« La demande sociale n’est pas non plus seulement la commande sociale qu’adressent les mandataires officiels préposés aux questions de société, il faut aussi savoir la lire à travers les révoltes sans paroles et le désarroi de ceux qui sont condamnés à vivre comme un destin ce qui leur arrive, alors qu’il y a bien à cela quelques raisons dont la sociologie a quelque chose à dire1. »

1À l’image convenue, associant le LP à un établissement formant, habillés en bleu de travail, de futurs ouvriers, il faut lui opposer une représentation bien plus variée et diversifiée des filières professionnelles et des métiers préparés par les élèves. À cela il convient aussi d’ajouter le fait que les métiers industriels ont connu de fortes mutations qui différencient nettement l’ouvrier d’usinage traditionnel de l’opérateur sur ligne des usines modernes (Piotet & al., 2002).

Le lycée professionnel, une diversité de configurations

2Le LP a vu, au fil des décennies, évoluer ses missions. Les spécialités du tertiaire surplombent depuis le milieu des années 1990 les spécialités industrielles, de sorte que le LP cesse d’être l’école des ouvriers (Jellab, 2009). En 2011, les spécialités des services accueillaient en baccalauréat professionnel 56,2 % des effectifs de LP. Seuls les CAP des spécialités de la production scolarisent davantage d’élèves (52,1 % de l’ensemble des effectifs). Si l’on ne compte pas moins de 45 spécialités différentes et près de 300 diplômes préparés en LP, une spécialité telle que l’électrotechnique regroupe 30 % des effectifs du secteur de la production, tandis que 6 spécialités couvrent près de 90 % des élèves dans le secteur des services (il s’agit des spécialités sanitaires et sociales, comptabilité-gestion, secrétariat et bureautique, coiffure-esthétique, hôtellerie-tourisme et commerce et vente). L’accueil d’élèves se destinant pour la plupart d’entre eux à devenir des employés et des ouvriers s’opère sur fond de changements affectant le marché du travail et ses exigences. Il ne s’agit plus seulement de disposer de diplômes attestant d’une qualification scolaire et professionnelle. Il est également question de maîtrise de compétences incluant de nouveaux savoirs (savoir-être, compétences ou « qualification sociale », Benoît-Guilbot, 1990).

3Le déclin de la classe ouvrière qui a longtemps agi comme soutien symbolique aux études dans les collèges d’enseignement technique, prive aujourd’hui les élèves de repères culturels qui conféraient une cohérence à leur expérience. De même, la précarité affectant les statuts professionnels donne une autre tournure au sens des études au LP, même si elle ne conditionne pas en elle-même la réussite ou l’échec scolaire. Le terme générique de « lycée professionnel » ne doit pas escamoter le fait qu’il existe une hétérogénéité remarquable entre les établissements scolaires, ce qui pose pour le moins la question de la manière dont on peut appréhender cet ordre d’enseignement, et du degré de généralité auquel l’analyse sociologique peut prétendre. Ainsi, peu de choses rapprochent un élève d’une section hôtelière, entré en LP à l’issue d’une sélection sur dossier et entretien (pratique moins répandue aujourd’hui mais qui subsiste dans certaines académies ou établissements), et un élève scolarisé en chaudronnerie ou en couture, le plus souvent sur son deuxième ou troisième vœu ! De même, l’expérience d’un élève dont les parents sont ouvriers ou artisans, selon qu’il soit ou non scolarisé dans une spécialité proche du domaine professionnel parental, porte aussi l’impact de la socialisation familiale sur le rapport aux études. Par ailleurs, et au niveau contextuel, l’expérience dans un LP n’accueillant pas plus de 300 élèves dans des spécialités très convoitées ne saurait donner lieu aux mêmes épreuves que s’il s’agit d’un LP industriel faisant partie d’un lycée polyvalent, où cohabitent différentes filières, différents niveaux de formation, et où peut prédominer le sentiment d’être scolarisé dans une voie moins « noble » ou moins légitime.

4L’hétérogénéité des LP devient plus complexe lorsqu’on retient plusieurs variables : le lieu géographique (LP urbains versus LP ruraux, LP préparant aux métiers du tourisme selon qu’il est situé ou non dans une ville maritime…), les domaines professionnels, l’histoire locale (par exemple, être scolarisé en LP dans le Nord – Pas-de-Calais ou en Lorraine n’admet pas le même sens que dans une région telle que le Poitou-Charentes ou l’Alsace où l’apprentissage en alternance est plus développé), la structure de l’établissement (établissement autonome ou intégré dans un LEGT, présence ou non au sein du LP d’un centre de formation d’apprentis, présence ou non de formations post-Bac…), la nature de l’établissement (LP publics versus LP privés). Enfin, on ne saurait parler des lycées professionnels de manière générique si l’on n’inclut pas l’enseignement agricole – il dépend du ministère de l’Agriculture – qui fut également pionnier en matière d’innovation pédagogique, et dont les règles de gestion diffèrent sensiblement de celles des établissements relevant de l’Éducation nationale. On voit ainsi qu’il est difficile de dresser un tableau sociologique exhaustif de l’expérience scolaire dans les LP. Cependant, et si l’on s’en tient aux formations et aux spécialités les plus répandues, ainsi qu’aux configurations les plus courantes, nos investigations de terrain, sans être représentatives de tous les LP, admettent un caractère de généralité.

