1Le crime parfait – le meurtre de la réalité –,

« c’est celui d’une réalisation inconditionnelle du monde par actualisation de toutes les données, par transformation de tous nos actes, de tous les événements en information pure – bref : la solution finale, la résolution anticipée du monde par clonage de la réalité et extermination du réel par son double59 ».

2C’est donc le stade généralisé de la simulation, le stade avancé de la réalité virtuelle, numérique et opérationnelle, plus parfaite que la réalité parce que contrôlable et non contradictoire.

3Mais en fait, le crime – au comble de sa perfection –, c’est l’extermination de l’illusion vitale du monde mise à mort par l’excès de réalité et de son imposition. Ce crime fatal, Jean Baudrillard le pense moins en termes critiques que métaphysiques. Il ne s’agit plus de se battre contre la mystification et l’aliénation qu’impliquait l’inflation des simulacres, mais de s’ériger contre une ultra-réalité démunie de tout socle ontologique. En bref, face à une situation paradoxale, extrême, la pensée se doit d’être à même de penser les extrêmes. Elle devient une pensée de la catastrophe.

4Quel est donc cet objet du crime qui voue l’illusion radicale à sa perte, si tant est qu’il y parvienne puisque précisément celle-ci est vitale ? C’est la transfiguration technique du monde par sa numérisation : la substitution des temporalités par l’imposition du temps réel, la substitution de la pensée par l’intelligence artificielle, la substitution des capacités humaines par leurs prothèses techniques, la substitution du corps par sa contrefaçon.

5Après le direct de la télévision, le temps réel de l’ordinateur double celui de la télé et contamine à son tour toutes les sphères du social. Si le direct des médias électroniques permet de recevoir l’image et le son au moment même où ils sont émis, il n’y a néanmoins aucune possibilité d’interaction synchrone entre l’émetteur et le récepteur. Le temps réel, quant à lui, désigne un mode d’exploitation des ordinateurs qui, au contraire, permet, à l’entrée de données informatiques, l’obtention quasi immédiate des résultats, le temps de calcul étant si bref qu’il donne au couplage rétroactif son maximum d’efficacité. L’information ne s’engendre plus par énonciation, transmission, réception, alternativement, mais par hybridation entre émetteur et récepteur. C’est toute la différence entre l’électronique et le numérique – information unilatérale pour la première, interactivité pour la seconde –, même si la télévision, mise à mal par le numérique jusqu’à ces dernières années, a cherché à combler ce handicap en sollicitant des réactions en direct par le biais du téléphone (votes d’adhésion en direct). Là encore, le medium impose donc sa technologie jusqu’aux tréfonds du social puisqu’à l’interactivité des individus entre eux il faut ajouter celle des machines entre elles. Le temps réel qui « n’attend pas » l’emporte sur le temps du différé, ce temps qui, à l’inverse, « prend son temps », celui des mémoires lentes, de l’incertitude et du rêve, du livre qu’on feuillette ou du déroulement des images d’un film. Ce qui est perdu c’est le retard, le délai, la distance, qui sont essentiels à la pensée et à la parole. Ce qui lui est substitué par l’automaticité du reply, c’est la compulsion interactive « qui ne respecte ni le temps ni le rythme de l’échange ». L’objet du crime, c’est donc cette abolition du temps et de l’espace qu’assassine le temps réel de l’échange dont le symbolique a été évacué.

« Vivez votre vie en temps réel – vivez et souffrez directement sur l’écran. Pensez en temps réel – votre pensée est immédiatement codée par l’ordinateur. Faites votre révolution en temps réel – non pas dans la rue, mais dans le studio d’enregistrement. Vivez votre passion amoureuse en temps réel – avec vidéo incorporée tout au long de son déroulement. Pénétrez votre corps en temps réel – endo-vidéoscopie, le flux de votre sang, vos propres viscères comme si vous y étiez60. »

