« Tous les enfants, quelles que soient leurs origines familiales, sociales, ethniques, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d’autre limitation que celle de leurs aptitudes. […] Ce reclassement des valeurs réelles est indispensable dans une société démocratique moderne dont le progrès et la vie même sont subordonnés à l’exacte utilisation des compétences1. »

1Lorsque les élèves arrivent en LP, le mode d’accueil, les manières d’enseigner et de les évaluer jouent un rôle majeur dans leur affiliation ou non aux études. Les données de la DEPP montrent que l’absentéisme et les ruptures de scolarité enregistrent une forte hausse au mois d’octobre (près de 29 % des élèves en 2010). Or nous savons que l’absentéisme préfigure fortement les ruptures scolaires, ce qui explique le souci permanent des équipes éducatives vis-à-vis du risque de décrochage auquel les élèves de LP sont exposés (Charlot, Emin, Jellab, 2002). Mais pour surprenant que cela puisse paraître, les élèves de LP, en dépit du souci qu’ils portent à la qualité de l’accueil de la part des enseignants, au respect et à l’estime qu’ils souhaitent avoir de la part des adultes, manifestent une grande sensibilité à l’égard des exigences intellectuelles et cognitives. Ils apprécient le professeur qui est attentif à leurs difficultés de compréhension mais qui les met en situation de recherche et de réflexion à la hauteur de leurs compétences. Cet exercice est loin d’être aisé car l’hétérogénéité des classes est bien réelle et des activités proposées en vue d’encourager les plus faibles des élèves passent parfois pour une pratique « infantilisante » aux yeux des plus forts. Aussi, et alors même que les élèves de LP sont souvent réfractaires aux enseignements à mesure qu’ils leur semblent « trop théoriques », ils sont dans le même temps en attente d’un haut degré d’exigence alliant compréhension de leurs difficultés et aide en vue de les surmonter. C’est sans doute dans cette tension que se joue la quête d’une dignité scolaire rarement acquise en collège.

Des élèves plus exigeants à l’égard des enseignants : renversement de perspective et ruses pédagogiques

2Gilles, 20 ans, élève de terminale baccalauréat professionnel Électrotechnique (option Énergie, équipements communicants), raconte en ces termes ses premières heures en tant qu’élève de LP :

Quand je suis arrivé au LP, j’avais un passé de dur, pas vraiment intéressé par les études, mais j’aimais surtout me faire remarquer, montrer que j’avais du caractère […] J’ai voulu refaire la même chose, avec le prof d’électrotech, je cherchais à faire le mariole, l’intéressant, du bruit, des blagues […] Le prof n’a pas mal pris mon comportement, il m’a laissé faire et très vite, j’ai vu que ça n’accrochait pas, je faisais perdre un peu de temps à la classe mais sans plus […] En fait, le prof m’a laissé faire l’imbécile et ne s’est pas énervé, ça m’a amené à réfléchir […] Je me suis senti mieux en étant encouragé à travailler même si parfois, la théorie, c’est un peu dur.

3Ce propos est intéressant à plus d’un titre : d’abord, il met en évidence l’identité de Gilles qui a surtout été associée à celle de l’élève « déviant », dont le « caractère » et les « blagues » empêchaient tout investissement des savoirs ; Gilles montre aussi comment l’attitude de l’enseignant peut soit conforter la posture anti-scolaire, soit l’affaiblir, l’indifférence apparente du professeur d’électrotechnique contrastant avec les vives réactions des enseignants de collège ; enfin, le point de vue de cet élève sur sa propre scolarité en LP renseigne sur la métamorphose progressive qu’il a connue, l’amenant à devenir « quelqu’un » via l’appropriation de savoirs, même lorsqu’ils sont très exigeants ou difficiles à maîtriser. Les élèves de LP sont exigeants à l’égard des enseignants, mais il s’agit d’une exigence qui mêle dimension « affective » et enjeux cognitifs. « Comme les enfants de l’école primaire, les élèves de LP dissocient mal l’acte d’apprendre du contexte dans lequel il se déroule, et notamment de la qualité affective de l’interaction avec l’enseignant. » (Bernard, Troger, 2011, p. 28.) L’exigence intellectuelle doublée d’une attention continue aux difficultés scolaires des élèves contribue à favoriser leur implication et leur réussite scolaires. Certes, et comme nous l’avons relevé lors de nos différentes enquêtes de terrain, on observe des variations entre élèves selon leur âge et surtout le genre – les filles étant plus en attente d’une aide pédagogique et didactique que les garçons –, et une part non négligeable des publics de LP exigent davantage de patience et d’actions de remobilisation renouvelées. Il n’empêche que cette nouvelle expérience qui amène les élèves d’une orientation rarement choisie, voire du sentiment d’avoir chuté, vers un rapport plus positif aux études, s’appuie sur des contenus curriculaires doublés de pratiques pédagogiques plus ou moins adaptées.

Des élèves attachants… mais aussi surprenants : les exigences scolaires en question

4Pour les enseignants et les personnels d’éducation, les élèves de LP sont à la fois « surprenants » et « difficiles », « attachants » et « agités », etc. Ces qualificatifs exprimeraient leur ressentiment à l’égard d’un système scolaire les ayant, à un moment donné de leur parcours, disqualifiés ou jugés peu dignes des savoirs et de la culture légitime. Cela explique pourquoi la plupart des PLP insistent auprès de leur public sur le fait que le LP sera « un nouveau départ » et que les apprentissages que l’on va y effectuer constituent une opportunité pour chacun afin de se mobiliser autrement sur sa scolarité et sa formation. Mais les enseignants savent que la formation en LP est exigeante et qu’elle implique une mobilisation et une attention de la part des élèves ; de leur côté, ces derniers réalisent progressivement que les contenus d’enseignement et de formation deviennent plus complexes et que leur réussite dépendra aussi de l’investissement qu’ils auront consenti. Certaines épreuves comme le « baccalauréat blanc » ou une évaluation ponctuelle leur indiquent leurs chances d’obtention ou non du diplôme. Voilà pourquoi la subtilité du travail pédagogique et didactique des enseignants réside dans leur capacité à pacifier le rapport aux études chez les élèves, à mettre en exergue que « même si on était faible au collège, on peut réussir au LP », tout en élevant progressivement le niveau d’exigence et en veillant à ce que les apprenants ne soient pas découragés.

5Mais c’est aussi le rapport aux savoirs chez les élèves, qui est également rapport à eux-mêmes, qui permet d’entrevoir la progressive métamorphose qu’ils vivent à l’épreuve des enseignements et des enseignants. Car si les élèves apprécient souvent les enseignants de LP, leur attitude compréhensive vis-à-vis des difficultés cognitives, leur souci de les encourager, ils deviennent très critiques dès lors que les exigences leur semblent faibles, une faiblesse apparaissant à leurs yeux comme une moindre croyance professorale quant à leurs capacités intellectuelles. Alors que nos observations, comme d’autres recherches (Bernard, Troger, 2011), font état de fortes réticences à l’égard de l’enseignement général, jugé théorique et peu appliqué, nous avons aussi relevé que les élèves sont exigeants vis-à-vis des professeurs, qu’ils s’attendent à ce que ces derniers sollicitent leurs capacités intellectuelles et les confrontent à des difficultés plus ou moins maîtrisables. Pour ces élèves qui ont souvent fait l’expérience de l’échec au collège, être rassuré par les enseignants ne suffit pas et peut même leur sembler démagogique dès lors que les exigences scolaires deviennent faibles. Elles conforteraient paradoxalement ce que les PLP cherchent à combattre : le sentiment d’une incapacité à apprendre et à s’approprier des contenus complexes.

6Ainsi, le contexte du LP, les savoirs enseignés comme le fait que les élèves qui y entrent disposent de moins de ressources scolaires, contribuent à favoriser le sentiment que la scolarité est moins soumise à la logique de la compétition scolaire. En même temps, les élèves s’avèrent plus exigeants à l’égard d’enseignants qui, en retour, sont plus attentifs à leurs apprentissages et à leur mobilisation. De ce fait, et sans pour autant surestimer la nature et la qualité de la relation pédagogique, c’est bien parce que les PLP accordent plus d’attention aux élèves que ces derniers se mobilisent davantage qu’en collège. Aussi, les stratégies pédagogiques des PLP, qui s’apparentent à des ruses, ne s’avèrent efficaces que s’ils restent attentifs aux exigences intellectuelles et au nécessaire établissement d’un ordre scolaire favorable aux apprentissages. Les observations en classe et surtout les entretiens menés avec des élèves confirment le renversement de perspective dans la mesure où une majorité d’entre eux estime nécessaire que non seulement les enseignants prennent le temps pour leur expliquer les contenus, les consignes et les objectifs pédagogiques, mais aussi qu’ils œuvrent pour instaurer « la discipline » et l’autorité, quitte à ce qu’elles soient contraignantes. Pour Laurent, 20 ans, élève de terminale bac pro maintenance des véhicules automobiles, « les profs encadrent bien les élèves… moi qui suis un nerveux, j’ai eu besoin d’être bien tenu… les profs sont à l’écoute mais ils nous font bosser […] Franchement, si je n’avais pas été remis à ma place, je n’aurais pas réussi ». Lors de l’entretien, cet élève revient à plusieurs reprises sur l’attitude compréhensive des enseignants, leur disponibilité, leur croyance en la capacité de réussite de leur public. De fait, c’est doublement la qualité de la relation avec les enseignants, l’identification et la réponse à la difficulté scolaire, et son « encadrement », au sens disciplinaire et cognitif du terme, qui participent de la progressive affiliation des élèves. Le travail des enseignants de LP, bien qu’il soit des plus éprouvants, s’opère face à un public qui reste globalement en attente d’accompagnement, d’encouragement et d’exigence. Hormis quelques PLP résignés et gagnés par le fatalisme, la mobilisation professorale procède souvent de deux présupposés princeps : le fait que les élèves ont fait l’expérience de la difficulté scolaire, voire de l’échec en collège ; le principe selon lequel tout élève est capable de progresser et qu’il est donc « éducable ».

L’exigence pédagogique et didactique au centre d’un travail enseignant étroitement lié au contexte de l’établissement scolaire

7Si le travail des enseignants s’opère principalement dans le face-à-face pédagogique, dans l’ordinaire de la classe, des ateliers ou de la « pratique », il est indissociable du contexte scolaire qu’est l’établissement, son organisation et le type de « management » mis en œuvre. L’organisation des classes, la répartition des services et des heures d’enseignement, l’importance accordée aux projets pédagogiques, à la négociation entre les équipes enseignantes et éducatives, pèsent aussi sur la relation pédagogique. C’est également dans le cadre d’une division du travail, d’une plus ou moins grande circulation de l’information, que prend consistance le travail des enseignants, de sorte que quelle que soit l’entrée analytique privilégiée – privilégier le travail enseignant ou la politique de l’établissement scolaire –, les pratiques pédagogiques enseignantes ne constituent qu’un élément parmi d’autres participant du rapport aux savoirs chez les élèves.