5Nous considérons que le travail du sociologue face à la diversité des contextes auxquels correspondraient autant de réalités non moins hétérogènes, vise d’abord à construire des schémas analytiques susceptibles de devenir, a posteriori, une grille de lecture mettant en lumière la variété des expériences et des processus sociaux. Par ce travail de terrain, l’ambition est de construire sociologiquement le lycée professionnel comme institution qui, en dépit des difficultés et de l’ampleur des défis à relever, est capable d’assurer une émancipation scolaire et professionnelle de son public, y compris en consacrant une culture technique, gage d’un développement intellectuel exigeant.

Les LP et leurs effectifs : des évolutions sensibles

6On constate, en l’espace de trois décennies, que le nombre de LP a diminué, quand les LEGT ont enregistré un accroissement, tandis que le nombre de collèges est resté relativement stable (l’augmentation est moins significative). Cela tient à plusieurs facteurs : une baisse du nombre d’élèves rejoignant la voie professionnelle, du fait de l’essor au milieu des années 1980 de nouvelles filières technologiques ; le regroupement de LP notamment dans le cadre de nouvelles « cités scolaires » ou leur intégration à des LEGT (devenant des LPO). Les LP privés passent de 978 en 1980 à 670 en 2012.

Évolution du nombre d’établissements publics du second degré

7Il faut souligner que les LEGT, au nombre de 1 584, sont, pour 600 d’entre eux, des lycées polyvalents (LPO), accueillant donc une ou des sections de l’enseignement professionnel.

8Le tableau suivant montre la baisse relative des effectifs de l’enseignement professionnel, tandis que ceux du lycée connaissent une forte croissance, grâce à l’essor de la filière technologique :

9On observe que l’enseignement professionnel a vu ses effectifs diminuer, au profit d’un engouement pour le second cycle général et technologique, et plus particulièrement pour les baccalauréats technologiques créés en masse au milieu des années 1980 (Dubet, 1991). Jusqu’au milieu des années 1980, le second cycle professionnel a connu une progression sensible suite au développement massif du BEP. Entre 1969 et 1990, le nombre d’élèves de BEP est multiplié par 14,2. Mais entre 1985 et 1990, les effectifs de LP vont diminuer de près de 110 000 élèves. Le nombre d’élèves, presque constant entre 1990 et 2006, est lié à un effet de structure puisqu’une part importante des collégiens choisissent la voie générale et technologique. Les effectifs de l’enseignement général et technologique ont connu un accroissement spectaculaire : entre 1958 et 1991, le nombre d’élèves est multiplié par 4,7. Sur l’échelle du prestige des filières, la voie générale du lycée occupe une place de choix, et le collège continue à se préoccuper davantage des élèves intégrant une seconde générale que de ceux qui rejoignent la voie professionnelle. Cela n’est pas sans retentir sur les choix d’orientation des familles. On peut alors dire que

l’appel d’air ouvert par la politique des 80 % d’une classe d’âge au niveau du bac a renforcé la légitimité du modèle lycéen auprès des familles portées à croire que, le bac devenant le diplôme commun, le collège devait y préparer tous les élèves. Tout a donc conduit à ‘‘forcer” les élèves à se plier à un programme et à un modèle pédagogique conçus pour une minorité, élargie sans doute, mais certainement pas pour toute une classe d’âge (Dubet, 2004, p. 65).

10La massification a généré le paradoxe d’une ouverture sélective et davantage hiérarchisée des filières. Cette « démocratisation ségrégative » (Merle, 2000) agit à tous les niveaux, y compris au sein du LP (où l’on trouve des filières plus prestigieuses, plus convoitées et valorisées que d’autres). On peut donc observer que « [s]ur la longue durée, les effectifs des LP ont diminué et leur part dans le second degré aussi. En 1980, avec 780 000 élèves, ils représentaient 41,4 % des effectifs du second degré. En 2008, avec 703 100 élèves, ils n’en représentent plus que 32,7 % » (Bernard, Troger, 2011, p. 7). La création du baccalauréat professionnel en 1985 et l’essor des CAP en deux ans ont limité cette baisse due principalement à l’engouement pour les filières technologiques et au développement de l’apprentissage en alternance. En 2010, les lycées d’enseignement général et technologique comptent 300 000 élèves de plus qu’en 1980 et, dans le même temps, l’effectif des apprentis préparant un diplôme de niveau V ou IV s’accroît de plus de 100 000.

11Ainsi, et au terme de plusieurs décennies, les réformes scolaires ont renforcé l’existence de trois filières dans le secondaire : la filière générale, la filière technologique et la filière professionnelle.

La voie professionnelle, une orientation un peu plus choisie aujourd’hui : l’effet de la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans

12Peu d’élèves choisissent de s’orienter vers le lycée professionnel et nos recherches antérieures ont bien mis en évidence que le choix traduit la plupart du temps une certaine résignation plutôt qu’une véritable construction d’un projet professionnel soutenant l’entrée en LP. Pourtant, ce constat antérieur à la réforme du « baccalauréat professionnel en 3 ans » n’empêchait pas l’existence chez une partie des élèves du projet de réussir à travers un choix assurant une sorte de compromis entre ambition « d’aller plus loin dans les études », et socialisation à des activités professionnelles.

13La disparition des classes de BEP à la rentrée 2012 a conduit à la chute de 52,4 % de leurs effectifs, au profit du baccalauréat professionnel en 3 ans. Ainsi, les effectifs du baccalauréat professionnel passent d’un peu moins de 100 000 en 1990 à plus de 530 000 en 2011.