6Autre objet du crime, celui de la pensée analytique à laquelle se substitue l’intelligence artificielle, ce work in progress des sciences cognitives à la recherche de procédures à même de doter les langages informatiques de logiques intellectuelles comparables à celles des êtres humains. L’objet n’est autre qu’une machine capable non seulement de produire un comportement intelligent mais d’éprouver des sentiments, voire des émotions, à partir de programmes et de bases de données dont les seules limites sont celles de la capacité des chercheurs dans la conception de programmes de plus en plus complexes. Si le projet d’une équivalence du traitement de l’information par le cerveau et par l’ordinateur est encore spéculatif, l’intelligence artificielle a donné naissance à de multiples robots à même de reconnaître – et de reproduire – des formes visuelles, des sons, des langages – donc des symboles – et qui – pourquoi pas ? – éprouveraient une conscience. Si on devait en arriver là, comme le note Jean Baudrillard en 1995, « tout système de la pensée s’alignerait bientôt sur celui de la machine ». Nos pensées seraient ainsi « actualisées avant même d’avoir lieu, exactement comme l’événement dans l’information61 ». Ce que la machine évacuerait au moins pour le moment, ce sont tous les jeux subtils du rêve, de la métaphore, de l’illusion, de l’ironie, en se limitant à une gamme de fonctions logiques et de réflexes opérationnels. Quels seront les logiciels à même d’inscrire dans leurs programmes tous les aléas d’une logique floue, quand bien même on s’y emploie déjà ?

7Si l’intelligence artificielle n’en est encore qu’à son balbutiement, elle a d’ores et déjà donné lieu à bien des tentatives de « vie artificielle » à même de justifier les assertions « extrêmes » de Jean Baudrillard. De l’informatique à l’ingénierie biologique, les expériences bricolent le sujet en modifiant son corps. Celui-ci, tout à la fois impliqué et appliqué, mobilisé et instrumenté, nous fait franchir des niveaux de réalités différentes, des réalités multiples. « Augmentées », « virtualisées », « générées », ces réalités transgressent la notion de présence jusqu’à l’acting out paradoxal, le projet de disparition irréversible que pronostique Jean Baudrillard.

8La « réalité augmentée » participe de ce processus progressif des extensions du corps en visant à accroître la performance sensorielle tout en cherchant à convaincre de la réalité introduite par les artefacts. Capteurs, caméras, vidéoprojecteurs, agents intelligents interconnectés sont censés nous seconder dans nos tâches. L’environnement technologique co-agit avec l’individu, ce qui a conduit les sociologues à user du concept d’action distribuée. « Plus l’agent s’appuie sur l’objet pour agir, plus il distribue la tâche cognitive […] Il y a déplacement du contrôle de l’action de l’agent vers l’environnement62. » Parmi les dernières innovations, la gamme de plus en plus étendue des vêtements numériques – du fait de la miniaturisation des ordinateurs – s’annonce comme une doublure de la peau. Le textile, la toile, le fil deviennent média communicant, non plus seulement signe distinctif, mais interface informatisée s’interposant dans la relation à autrui. Déjà accessoire associé aux lunettes ou aux montres, le combiné téléphone-ordinateur-portable s’intègre dans le vêtement, au plus près des capteurs sensibles – l’oreille, les yeux, la bouche –, dans le col de la capuche de la veste ou du « pardessus ».

9Les artistes eux-mêmes n’ont pas résisté à la tentation d’explorer ces extensions corporelles en dotant leur corps de prothèses parmi lesquelles certaines peuvent être considérées comme extrêmes au sens où l’entend Jean Baudrillard. Stelarc, artiste australien, dans l’une de ses nombreuses installations et performances, s’est construit une troisième main – The Third Hand63 – dont il n’a cessé d’améliorer les exploits. Commandée par les muscles abdominaux et par ceux de la jambe, cette troisième main métallique peut tourner sur elle-même, pincer, se saisir d’objets et est à même de « sentir » grâce à un système d’électrodes. Mieux encore, une autre de ses prothèses – Extended Arm – est un bras fabriqué d’acier inoxydable d’aluminium et d’acrylique. Il s’adapte sur le bras droit de l’artiste dont les doigts posés sur une rangée d’interrupteurs activent les séquences des mouvements (préprogrammés) de la main artificielle. Pendant ce même temps, le bras gauche est, quant à lui, stimulé et animé involontairement de flexions et d’extensions de l’épaule, du coude, du poignet et des doigts. Comme le souligne Paul Virilio, un tel projet « endocolonisateur » « transforme le corps en matière première d’un obscurantisme post-scientifique ».

10Si la « réalité augmentée » peut être ainsi comprise comme de la réalité artificielle superposée à la réalité et prenant appui sur elle, la « réalité virtuelle » implique, quant à elle, le mouvement inverse puisqu’elle est entièrement générée par ordinateur en cherchant à se donner les attributs du réel. La réalité virtuelle n’a pas nécessairement pour référent le réel : elle s’en détache, le mime, ou l’occulte éventuellement et tend à s’y substituer de manière affichée.