8Pour l’observateur s’interrogeant sur les pratiques pédagogiques plus ou moins innovantes, le LP constitue un terrain privilégié. C’est que les enseignants et les personnels d’éducation sont largement acquis à l’idée de devoir imaginer différentes alternatives à la forme scolaire traditionnelle. Bien que des différences entre établissements, entre équipes éducatives mais aussi entre enseignants exerçant au sein d’un même établissement sont observables, les professionnels de l’éducation partagent la volonté de pacifier le rapport des élèves aux études, et, par extension, la relation entre le LP et les parents. Même si la nature des interactions avec ces derniers mérite d’être mieux travaillée et engagée, nous avons relevé dans certains établissements des stratégies visant à considérer les parents comme de véritables partenaires éducatifs et non comme objet d’information et d’injonctions à l’efficacité incertaine. Ainsi, au sein d’un LP industriel et tertiaire, l’accueil des parents s’opère au mois de juillet, dès l’affectation des élèves en seconde professionnelle ou en première année de CAP. Cet accueil, dont l’enjeu est de présenter les formations, le fonctionnement du LP et des différentes instances, les parcours, l’alternance LP/entreprises, l’insertion professionnelle, les exigences en matière d’implication, etc., est suivi d’autres rencontres au début de l’année scolaire. Le fait d’instaurer des relations moins soumises au verdict scolaire et plus constructives, génère une plus forte présence des parents et leur réactivité en cas de sollicitation par les équipes éducatives. Au sein de ce LP, la proviseure-adjointe, en accord avec le proviseur, a défini comme projet « l’amélioration des relations avec les parents » :

On effectue un bilan intermédiaire au mois d’octobre. Pour cela, j’envoie par courriel une fiche pédagogique de repérage, renseignée par les profs… C’est un partage d’informations, on voit quelles réponses on peut donner, cela permet d’anticiper… On donne des suites, par exemple, on organise le tutorat, une rencontre avec les familles si nécessaire.

9Afin de lutter contre le risque de décrochage et responsabiliser les élèves, l’établissement a mis en place différentes commissions, notamment le GAIN (« On se réunit toutes les trois semaines, avec le COP, pour savoir si les élèves ont été vus, s’il y a de nouveaux cas, quelles solutions apporter. »). La commission éducative traite davantage des mesures de responsabilisation (elle est animée par un comité de pilotage dont les membres ont été validés au CA). L’originalité de cette commission est qu’elle ne se réduit pas à un rôle disciplinaire mais constitue une instance de réflexion et de dialogue en vue de dénouer quelques tensions. Elle permet d’engager un dialogue sur les risques de décrochage mais aussi sur les exclusions potentielles d’élèves ayant déjà été sanctionnés, mais sans que cela ait eu d’effet sur leur comportement. La proviseure-adjointe souligne combien le travail éducatif doit s’appuyer sur un rituel symbolique ayant vocation à transmettre des messages pertinents. C’est le cas par exemple du mode d’organisation spatiale de la « commission de réconciliation » : le fait que ses membres institutionnels soient assis en « U », la famille siégeant à leur côté, alors que l’élève au comportement jugé inadéquat est positionné en face afin de s’expliquer, change la donne. Cela responsabilise l’élève tout en montrant une entente entre équipe éducative et parents. Il semble que cette démarche ait des effets sur les élèves concernés et pacifie en même temps la relation avec les familles.

10Une professeure d’arts appliqués d’un LP des métiers du transport et de la mécanique insiste sur l’importance du travail sur la « motivation » et la mobilisation des élèves. Son souci, partagé avec d’autres enseignants, consiste à ouvrir les élèves sur la culture et à scruter toutes les occasions possibles en vue de favoriser l’articulation ou le rapprochement entre l’enseignement général et l’enseignement technologique et professionnel. Participant à plusieurs projets pédagogiques, cette enseignante de 50 ans avance : « Je cherche toujours à faire le lien entre le programme de français et histoire qui porte en partie sur la Renaissance et les machines volantes, c’est une façon de montrer aux élèves que la science et la technologie sont en lien avec l’imagination. » Pour certains élèves, les sorties pédagogiques au musée ou à des expositions itinérantes sont l’occasion de « découvrir pour la première fois des œuvres d’art ».

11Un professeur de conduite routière explique les difficultés rencontrées par des élèves de CAP :

Les élèves de CAP « conduite et transport routier » ont beaucoup de difficultés, parce qu’ils l’étaient déjà [en difficulté] au collège, ils ont choisi cette filière parce qu’ils ne s’estimaient pas capables d’aller en bac pro. Les lacunes, c’est souvent en français, au niveau de la rédaction… mais le problème, c’est qu’ils veulent surtout obtenir le permis B, C et D, et du coup, ils pensent qu’ils ne sont là que pour apprendre à conduire […] Les problèmes, c’est le manque de concentration et l’absentéisme même si grâce à l’internat, on arrive à limiter le décrochage.

12Une professeure de mathématiques et sciences, exerçant depuis douze ans au sein du même LP, observe que

si l’on n’y prend pas garde, la plupart des élèves ne relient pas les différentes connaissances et je ne parle même pas de leur faible capacité à les utiliser selon les situations… Aussi, avec tous les collègues et comme je suis professeure principale depuis cinq ans, nous avons comparé nos différents enseignements, nos référentiels, de façon à trouver des points communs. C’est comme ça que nous avons pu construire quelques séquences communes et après, on s’est aperçu que nos élèves faisaient des liens très rapidement.

13Cette enseignante, comme les autres professeurs interrogés et habitués à travailler en équipe sur des contenus didactiques, nous indique que « le premier réflexe qu’on a eu pour rendre les cours intéressants, c’est de systématiquement les relier avec l’enseignement professionnel ».

14Au sein d’un LP du bâtiment, les PLP et le proviseur ont décidé de créer des groupes d’élèves en vue de travailler sur leurs compétences. Cette démarche a eu des effets positifs parce qu’elle a été pensée dans toutes ses dimensions : d’abord, les groupes accueillent des élèves de seconde professionnelle de différentes spécialités. Ainsi, des élèves de différentes classes se côtoient et cela atténue l’effet groupe-classe, en cas par exemple de faible implication, ou de chahut, etc. D’autre part, les élèves, évalués à l’entrée en seconde, selon leur progression et les compétences à travailler changent de groupes, ce qui évite les effets pervers des groupes de niveau et permet de se focaliser sur des acquisitions en dehors d’une logique de classement. Enfin, et de manière à ce que ces démarches présentent une cohérence pour les élèves, elles sont systématiquement intégrées aux enseignements professionnels, technologiques et généraux : les heures en question sont inscrites à l’emploi du temps et positionnées après un enseignement disciplinaire, même si les compétences travaillées sont aussi transversales. Ce travail n’a pu aboutir que parce que les enseignants, toutes disciplines confondues, ont organisé communément des évaluations, de sorte que c’est moins une logique disciplinaire qu’une logique de compétence qui a prévalu. Si la mise en place du CCF a suscité quelques réserves au départ, elle a très vite laissé place à une adhésion commune à cette approche, d’autant plus que le proviseur a su rendre plus souple l’organisation des emplois du temps et l’articulation entre les différents types d’évaluation.

15Comme lors de nos observations effectuées à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les PLP restent soucieux de donner à voir aux élèves qu’ils sont capables de réussir, ce qui passe aussi par une évaluation indulgente, notamment en seconde professionnelle : « Je fais des évaluations cadeau pour les réconcilier avec l’école. Et quand certains élèves ne réussissent pas à une évaluation, je leur en propose une nouvelle, c’est aussi l’idée qu’ils ont toujours une nouvelle chance pour se rattraper. » (F, PLP de maths-sciences.) La mobilisation des élèves reste un souci permanent et quand certains d’entre eux paraissent acquis à l’idée qu’ils obtiendront leur diplôme en « ne fournissant que le minimum », la stratégie des PLP est de les amener à « exploiter au maximum le potentiel dans ils disposent. On doit travailler sur leur ambition, et quand l’élève dit qu’il va obtenir de toute manière son CAP, on lui pose la question : “Dans ce cas, pourquoi ne pas obtenir le CAP avec une mention ?” » (un enseignant d’électrotechnique).

Le LP, une institution permettant de « sauver » les élèves ?

16L’élève de LP connaît souvent un sentiment de rupture avec le collège, sentiment indissociable de la socialisation à des savoirs et à des activités dont la maîtrise dessine les configurations de ce « nouveau départ ». Cela n’annule pas totalement l’impression d’être toujours « à l’école » puisque le cadre de la forme scolaire structure les apprentissages et la nature des contenus enseignés. C’est pourquoi les élèves confèrent davantage de légitimité aux milieux professionnels, même s’ils insistent sur l’apprentissage professionnel en LP. Aussi, le LP est perçu comme le contexte « où l’on apprend » le métier mais aussi les connaissances scolaires, et rares sont les élèves déclarant réviser ou effectuer des devoirs à la maison. Le fait que les PLP ne donnent que rarement des devoirs à effectuer conforte les élèves dans leur surestimation du LP comme seul contexte d’apprentissage scolaire. Une alliance objective s’instaure entre la surestimation par les élèves du contexte formateur du LP et la conviction, partagée par de nombreux enseignants, à savoir que seuls la relation pédagogique et les apprentissages effectués en situation scolaire sont à même de « sauver » leur public (Jellab, 2005, b). Les élèves sont largement définis comme « victimes » d’un système scolaire injuste et inégalitaire ; mais ils sont aussi perçus comme ayant peu d’occasions de se confronter à la culture scolaire et légitime dans leur milieu familial. Celui-ci est largement discrédité quant à ses capacités à aider les élèves à réussir. Du coup, le handicap socioculturel – avec une dimension de plus en plus psychologisante – dont souffriraient les élèves et leurs familles laisse place à une représentation institutionnelle qui pose le LP pour être celui de la « deuxième chance », une école pas tout à fait comme les autres, susceptible de corriger les effets de l’échec scolaire et de réhabiliter l’identité de son public. Pour cet enseignant,

notre rôle, c’est bien de les prendre là où ils sont et de les amener au maximum de leurs capacités, c’est bien ça notre fonction… Un collègue doit se remettre en cause, moi, c’est tous les jours que je me remets en cause, mais bon… en fin d’année, je me dis « j’en ai sauvé combien ? », ben oui, y en a quand même trois qui restent sur le carreau, c’est pas de la faute des gamins, ça peut l’être, mais j’y suis pour quelque chose… à quel moment j’ai foiré ? Quand tu mènes un conseil de discipline, parce qu’on ne peut pas faire autrement, que tu le veuilles ou non, c’est un échec… (H, 50 ans, PLP de menuiserie.)

17Sauver les élèves de leur destin social est un objectif largement partagé par les PLP, même s’il existe des désaccords autour des modes d’action pédagogiques et des finalités des savoirs. Loin de consacrer l’image d’un client idéal, les enseignants définissent leur identité en termes d’action auprès d’élèves ayant connu l’échec scolaire :

On a quand même de très bonnes élèves […] on est quelquefois surprises, on se dit « mais pourquoi elles sont là en classe de seconde pro alors qu’elles travaillent bien, qu’elles ont de si bons résultats ?… » mais en fait, c’est au niveau de la 3^e que ça n’a pas marché et puis, d’être ici, ben les méthodes de travail sont différentes, le fait qu’il y ait de la pratique, ça les motive davantage et donc, des filles qui avaient 7 ou 8 de moyenne en collège, elles peuvent aller jusqu’à 15 de moyenne en LP… (F, 40 ans, PLP de cuisine.)

18Le salut ne tient pas seulement à la socialisation scolaire et professionnelle au sens d’acquérir des compétences et des diplômes. Il repose aussi sur un accompagnement des élèves sous forme d’encouragements, de discussions autour de « problèmes quotidiens », d’écoute et de valorisation de leur « savoir-faire ». De ce fait, il n’y a guère de séparation entre instruire et éduquer, même si les PLP se plaignent du temps consacré à l’instauration d’un ordre scolaire.