Évolution des effectifs d’élèves du second cycle professionnel

14Le baccalauréat professionnel et le CAP accueillent, respectivement, 77,2 % et 17 % des élèves du second cycle professionnel. D’autres formations, minoritaires, débouchent sur une qualification ou un titre complémentaire (mentions complémentaires, brevets de maîtrise…). Préparé désormais en trois ans après la classe de 3^e, aligné symboliquement sur les autres baccalauréats en termes d’investissement temporel, le baccalauréat professionnel semble avoir attiré un nouveau public, celui-là même qui s’était classiquement détourné du LP pour rejoindre les filières technologiques.

15On constate que la part des élèves préparant un baccalauréat professionnel s’accroît de manière significative, surtout entre 2009 et 2011. S’il existe « un effet de structure » lié notamment au chevauchement entre deux parcours – bac pro en deux ans après le BEP et bac pro en trois ans après la 3^e – et rendant compte de la différence entre 2010 et 2011, il ne constitue pas le seul facteur explicatif. La mise en place d’un baccalauréat préparé en trois ans après la classe de 3^e a eu un effet d’appel sur une partie des élèves qui, tout en aspirant à poursuivre des études supérieures, considèrent que le LP leur assure un « compromis » entre l’école et le marché du travail. Au moment où le baccalauréat professionnel enregistre une augmentation de ses effectifs, le baccalauréat technologique connaît une baisse de son public (entre 2009 et 2011, parmi l’ensemble des effectifs de terminale, la part des élèves scolarisés en STG et en STI passe respectivement de 13,2 % et 6,1 % à 11,7 % et 5,4 %).

16La réforme du baccalauréat professionnel s’inscrit dans le processus de rénovation de la voie professionnelle qui conforte ce diplôme dans son rôle de titre assurant une insertion professionnelle, tout en ouvrant aux diplômés la possibilité de poursuivre des études dans l’enseignement supérieur. Cela était prévisible car dès lors que le public scolaire connaît un rajeunissement, la propension à poursuivre des études s’accroît. Et de manière plus générale, la réforme de la voie professionnelle conforte le CAP dans sa fonction de premier niveau de qualification. Cette réforme a trois objectifs :

• L’augmentation du nombre de bacheliers professionnels, sachant qu’antérieurement, plus de la moitié des élèves préparant un CAP ou un BEP n’atteignaient pas le niveau IV ;
• La diminution des sorties sans qualification en instaurant une « certification intermédiaire » (valider un CAP ou un BEP rénovés) ainsi que la possibilité de s’orienter vers un CAP dans le cas où l’élève éprouverait des difficultés pour préparer un baccalauréat professionnel ;
• L’augmentation du nombre de bacheliers professionnels au sein des filières professionnelles du supérieur, notamment en STS.

17Ces objectifs peinent néanmoins à être atteints car la mise en œuvre de la réforme de la voie professionnelle se heurte aux écarts entre les compétences et capacités des élèves et les exigences des nouveaux référentiels de formation. Par ailleurs, l’absentéisme et le « décrochage » en lycée professionnel restent élevés, ce qui conduit à ce que le nombre de bacheliers professionnels, en dépit d’une amélioration sensible, reste inférieur à celui du nombre de diplômés de BEP des anciennes générations. En 2011, le taux d’accès au baccalauréat professionnel est de 65 % contre 40 % avant 2009. Mais le nombre de « décrocheurs » comptabilisés est de 57 513 (cumul CAP1/BEP1/2^nde pro/1^re pro).

Évolution des diplômes délivrés dans l’enseignement professionnel secondaire

18Le taux de réussite au baccalauréat professionnel est en augmentation par rapport aux flux précédents, mais un nombre inquiétant d’élèves ne parviennent pas à décrocher le diplôme (ce paradoxe s’explique par l’effet rénovation de la voie professionnelle qui conduit une partie des élèves à n’obtenir ni un diplôme de niveau IV, ni un diplôme de niveau V) :

Une grande majorité des bacheliers professionnels de 2012 a suivi le parcours en trois ans. La session de 2012 compte 34 200 bacheliers professionnels supplémentaires, essentiellement dus au dernier flux important d’élèves ayant préparé le baccalauréat professionnel en deux ans, après un BEP. Mais l’augmentation inquiétante du pourcentage des non-reçus au baccalauréat professionnel en 2012 (plus de 5 %) semble indiquer qu’un nombre plus important d’élèves n’atteint pas le niveau du baccalauréat à travers le cursus en trois ans. (ministère de l’Éducation nationale, http://www.education.gouv.fr/cid2573/la-voie-professionnelle-au-lycee.html)

Une orientation sélective

19L’épreuve sans doute la plus significative qui marque les élèves à l’entrée du LP est celle de l’orientation qui les y a amenés. À elle seule, elle cristallise tout autant les effets négatifs d’une massification ayant précipité la dévalorisation du LP et de son public, que le ressentiment porté par les élèves et les enseignants, ces derniers reprochant à l’institution scolaire l’opacité des procédures d’orientation et le durcissement de leur caractère sélectif.

L’ambiguïté de la notion de « choix » d’orientation

20La thématique de l’orientation vers le LP couvre en réalité différents niveaux d’interrogations : à côté de la résignation relevée chez une partie des élèves, déclarant avoir « choisi le LP » parce qu’ils ne pouvaient envisager une seconde générale et technologique – dans ce cas, il ne s’agit pas d’un choix (Charlot, 1999) –, d’autres auraient souhaité rejoindre une spécialité plus sélective et se retrouvent affectés dans leur second ou troisième vœu. Cela engendre parfois un double sentiment de disqualification. Une élève de terminale baccalauréat professionnel bio-industries de transformation nous dit : « Même pour la seconde accueil, et soins aux personnes, on ne m’a pas prise », sous-entendu que non seulement l’institution lui a refusé le passage en seconde générale et technologique mais aussi qu’elle a été jugée « indigne » d’une seconde professionnelle assez sélective. Pourtant, et en dépit des déceptions vécues par de nombreux élèves, nos observations ne permettent pas d’accréditer l’hypothèse d’une relation mécanique entre choix (ou non choix) d’orientation et réussite en LP.