« On passe du miroir à l’écran total de la Réalité Virtuelle. Cette fois-ci, ce n’est plus la nature qui nous tend le piège de la réalité objective, c’est l’univers numérique qui nous tend le piège d’une hyperobjectivité, d’un calcul intégral où s’abolit le jeu même du miroir et de ses objets – ultime avatar de l’idéalisme philosophique64. »

11L’image de synthèse est avant tout une image-matrice dont l’autonomie vis-à-vis du réel n’a pas d’autre handicap que nos routines perceptives et mentales, routines qu’elle ne demande qu’à transgresser en les projetant dans le Virtuel. Pour que l’écran ne fasse plus écran, l’imagerie de synthèse est devenue immersive. Les casques de visualisation, les combinaisons et les data gloves à retour d’effort tendent à couvrir l’intégralité du champ sensoriel de l’utilisateur. Bardé de capteurs, le sujet, vêtu de sa panoplie, manipule les objets immatériels, en ressent le poids virtuel, interagit physiquement avec eux. La porte s’ouvre en en tournant la poignée, le marteau pèse sur l’avant-bras, le vase se brise sous l’effet du geste maladroit… L’apprentissage du virtuel demande encore un peu de familiarisation, implique encore provisoirement une épreuve :

« Observez quelqu’un sortant d’un système de réalité virtuelle. Regardez ses premiers mouvements. Invariablement, l’usager reste sur place un moment […] s’assure de son environnement, se tapote le torse, se touche les cuisses, comme pour s’assurer un retour ferme à la terre et à la présence du corps […] en retournant dans le premier monde65. »

12« Augmentée », « virtuelle », la réalité se fait aussi « générative » à l’ère du post-biologique ou du post-organique. Les avancées technologiques, l’évolution des neurosciences et des biotechnologies, le développement de l’intelligence artificielle convergent vers un plus petit commun dénominateur – le chiffre – considérant toute forme vivante comme une somme organisée d’informations digitales, fondant ainsi un nouveau syncrétisme du vivant66. La réalité n’est plus seulement virtuelle mais générative en ce qu’elle implique la mutation des genres et des espèces : transférabilité de l’homme et de la machine, vie artificielle, programmes transgéniques, architecture « métadermique », etc. La vie artificielle, en se calquant sur les phénomènes biologiques de la vie sur Terre (life-as-we-know-it), s’inscrit dans le bio-logique d’une vie possible (life-as-it-coud-be), telle qu’elle pourrait exister dans l’univers67. La modélisation d’animaux ou de végétaux tente par exemple de contrôler les mécanismes de la reproduction artificielle sur la base d’algorithmes génétiques. Les animaux artificiels deviennent des agents virtuels autonomes qui habitent des mondes physiques simulés et sont doués de fonctions organiques et intellectuelles. Le poisson peut s’accoupler avec un autre poisson ou bien passer à l’attaque, et, selon le cas, mourir ou survivre et donner naissance à une descendance dont les caractères génétiques résulteront de la combinaison de ses deux parents.

13Au-delà de la modélisation d’organismes, la réalité générative, à l’instar des recherches en biologie génétique, s’inscrit en plus désormais dans la volonté d’intervenir sur les codes génétiques d’êtres vivants – plantes ou animaux, quand il ne s’agit pas d’humains. Ce n’est plus le virtuel qui est objet de création mais la vie elle-même à travers ses codes spécifiques, autrement dit ses programmes génétiques, dont l’exemple du clonage est devenu emblématique – « ce bouturage humain à l’infini, chaque cellule d’un organisme individué pouvant redevenir la matrice d’un individu identique68 ».

14L’objet abouti du crime c’est donc l’acting out, l’expulsion de l’homme par lui-même. Les tentatives répétées d’imiter, de prolonger, voire de se substituer aux organes de l’homme – la main et les membres à travers les inventions mécaniques, les organes sensoriels avec l’avènement du multimédia et l’intelligence avec la cybernétique – précipitent le cumul des prothèses motrices, sensorielles, neuromimétiques. Anthropologues, sociologues, philosophes, cognitivistes ont mis en avant ces « extensions » que les objets techniques apportent au corps et à l’intellect. Leroi-Gourhan notamment, à propos de la libération du geste et de la parole69, parle non plus seulement de l’extension de la mémoire que réalise l’ordinateur mais de son extériorisation. Jean Baudrillard, quant à lui, de manière plus extrême, préfère, dans cet horizon de la disparition, parler d’expulsion et s’interroge sur son sens.

