non formels, que facilitent à la fois les TIC (Technologies de l’information et de la communication) et un environnement porteur, la « société en réseau ». On lit notamment que « si des écoles survivent, il est difficile de prédire s’il s’agira surtout d’établissements primaires (ciblés sur les savoirs de base et la socialisation) ou secondaires (ciblés sur des connaissances plus poussées et l’entrée sur le marché du travail) ».
35Dans le scénario 6, le phénomène déclencheur est l’exode des enseignants qui se produit malgré l’intervention concertée des décideurs et aboutit à la « désintégration » de certaines parties des systèmes scolaires. Quelques écoles publiques subsistent pour les exclus du numérique ou les réseaux d’intérêt collectifs. Ce pourrait être des institutions largement dotées en ressources ou au contraire des écoles « dépotoirs ».
Ivan Illich de retour ?
36La déscolarisation, la baisse des coûts, la fin des qualifications reconnues, l’éducation conviviale et en réseau, etc. L’OCDE s’interroge sur la faisabilité politique de ces scénarios :
Les gouvernements nationaux, lorsqu’ils s’emploient à renforcer la confiance mutuelle ainsi que les autres fondements de la gestion publique au niveau mondial, sont confrontés à la difficile tâche de faire savoir aux populations locales dans quelle mesure les dimensions nationales et internationales des politiques sont inextricablement liées.
37Une autre étude de l’OCDE intitulée « La faisabilité politique des politiques d’ajustement » (1993) fournit en quelque sorte aux gouvernements le « mode d’emploi » pour mener une politique de désagrégation des services publics en suscitant un minimum de réactions d’opposition. On peut y lire parmi les conseils fournis : « Un gouvernement peut toujours s’appuyer sur la coalition des groupes gagnants contre les perdants. » L’étude évalue les risques de troubles sociaux et d’émeutes. Elle précise que pour les éviter :
On peut à l’inverse recommander de nombreuses mesures qui ne présentent aucune difficulté politique […]. Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité du service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et graduellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte qu’on évite un mécontentement général de la population.
38L’OCDE s’adresse en priorité aux pays moins avancés (PMA remplaçant « pays sous-développés »), mais on voit que ces « experts » nous disent « de te fabula narratur » (c’est de toi qu’on parle dans cette histoire). S’il y a, certes, des différences entre les propositions de l’OCDE et celles de Pierre Bourdieu, leurs rapports ont un point commun : la privatisation de l’école.
Notes de bas de page
1 Entretien du 11 mai 2000 au journal suisse Wochenzeitung. Cité par M.-A. Lescourret, Bourdieu, Flammarion, Paris, p. 420.
2 Il est élu avec 22 voix contre 10 à Alain Touraine. Cette nomination, Bourdieu a laissé entendre qu’il n’en voulait pas, ce qui est un peu surprenant : « J’avais refusé à plusieurs reprises d’être candidat et je m’en étais expliqué, auprès de François Jacob notamment, et, ensuite, auprès de mes amis, André Miquel surtout, qui insistait pour que je sois candidat et que j’avais même tenté de convaincre que, grandiloquent et prophétique, celui qui devait devenir mon concurrent tiendrait très bien le rôle, en un sens mieux que moi. Cette réticence (le mot est trop faible, mais répugnance est trop fort), venue du plus profond de moi, me porte à toute une série d’actes destinés à couper les ponts, comme la signature en faveur de la candidature de Coluche à la présidentielle de 1981 […] », dans P. Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Raisons d’agir, Paris, 2004, p. 137.
3 Bourdieu se contredit parfois. Ainsi dans La Noblesse d’État (p. 485), il semble voir un danger dans l’intervention des « détenteurs du pouvoir économique […] contestant pratiquement le monopole universitaire de la collation des grades au travers d’institutions d’enseignement dont les maîtres, comme c’est déjà le cas à Sciences-po ou à HEC, proviennent, dans leur grande majorité, du champ économique ou y occupent des positions secondaires […] ». Pourquoi alors avoir proposé l’autonomie qui leur ouvre grandes les portes ?
4 Depuis la mise en place de la LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités) de Valérie Pécresse, les universitaires sont confrontés aux conséquences de l’autonomie et de la privatisation qu’ils ont combattues dans des conditions difficiles, faute d’unité maintenue entre les enseignants et leurs syndicats pour aboutir à l’abrogation d’une « réforme » que la Conférence des présidents d’université (droite et gauche confondues) s’est empressée de faire appliquer. C’est l’honneur de Jacqueline Fraysse, présidente de l’université de Montpellier, de s’être opposée sur ce point à Mme Pécresse. Début 2013, Madame Fioraso, ministre de l’Enseignement supérieur du gouvernement Ayrault, a maintenu cette loi. Les promesses d’une campagne électorale ont fait long feu.
5 M.-A. Lescourret, op. cit., p. 347.
6 Parmi ses membres, on trouve Pierre Bergé, Jacques Bouveresse, Jacques Derrida, François Gros, Philippe Joutard. (Source M.-A. Lescourret, op. cit., p. 347.)