21Les lycées professionnels connaissent une hiérarchie des filières qui se double d’une hiérarchie des spécialités. À côté des domaines aussi convoités que l’hôtellerie, l’électrotechnique, la coiffure, la restauration, les carrières sanitaires et sociales, d’autres spécialités telles que la mécanique ou la conduite et service routiers conservent un attrait pour les élèves. Et dans la mesure où l’orientation vers le LP privilégie les notes scolaires, elle induit des incompréhensions chez les élèves qui ne voient pas la relation entre les connaissances évaluées et les compétences à construire en CAP ou baccalauréat professionnel.

22L’académie de Lille, où le nombre de LP est parmi les plus élevés de France, offre un tableau significatif de la hiérarchie des filières mesurée à partir du « taux de pression » (il s’agit du rapport entre le nombre de premiers vœux et les capacités d’accueil). Les tableaux suivants permettent d’apprécier les taux de pression en CAP et en seconde professionnelle.

Taux de pression des premiers vœux en CAP (année 2012)

23Les filières du tertiaire et notamment celles de la coiffure, de l’esthétique et de la restauration continuent, depuis plus de deux décennies, à être attractives. Il faut néanmoins souligner que le taux de pression en CAP cache de fortes disparités quant au niveau scolaire des élèves : en effet, un CAP tel que coiffure recrute essentiellement des élèves issus de troisième générale – parfois de seconde générale et technologique – et dont le niveau scolaire est supérieur à la moyenne de l’ensemble du public intégrant un lycée professionnel. Les CAP tels que celui de maçon, d’agent polyvalent de restauration recrutent essentiellement des élèves issus de l’enseignement adapté (de SEGPA en l’occurrence). Par ailleurs, si le choix d’orientation est bien réel, cela ne concerne pas toutes les spécialités, même lorsqu’elles connaissent un taux de pression supérieur à 1. Ainsi, lorsque des élèves de classe de troisième générale demandent un CAP plus ou moins convoité, leur niveau scolaire est bien souvent « moyen », voire « faible », de sorte que le choix exprimé manifeste tout autant une forme de résignation que le repli sur un domaine professionnel moins disqualifié.

Taux de pression des premiers vœux en seconde professionnelle (année 2012)

24On perçoit ainsi que les domaines professionnels les plus convoités relèvent du secteur tertiaire (sauf la gestion administrative), notamment dans les domaines du soin, du transport et de la restauration. Les secteurs les moins demandés sont l’usinage, le textile ou encore la chaudronnerie industrielle. Pourtant, et contrairement à une idée répandue, le fait de ne pas choisir son orientation ne compromet pas les chances de réussite en LP. La mobilisation scolaire est moins l’affaire d’un projet préalable que la conséquence de la combinaison d’un ensemble de variables tels les modes d’accueil, d’enseignement et d’évaluation mais aussi, la place accordée aux élèves dans la mise en œuvre de projets éducatifs. Les choix d’orientation restent néanmoins assez marqués par l’évolution de la population active, les conséquences du chômage touchant de manière massive les ouvriers – ce qui explique le détournement des nouvelles générations vis-à-vis du secteur industriel –, et la volonté de vivre une scolarité qui ne soit pas totalement soumise à des enjeux d’employabilité. Ainsi, l’argument institutionnel consistant à promouvoir les secteurs professionnels « porteurs » ne suffit pas pour susciter l’adhésion des élèves, ceux-ci pouvant parfaitement choisir des formations aux enjeux économiques incertains mais aux contenus curriculaires attractifs (un domaine tel que la puériculture offre de faibles opportunités d’insertion alors qu’il reste très convoité ; inversement, le secteur de la métallurgie peine à recruter sur le marché du travail, et les élèves le choisissent peu !).

25Mais l’orientation reste aussi soumise à la variable du genre comme on peut le voir dans les deux tableaux précédents. Les métiers de la mode ou de la coiffure recrutent davantage de filles quand les filières de la maçonnerie et de l’usinage restent essentiellement fréquentées par les garçons.

Une orientation marquée par le genre

26L’orientation vers le LP reste fondamentalement marquée par la hiérarchie des filières et des spécialités mais aussi par une répartition sexuée selon les champs professionnels. Cela n’est pas sans incidence sur le rapport aux études et sur les relations aux enseignants, filles et garçons ne manifestant pas les mêmes attentes. Cette hiérarchie contribue aussi à asseoir la réputation des établissements et à peser sur les politiques scolaires. En effet, à côté du ministère de l’Éducation nationale et des régions – celles-ci ont compétence, depuis 1993, dans la définition de la carte des formations -, la demande sociale façonne la hiérarchie entre les LP, voire à l’intérieur de chaque établissement.

27À l’inverse des filières générales et technologiques qui accueillent davantage de filles que de garçons, ces derniers sont majoritaires dans la voie professionnelle. À la rentrée 2011, ils sont 386 900 garçons (55,7 %) et 307 800 filles. La répartition dans les spécialités et les domaines professionnels reste très sexuée : en 2011, dans les CAP relevant des métiers de la production, la part des filles est de 20,7 %, contre 72,1 % dans les spécialités des services ; au sein du baccalauréat professionnel, la part des filles dans les spécialités de la production est de 11,1 % contre 64,9 % dans les spécialités des services.