La socialisation au « savoir-être » comme manière de « faire de l’éducation »

19Lorsque les PLP observent que les élèves sont à la fois « difficiles » et « surprenants », ils font référence à une distance qui se serait installée entre eux et leur public, distance liée à deux réalités : le changement du public du fait de la massification ; la distance « culturelle » entre sa propre socialisation (familiale et scolaire) et celle des élèves. Ceux-ci ressemblent de moins en moins aux anciens élèves, et même les meilleurs d’entre eux s’avèrent parfois « caractériels » et adoptent des conduites irrationnelles : « … on a des élèves qui sont susceptibles, même quand ils réussissent très bien, on ne peut pas leur faire de remarque sans que ça dégénère… on est parfois déstabilisé parce que leurs réactions nous surprennent. » (PLP de comptabilité.) Les PLP offrent ainsi l’image d’acteurs animés de sentiments ambivalents à l’égard des élèves. Si ceux-ci sont « attachants », ils sont également « difficiles », « agités », et demandent un suivi éducatif. Cette ambivalence se trouve au centre même du travail de resocialisation où d’un côté, les PLP adhèrent à l’idée que leur public est « éducable », et de l’autre, ils sont amenés à soutenir qu’il existe des « élèves limités », comme s’il existait des effets de seuil quelles que soient les pratiques pédagogiques. Mais nos récentes observations en LP nous amènent à relever que les PLP et les personnels d’éducation éprouvent de moins en moins de nostalgie à l’égard de temps révolus, sans doute parce qu’ils réalisent que la jeunesse populaire aspire légitimement à d’autres valeurs et à d’autres horizons que les anciens élèves. Ainsi, l’attrait pour le « téléphone portable », pour Internet et plus généralement pour la société de consommation, bien qu’il constitue parfois un obstacle aux apprentissages, à l’effort exigé par la culture scolaire, apparaît en même temps comme l’expression d’une « normalité », eu égard à la place que les nouvelles technologies occupent désormais dans la vie quotidienne, mais aussi au regard de l’allongement de la jeunesse qui amène les élèves de LP à vivre leur scolarité comme une expérience mettant en dialogue l’école et la vie.

La pacification des relations avec le LP, une stratégie d’anticipation des risques de violence ? Le métier d’enseignant mis à l’épreuve par le changement du public et par le contexte social

20L’image d’élèves ayant souvent été « orientés par l’échec » et « fâchés » avec les études est largement répandue chez les personnels d’éducation et les enseignants de LP. Elle procède d’une perception des élèves mêlant conditions de vie sociales et psychologiques et difficultés scolaires, perception qui amène les enseignants à lire l’expérience de leur public en termes de violence tant institutionnelle que comportementale. Une enseignante d’EPS nous dit, lors d’une visite d’établissement :

Les élèves qu’on a, notamment en classe de seconde pro et de CAP, ils demandent beaucoup d’attention… Certains n’ont pas le sens des limites ni de la retenue, ils peuvent être violents, taper sur un camarade en pensant que ce n’est pas grave […] En fait, quand on vit dans une famille où il y a de la violence, où l’on est insulté et violenté, on finit par ne plus avoir de repères, par ne plus respecter les autres puisqu’on n’est pas respecté. C’est pour cela, je pense, que ces élèves ont besoin de plus d’affection !

21De fait, les pratiques pédagogiques des enseignants de LP sont sous-tendues par l’anticipation des réticences des élèves à l’égard des enseignements, mais aussi de la violence potentielle qui ne conduit pas systématiquement à y voir l’expression de causes extra-scolaires. Parfois, la violence des élèves est interprétée en termes de réaction « normale » à l’injustice institutionnelle, notamment celle qui réfère à l’orientation non choisie et de manière plus générale à l’échec scolaire.

Des classes difficiles, on en a, il y a des différences entre classes difficiles… des classes plus dures que d’autres… ici, je n’ai pas de classes extrêmement difficiles ; à W. [un autre LP], j’en avais à cause du problème de l’orientation, où là, une année j’avais une classe de 17, il n’y en avait que 2 qui avaient choisi… je me souviens de 5 élèves en particulier qui ne voulaient rien faire, avec une agressivité forte, ils voulaient partir, ils en voulaient à tout le monde… j’étais obligé de travailler avec des transparents pour les avoir en face, là, c’est des situations très difficiles… ça dépend aussi des relations qu’ils ont […] avec le système scolaire, ils ont été en échec des années et des années, ils arrivent en fin de 3^e et leur souhait, c’est de partir… ou alors de faire un projet qui les intéresse, mais c’est dur ; moi je veux devenir carrossier, ben non, tu seras électricien ! Ici, on a des élèves difficiles, mais même les plus difficiles travaillent, ils disent qu’ils n’ont pas choisi mais ils bossent quand même, il n’y a pas d’agressivité, de violence… C’est vrai qu’au niveau de l’orientation en 3^e, il y a le problème de l’échec, les élèves ont l’impression d’avoir été jetés… (H, 41 ans, PLP électrotechnique.)

22Combiné à la nécessité de « s’adapter au niveau » des élèves, le problème de la « discipline » ou de l’ordre scolaire rend le métier éprouvant, et il n’est pas rare que des PLP émettent des doutes sur leur compétence professionnelle, ne se sentant pas à leur « place ». La massification a amené un public d’un nouveau genre : plus réfractaires à la forme scolaire, une partie des élèves s’engagent dans un rapport de forces, la présence en cours étant d’abord une occasion pour « embêter le professeur ». Cependant, le léger rajeunissement des élèves arrivant au LP, tributaire de la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans, atténue le sentiment de devoir s’affronter à un public proche de la majorité et ayant des « comptes à régler avec l’école ».

23De fait, ce que les PLP vivent comme violence est indissociable de leur enseignement et des réticences que les élèves manifesteraient « par manque de motivation ». La plupart des PLP saisissent que la mobilisation des élèves implique un travail de pacification avec l’école, ce qui les conduit à mettre l’accent sur « le nouveau départ » que constituent les études en LP, sur le fait qu’il faille « oublier ce qu’on a vu au collège », comme si les études étaient désormais placées sous le signe d’une « nouvelle chance ». Mais cette ruse pédagogique ne résiste pas toujours à la nécessité de convoquer des savoirs censés être acquis au collège. C’est d’ailleurs à ce titre que nos récentes observations dans différents LP font état du renforcement de l’hétérogénéité scolaire des élèves. Celle-ci devient plus « visible » avec la scolarisation des contenus de formation et rappelle aux élèves, comme aux PLP, que les savoirs plus ou moins maîtrisés en collège continuent à différencier les publics et les parcours. Car la difficulté pédagogique réside bien dans la capacité des enseignants à concilier la pacification du rapport aux études, la mise en exergue du « nouveau départ » que constituent les études en LP, et la prise en compte de l’hétérogénéité des élèves. Ce que résume bien cet enseignant en hôtellerie :

J’essaie d’encourager tous les élèves, de leur montrer qu’ils sont capables de s’en sortir, d’aller plus loin, alors je leur propose des situations et des exercices, même en cours, qui vont leur permettre de réussir […] mais attention, certains élèves sont très forts, il ne faut pas les décourager non plus, il faut qu’ils y trouvent leur compte, que les situations proposées soient plus compliquées.

24Le travail des enseignants de LP se trouve confronté à une pluralité de contraintes dessinant l’épaisseur des épreuves. La violence composite, les incertitudes entourant parfois l’efficacité des formations, l’hétérogénéité des élèves qui, bien que provenant des milieux populaires, apparaissent plus comme des « individualités » que comme des groupes plus ou moins homogènes… ne manquent pas de susciter chez les PLP des doutes. C’est d’ailleurs une constante au sein des LP que de relever chez les enseignants une ambivalence, l’enthousiasme le disputant aux doutes, et parfois au découragement. Cet enseignant de mécanique automobile fait état du « sentiment d’épuisement qui est lié au fait qu’on a de plus en plus d’élèves qui sont immatures, qui ne savent pas se tenir correctement, se mettre au travail ». Il « passe de plus en plus de temps à essayer de trouver des supports et des activités qui accrochent les élèves et à essayer de faire régner le calme et la discipline ».

25Si le découragement affecte parfois et de manière durable quelques enseignants de LP, la plupart des PLP restent attachés à l’idéal de l’éducabilité de leurs élèves. Cet idéal s’accommode assez bien de leur faible élitisme scolaire. En effet, les PLP ont souvent intériorisé le fait que l’exercice de leur activité les confrontera à des élèves « fâchés avec l’école » et que l’une de leur fonction réside bien dans les encouragements et l’accompagnement d’un public « fragile ». De ce fait, les enseignants déplorent moins le faible niveau des élèves que leur absence de motivation pour les études, et d’une manière plus générale, leur faible goût pour l’effort. Le faible intérêt des élèves pour l’école s’explique certes par leur parcours scolaire de collégiens les ayant confrontés à l’échec, mais il est aussi dû, aux dires d’une partie des PLP, à la faible mobilisation des parents. Ainsi, et quelques années après nos premières enquêtes sur les LP, l’idée d’une démission parentale reste largement ancrée et répandue chez les enseignants et les personnels d’éducation. Si elle participe d’un mythe largement partagé dans les établissements scolaires à mesure qu’ils accueillent des publics de milieu populaire (Lahire, 1995 ; Dubet & al., 1997), elle rend difficile toute démarche visant à instaurer un partenariat éducatif avec le LP.

26Afin de maîtriser l’hétérogénéité de leur public et tenir compte de ses « difficultés », les PLP optent pour des pratiques pédagogiques visant à créer une proximité avec les élèves. Il arrive néanmoins que certains PLP, notamment les nouveaux enseignants, instaurent une distance censée garantir une justice de l’évaluation (Coste, 2013). Mais dans d’autres cas, la distance procède d’un mépris des élèves. Cette distance constitue le plus souvent une stratégie de survie. Ainsi, l’enseignant a recours au vouvoiement, use aussi d’un vocabulaire hermétique, dénonce « l’inculture » des élèves, les compare aux collégiens, voire au public de l’école primaire… La distance aux élèves s’appuie sur deux dimensions à l’importance variable selon les contextes : la différence sociale entre les PLP et leur public, celui-ci étant majoritairement issu de milieu populaire quand les enseignants sont davantage issus des classes moyennes ; une tendance à lire les difficultés pédagogiques en termes de problèmes « ethniques », notamment dans les LP accueillant une part importante d’élèves issus de l’immigration (Jellab, 2009).

27Les difficultés à mobiliser les élèves tiendraient aussi au marché du travail et au risque d’exposition au chômage, les diplômes ne garantissant pas une insertion et une stabilisation professionnelles. Si cet argument avancé par une partie des enseignants fait écho au propos de quelques élèves, il part d’une idée implicite extrêmement discutable : les élèves ne se mobiliseraient sur les études que si elles leur garantissaient une entrée heureuse sur le marché du travail ! C’est non seulement oublier que beaucoup d’élèves réussissent à l’école sans avoir de projet professionnel et que même lorsque l’avenir social semble incertain, une autre posture conduit au contraire à une surmobilisation sur l’école et sur les savoirs (Laurens, 1992). Nombreux sont les élèves de LP à dire craindre le chômage à l’issue du CAP ou du baccalauréat professionnel, ce qui les incite à envisager une poursuite d’études sitôt le diplôme obtenu. Enfin, l’insertion professionnelle ne constitue qu’un critère parmi d’autres contribuant à l’élaboration du projet d’études chez les élèves. En effet, et en dépit de campagnes de promotion faisant l’apologie de certains secteurs professionnels dits « porteurs », les jeunes générations ne s’y orientent pas car d’autres variables jouent un rôle tout aussi attractif (type d’études, qualités de relations professionnelles à venir, prestige social et symbolique reconnu à telle ou telle spécialité, etc.).

