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Bourdieu

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Michel Éliard

Introduction

Texte intégral

1En septembre 1964, les Éditions de Minuit publiaient Les Héritiers, un essai qui allait rapidement devenir un bestseller, événement assez rare en sociologie. Les auteurs, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, ont été associés pendant plus de dix ans, jusqu’après la publication de La Reproduction. Bien que les deux ouvrages soient réellement le résultat d’une étroite collaboration entre ces deux sociologues amis, on attribue souvent ces titres au seul nom de Bourdieu. Ayant participé à l’élaboration des Héritiers, j’ai choisi l’occasion du cinquantenaire de cet ouvrage pour raconter cette expérience et, du même coup, donner ma position sur les critiques que Bourdieu a formulées tout au long de son œuvre à l’encontre de l’école républicaine.

2Qui était Pierre Bourdieu ? La question peut paraître saugrenue, Bourdieu étant très largement connu, en France et dans le monde entier, sans même qu’il soit besoin d’indiquer son prénom. « Pierre Bourdieu est mort » titrait Le Monde du 25 janvier 2002, mais Bourdieu reste dans les mémoires comme l’un des sociologues français les plus célèbres, sinon le plus célèbre, responsable d’un centre de recherches important, directeur d’une revue et de la collection « Le sens commun » aux Éditions de Minuit, etc. Son œuvre a été traduite dans le monde entier.

3Né en 1930 dans une famille modeste du Béarn, d’un père receveur de la poste, lui-même fils de métayer, il entre en 1948, après une très bonne scolarité secondaire, en classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand, puis à l’ENS-Ulm et il est reçu à l’agrégation de philosophie en 1954, la même année que Jean-Claude Passeron. Après une brève période d’enseignement dans le secondaire, au lycée de Moulins, l’âge du service militaire arrive et il est envoyé en Algérie. Grâce à l’appui d’un colonel béarnais, il est affecté dans les services administratifs du cabinet de Robert Lacoste, gouverneur général. Cette fonction va lui donner l’opportunité de commencer des recherches ethnologiques en Kabylie, activité qu’il va pouvoir développer lorsqu’il est nommé assistant à la faculté des lettres d’Alger.

4Ces premières recherches ont donné lieu à la publication d’un « Que sais-je ? », Sociologie de l’Algérie, paru en 1958, puis à deux autres livres, Travail et travailleurs en Algérie, sur la politique de regroupement des populations par l’armée française, et Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, avec son ami Abdelmayek Sayad. Il a également étudié le célibat paysan en Béarn, en rapport avec le droit d’aînesse dans la transmission de la terre, ce qui donnera le fameux article de 1962 dans Études rurales, « Célibat et condition paysanne », puis, en 1972, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », publié dans les Annales, la revue fondée par Marc Bloch et Lucien Febvre. Bourdieu cite, en exergue d’un chapitre, cette belle formule de Marx : « Le bénéficiaire du majorat, le fils premier-né, appartient à la terre. Elle en hérite. » Les deux textes ont été rassemblés en 2002 un même livre, Le Bal des célibataires, dont son fils Emmanuel s’est inspiré pour son film Vert paradis, diffusé sur Arte sous le titre Les Cadets de Gascogne.

5Bourdieu semblait ainsi sur le chemin qui pouvait l’amener à devenir un grand ethnologue dans la lignée de Marcel Mauss, le neveu de Durkheim, mais il entame une carrière de sociologue lorsqu’il devient, en 1960, assistant de Raymond Aron, professeur à la Sorbonne, lequel lui confie le secrétariat du Centre de sociologie européenne qu’il avait fondé en 1959. Il en deviendra rapidement le directeur. Il poursuivra ce parcours assez exceptionnel à l’École des hautes études en sciences sociales, comme directeur d’études, puis au Collège de France où il est élu en 1982.

6Nous avons lu ou entendu des choses surprenantes au dixième anniversaire de sa mort, survenue brusquement en janvier 2002. Selon certains disciples, il serait presque le fondateur de la sociologie de l’éducation, et cet essai, Les Héritiers, aurait révolutionné les représentations de l’école et même nourri un processus de démocratisation. Cette lecture de l’ouvrage semble avoir étonné Bourdieu lui-même et elle est au point de départ de l’analyse que je propose ici de la sociologie de Bourdieu appliquée à l’institution scolaire.

  • 1 Cette critique s’oppose radicalement à la théorie de l’instruction publique de Condorcet.