28L’image d’une forte dichotomie opposant les LP industriels aux LP tertiaires reste prédominante et avec elle, se maintiennent des stéréotypes de genre. Filles et garçons se répartissent différemment dans les LP, la répartition genrée y étant plus forte comparée à celle de l’enseignement général (par exemple, en 2010, la filière L accueillait 21,3 % de garçons, la filière S, 45,2 % de filles). Seules les filières technologiques, à l’instar du LP, restent fortement sexuées (la filière ST2S accueillait en 2010 près de 93 % de filles, tandis que les garçons composaient 90 % de l’effectif de la filière STI). En 2004, les premières représentent 46 % des effectifs de CAP et de BEP. Elles sont plus nombreuses dans les secteurs des services (71 % en 2004), et peu présentes dans les spécialités de la production (hormis en matériaux souples ou « couture » où elles composent 94 % de l’effectif).

29La répartition de genre en LP a connu des changements sensibles depuis le début des années 1970, en particulier dans les BEP. Ainsi, en 1970, on relevait 57,7 % des filles scolarisées en BEP, 44,9 % en 1990 et 44,4 % en 2003. En CAP, la part des filles semble plus stable. Elles sont légèrement majoritaires dans cette filière (elles constituaient 51,9 % des élèves de CAP en 2003). En baccalauréat professionnel, le pourcentage des filles était de 46,5 % en 2001 et de 45,2 % en 2003. On peut déduire de ces évolutions que la baisse de la part des filles dans les LP tient au déclin de la part des CAP qui y sont préparés (même si elles sont majoritaires en CAP), et à leur meilleure réussite scolaire qui les conduit davantage vers les filières générales et technologiques de lycée, même si les spécialités tertiaires y sont moins valorisées que les spécialités industrielles.

30Lorsqu’on examine finement les spécialités dans lesquelles se répartissent majoritairement les élèves de LP, on observe une faible part des filles dans les domaines industriels (13 % en CAP et BEP et 10 % en baccalauréat professionnel).

31Ces chiffres varient selon les spécialités. Ainsi, en 2003 au niveau CAP et BEP, la part des filles atteignait 95 % en habillement, 58 % en productions végétales et cultures spécialisées et 51 % en agroalimentaire.

32Tandis que dans des spécialités telles que mécanique générale et usinage, électricité/électronique, et moteurs et mécanique automobile ou encore en structures métalliques, la part des filles n’était respectivement que de 3 %, 3,2 % et 1 %. Hormis en usinage, où la part des filles progresse d’un point en baccalauréat professionnel, leur effectif diminue dans les autres spécialités, comme si la poursuite d’études vers des diplômes de niveau IV dans le domaine industriel leur devenait encore plus difficile.

33Comparativement aux filles dans les spécialités industrielles, la part des garçons est plus élevée dans les spécialités tertiaires (28 % des garçons en CAP et BEP, 30 % en baccalauréat professionnel). Dans des spécialités telles que le secrétariat et la bureautique, les spécialités plurivalentes sanitaires et sociales et la coiffure/esthétique, la part des filles approche les 100 %, tandis qu’elle décline en vente, comptabilité et gestion (respectivement 62 et 55 %), pour avoisiner les 50 % dans les domaines de l’accueil, de l’hôtellerie et du tourisme. De fait, les choix des filles, si on les rapporte aux spécialités traditionnellement les plus féminisées, sont moins variés et plus réduits que ceux des garçons. Par conséquent, les filles sont plus exposées à des taux de pression élevés et au risque de se replier sur des seconds, voire des troisièmes vœux d’orientation. Moins nombreuses que les garçons au sein des LP, les filles obtiennent néanmoins de meilleurs résultats scolaires : en 2010, le taux de réussite des filles était de 84 % en CAP, de 80 % en BEP et de 89 % en baccalauréat professionnel : ce taux était respectivement, chez les garçons, de 80 %, 73 % et 85 %.

Les effets de la massification sur le quotidien scolaire en LP

34La massification scolaire, avec le développement des filières et la valorisation de la voie générale et technologique, relègue un peu plus les lycées professionnels dans leur statut d’auxiliaire des défaillances de l’école, sorte de « roue de secours » pour les élèves les plus en difficulté au collège. La massification et son principe politique qu’est l’égalité des chances n’ont pas contribué à faire de la filière professionnelle une voie d’égale dignité avec la voie générale et technologique. Le déclin du CAP au profit du baccalauréat professionnel et le renforcement des difficultés scolaires du public accueilli modifient les missions du LP : il s’agit de « transmettre » des savoirs mais également de « réhabiliter » les élèves. Cette réhabilitation s’accommoderait bien de l’existence d’une proximité de condition entre les enseignants et leurs élèves.

35Avec la massification, une partie de ces élèves destinés initialement au LP intègre les filières technologiques du lycée, ce qui renforce davantage les difficultés professionnelles des PLP : ce sont progressivement les élèves les plus faibles du collège qui entrent en LP, et ce, eu égard à la volonté politique d’amener 100 % d’une classe d’âge au niveau V (CAP ou BEP). Dans cette perspective, l’orientation vers le LP ne peut qu’être identifiée à une relégation : puisque le système éducatif doit qualifier 100 % d’une classe d’âge au niveau V (CAP, BEP), quoi de plus naturel que de supposer – avec souvent une confusion entre niveau et qualification – que le LP reconnaît une qualification « sur le papier » à un public non « sélectionné » ? Dans le même temps, quand la classe ouvrière se heurte frontalement au chômage durable, elle se détourne du monde industriel et aspire à un autre avenir que celui de salariés d’exécution pour ses enfants. Sylvain Broccolichi et Françoise Œuvrard observent que

[l] a fraction des élèves qui, dans l’état antérieur du système, préparait un BEP, va désormais au lycée ; les élèves entraient autrefois au lycée professionnel à 14 ou 15 ans, ils y entrent aujourd’hui à 17 ou 18 ans avec un passé scolaire plus lourd et ont des ‘‘comptes à régler” avec l’école. Ces élèves, maintenus plus longtemps au collège dans une position d’échec génératrice de passivité ou de violence, ont acquis des traits qui rendent le travail des enseignants plus difficile et éprouvant (1993, p. 644).