28La pacification des relations avec les élèves s’accompagne souvent d’une décentration de son point de vue, qui est aussi prise de distance avec sa propre expérience en tant qu’ancien élève. Nombreuses sont les fois où les PLP, notamment les plus jeunes d’entre eux, font état de l’écart entre leur propre scolarité et celle de leurs élèves, un écart pensé aussi en termes pédagogiques. Cette enseignante de biotechnologies avance :

Ce qui est désarçonnant, c’est que je m’aperçois que les manières dont on m’a enseigné quand j’étais élève sont radicalement opposées à celles que l’on doit développer en LP […] Maintenant, je comprends que certains élèves décrochent au collège parce que c’est du rabâchage et on ne comprend pas toujours, loin de là, à quoi servent les maths, la chimie, l’histoire ou la grammaire.

29La critique des modes d’enseignement traditionnels, du cours transmissif et de la pédagogie déductive – « on apprenait des choses dans leur généralité et après, si éventuellement une occasion se présentait, on faisait quelques applications » (une PLP d’électrotechnique) –, soutient une forme d’engagement professionnel visant à enseigner autrement aux élèves, en ayant constamment le souci d’instaurer un cadre relationnel moins conflictuel. L’éducation au sens large du terme – incluant la socialisation à des valeurs et l’enseignement proprement dit – désigne un objectif largement partagé par les PLP. Cela ne signifie pas qu’ils adhèrent d’emblée à une telle représentation du métier, mais que la réalité quotidienne de la classe et des interactions avec les élèves en atelier ou en « pratique », les oblige à intégrer la dimension éducative – relationnelle, « affective » – dans leur travail.

30Mais l’éducation des élèves comme intention pédagogique trouve largement dans les objectifs professionnels un moyen de légitimation, puisque la catégorie de « savoir-être » est également promue comme compétence relationnelle nécessaire. C’est l’ambiguïté de cette expression qui permet aux PLP de construire leur rôle en oscillant entre une socialisation scolaire et professionnelle, et une socialisation à des valeurs collectives identifiées à un « apprentissage de la citoyenneté ».

31Ainsi se dessine un univers scolaire dans lequel l’enseignement implique au préalable un travail d’accompagnement des élèves, d’écoute de leurs difficultés – y compris d’ordre cognitif ou scolaire –, ce qui met à l’épreuve les PLP d’autant plus qu’ils ont l’impression que de leur « personnalité » dépend l’implication des élèves : « On ne peut plus enseigner comme avant, il faut mettre du sien, savoir intéresser les élèves, marquer des pauses, plaisanter un peu, prendre parfois sur soi, sinon, ils saturent très vite. En fait, si le feeling passe, ça marche. » (Un PLP de lettres-histoire.)

Une question pédagogique récurrente : comment « motiver » des élèves orientés vers le LP ?

32Le travail des PLP s’affronte à deux réalités : l’échec scolaire des élèves et l’orientation subie à l’issue du collège. Cela les amène à déployer des efforts en vue de persuader leurs élèves qu’être orienté vers une spécialité professionnelle ne les condamne pas à un enfermement dans un métier. Nous avons depuis la fin des années 1990 constaté que pour une part non négligeable d’élèves, l’orientation vers le LP équivaut à une chute. Aussi, et c’est le paradoxe fondamental caractérisant les études en LP, la rupture annoncée avec le collège, qui amène les enseignants à insister sur le « nouveau départ » et la « nouvelle vie » que constituent les études dans la voie professionnelle, est mise à l’épreuve par la scolarisation de cet ordre d’enseignement. Cette scolarisation suppose que bien que l’élève intègre le LP en vue d’apprendre un métier, il se confronte à des savoirs théoriques et technologiques, la pratique, comme les stages en entreprises, occupant une place globalement secondaire. De ce fait, « oublier ce que l’on a appris au collège » est incompatible avec l’importance des acquis antérieurs pour réussir, même s’ils sont réinterrogés et que nombre d’élèves s’approprient en LP des savoirs censés être maîtrisés. Aussi, la mobilisation des élèves procède de nombreuses ruses pédagogiques dont celle consistant à vouloir neutraliser l’orientation non choisie par la valorisation de savoirs, de compétences et de connaissances « transversales ».

33En insistant sur le fait « qu’au LP, on apprend des connaissances, des choses qui sont pratiques mais aussi scolaires », les PLP cherchent à valoriser « scolairement » la voie professionnelle, sans pour autant abandonner la référence à l’utilité des acquisitions pour la vie professionnelle et sociale. Alors que les élèves, comme une majorité des enseignants de collège, considèrent que le LP sera le lieu de l’apprentissage manuel, la réalité des formations est tout autre : la place de l’enseignement général et technologique dépasse largement celle de l’enseignement et de la pratique professionnels. La déception des élèves est d’autant plus vive, aux dires des enseignants, que le savoir technologique demande une plus grande attention :

les élèves ne sont pas des automates, loin de là, je veux dire qu’il y a une préparation en salle, avant le passage en atelier… Normalement, on devrait utiliser le progrès, les ordinateurs… ce n’est pas un travail bête, la main est le prolongement du cerveau, savoir choisir, régler, faire des calculs, il y a une lecture de documents… ces documents-là, ils ne les verront pas en entreprise… En entreprise, ils verront des choses plus simples pour la production, donc ici, c’est un apprentissage… ils apprennent en salle et ensuite, il y a une production en atelier, mais il y a aussi de la réflexion devant les machines, il y a des calculs, etc. (H, 40 ans, PLP de structures métalliques.)

34Ces décalage et tension entre le « manuel » et l’« intellectuel » mettent à l’épreuve les élèves mais aussi les enseignants qui doivent alors créer des supports « concrets », « visuels », « tactiles », rendant possible l’appropriation de notions théoriques. Les enseignants de matières générales se trouvent davantage confrontés à cette tension, et leurs propos comme leurs pratiques pédagogiques tendent à scruter « l’utilité » des savoirs pour soutenir l’attention des élèves :

… je dis aux élèves qui se plaignent d’être ici : « vous n’allez pas perdre bêtement deux années, et puis vous pouvez toujours après demander à ce qu’on vous réoriente quelque part »… Je leur montre que les maths-physique, ça sert quelle que soit la formation… et « si vous êtes là, si c’était en troisième vœu, c’est parce qu’il n’y avait pas de possibilité de vous mettre ailleurs… en fait, vous ne pouvez que réussir si vous décidez de travailler et de ne pas perdre ces trois années de bac pro ou deux années de CAP ». (H, 38 ans, PLP de maths-sciences.)

La variété des pratiques pédagogiques en LP, un analyseur de l’adaptation à l’hétérogénéité des élèves

35Une constante caractérise la perception de leur mission, chez la plupart des PLP : celle de la nécessité de valoriser les élèves et leur travail, afin de « rompre avec le syndrome de l’échec scolaire que beaucoup d’entre eux ont traîné, parfois depuis l’école primaire » (une PLP d’ameublement).

36Aussi, dès les premières semaines de cours, les enseignants tentent de valoriser les réussites, d’être relativement indulgents au niveau de l’évaluation, et certains PLP n’hésitent pas à inscrire la notation dans le registre d’une « seconde chance ». Aux dires de cette professeur de secrétariat,

les élèves n’ont, pour beaucoup d’entre eux, jamais eu l’occasion de briller à l’école et ça les étonne d’avoir des avis positifs. Certaines élèves m’ont dit : « C’est la première fois qu’on me dit que j’ai bien travaillé à un devoir ! » […] J’ai pour philosophie de donner autant de chances que possible aux élèves, par exemple, quand elles ratent un contrôle, elles ont systématiquement le droit de repasser l’épreuve, ça leur donne une seconde chance et ça leur permet de bien se rendre compte de leurs erreurs, plutôt que de passer à autre chose… Les élèves, ils n’apprennent de leurs erreurs que s’ils y trouvent une raison. Eh bien, repasser l’épreuve, même en changeant quelques paramètres, ça a du sens !

37Ce propos atteste, s’il en est besoin, que la valorisation des élèves peut parfaitement s’accompagner d’exigences cognitives, l’erreur étant mieux réinvestie dans une meilleure appropriation des connaissances et des savoirs.

Les activités technologiques et professionnelles et la mobilisation des élèves : le passage du « concret » au raisonnement procédural

38Parce que « fâchés avec l’école », les élèves seraient plus prompts à se mobiliser sur ce qui s’y opposerait en quelque sorte : l’apprentissage du métier comme relation « concrète » et sensible aux effets tangibles. Le goût du concret se remarque par l’intérêt porté par les élèves aux stages en entreprise, même si cet intérêt confond apprentissage du « métier » et qualité des relations avec les salariés (les élèves apprécient l’absence d’autorité scolaire comme celle qui existe lorsqu’ils sont élèves au sein du LP). La différence que les PLP effectuent entre le collège et le LP se situe doublement, au niveau des modes de valorisation de la réussite des élèves, et au niveau des apprentissages qui se veulent plutôt « concrets » que strictement scolaires (y compris lorsqu’il s’agit des matières générales).

39Même si l’objectif recherché est de « partir des réalisations concrètes pour passer au stade supérieur, apprendre à raisonner et à utiliser des connaissances abstraites » (une PLP de sciences et technologies industrielles), le point de départ de l’enseignement s’appuie souvent sur du « travail concret », un concret qui renvoie à l’ensemble des démarches visant à « montrer » aux élèves considérés comme des « visuels » les contenus à travers l’action (ou le « faire »). La réticence des élèves aux savoirs théoriques contribue fortement à l’élaboration de séquences d’enseignement qui, sans opposer leurs finalités les unes aux autres (« les objectifs pédagogiques sont les mêmes, qu’il s’agisse de savoir aseptiser une chambre ou raisonner en technologie sur les microbes et les manières de les combattre », observe une enseignante de sciences médicosociales), assurent aux PLP la possibilité de lutter contre l’ennui et le désintérêt.

40Le véritable pari pédagogique dont les PLP se saisissent plus ou moins réfère à la manière dont ils repèrent l’enjeu que constitue l’articulation entre des savoirs théoriques, parfois formels, et des savoirs incorporés ou accompagnant la pratique, qu’elle soit professionnelle ou sociale en général. Le « concret » ne réfère pas seulement à des actions sur des objets ou des réalités empiriques telles que nettoyer des locaux, servir en restaurant, effectuer une installation électrique ou construire un mur d’isolation. Le concret réfère aussi aux situations ordinaires de la vie sociale sur lesquelles les enseignants prennent appui afin de rendre significatifs des contenus généraux ou théoriques. Ainsi, cette enseignante d’économie et gestion avance :

Quand je travaille avec les élèves sur des notions comme l’inflation, le chômage, la population active, le pouvoir d’achat, je leur parle d’abord de choses concrètes ; les coupures de presse apportent des informations sur le coût des courses aujourd’hui, les dépenses en logement, en alimentation, en loisirs… Ils connaissent ces réalités mais ils ne leur donnent pas des noms précis. Donc, le concret, ça leur parle et c’est à partir de là que l’on peut avancer.

41Lorsque les PLP soutiennent que les élèves sont des « concrets », des « manuels », cela admet deux significations : soit les élèves sont manuels parce qu’ils ne disposent pas des outils intellectuels leur permettant d’engager un travail réflexif ou méta-concret (souvent, les élèves de CAP, issus de l’enseignement spécialisé, sont perçus comme ayant de « grosses difficultés d’abstraction ») ; soit les élèves sont définis comme des manuels au sens où ils ont des capacités intellectuelles qui ne peuvent être activées qu’au prix d’une centration préalable et plus ou moins durable sur des savoirs parlants (qu’il s’agisse de savoirs incorporés ou accompagnant sous forme d’explication le « faire » en atelier, ou de savoirs traitant de la « vie quotidienne », c’est notamment le cas de la matière « prévention, santé, environnement »).