7La critique, particulièrement radicale, et qui a fortement contribué à son succès, visant, à travers ce qu’il nomme « l’idéologie jacobine », les conquêtes scolaires depuis la Révolution française jusqu’à la IIIe République, et incluant, en particulier, jusque dans ses derniers écrits, une critique sévère de la laïcité, me paraît comme étant au cœur de la sociologie politique de Bourdieu1. Contrairement à ce qui a souvent été dit ou à ce qui peut apparaître au premier abord, il y a, dans son œuvre, une continuité sur ce point. Sur ce plan-là, il n’y a pas deux Bourdieu, celui qui serait resté en dehors de tout engagement politique public et celui qui, à partir des grèves de 1995, intervient dans les « mouvements sociaux ».

8En 2004, une série d’articles dans le journal Le Monde présentait des ouvrages des années 1960 qui avaient été des best-sellers parmi lesquels figurait en bonne place Les Héritiers. L’article, très louangeur, ne m’avait pas paru rendre compte du véritable contenu de l’ouvrage et j’avais eu envie de réagir, mais je me suis dit : à quoi bon ! La disparition de Bourdieu étant récente, il m’avait semblé que les critiques que j’avais formulées auparavant sur ses analyses du rôle de l’école, en particulier en sa présence en 1992, étaient suffisantes et il me paraissait indécent de me mêler au déferlement de ressentiment ou d’idolâtrie qui avait envahi la presse au moment de sa mort, en janvier 2002, puis en 2012.

9Nommé assistant de sociologie, en 1967, à la faculté des lettres de Toulouse où j’avais candidaté sur le conseil de Jean-Claude Passeron, j’ai enseigné la sociologie de Bourdieu sans doute plus que celle d’autres auteurs de la même génération parce que je la considérais comme plus efficace pour inciter les étudiants à la critique intellectuelle, mais m’étant plongé dans l’étude des œuvres de Marx et dans une activité militante depuis le début de mes études, et surtout en 1967-1968, je me suis assez vite éloigné de sa représentation de la société. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de lui exprimer mes divergences à propos de La Reproduction, au cours de la table ronde du colloque « Durkheim et la sociologie de l’éducation », organisé à la Sorbonne en 1992, et il a volontiers répondu. J’en dirai un mot plus loin. D’une certaine façon, je poursuis aujourd’hui cette discussion à l’occasion du cinquantenaire des Héritiers.

10Récemment, une demande de conférences sur sa sociologie m’a permis de constater l’ampleur des illusions sur les positions de Bourdieu concernant l’école publique et c’est ce qui m’a incité à écrire cette critique. Ces positions sont, en effet, discutables et doivent être discutées, qui plus est au moment où l’école publique laïque et l’Université sont l’objet de réformes particulièrement rétrogrades. J’ai donc repris la lecture de plusieurs de ses livres, sans omettre le dernier, Sur l’État. Cours au Collège de France, paru en 2012.

11Mon objectif est de montrer ce qu’ont été les conséquences politiques de ces analyses qui ont, à mon avis, constitué une légitimation intellectuelle de la déréglementation de l’école républicaine ; de montrer également que Bourdieu a maintenu, jusque dans ses derniers écrits, des analyses attribuant à l’école une forte responsabilité dans la perpétuation des inégalités sociales, contribuant ainsi au développement de toute cette production sociologique ou pédagogique des années 1970-1980 qui a accompagné l’entreprise de destruction de l’instruction publique, impulsée depuis le sommet de l’État dès le début de la Ve République et poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Et lorsqu’il est descendu dans l’arène politique, il a, dans un langage politique radical, développé des positions qui ont pu être utilisées par les adversaires de l’indépendance syndicale et politique de la classe ouvrière qu’il prétendait défendre.

12Je n’ai rien contre l’homme dont j’ai admiré l’intelligence et la capacité de travail que j’ai eu l’occasion de constater au cours de quelques soirées de travail sur Les Héritiers, avec lui et Jean-Claude Passeron. Je me suis formé dans cette expérience d’une année, à la fin de mes études.

  • 2 P. Bourdieu, A. Darbel, J.-C. Rivet et C. Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, Mouton & Co, (...)

13Au moment de conclure, je me suis replongé dans Travail et travailleurs en Algérie2. À la différence d’ouvrages ultérieurs, ce livre a été pour moi d’un intérêt majeur, un modèle de recherche ethnologique, et j’ai eu le même intérêt pour ses travaux sur le célibat paysan. Ce Bourdieu-là, jeune ethnologue en Kabylie et en Béarn, m’apparaît différent de celui qui ouvre une nouvelle période avec Les Héritiers.