36Cette réalité a néanmoins légèrement changé avec la généralisation du baccalauréat professionnel en trois ans, puisqu’on observe un léger rajeunissement des nouveaux entrants en LP (du fait de la baisse du taux de redoublement en collège, du choix plus effectif du LP chez une partie des élèves qui se détournent de la voie technologique). On constate que dès le milieu des années 1970, l’entrée en LP repose moins sur l’existence d’un projet que sur un verdict scolaire sonnant comme une interdiction de pouvoir envisager la voie générale et technologique.

37Au sein des CET et plus tard dans les LP, deux diplômes vont coexister : le CAP et le BEP. Le premier diplôme, nous l’avons dit, a longtemps incarné le savoir-faire ouvrier. Il est confirmé dans cette fonction mais en devenant un diplôme spécialisé. Le BEP, créé en 1966, a eu d’emblée pour finalité la formation à des capacités relevant d’un corps de métiers. Mais les fonctions des deux diplômes ont changé, le BEP devient assez rapidement une étape préparatoire au baccalauréat professionnel, tandis que le CAP, au terme de son déclin dans les LP, doit assurer une première qualification aux élèves le plus en difficulté scolaire. La scolarisation de l’enseignement professionnel – au sens de son intégration à l’Éducation nationale – s’est doublée d’une scolarisation des savoirs, et c’est sans doute une des tensions majeures qui subsume l’expérience des élèves de LP. La donne a progressivement changé : avec la création du BEP et son développement rapide au sein des LP, il va progressivement s’imposer comme le diplôme de référence, celui qui offre non seulement la possibilité de poursuivre des études, mais aussi l’opportunité d’acquérir des savoirs et des savoir-faire polyvalents. De même, à la fin des années 1980, le CAP qui voit ses effectifs chuter de manière spectaculaire avant de connaître une progression au courant des années 2000, perd de fait son identité professionnelle. Son prestige décline parce qu’il forme à des domaines professionnels peu convoités par le marché du travail (hormis quelques exceptions tels le bâtiment et l’hôtellerie), et surtout parce qu’il est concurrencé par l’essor du BEP. La scolarisation des savoirs conduit à la réduction de la part du temps consacré à l’apprentissage en atelier (ou en pratique) au profit des enseignements technologiques et généraux. L’élève de LP découvre que non seulement l’expression « apprentissage manuel » recouvre une réalité bien éloignée de ce qu’il pensait quand il était collégien, mais aussi que sa survie scolaire dépend bien davantage de la réussite dans l’enseignement général que dans l’enseignement professionnel.

38Le déclin du CAP dans les années 1970 a été concomitant de l’essor du BEP, diplôme devenu progressivement préparatoire à la poursuite des études, notamment en baccalauréat professionnel et, pour une minorité d’élèves, en baccalauréat technologique. Le projet politique d’amener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat et 100 % des élèves à une qualification au niveau V (CAP ou BEP) a contribué à l’évolution du public scolaire entrant en LP : les élèves qui, dans les anciennes générations, quittaient le collège sans qualification, accèdent désormais au LP, quand ceux qui, antérieurement, se destinaient à l’enseignement professionnel s’orientent vers le lycée général et technologique. De fait, le tournant des années 1970 annonce un changement assez significatif de la population scolarisée en LP : disposant de moins de compétences scolaires, les élèves se confrontent à des savoirs plus théoriques, accordant une large place aux connaissances technologiques et au raisonnement procédural. Le travail pédagogique et didactique des enseignants exige davantage d’inventivité et d’innovation.

39C’est sans doute l’un des défis pédagogiques majeurs que le LP a à relever, à savoir une meilleure synergie et cohérence entre les contenus de formation, entre la forme scolaire et la forme professionnelle (Jellab, 2001). Nombreux sont les élèves à manifester une réticence, voire une résistance devant des enseignements perçus comme désincarnés ou décontextualisés. Dans le même temps, des conditions institutionnelles plus favorables constituent des atouts pour une meilleure mobilisation des élèves. En effet, le lycée professionnel compte en moyenne 19 élèves par classe, contre près de 28 s’agissant du lycée général et technologique.

De l’orientation contrainte à l’affiliation aux études en LP

40Bien qu’elle concerne les enseignants de LP, mais sous un autre angle, l’orientation en fin de collège fait souvent l’objet d’un ressentiment chez la plupart des élèves. La chute en LP introduit une discontinuité avec la scolarité antérieure, discontinuité qui peut soit donner lieu à un « nouveau départ » positif, soit enfermer l’élève dans un échec scolaire fonctionnant comme un interdit d’apprendre. Si l’orientation jalonne douloureusement l’arrière-plan de l’expérience scolaire, elle devient aussi son horizon dans la mesure où elle peut être affectée de valeurs positives : en collège, le « travaillez sinon vous serez orientés » (Prost, 1992), devient en LP « travaillez et vous serez orientés ».