42Ainsi, les stratégies des enseignants s’inscrivent résolument dans un projet pédagogique largement partagé à savoir que les contenus à enseigner ne susciteraient l’intérêt des élèves que s’ils sont finalisés, s’ils présentent une utilité. Chez les PLP de matières technologiques et professionnelles, les savoirs sont présentés comme utiles du fait de leur caractère professionnel et immanent aux compétences visées par la formation. Par leur statut de savoirs portés sur l’action et la transformation du réel (construction, montage, mise en application…), ces contenus professionnels offrent davantage de possibilités de vérification des compétences maîtrisées, comparativement aux contenus théoriques dont beaucoup d’élèves n’en évaluent l’appropriation qu’à la lumière du jugement professoral. Pour cette enseignante de vente,

on doit former des bacs pros commerce qui soient directement au contact avec la clientèle, c’est l’évolution des référentiels et du métier qui le veut… on a maintenant un référentiel qui demande l’apprentissage des compétences liées à la vente, à l’organisation de l’activité commerciale et à la participation à la politique commerciale de l’entreprise, donc il faut que l’élève soit vraiment de mauvaise foi pour dire que ce qu’on voit en cours ne sert pas au métier. (F, 37 ans, PLP de vente.)

43Si les élèves de LP ont rarement choisi leur orientation, ils sont également nombreux à méconnaître le contenu réel des activités et des enseignements.

Quand ils arrivent ici, ce sont des jeunes qui n’ont pas du tout de notion de métier, alors ils ont été orientés, ils le disent, sans l’avoir voulu […] ils ne savent pas ce que c’est que les structures métalliques… l’électricité, la mécanique, la maçonnerie, ça ils savent, mais les structures métalliques, ils ne savent pas. (H, PLP en structures métalliques.)

44De même, dans les spécialités supposées avoir été choisies, les PLP observent que les élèves n’ont qu’une représentation partielle de la réalité du métier et de la formation :

Nos élèves croient qu’en venant en seconde pro « Accompagnement, soins et services à la personne », elles vont travailler avec les enfants, mais en fait, c’est surtout avec des personnes âgées qu’elles bosseront plus tard. (F, PLP en sciences médico-sociales.)

45Mais en dépit de ces décalages entre représentation et réalité des formations, les élèves manifestent un intérêt vis-à-vis de ce qui leur paraît être nouveau : les matières technologiques et professionnelles. C’est ainsi que les PLP de ces matières, dont le nombre d’heures face à une même classe varie de huit à douze heures hebdomadaires, disposent davantage d’opportunités pour faire découvrir aux élèves des contenus inédits et expérimenter des démarches plurielles en vue de les mobiliser. Assurés d’une légitimité institutionnelle leur reconnaissant un rôle plus « professionnel » (puisque les savoirs professionnels sont immanents à l’identité du LP et à sa fonction de préparation à l’insertion), les PLP de matières professionnelles tentent d’user de cette position pour socialiser les élèves à des savoirs nouveaux.

46Sur le plan pédagogique, les PLP de matières professionnelles ont souvent recours à l’alternance. La plupart du temps, ils mettent « les élèves en pratique avant de les amener à des schémas, sinon, ils fatiguent, ils sont vite déconcentrés » (H, PLP en électrotechnique). La valorisation de la réflexion autour d’activités nouvelles est souvent posée comme un point de départ n’exigeant que peu d’acquis antérieurs. On assiste à un discours de légitimation des savoirs scolaires et professionnels qui prend appui à la fois sur la valorisation de leurs finalités (« apprendre un métier », « pouvoir préparer un baccalauréat professionnel pour avoir plus de chances d’insertion », « apprendre à réfléchir et à fabriquer des choses utiles », etc.), et sur la possibilité de s’affranchir de sa condition d’élève orienté, subissant sa scolarité et résigné à l’échec (Jellab, 2005, a).

47La stabilité de la relation pédagogique est suspendue à la manière dont l’enseignant alterne activités accessibles aux élèves et activités plus exigeantes. Les PLP savent que les élèves peuvent réagir de manière négative à des activités « faciles » car perçues comme infantilisantes, les renvoyant à une image négative de leur « niveau ». En même temps, le passage d’une activité accessible – voire ludique – à une activité plus exigeante oblige à des arbitrages, voire à des négociations avec les élèves :

Avec mes élèves, elles savent qu’il y a des moments où on travaille sérieusement, donc là, je leur donne un travail avec systématiquement une production écrite qu’elles doivent me remettre à la fin, mais elles savent aussi qu’à un autre moment, on arrête tout et on discute ou alors, elles ont un temps libre pour faire un peu d’ordinateur, créer des cartes… (F, 42 ans, PLP de secrétariat.)

48Avec la scolarisation de l’enseignement professionnel et la confirmation de la place prépondérante de la technologie, l’enjeu devient tout autant de faire en sorte que celle-ci, par son aspect nouveau, soit attractive et qu’elle contribue à l’appropriation de notions plus abstraites. De fait, et bien que les activités professionnelles et technologiques restent plus attractives, c’est de la manière dont leur contenu est interrogé par l’enseignant que dépend la mobilisation des élèves :

J’ai fait avec les élèves de bac pro plusieurs séances sur la résistance des matériaux, et pour cela, j’ai abordé dans le cadre de la mécanique des milieux continus, la question de la déformation. Je pars toujours d’un questionnement, « pourquoi certaines matières, quand on les déforme, elles reprennent juste après leur forme initiale ? ». « Pourquoi au contraire, d’autres objets, une barre de fer ne reprend pas sa forme initiale ? » ou encore « qu’est-ce qui fait que des fois, ça casse quand on appuie trop fort ? » Là, les élèves accrochent, ils comprennent que cela dépend de plusieurs facteurs, les composants, la contrainte exercée, etc. (H, 59 ans, PLP en bac pro technicien en chaudronnerie industrielle.)

49Les matières nouvelles peuvent être potentiellement mobilisatrices. Mais la scolarité en LP implique l’appropriation de connaissances, estimées à l’aune de leur évaluation. Si l’évaluation des élèves de LP est à la fois scolaire et professionnelle, elle ne réfère pas aux mêmes enjeux selon qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre domaine.

Une évaluation plus judicieuse

50Bien avant la mise en œuvre du contrôle en cours de formation, les lycées professionnels ont promu une pédagogie de l’évaluation qui laisse une grande place aux réalisations et au « savoir-faire ». Cela tient d’abord à la spécificité de l’enseignement professionnel – c’est également le cas, mais dans une moindre mesure, de l’enseignement technique – qui valide des savoirs mais également des compétences (situées et en situation, qu’elles relèvent du contexte du LP ou du stage en entreprise). Mais l’évaluation constitue aussi une expérience subjective que l’élève réalise, et c’est d’ailleurs un des éléments contribuant, dans de nombreux cas, à susciter sa mobilisation. En effet, et dès nos premières enquêtes auprès des élèves de LP, nous avons été frappé par la forte distinction qu’ils effectuent entre un apprentissage stricto sensu scolaire et un apprentissage professionnel situé, incarné dans la pratique en tant qu’action sur des objets empiriques. Ils différencient ainsi nettement les réalisations pratiques des activités plus « scolaires » ou décontextualisées. Savoir servir en restaurant, effectuer un montage électrique qui « fonctionne » ou produire une pièce ajustée à un usage, constituent des activités qui permettent à l’élève de s’apercevoir qu’il a été capable ou non d’atteindre des objectifs. Tandis que réussir une rédaction, un exercice en mathématiques ou une épreuve en histoire-géographie reste largement suspendu à l’appréciation de l’enseignant.

51Au-delà de l’importance symbolique des épreuves de type scolaire, et de ce qu’elles évoquent comme rapport de dépendance de l’élève à l’égard de l’enseignant, c’est aussi la capacité à se rendre compte par soi-même du niveau de réussite qui assure aux apprenants une autonomie subjective. Mais c’est également en s’appuyant sur cette distinction entre la réussite scolaire et la réussite quant à la maîtrise de compétences professionnelles que les PLP introduisent une nuance dans l’évaluation. Les modes d’évaluation des élèves s’inscrivent dans l’objectif de les « réconcilier avec l’école », et prennent souvent l’aspect d’une surnotation lors des premières semaines de scolarité : « Je fais des choses simples, au départ, c’est-à-dire que la première note qu’ils vont avoir, c’est autour de 16 ou 17 sur 20… après, j’augmente la difficulté. » (H, 40 ans, PLP d’électrotechnique.) En général, cette évaluation indulgente accompagne des exigences cognitives et procédurales à la portée des élèves : « On essaie de valoriser ce que les élèves savent faire, on ne va pas taper trop haut et on ne passe pas à autre chose avant de bien maîtriser l’étape en cours. » (H, PLP de mécanique automobile.)

52Mais les enseignants savent que l’équilibre reste précaire entre type de notation et « niveau réel » des élèves. Si la note est trop indulgente ou perçue par l’élève comme non méritée, elle lui apparaît comme une stratégie visant à « acheter la paix scolaire » (F, PLP en vente). Selon cette enseignante en lettres-histoire,

[o]n est plus tolérant, plus indulgent qu’en collège, en tout cas, la plupart des élèves n’ont pas eu ces notes avant d’arriver au LP… En plus, il faut savoir qu’en histoire-géographie par exemple, les exigences se limitent souvent à une faible attention lorsqu’ils doivent lire les documents… c’est-à-dire que les élèves n’ont même pas besoin d’apprendre chez eux… je leur dis parfois : « Très franchement, vous faites un effort réel, et même ceux qui n’auront pas vu leur cours, ils auront la moyenne »… ça les motive, parce qu’ils se mettent au travail, mieux vaut tard que jamais… mais il y a cette note quand même qu’on gonfle un peu.

53Les stratégies d’évaluation des élèves intègrent aussi une autre dimension : celle du savoir professionnel qui vient en quelque sorte déstabiliser les normes d’évaluation classiques. Pour cette enseignante en comptabilité, l’enjeu est bien de valoriser les élèves à travers un savoir-faire mais dont l’évaluation n’est pas uniquement scolaire. C’est pourquoi de nombreux PLP opèrent une distinction entre la « moyenne scolaire » et la « moyenne professionnelle ». Souscrivant à l’orientation par l’échec vers le LP, les PLP tentent de transformer cette expérience en étant indulgents sur la notation. En même temps, et au fur et à mesure du déroulement de l’année, ils donnent à voir aux élèves qu’obtenir seulement la moyenne scolaire ne saurait suffire pour en faire de futurs professionnels : « Avoir 10 sur 20, ce n’est pas avoir la moyenne. » (F, PLP en comptabilité) et « Réaliser un circuit électrique qui ne marche qu’à moitié, c’est-à-dire qui ne marche pas finalement, ce n’est pas être électricien. » (H, PLP en électrotechnique).

54Les enseignants de matières générales évaluent les élèves sur des compétences appartenant à des savoir-faire transversaux – savoir s’informer, savoir organiser, savoir réaliser et savoir s’auto-évaluer –, mais il leur est plus aisé d’arbitrer les notes selon des critères plus généraux, car moins en phase avec une activité technologique ou professionnelle évaluable empiriquement.