7 C’est le fameux « apprendre à apprendre » formulé en 1970 par le CNPF aux assises de Lyon.
8 Le Monde de l’éducation du 10 novembre 2010 titre un article ainsi : UMP et PS se disputent le « socle commun des connaissances ». Une notion née après vingt ans de débats. Luc Cédelle, rédacteur de cet article, indique : « le Collège de France, en 1984, le sociologue Pierre Bourdieu et le biologiste François Gros, en 1988, le Conseil national des programmes en 1994, puis la commission Fauroux en 1996, avaient défendu l’idée d’un socle commun. »
9 Cité par M. Sérac, Quelle république sauvera l’école républicain ?, PIE, 1985, p. 328. Je recommande la lecture du chap. xix de ce livre, « Les doctrines de “décentralisation”, de Charles Maurras à Jean Andrieu ».
10 J. Andrieu, « Les perspectives d’évolution des rapports de l’école et du monde économique face à la nouvelle révolution industrielle », Rapport du Conseil économique et social, JO, 1987, p. 17.
11 Lionel Jospin, ministre de l’Éducation nationale en 1989, tentera de mettre en œuvre cette mesure, sans succès jusqu’à aujourd’hui.
12 Les IUFM sont à leur tour supprimés. On ne regrettera guère des établissements dans lesquels certains Diafoirus de la pédagogie prétendent moderniser le langage scolaire (on connaît le fameux « référentiel rebondissant » pour ballon de foot et « aléatoire » pour celui de rugby) et frisent l’humiliation des stagiaires en leur demandant de « ramper en chaussettes sur la moquette pour leur apprendre à se mouvoir dans l’espace-classe ». Rapporté par N. Polony dans Marianne, 21 au 27 octobre 2002. Mais le problème est que ces IUFM ont été remplacés par la mastérisation à l’université en laissant les étudiants sans aucune préparation pédagogique. Il semble qu’une formation ait été rétablie.
13 J.-Y. Mérindol, Revue d’histoire moderne et contemporaine, 5/2008 (no 55-4bis), p. 7-27.
14 Ibid., p. 5.
15 Si ce monsieur s’informait un peu plus, il ne répèterait pas cette fable qu’il a dû entendre sur FO et le Parti des travailleurs et qui arrange ceux que l’indépendance de FO ne cesse d’énerver. Il sait que les enseignants résistent à cette évaluation qui menace leur statut et il sait aussi quels sont les syndicats et les courants politiques qui les défendent. Nouvel hommage du vice à la vertu : les offensives contre les syndicats FO de l’enseignement ne se comptent plus. Elles n’ont pour seule cause que l’indépendance, celle de la Confédération CGT-Force ouvrière, qui soutient la résistance des enseignants et qui vient de se traduire en 2012 par un succès de la FNEC-FO aux élections aux commissions paritaires dans l’enseignement, FO devançant pour la première fois la CFDT
16 J.-Y. Mérindol, article cité, p. 8.
17 Ibid., p. 11.
18 Id.
19 Le Programme for International Student Assessment (PISA) a été lancé en 1997 par les ministères de l’Éducation des différents pays de l’OCDE afin de recueillir des données fiables de façon régulière sur les différents systèmes d’enseignement mais aussi de doter les différents gouvernements d’indicateurs comparatifs internationaux. PISA est une enquête de grande envergure menée tous les trois ans auprès des jeunes âgés exclusivement de 15 à 16 ans dans les 34 pays membres de l’OCDE.
20 L’OCDE, après le rapport de 1993, « La faisabilité de l’ajustement », préconisant la diminution des dépenses publiques, vient de tenir colloque à Venise sur le même objectif.
21 Institut de recherches sur l’enseignement des mathématiques.
22 A. Bodin, « Informations et réflexions sur le volet mathématique de l’étude PISA », 31 octobre 2005, apmep.asso.fr/spip.php. Ce texte renvoie à : « Ce qui est vraiment évalué par PISA en mathématiques. Ce qui ne l’est pas. » Un point de vue français. Antoine Bodin, Joint Finish-French Conference, Paris, 6-8 octobre 2005.
23 François Dubet aussi d’ailleurs : « En Finlande, l’enseignant a son bureau dans l’école, tout élève a son numéro de portable et son mail. Il peut le contacter pour se faire aider. Ça fait partie de l’éthique professionnelle : on aide l’élève. En France, souvent, les élèves n’osent pas poser des questions en classe tellement ils craignent les réactions de l’enseignant et de leurs camarades ! », « Les bonnes surprises de l’école », par M. Duru-Bellat et F. Dubet, Les débats de l’Obs, Le Nouvel Observateur du 26 août-1er septembre. Le pire est que F. Dubet semble proposer sérieusement d’adopter ces recettes.
24 OCDE, Analyse des politiques d’éducation, Paris, 2001.
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