De la rupture avec le collège au nouveau départ

41La plupart des élèves de LP ont fait l’expérience d’une sorte de rupture symbolique avec le collège que consacre l’orientation, vécue par nombre d’entre eux sur le mode d’une sanction de type scolaire. Cela ne surprend pas lorsqu’on sait que ce sont essentiellement les notes scolaires qui déterminent la décision d’orientation, bien que l’on sait, par ailleurs, qu’à note équivalente, les stratégies et les ambitions familiales varient selon les catégories sociales (Duru-Bellat, Mingat, 1993 ; Merle, 1996). Ce qui apparaît clairement lorsqu’on interroge les élèves, c’est une certaine opacité et faible lisibilité des procédures d’orientation (des élèves évoquent un « dossier d’apprentissage perdu », d’autres disent ne pas comprendre que le conseil de classe ait donné son accord pour une orientation en mécanique automobile ou en esthétique, alors qu’ils se retrouvent dans une spécialité non choisie !). En tant qu’objet discursif, l’orientation est souvent invoquée pour expliquer l’absentéisme, les tensions entre élèves et enseignants, la violence, les ruptures de scolarité, etc. Pourtant, et bien que la plupart des élèves n’aient pas véritablement choisi le LP, il se produit un processus paradoxal qui consiste à se socialiser aux savoirs – notamment professionnels – en en faisant en quelque sorte le moyen de reconsidérer son rapport à l’école et – de manière sans doute variable selon les élèves et de façon non linéaire –, de se mobiliser sur l’enseignement général.

42Lorsqu’on interroge les élèves sur les raisons qui les ont amenés à « choisir » le LP, ils invoquent souvent, et ce de manière indissociable, l’apprentissage du métier (« c’est pour apprendre un métier », « pour apprendre à travailler ») et les difficultés scolaires connues au collège (« parce que je ne pouvais pas aller dans la voie générale », « parce que je n’étais pas fait pour les études »…). Cette double référence au niveau scolaire et à l’apprentissage du métier n’est pas indépendante des modes de perception prédominants chez les enseignants de collège et leur hiérarchie administrative. Rappelons le propos de ce principal de collège qui, lors d’un conseil de classe, dit que certains élèves « ne sont pas faits pour l’école » et que, par conséquent, étant des « manuels », ils seraient mieux en lycée professionnel. Cela conduit sans équivoque de nombreux élèves à être persuadés que leur formation à venir en LP sera non seulement « facile » à assumer (car non scolaire !) mais aussi, qu’ils y effectueront surtout des apprentissages professionnels, jalonnés de périodes plus ou moins longues de stage en entreprise. Ainsi, les élèves comparent souvent les évaluations et les notes scolaires en LP avec celles qu’ils ont connues en collège. Plus indulgentes qu’en collège, les notes obtenues en LP accompagnent la « rupture » que constitue ce nouveau départ, atténuant ainsi le poids d’une orientation sur critères scolaires. Et sans toujours en apprécier la portée, les PLP et leur mode d’évaluation valident les observations sociologiques menées dans d’autres contextes, qui démontrent qu’une notation légèrement indulgente concourt à mobiliser davantage les élèves et à de meilleures acquisitions scolaires (Felouzis, 1997).

43L’entrée en LP préfigure deux tensions majeures : la première réfère à la scolarisation des savoirs et des contenus de formation qui s’est renforcée, ce qui entre en tension avec l’image ancrée d’un apprentissage « pratique » en LP. Cela exige de la part des enseignants et des équipes éducatives de l’innovation mais aussi un usage approprié des dispositifs (tels que l’accompagnement personnalisé) ; la seconde tension est celle qui procède des conséquences de l’élévation des niveaux de qualification : elle renforce d’une part le stigmate affectant les « bas niveaux » de qualification, le CAP en l’occurrence ; elle conduit, d’autre part, à l’émergence d’autres aspirations que l’institution scolaire entretient sans pour autant en garantir la réalisation. La poursuite des études dans l’enseignement supérieur redessine les missions du LP et les attentes sociales à son égard.

Du sentiment d’échec à la réussite en LP, une affaire de « déclic » ?

44Comment rendre compte de la réussite des élèves de LP ? Est-ce seulement affaire de « déclic » comme ils aiment à le dire, affaire de transition d’un âge adolescent à un âge plus « adulte » où l’on se sent par un effet magique devenir « responsable », à mesure que l’on se rapproche de l’entrée dans la vie active ? Cela ne tient-il pas aux savoirs enseignés, aux modes d’évaluation et au sentiment que l’on maîtrise un peu plus son expérience scolaire ? À l’occasion de notre première recherche menée au sein de quatre LP (Jellab, 2000), nous avions observé comment la réussite dans l’enseignement professionnel permettait à des élèves de se mobiliser sur l’enseignement général, et donnait à voir que leur échec au collège ne les condamnait pas à intérioriser durablement le sentiment d’être incapables de comprendre, et de ne point être à la hauteur de la compétition scolaire. Les entretiens avec les PLP et l’observation de leurs pratiques pédagogiques font souvent apparaître que leur travail consiste, de manière indissociable, à enseigner et à former un public en lui portant une forte attention quant à ses capacités de réussir, quant à son estime de soi. Voilà pourquoi l’expérience des élèves de LP ne peut être saisie que si l’attention est portée à leur rapport aux savoirs et aux interactions qui les engagent avec les enseignants. Une sociologie du lycée professionnel ne peut sacrifier à la seule posture critique, oubliant ce que les élèves et les enseignants y font au quotidien.