55L’évaluation, si elle fait intervenir des appréciations donnant lieu à des dilemmes sur ce qu’est une note juste, reste dépendante du public, de son profil scolaire et des contenus enseignés. Face aux élèves de CAP, les PLP manifestent une assez grande indulgence, tout en disant « qu’avec eux, on fait d’abord de l’éducation » et en déplorant leur « très faible niveau ». Aussi l’indulgence combine-t-elle souvent une appréciation ne dissociant pas le comportement des élèves de leur travail scolaire. S’agissant des élèves de seconde professionnelle, l’évaluation n’est indulgente que lors de la première moitié de l’année scolaire, période pendant laquelle les efforts sont tournés vers la pacification des rapports avec les études et les enseignants. En classe de 1^re, et bien que les PLP aient conscience du risque de rupture scolaire guettant une partie des élèves, la multiplication des contrôles et la complexification des compétences évaluées deviennent plus tangibles dans la mesure où l’horizon reste la préparation et l’obtention du baccalauréat. Les élèves de première et de terminale baccalauréat professionnel sont souvent considérés comme des « adultes ». Leur évaluation est plus exigeante et fait intervenir de manière conséquente les compétences professionnelles, d’autant plus que celles-ci sont également prises en compte dans la validation du diplôme intermédiaire (le BEP notamment). Ces compétences, qui sont doublement professionnelles et relationnelles, donnent lieu à un véritable travail sur les individus et leur posture (que les PLP réfèrent aux savoirs, savoir-faire et savoir-être). Le souci d’évaluer la présentation de soi est omniprésent dans les propos des enseignants et ce à mesure que les spécialités professionnelles s’y prêtent (c’est le cas en hôtellerie, en sanitaire et social, et en vente).

Les savoirs professionnels et les stages en entreprise : alternance et précautions pédagogiques

56L’observateur peut être étonné de relever qu’une partie non négligeable des enseignants de LP manifestent des réserves à l’égard des milieux professionnels, et des entreprises notamment. Depuis 1979, les stages en entreprise sont obligatoires. Ils sont censés se dérouler en associant étroitement les PLP et les tuteurs. Dans la scolarité d’un élève de CAP, les stages couvrent une période de 16 semaines, tandis qu’en baccalauréat professionnel, ils s’étalent sur 22 semaines. Considérées comme un partenaire important puisque les élèves y effectuent des stages et y « appliquent » ce qu’ils ont appris en LP, les entreprises sont également perçues comme peu soucieuses de former les stagiaires et entretiendraient un discours critique à l’égard de l’enseignement professionnel. Cette ambivalence chez les PLP tient à des raisons historiques, celles qui ont amené progressivement l’institution scolaire à vouloir exercer un monopole sur la formation et la certification, ce qui a renforcé la scolarisation des savoirs et leur éloignement – spatio-temporel – de la sphère productive (Monaco, 1993). Elle tient aussi à des effets conjoncturels, en particulier l’accroissement du chômage des jeunes, ce qui ne manque pas de retentir sur l’image et la fonction du LP, les employeurs lui reprochant son décalage avec les besoins en formation.

57En dépit de la faible place dévolue aux stages, la plupart des élèves les vivent de manière positive. Les PLP manifestent plutôt des sentiments contradictoires à l’égard des entreprises : « … l’entreprise, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important à mon sens, l’essentiel du métier s’apprend ici en LP », dit une enseignante de secrétariat. Certains critiquent de façon acerbe l’accueil des élèves stagiaires par les entreprises : « si on ne fait pas attention, on a plein d’élèves qui sont livrés à eux-mêmes dans les entreprises, ou alors, on les utilise à des tâches qui n’ont rien à voir avec leur formation », dit une professeure d’électrotechnique. On souligne parfois les effets anomiques générés par la confrontation des élèves aux milieux professionnels : « on a des entreprises qui nous débauchent des élèves, en plus les meilleurs éléments, ce qui fait qu’on se retrouve avec un effectif faible et un taux de réussite bas », avance un professeur de lettres-anglais.

58L’ambivalence à l’égard des milieux professionnels procède également de l’histoire des enseignants qui, selon leur propre expérience, sont plus ou moins disposés à développer un partenariat et à accompagner la socialisation professionnelle de leurs élèves. Lorsque certains enseignants observent que « les entreprises ne cherchent qu’à exploiter les jeunes », ils instaurent symboliquement une méfiance à l’égard des milieux professionnels. Et quand l’enseignant a lui-même connu des difficultés d’insertion professionnelle ou des épreuves contraignantes à l’occasion d’une expérience de salarié, il peut en venir à développer une critique acerbe, fragilisant le projet d’une alternance réussie LP/entreprises. Ce PLP de génie mécanique, diplômé d’une grande école d’ingénieur, énonce :

J’ai bossé pendant cinq ans dans un grand groupe industriel, j’ai voyagé dans différents pays, je bossais comme un fou… J’ai bien gagné ma vie mais j’étais sur des statuts précaires… alors, quand je pense aux élèves de LP, je me dis que si avec un diplôme d’ingénieur, on est exploité, qu’est-ce que ça va être pour des bacs pro ou des CAP ?

59Ce sont souvent les enseignants de matières professionnelles qui manifestent le souci d’une ouverture du LP sur les entreprises. Ce souci, nous l’avons également observé chez les PLP issus de l’université, comme si les savoirs trouvaient dans leur « application » en entreprise une sorte de légitimité, tant du point de vue de l’efficacité de la formation que de celui de la mobilisation des élèves.

60Mais il arrive que les PLP, tout en souscrivant à la nécessité d’une alternance LP/entreprise, opposent ces deux univers à partir des activités proposées en atelier. Certains PLP saisissent des occasions pour travailler sur des objets non définis comme tels dans les référentiels de formation.

De temps en temps, pour motiver les élèves, je leur propose de travailler sur quelque chose qui n’a rien à voir avec le travail en entreprise ; une fois, ce sera fabriquer un cendrier, une autre fois, une caisse de rangement… Là, on est en train de fabriquer des bougeoirs, c’est important… si on doit leur enseigner comment on fabrique un bidon ou une pièce métallique, une pièce qui est souvent une pièce-poubelle, ça, ils le voient ici et en entreprise, mais c’est moins motivant que les autres objets qui les valorisent aussi. (H, PLP en structures métalliques.)

61Tout se passe ainsi comme si la valorisation du rapprochement entre le LP et les milieux professionnels était temporisée par le souci de ne pas mettre les élèves directement face à leur destin à venir, et surtout de donner à voir que le LP est plus qu’un lieu de formation à des savoirs productifs industriels, puisque l’on peut également y acquérir des savoir-faire esthétiques. La valorisation des élèves à travers des productions ou confections d’objets moins en phase avec l’activité industrielle en série vise à redéfinir les relations entre les élèves, leurs parents et les enseignants. Les travaux réalisés par les élèves « redorent leur image devant les parents » mais aussi mettent en exergue que « ce qu’ils apprennent en LP exige un certain niveau de raisonnement, ce qui fait venir aussi des parents parce qu’ils se disent que c’est de la formation » (H, PLP en menuiserie).

62Dans les secteurs tels l’hôtellerie, la mécanique automobile, la productique et l’électrotechnique mais également le commerce, les PLP sont plus soucieux de développer un partenariat avec les milieux professionnels, ce qui explique pourquoi non seulement ils s’impliquent lors des stages effectués par les élèves, mais aussi sont souvent plus que les autres enseignants à la recherche de « supports pédagogiques » fournis par les entreprises pour agrémenter leur enseignement. Or un tel mode d’implication influence le rapport des élèves au LP et aux savoirs, dans la mesure où les contenus enseignés leur semblent plus consistants et en dialogue avec les situations professionnelles.

63Nous avons observé que plus la matière enseignée appartient à la forme scolaire (usant davantage de l’écriture et du savoir détaché de son usage immédiat ; c’est le cas des matières générales mais aussi de certaines matières technologiques dans le domaine du tertiaire, de la comptabilité, du secrétariat, de la vente, du sanitaire et social, etc.), moins les PLP manifestent de l’intérêt pour les stages, quand ils ne sont pas critiques à l’égard des entreprises. On peut alors relever que les dysfonctionnements de l’alternance LP/entreprises ne procèdent pas seulement des modes d’accueil des élèves par les entreprises, mais qu’ils doivent également à la manière dont les PLP s’impliquent ou non (en particulier pour assurer le suivi et l’exploitation des stages au retour des élèves en LP) lors de ces périodes de formation.

Des enseignants « pas comme les autres » ? Une identité de métier aux confins du travail social

64La différence la plus marquante lorsqu’on compare les dispositions des PLP à l’égard de leurs élèves avec celles des enseignants de lycée général et technologique – et notamment ceux qui enseignent dans les filières générales – et de collège, renvoie à l’absence de « client idéal » (Becker, 1952) chez les premiers : s’ils déplorent le faible niveau scolaire des élèves, ils ne s’attendent pas non plus à enseigner à un public doté de ressources cognitives et culturelles incarnant l’excellence intellectuelle ! Nombre de PLP nous ont dit avoir été « étonnés », « surpris », voire déstabilisés par la présence d’élèves « tellement brillants que leur place devrait être au lycée général ! ». Ce regard sur les élèves est indissociable du statut occupé par le LP dans la hiérarchie des classements scolaires, de la position occupée par les PLP au sein du corps enseignant du secondaire. Il est aussi inséparable des caractéristiques socioculturelles et économiques des élèves, majoritairement issus de milieu populaire, et entretenant avec la culture scolaire et ses normes un rapport conflictuel.

65Aussi, et bien au fait des difficultés scolaires de leur public, les PLP consentent plus facilement à articuler enseignement (ou « instruction ») et éducation. Le métier d’enseignant en LP engage tout autant la transmission des savoirs concomitante de la construction de compétences cognitives situées, que l’implication de soi dans une relation « compréhensive » et plus ou moins « empathique » :

La plupart de mes élèves ont des problèmes sociaux, j’en ai une partie qui est suivie soit par un éducateur, soit par un psychologue… Si j’enseigne comme on m’a enseigné comme élève, c’est le clash ou à la limite, ça sera un monologue. En fait, mes élèves, c’est de l’attention dont ils ont besoin, et je me suis rendu compte que c’est un peu ma personne qui compte pour pouvoir leur transmettre quelque chose ! (F, PLP de secrétariat.)

66Le travail auprès des élèves engage la subjectivité de l’enseignant qui met en jeu sa personnalité, la séduction et les ruses pédagogiques constituant le moyen assurant les conditions minimales de l’adhésion des élèves. Aussi, et bien que le LP diffère des contextes à finalités marchande et financière, on peut dire que s’y développe également une sorte de « marché de la personnalité » (Mills, 1966) au sens où l’interaction et la stabilité de la relation enseignement-apprentissage deviennent suspendues à la manière dont le professeur « donne un peu de lui-même » (H, PLP de lettres-histoire). Comme l’observait C.W. Mills,

[t]ravailler comme employé implique souvent que l’on doit sacrifier sa personnalité à une multitude de « consommateurs », de clients, ou de directeurs […] La gentillesse et l’amabilité relèvent du service personnalisé ; on les normalise pour faciliter la vente de quelque chose (1966, p. 213-215).

67Ainsi, il est fréquent que les PLP soient « fatigués », « épuisés » en fin de journée, la mobilisation de soi ne pouvant pas se limiter à la relation de savoir traditionnelle dans laquelle les contenus enseignés suffisaient à maintenir un climat scolaire acceptable.

68L’accueil et l’aide apportés aux élèves, le souci de comprendre leurs difficultés, d’installer une sorte de rupture symbolique avec le collège, d’être à leur écoute finissent par conférer au travail enseignant en LP une identité de métier aux confins du psychologique et du social. On pourrait sans doute y voir les traces héritées de l’histoire de l’enseignement professionnel qui a partie liée avec l’éducation populaire et la volonté de former tout autant « l’homme, le citoyen et le travailleur ». Mais la massification, qui a amené de nouveaux publics au moment même où la culture et la classe ouvrières déclinèrent, rapproche plutôt le métier de PLP de celui des travailleurs sociaux, même s’il s’agit de former à des compétences scolaires et professionnelles.