« La tentative de l’espèce humaine de se projeter en un énorme clone pour s’immortaliser, c’est-à-dire se reproduire du même au même et échapper enfin à l’incertitude d’une existence mortelle sexuée, la fait disparaître en tant qu’espèce, notamment en termes d’espèce mortelle. Il y a bien aujourd’hui une telle manie de la survie. Ce fantasme de l’immortalité qui passe désormais du côté du code biologique ou génétique, pousse sur un désert, celui qui laisse derrière elle la destruction de la culture et de l’espace symbolique70. »
« Nous ignorons encore si ce sacrifice est provoqué par une exigence de progrès, de sophistication, par un fantasme de perfection. Mais la quête de perfection, si elle n’est pas criminelle, est en tout cas extrêmement périlleuse71. »

15Le crime ne serait que partiel si cet excès de réalité n’avait entraîné avec lui l’extermination de l’illusion immanente, l’illusion fatale du monde. Jean Baudrillard parie – c’est une hypothèse – sur l’illusion vitale du monde. Celle-ci est inhérente au fait que le monde n’est pas réel ou qu’il ne l’est que dans une certaine circonscription qu’on définit comme telle et où s’appliquent un certain nombre de lois – physiques, psychiques, politiques, économiques, sociales… Pour l’essentiel, le monde en fait n’est pas présent à lui-même, il est indéterministe et aléatoire. Au-delà d’une certaine complexité, les choses échappent à ce qui peut être représenté, donc au principe de réalité. À l’instar de la pensée nietzschéenne, le monde réel ne saurait se laisser surprendre par une représentation ou une explication causale quelles qu’elles soient. Il est inimaginable.

16Mais cette illusion radicale – quelle qu’en soit la beauté poétique, métaphysique – est insupportable.

« Et pour la conjurer il faut réaliser le monde, lui donner force de réalité, le faire exister et signifier à tout prix, lui ôter tout caractère secret, arbitraire, accidentel, en chasser les apparences et en extraire le sens, l’ôter à toute prédestination pour le rendre à sa fin et à son efficacité maximale, l’arracher à sa forme pour le rendre à sa formule72. »

17Et c’est bien cette gigantesque entreprise de désillusion au bénéfice d’un monde réel objectivable par la connaissance, au profit d’un monde hyperréel produit par l’information et la simulation, qui est le véritable objet du crime.

18Cette nécessité, cette revendication du réel, du reste, n’aurait pas toujours existé. Dans les sociétés « plus lentes » en amont ou étrangères au mouvement d’occidentalisation, la réalité « ne cristallise pas73 » faute d’une pensée suffisamment linéaire pour que puissent s’inscrire durablement un souci des causes et des effets, une obsession de l’objectivation. Pendant des millénaires, on évoluait au rythme des ressources et des limites symboliques. Et si sans doute bien des cultures jouaient sur l’illusion, jouaient même l’illusion, celle-ci, faute de concept de réalité, relevait des règles symboliques qui en définissaient le champ. Sans doute est-ce la modernité, après tant d’épisodes sceptiques – de la caverne de Platon aux querelles entre réalistes et nominalistes –, qui a imposé le principe de réalité comme valeur dominante, au point même que son déni puisse être vécu comme transgressif. Nous serions la première culture à dénigrer l’ordre de l’illusion au profit de la réalité, de la vérité, du vrai et du faux. La Modernité s’est faite volonté « d’inventer le monde réel, tel qu’il soit transparent à notre science et à notre conscience74 ». Pour conjurer l’angoisse du vide, du néant, du mortel, il fallait ainsi exorciser l’illusion par la vérification objective des choses – c’est le destin de nos sciences – ou la doubler de vitesse – c’est le destin de la simulation dans l’insatiabilité d’hyperréalisme virtuel.