14Mes critiques ne vont donc qu’aux textes, et si je les cite abondamment c’est que je pense m’adresser en particulier à des lecteurs qui n’auront peut-être pas eu le loisir de lire ses livres et aussi parce qu’il me semble que certains parlent de Bourdieu sans peut-être l’avoir vraiment lu. On trouvera sans doute ces critiques parfois sévères ; elles sont à la mesure des attaques que l’école publique laïque subit depuis des décennies et c’est pour moi un sujet d’incompréhension qu’un intellectuel à l’esprit aussi avisé et qui devait tout à cette école de la République, ait apporté sa voix aux attaques dont elle a été l’objet, allant jusqu’à écrire dans La Noblesse d’État, ouvrage publié en 1989 :

On pourrait écrire, en forçant le trait, que l’« École libératrice » est le nouvel opium du peuple. Ce qui aurait au moins la vertu de faire voir combien sont loin du compte ceux qui brandissent encore le drapeau de la laïcité : un combat peut (servir à) en cacher un autre. La sociologie qui fait voir que les frontières et les fronts se sont déplacés met en porte à faux ceux qui sont en retard d’une guerre, suscitant des sentiments sans équivoque chez les défenseurs de l’ordre et des sentiments ambivalents chez les partisans du progrès.

  • 3 Voir M. Éliard, M. Godicheau et P. Roy, La Revanche du parti noir. La lente mise à mort de l’école (...)

15Pour tous ceux qui, depuis le Serment de Vincennes, adopté en juin 1960 par 300 000 laïques, ont continué le combat pour l’abrogation de la loi Debré3, et pour tous ceux qui, considérant que ce problème est toujours d’actualité, le poursuivent aujourd’hui, cette déclaration est terrible. Pour les instituteurs et tous les républicains qui ont construit l’école laïque, elle apparaît comme un appui au « parti clérical » qui n’a eu de cesse, depuis la Révolution française, de tenter de reconquérir l’école publique. Cette phrase étant écrite par un intellectuel considéré comme progressiste, déclarant vouloir contribuer par ses recherches à la démocratisation de l’école, il est d’autant plus indispensable de dire la vérité sur les conséquences politiques de tels jugements, au moment où une résistance se développe pour défendre ce qui reste d’une institution fondée par la IIIe République, sur les principes de Condorcet et sur les bases établies par la Révolution française de 1789.

16Bourdieu est largement connu, mais souvent à partir de ce que l’on a pu lire dans la presse ou entendu ici ou là. Contribuer à apporter un peu de clarté dans ce débat, sur la base des textes et des faits, au moment où se joue le sort de l’école, de l’instruction publique, tel est le but que je me propose ici.

17Après un premier chapitre consacré à une rapide présentation de quelques aspects de la sociologie de Bourdieu, nécessaire, me semble-t-il, à la compréhension de la suite, les trois chapitres suivants traitent de sa théorie des fonctions de l’école à partir de trois ouvrages : Les Héritiers, La Reproduction et La Noblesse d’État. Les chapitres v et vi concernent son rôle politique comme expert sur les questions de réformes scolaires et dans ses interventions dans les « mouvements sociaux » où la question de l’école est souvent présente. Le chapitre vii traite de sa filiation avec Blaise Pascal, dans lequel il critique une philosophie coupée du réel, les ambiguïtés de la raison, nouvelle occasion de reprendre ses critiques de l’école. Enfin, dans les deux derniers chapitres, je présente les aspects essentiels de l’œuvre scolaire de la IIIe République que Bourdieu a, à mon sens, contribué à travestir comme beaucoup l’ont fait dans ces années 1970 et jusqu’à aujourd’hui. Il m’apparaît, en effet, urgent de rétablir la réalité de cette période de l’histoire de l’école.

Notes

1 Cette critique s’oppose radicalement à la théorie de l’instruction publique de Condorcet.

2 P. Bourdieu, A. Darbel, J.-C. Rivet et C. Seibel, Travail et travailleurs en Algérie, Mouton & Co, Paris, 1963, photos de P. Bourdieu.

3 Voir M. Éliard, M. Godicheau et P. Roy, La Revanche du parti noir. La lente mise à mort de l’école publique, Abeille et Castor, Angoulême, 2011.

© Presses universitaires du Midi, 2014

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