69Cette évolution vers une sorte de « travail social » ne procède pas de la seule transformation des publics scolaires et des difficultés du marché du travail. Elle s’explique aussi par la position de l’enseignement professionnel dans l’ensemble du système éducatif. Recrutant des élèves sélectionnés pour une part d’entre eux par leur échec, identifiés parfois à ces élèves parce que leur carrière scolaire est moins académique que celle de leurs collègues de l’enseignement, désormais coupés des cultures ouvrières, les PLP construisent une clôture qui les distingue, à la fois, des familles des élèves, du monde de l’entreprise et de leurs collègues qui enseignent dans les filières que l’on continue à considérer comme « normales ». Si l’on n’y prend pas garde, cette clôture peut conduire à des impasses car l’on se saurait défendre la voie professionnelle que si l’on est convaincu qu’elle assure réellement une promotion sociale et culturelle.

70Il existe des formes de découragement chez une partie des PLP. Ce découragement est souvent à la mesure des efforts consentis, qui vont parfois au-delà des exigences institutionnelles, tout en étant faiblement couronnés de succès. Ce professeur de maths-sciences observe :

Avec la réforme du bac pro, tous les référentiels ont changé et maintenant, on travaille beaucoup plus de façon interdisciplinaire… Avec mes collègues de l’enseignement professionnel, on s’est beaucoup investis, on n’a pas compté notre temps pour faire des progressions communes, évaluer les élèves par compétences parce qu’on est dans le CCF… Comme on est dans le domaine administratif, on a mis en place des ‘‘simulateurs administratifs”, avec le PGI [Progiciel de gestion intégré], pour mettre les élèves devant des situations complexes et aléatoires afin qu’ils apprennent progressivement à maîtriser toutes les compétences dans le cadre d’une professionnalisation progressive. Mais malgré tout ça, les élèves s’en foutent, même ceux de première pro, on a l’impression que diplôme ou pas, ils n’attendent rien du LP ! (H, PLP de comptabilité-bureautique.)

71Chez les PLP des spécialités industrielles, la nostalgie vis-à-vis des anciens élèves qui « même s’ils étaient durs, acceptaient l’autorité du prof » conduit parfois à une sorte de fatalisme. Celui-ci procède aussi de l’évolution des référentiels de certification et des contenus de formation qui se sont complexifiés jusqu’à n’entretenir qu’un faible lien avec les anciens « programmes » (c’est notamment le cas dans les domaines de la mécanique et de la métallurgie). Les anciens professeurs, socialisés à la mise en activité des élèves à partir de situations concrètes, où « le travail de la matière » occupait une large place, éprouvent parfois des difficultés pour adopter une posture didactique, même si la ligne de démarcation entre la « pédagogie du faire » et celle de la « réflexion sur le faire » n’est pas aussi tranchée. Pourtant, et malgré les difficultés rencontrées par les enseignants et les équipes éducatives, et contrairement à une lecture misérabiliste du LP à laquelle souscrivent tout autant certains professionnels de l’éducation que la sociologie de la reproduction, les pratiques pédagogiques en LP contribuent à l’émancipation des élèves. Mieux : nous avons relevé que dans de nombreux cas, et alors que les élèves de LP paraissaient largement acquis à un rapport instrumental et utilitaire aux savoirs, ils sont aussi sensibles à un enseignement et à des mises en activités accordant une large place à la culture désintéressée et à l’effort intellectuel, et permettant de développer de la réflexion.

72Si une partie des PLP développe une attitude distante, voire méprisante à l’égard des élèves, attitude qui réfère souvent à la recherche maladroite d’une survie professionnelle, la plupart des enseignants cherchent à instaurer une proximité pédagogique et relationnelle avec leur public. Au terme d’une analyse des pratiques pédagogiques des PLP et eu égard au matériau dont nous disposons, issu aussi bien de nos recherches auprès des élèves que des enseignants, il est possible de s’interroger sur l’efficacité des démarches mises en œuvre, et de voir comment le sentiment d’échec peut être inversé en une expérience scolaire émancipatrice.

Une articulation heureuse entre attention aux élèves et exigence sur le plan des apprentissages

73Le fait est établi : tous les PLP interrogés disent « faire de l’éducation », « s’assurer du bien-être des élèves avant leur mise au travail » et consacrer un temps non négligeable à « l’écoute » de leur public. Or l’efficacité de telles pratiques de resocialisation est subordonnée à la place accordée aux savoirs à enseigner. Les PLP dont la logique d’action allie à la fois rigueur intellectuelle, capacité d’un retour sur leur propre pratique et disponibilité face aux élèves (écoute et capacité à réajuster sa pratique en classe ou en atelier selon les moments et les degrés d’attention du public), semblent plus à même de favoriser la réussite de leur public. Les élèves de LP sont soucieux de la « qualité du contact » avec les enseignants, de justice scolaire, et apprécient fortement la stabilité de leur conduite. Cet enseignant en CAP et en baccalauréat « conduite et transport routier », spécialité moyennement choisie (et pourtant le taux de réussite avoisine depuis plusieurs années les 95 % dans ce LP), conçoit ainsi son rôle en LP :

J’ai une manière de faire qui est d’être toujours soucieux de préparer des activités selon bien sûr le niveau des élèves, le programme à travailler et les objectifs à atteindre pendant les séances de cours… Quand les élèves arrivent ici, je leur explique d’abord toutes les étapes de la formation, je présente les grandes lignes du programme, les stages en entreprise, les différents projets et travaux qu’ils vont faire. Par la suite, j’essaie d’être le plus explicite possible sur tout, afin d’éviter des erreurs et des malentendus… Ce sont des élèves qui pour certains d’entre eux ont été largement cassés et ne croient plus en leurs capacités, en leurs chances. Donc, il ne s’agit pas de leur raconter des histoires mais de les mettre au travail en dosant les difficultés, de manière à ce qu’ils ne soient pas non plus découragés. Cela fait 20 ans que j’enseigne en LP, j’ai pu obtenir des résultats très positifs, mais avec les collègues, on est assez proches, on constate que si les élèves sont respectés, si leurs efforts sont récompensés, ils se mettent au travail. Il ne faut pas les lâcher et baisser les bras.

74Il existe une constellation d’un ensemble de variables qui peuvent contribuer à la réussite des élèves en LP. Contrairement aux analyses – portant sur d’autres contextes il est vrai, le collège et le lycée en particulier – dénonçant le surinvestissement professoral des activités visant la socialisation des élèves, ce qui nuirait à l’appropriation réelle des savoirs (Bouveau, Rochex, 1997), nous observons que ladite socialisation appartient à une efficacité pédagogique en LP, à la condition d’être suivie ou accompagnée d’une attention régulière et soutenue aux apprentissages effectués. Les différences observées entre établissements quant à la réussite des élèves, alors même que les caractéristiques sociales et contextuelles sont proches, accréditent le postulat selon lequel les pratiques pédagogiques peuvent favoriser la réussite et réduire les inégalités de carrière scolaire. Dans la mesure où les élèves de LP ne s’engagent dans les apprentissages que s’ils sont soutenus et encouragés par les PLP, la volonté d’implication des élèves dans leur scolarité dépend de la manière dont les PLP parviennent à concilier évaluation « objective » du travail ou des efforts fournis et valorisation de la réussite.

L’explicitation des contenus et la réflexion collective comme éléments favorisant l’appropriation des savoirs

75Le système scolaire a cette particularité d’exacerber la compétition entre élèves, sur fond de classements qui finissent souvent par induire des « qualités » personnelles aux effets douloureux pour les plus fragiles d’entre eux. Aussi, la plupart des élèves entrant en lycée professionnel ont souvent intériorisé les règles de l’excellence scolaire en en faisant la manifestation de capacités intellectuelles personnelles, de sorte qu’ils n’envisagent pas spontanément qu’un parcours à l’école puisse aussi reposer sur un apprentissage collectif. Ils ne conçoivent pas non plus que l’enseignant puisse aussi faire des erreurs et que « se tromper, c’est aussi une manière d’apprendre » (expression d’une PLP d’arts appliqués). Dans ces conditions, les élèves entrant en LP marquent souvent leur étonnement à l’égard d’une évaluation professorale plus indulgente, et le travail en groupe leur semble contraster avec la logique de compétition connue au collège. Or c’est la mise en activité collective qui, à l’instar des approches relevant de la psychologie culturelle et constructiviste (Vygotski, 2013 ; Bruner, 1997), constitue avec le langage et les interactions symboliques autant d’outils cognitifs assurant un apprentissage. Donner du sens aux savoirs implique que l’élève en identifie les significations intellectuelles, en saisisse la spécificité et en situe les enjeux. Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus difficile dans le travail des enseignants et les intentions pédagogiques car contrairement à un regard simpliste identifiant les élèves de LP à des « manuels », à des « gens pratiques », nombre d’entre eux ont construit un rapport distancié au monde et apprécient la maîtrise des enjeux culturels et symboliques contenus dans les curricula à la condition qu’ils les ouvrent sur des compétences assurant une emprise sur leur vie quotidienne.

76La diversité du rapport aux savoirs atteste de l’hétérogénéité des élèves et oblige, à tout le moins, à diversifier les pratiques pédagogiques, voire à les individualiser. Mais elle semble d’autant mieux prise en charge par les enseignants qu’elle s’appuie sur le travail en groupe à la condition que celui-ci soit pensé en termes pédagogiques et didactiques (constitution des groupes en veillant à la diversité cognitive des élèves qui les composent, répartition des rôles et mise en œuvre de situation d’échange et de débat, réalisation ou production de travaux, de traces écrites, etc.).

77Mais l’enseignement et la mise en activité des élèves en groupe doivent combiner le recours à des supports et à des techniques assurant plus facilement la compréhension et l’apprentissage. Nous avons observé que les démarches qui mobilisent les élèves sont celles qui s’appuient sur un travail de démonstration, d’explicitation des raisons de telle ou telle activité. Si les PLP dans les spécialités industrielles ont davantage recours à la démonstration, basée le plus souvent sur l’exploration, la description et le découpage en séquences de l’ensemble des étapes de la production, certains PLP de spécialités tertiaires, notamment en bureautique, ont également recours à la « visualisation » des contenus, dans un souci permanent d’allier cas particuliers et cas généraux, et ce, sur fond d’analogie. Mais cette stratégie qui s’appuie sur des exemples familiers pour amener les élèves à s’intéresser aux savoirs enseignés exprime l’instauration d’une proximité entre l’enseignant et son public, puisque les contenus ne prennent sens que dans cette articulation entre l’expérience première et l’expérience scolaire. Le cas le plus emblématique de cette recherche de proximité, combinant travail en groupe, réflexion collective et explicitation des enjeux et finalités de l’activité, est illustré par le souci de « se mettre à niveau » des élèves et de leurs difficultés cognitives. La proximité avec les élèves s’avère efficace lorsqu’elle prend la forme d’une co-construction des situations-problèmes auxquelles enseignant et apprenants tentent de trouver collectivement des solutions :

J’ai une méthode qui est de ne pas résoudre à l’avance les problèmes que je donne aux élèves… je fais les problèmes avec eux, ça change tout parce que je me mets au niveau de la difficulté des élèves et les élèves se disent : ‘‘ah, il ne connaît pas encore la réponse !’’, comme ça, je ne suis pas le prof qui les méprise ou les prend de haut parce qu’il sait tout… ce qui est bien avec cette méthode, c’est que je me mets avec mes élèves face au problème à résoudre et on a une réflexion différente, ils essaient aussi d’apporter des solutions, on fait des tentatives et après, on corrige ensemble.

78Cette démarche pédagogique est surtout mise en œuvre par les anciens ouvriers devenus PLP mais aussi par des enseignants plus établis, ayant largement construit un savoir professionnel leur assurant une certaine légitimité, y compris lorsqu’ils font des erreurs. Mais de la manière dont les PLP allient écoute, compréhension et exigences intellectuelles à l’égard des élèves, dépend partiellement l’affiliation de ceux-ci aux études et à la formation.