19Les sciences – de la physique aux neurosciences – ont fait le pari d’une connaissance objective, rationnelle, du monde et du réel, mais ce ne peut être qu’un leurre qui, pour Jean Baudrillard, n’est autre qu’une « illusion objective ». La croyance en une réalité objective se dissout en une illusion similairement objective. Et parlant d’objectivité, ce sont bien les objets et leur matérialité qui fascinent là encore Jean Baudrillard quant à leur pouvoir de narguer la science et de déjouer la relation – tant métaphysique que scientifique – du Sujet et de l’Objet. Avec la physique quantique et les nanosciences, l’objectivité scientifique prend un caractère quelque peu illusoire – ou du moins problématique puisque le sujet et l’objet perdent leur autonomie respective. La matière n’est plus seulement en effet celle des positivistes puisque, du fait de la parenté de la particule avec l’onde, elle n’existe pas avec certitude en des endroits définis mais présente plutôt « des tendances à l’existence ». La matière n’est plus objectivement le réel, mais ce qui a une propension à être, propension qui ne peut plus être cernée que par le vaste système des probabilités. La physique quantique, en introduisant un principe d’indétermination – les particules élémentaires étant à la fois onde et matière –, introduit ainsi une rupture épistémologique importante. « L’objet se dérobe, devient insaisissable, paradoxal, ambigu, et infecte de cette ambiguïté le sujet lui-même et son protocole d’analyse75. » La particule n’est plus un point matériel classique, à localisation précise, mais un paquet d’ondes probabilistes de telle sorte qu’il n’est plus possible de lui assigner une position déterminée tant celle-ci est aléatoire. Ce flou va à l’encontre des règles strictes des prérogatives d’objectivation puisque toute opération de mesure d’un système microphysique provoque automatiquement une altération en son sein. Cette altération de l’objet par le sujet dans l’observation n’est pas sans réjouir quelque peu Jean Baudrillard, prêt depuis toujours à inverser le rapport, la velléité de mise à distance et de maîtrise que le sujet tente d’imposer à l’objet, en oubliant que celui-ci pourrait être le plus rusé.

« On s’est toujours préoccupé des conditions dans lesquelles le sujet découvre l’objet, sans du tout explorer celles dans lesquelles l’objet découvre le sujet. Nous nous flattons de découvrir l’objet et concevoir celui-ci comme attendant d’être découvert. Mais le plus rusé n’est peut-être pas celui qu’on pense, et si c’était lui, l’objet qui nous découvrait dans toute cette histoire76 ? »

20Il plaît aussi à Jean Baudrillard de considérer que cette « inséparabilité du sujet et de l’objet » n’est pas un phénomène circonscrit au seul domaine de la physique, mais qu’elle est présente partout « où l’objectivité simulée de la science s’est installée77 » : en politique, en économie, dans les sciences sociales.

21L’énigme de l’objet se fait ironie, ironie que Jean Baudrillard se complaît à partager. « À la fonction critique du sujet a succédé la fonction ironique de l’objet78. » Objectivé, déréalisé, hyperréalisé, le mot est lâché – l’objet se venge. Le sujet n’est plus le maître de la représentation pas plus qu’il n’est le maître de l’objectivation, « c’est l’objet qui désormais réfracte le sujet et lui impose sa présence et sa forme aléatoire, sa discontinuité, son morcellement, sa stéréophonie, son instantanéité artificielle […] Il y a là comme une revanche : l’objet devient un attracteur étrange79 ». Et puisqu’il devient un phénomène extrême, la pensée – celle de Jean Baudrillard – ne peut plus se faire elle-même qu’extrême, une pensée qui soit elle aussi paradoxale. Si l’intelligence objective coïncidait parfaitement avec un monde que l’on imaginait déterminé dans sa réalité, elle est désormais caduque pour énoncer un monde incertain, aléatoire. La pensée radicale qui ne se reconnaît plus dans une quelconque rationalité, qui ne saurait être celle d’un sujet de savoir, se doit d’être, bien au contraire, énigmatique, contradictoire, divergente, séductrice, poétique. Puisqu’il lui faut « prendre au piège la réalité, il faut aller plus vite qu’elle […] plus vite que son ombre80 ».

22Le pataphysicien81 peut alors se livrer à ses facéties :

« Faire illusion pour faire événement. Rendre énigmatique ce qui est clair, inintelligible ce qui est trop intelligible, illisible l’événement même. Accentuer la fausse transparence du monde pour y semer une confusion terroriste, les germes ou le virus d’une illusion radicale, c’est-à-dire d’une désillusion radicale du réel82. »

23Provocatrice, l’écriture de Jean Baudrillard l’est en effet sur le mode jubilatoire. Car en fait, le crime est-il aussi parfait que cela ? Certainement pas dans le for intérieur d’un philosophe, aussi mécréant soit-il, pour qui l’illusion est si vitale, si indestructible. Et d’ailleurs, dès la première page, l’auteur en fait l’aveu : « Hélas, le crime n’est jamais parfait. D’ailleurs dans ce livre noir de la disparition du réel, ni les mobiles, ni les auteurs n’ont pu être repérés, et le cadavre du réel lui-même n’a jamais été retrouvé83. » Que le lecteur soit donc rasséréné : continuons de vivre avec bonheur « sur le mode d’une illusion vitale, sur le mode d’une absence, d’une irréalité, d’une non-immédiateté des choses84 ». Il y a encore de la marge pour l’aphorisme – « une forme heureuse et une intelligence sans espoir » –, la définition même de la pensée radicale de Jean Baudrillard.