79Ces pratiques pédagogiques ne sauraient constituer un modèle à appliquer en soi. Elles visent simplement à dessiner les conditions d’une mobilisation des élèves subsumée par le souci d’interroger de manière didactique et pédagogique les contenus, les objets et les finalités des activités proposées. Elles mettent en évidence qu’il n’existe pas de fatalité et que si de nombreux élèves parviennent à réussir, c’est aussi au prix de réflexions et d’innovations permanentes constituant autant de manières de penser inlassablement la relation enseigner/apprendre. Et les réussites sont nombreuses, peu connues le plus souvent parce que peu « publicisées ». Ainsi, et au hasard d’une enquête au sein d’un LP préparant aux métiers de service et de l’alimentation, nous avons relevé une baisse significative du taux d’absentéisme dans la spécialité du CAP « employé vente, option produits alimentaires » : en l’espace de deux ans, il est passé de 26 % à 3 %. Cela s’explique moins par le profil scolaire des élèves – resté inchangé entre-temps – que par la manière dont a été pensée l’alternance LP/périodes de formation en milieu professionnel. L’équipe enseignante, le CPE et la conseillère d’orientation-psychologue se sont emparés de la problématique de l’absentéisme qui s’est révélée assez prédictive d’un risque de rupture scolaire. En effet, les élèves de première année de ce CAP, assez fragiles scolairement et socialement, avaient tendance à s’absenter au fur et à mesure du déroulement de l’année, et les plus absentéistes d’entre eux finissaient par quitter le LP dès le début du troisième trimestre. Aussi, l’effectif de ce CAP passait de 24 élèves en première année à 14 élèves en seconde année !

80Les entretiens menés avec les élèves ont permis de relever qu’ils étaient assez critiques à l’égard de l’enseignement en LP, jugé trop théorique et qu’ils étaient en attente d’une plus forte familiarisation avec les milieux professionnels. Cet attrait pour « l’apprentissage du métier » était d’autant plus tangible que certains élèves s’absentaient en LP alors qu’ils étaient présents en stage, et que d’autres élèves, plus assidus au LP, manifestaient des signes de désintérêt scolaire à leur retour des périodes de formation en entreprise. Aussi, la réflexion de l’équipe éducative a débouché sur une répartition plus judicieuse des périodes de stage en entreprise : au lieu de les concentrer sur quelques semaines regroupées pendant l’année (à raison de deux à trois semaines par période), ce qui a tendance à séparer ou à juxtaposer de manière radicale le temps scolaire et la socialisation professionnelle, les élèves allaient désormais effectuer leur stage pendant toute l’année scolaire à raison d’une journée à une journée et demie par semaine (le mercredi et le samedi). Cela a permis non seulement d’instaurer une régularité dans l’alternance mais aussi de mieux exploiter collectivement les stages et articuler leurs contenus avec les enseignements en LP. C’est bien au prix d’une mobilisation collective dans laquelle les acteurs sont attentifs aux difficultés cognitives, à l’incapacité parfois des élèves à situer le sens des contenus, leurs finalités, que s’élaborent les conditions d’une émancipation au sein et par le LP.

Du bon usage des « leviers » dont dispose le chef d’établissement

Le leadership pédagogique est aujourd’hui un thème à la mode. On attend des chefs d’établissement qu’ils exercent une influence sur les pratiques pédagogiques des enseignants. En lien avec les nouvelles politiques de gouvernance (décentralisation, lutte contre l’échec scolaire, l’établissement scolaire perçu comme lieu – et cible – privilégié du changement), on leur attribue ainsi progressivement un rôle moteur dans l’innovation locale aussi bien que dans la mise en œuvre des réformes en général. Il leur appartient désormais de faire adhérer les enseignants aux nouveaux curricula, de les inciter à se former et de remettre en question leur manière d’enseigner, d’évaluer, de gérer la classe, de dialoguer avec les parents, de coopérer avec leurs collègues, de concevoir collectivement des projets d’établissement. (Progin, Gather Thurler, 2010, p. 8.)

81Dans une école marquée par le « déclin du programme institutionnel » (Dubet, 2002), et dans un contexte mondialisé où la réussite scolaire s’apprécie à travers des comparaisons internationales et intra-nationales, jamais la fonction de chef d’établissement n’a été aussi cruciale quant au projet de démocratiser la réussite scolaire. Son rôle se situe au croisement d’une multitude de réseaux (internes et externes), humains, matériels et techniques (avec le recours aux TICE, notamment pour analyser et agir sur les différents indicateurs). Ainsi, le chef d’établissement occupe une place centrale au sein du LP qui lui assure la capacité de réguler les différents facteurs façonnant le devenir scolaire des élèves. Cette régulation est fondamentalement pédagogique puisque des modes d’organisation des classes, des heures et modalités d’enseignement, des temps formels de l’évaluation des apprentissages et des échanges avec les enseignants et les partenaires extérieurs (la Région, les milieux professionnels, les parents…) dépendent les apprentissages des élèves.

82L’enquête menée par Anne Barrère (2006) sur les chefs d’établissement a mis en évidence la manière dont ils conçoivent leur métier et les modalités à travers lesquelles ils parviennent à mobiliser les enseignants. Ils sont le plus souvent optimistes – ce qui contraste avec une majorité d’enseignants – et tentent de concilier la promotion des valeurs républicaines et la modernisation de l’organisation scolaire. Les chefs d’établissement qui connaissent le plus de réussite sont ceux qui parviennent à fonder un dialogue permanent avec les enseignants, dialogue dans lequel les questionnements pédagogiques contribuent à générer un collectif professionnel et une solidarité jusque dans l’appui prodigué par les proviseurs et principaux à la gestion de classe (celle-ci procède tout autant de l’aide apportée en cas d’instabilité ou de désordre scolaire que des manières dont sont organisés les cours, dont l’emploi du temps est structuré…). Sans surestimer les catégories de « leadership » et de « meneur » qui produisent de manière quasi-magique l’illusion d’une surpuissance d’un dirigeant d’établissement, il faut d’abord souligner que la réussite des élèves au sein d’un LP est l’affaire d’un collectif professionnel agencé et mobilisé partiellement par l’action du proviseur, elle-même inscrite dans une division du travail au sens large du terme. Ayant acquis une autonomie relative, les EPLE deviennent des communautés éducatives d’autant plus efficaces qu’elles fonctionnent comme « communautés professionnelles d’apprentissage » (Progin, Gather Thurler, 2010), sous l’impulsion du chef d’établissement.

83L’action du chef d’établissement s’inscrit désormais dans un processus institutionnel qui en fait un acteur central assurant tout autant des fonctions administratives qu’un rôle de plus en plus pédagogique. Ce rôle suppose la capacité à mobiliser des collectifs professionnels tant de manière formelle – par exemple lors de réunions de concertation autour de projets éducatifs, à l’occasion d’un travail en commun dans le cadre du conseil pédagogique, ou encore lorsqu’il s’agit de rencontres entre les enseignants et les représentants des milieux professionnels, rencontres qui gagneraient à être plus régulières même si la plupart des chefs de travaux (ceux-ci, placés sous l’autorité du proviseur, ont un rôle de conseiller pédagogique et occupent une position privilégiée pour la gestion des infrastructures, l’appel à des intervenants extérieurs selon les besoins et le suivi des stages des élèves) mènent un véritable travail de partenariat avec les entreprises – qu’informelle, c’est-à-dire à des moments ordinaires où s’opèrent des échanges avec les personnels du LP.

84Différents leviers permettent aux proviseurs de mobiliser les équipes enseignantes et éducatives en vue de promouvoir un meilleur accueil, accompagnement et réussite des élèves. À côté des moyens matériels et organisationnels sur lesquels ils doivent s’appuyer – organisation des emplois du temps, gestion du temps scolaire, utilisation des différentes instances représentatives et commissions, modalités de mise en place de l’accompagnement personnalisé –, les proviseurs ont aussi à faire en sorte que des valeurs éducatives s’incarnent dans les pratiques au quotidien. Ainsi, la réussite des élèves suppose d’abord le partage de valeurs et de croyances quant à leur capacité à acquérir des connaissances de haut niveau, aidés en cela par les enseignants. Elle suppose que l’ensemble des acteurs partagent le souci permanent que toute action, tout projet éducatif proposé n’a de sens et de légitimité que s’il contribue à favoriser les apprentissages scolaires et professionnels, tout en concourant à former l’individu-citoyen. Les pratiques pédagogiques des PLP, nous l’avons vu, sont fortement marquées par la diversité des élèves et la nécessité d’innover ou, à tout le moins, de construire des réponses pédagogiques appropriées. Or l’efficacité de ces pratiques ne peut se mesurer à l’aune de la seule évaluation par l’enseignant puisque celle-ci engage différents professeurs. Par ailleurs, la réussite des élèves ne permet pas, en elle-même, de repérer s’il y a une « plus-value » apportée notamment par rapport aux résultats attendus. Bref, l’effet-établissement (Cousin, 1998) ne peut être apprécié à la seule capacité des enseignants, chacun sa (ou ses) discipline(s), à analyser la progression des élèves. Il implique de se positionner collectivement en dépassant la division du travail, qui ne favorise pas la prise de distance nécessaire pour analyser le parcours des élèves.

85La division du travail, pour constituer une évidence dans le cadre d’un EPLE, ne signifie pas forcément un collectif organisationnel bien au fait des problématiques éducatives. Lors d’une enquête menée sur l’abandon scolaire d’élèves de BEP, nous avions observé que les LP qui assuraient un meilleur accueil et suivi de leur public étaient ceux au sein desquels la solidarité entre enseignants, équipes éducatives et personnel de direction assurait une bonne communication et une réactivité face aux éventuels dysfonctionnements (dans le cas présent, les absences d’un élève étaient systématiquement connues des différents enseignants, ce qui permettait de réagir assez rapidement, dans le cas d’un absentéisme « perlé » ou sélectif). Les fonctions du chef d’établissement lui permettent de mettre en œuvre une évaluation de proximité qui est d’autant plus efficace qu’elle se veut également un moment d’échange et de concertation avec les enseignants et les équipes éducatives. Elle ouvre ainsi la voie à l’élaboration de projets pédagogiques et éducatifs pensés de manière collective. Mais c’est surtout lorsque l’évaluation se transforme en auto-évaluation qu’elle mobilise ces acteurs, sans doute parce qu’ils y voient l’expression d’une démarche qu’ils « produisent » et non la réponse à des injonctions venant « d’en haut » :

Les évaluations qui ont un impact sur les pratiques professionnelles, les pratiques de classe, ressortissent essentiellement de l’évaluation de proximité effectuée par les cadres intermédiaires agents publics ou privés ou de l’auto-évaluation assistée réalisée par les établissements ou de petits ensembles d’établissements ou des équipes. (Demailly, 2006, p. 118.)

86La culture professionnelle des enseignants subit aujourd’hui de grands changements : il ne s’agit plus d’être « conforme » à un ordre scolaire établi – par exemple enseigner le programme et s’y conformer – mais d’être réactif, de devenir par la force des choses un « praticien-réflexif », de penser des projets, de se mobiliser dans des collectifs professionnels en constante redéfinition. Si l’évaluation des apprentissages a pu apparaître comme l’expression d’un enracinement progressif de la logique libérale, celle de l’entreprise devant réaliser des « profits », elle ne se réduit guère à cette dimension. En effet, lutter contre l’échec scolaire, contre le risque de « décrochage », favoriser l’ambition et s’assurer que les élèves se sont approprié des savoirs, construit des compétences… relèvent aussi d’un projet éducatif démocratique.

87Mais pour être pleinement inscrit dans une dynamique favorisant l’émancipation scolaire et sociale des élèves, le LP doit relever plusieurs défis qui s’annoncent comme autant d’éléments obligeant à de l’innovation et à de l’adaptation permanentes.