45Chez beaucoup d’élèves entrant en LP, c’est le sentiment d’une chute qui prédomine. Cette chute semble entériner un parcours scolaire moyen ou faible au collège et paradoxalement, elle se renforce parfois du discours tenu par les PLP. Nous avions relevé que de nombreux PLP disent leur étonnement devant des élèves « excellents » dont la scolarité aurait dû se dérouler en lycée général et technologique ! Cela montre bien que ces enseignants ont largement intériorisé le fait qu’ils exercent auprès d’un public en difficulté scolaire et, partant, ils ne sauraient être en attente d’un « client idéal » (Becker, 1952). L’expérience des élèves de LP porte l’empreinte d’une histoire marquée le plus souvent par l’échec scolaire, en tant que sentiment mais aussi comme production institutionnelle d’une hiérarchie de l’excellence (Perrenoud, 1984). Cette histoire est aussi mise à l’épreuve par les transformations affectant les conditions sociales et économiques des milieux populaires de sorte que la plupart du temps, la question du sens des études et de leur utilité émerge comme si la scolarité revenait d’abord à consentir des efforts et des sacrifices. La question à laquelle le sociologue est confronté est bien de savoir comment les élèves de LP parviennent à surmonter ce sentiment d’échec pour adopter d’autres postures intellectuelles et se mobiliser sur la formation et les savoirs ! Une lecture de l’expérience scolaire à travers le rapport aux savoirs, lui-même saisi à l’aune du rapport à l’apprendre (Charlot, 1997), éclaire cette question.

La diversité des formes de rapport aux savoirs

46Le rapport aux savoirs en lycée professionnel constitue un analyseur des configurations prises par l’expérience des élèves. Conceptualisée et développée sous un angle sociologique par Bernard Charlot (1987 ; 1997), la notion de « rapport au(x) savoir(s) » s’inscrit dans un regard constructiviste, dans lequel les apprentissages scolaires n’ont de sens qu’au regard des apprentissages sociaux, mais aussi de la biographie de chaque élève en tant que sujet. Le rapport aux savoirs en lycée professionnel s’élabore à l’aune d’une confrontation avec des activités scolaires et professionnelles – selon leur spécificité, produire une pièce ou aseptiser un local ne relèvent pas des mêmes compétences et ne donnent pas à voir les mêmes effets que rédiger une synthèse à partir de documents ou résoudre un problème en mathématiques – qui est aussi inscrite dans des interactions pédagogiques et avec des pairs. Ainsi, lorsqu’on interroge les élèves sur ce qu’ils pensent apprendre en LP, ils évoquent en premier lieu les domaines professionnels, ce qui ne signifie pas qu’ils y adhèrent subjectivement. Le point de vue de l’élève sur sa scolarité est fortement structuré par la spécialité de sa formation (par exemple, les élèves scolarisés en hôtellerie-restauration évoquent la « politesse » et la « communication », tandis que ceux qui préparent un CAP ou un baccalauréat professionnel dans le domaine du bâtiment évoquent la « solidarité », le travail « bien fini »…). Les élèves se confrontent ainsi à des activités nouvelles qui suscitent, chez nombre d’entre eux, un intérêt et façonnent progressivement leur regard sur le LP.

47Les nombreux entretiens menés avec les élèves (plus de 500 entretiens en l’espace d’une dizaine d’années) mettent en lumière des dynamiques socio-subjectives tenant à l’histoire biographique et aux rencontres qui façonnent la tournure prise par leur expérience. À l’image du profil sociologique des publics de LP, la plupart des élèves interrogés proviennent des milieux populaires, rarement des classes moyennes et encore moins des catégories favorisées. Le tableau suivant montre la surreprésentation des enfants de milieux ouvriers et employés scolarisés dans le second degré professionnel (public et privé).

48La sociologie de l’éducation n’a fait que peu de cas de la confrontation avec les savoirs et les rares travaux qui s’interrogent sur la place de la culture technique à l’école n’accordent que peu d’intérêt au rapport aux savoirs chez les élèves, enfermés dans une approche positiviste des contenus scolaires (Harlé, 2010). Or ce qui frappe l’observateur étudiant l’expérience des élèves de LP, c’est l’extrême diversité caractérisant leur rapport aux savoirs alors même qu’ils proviennent de milieux sociaux assez similaires.

Un rapport pratique aux savoirs

49La plupart des élèves interrogés associent l’apprentissage au LP à l’acquisition de savoir-faire, de compétences professionnelles regroupées sous le terme générique de « métier ». Le sens des études devient alors suspendu à ce que le LP est censé transmettre comme connaissances et savoirs, de sorte que tout ce qui semble éloigné de la « pratique » et du métier suscite une faible adhésion. Les élèves opposent ainsi l’enseignement général à l’enseignement professionnel, celui-ci leur apparaissant plus légitime. Le baccalauréat professionnel en trois ans n’a pas atténué cette tension, en dépit d’une plus forte articulation pédagogique entre l’enseignement général et l’enseignement technologique et professionnel (par exemple à travers le mode d’évaluation et l’existence d’un enseignement général lié à la spécialité). Le rapport pratique aux savoirs caractérise cette expérience dans laquelle l’élève reste plus centré sur les apprentissages professionnels jusqu’à surestimer les périodes de formation en milieu professionnel au détriment des savoirs généraux, voire de l’enseignement technologique. Ce rapport pratique – très répandu chez les élèves de CAP, et dominant chez les élèves de baccalauréat professionnel, en particulier dans les filières industrielles, en commerce et en vente – rappelle la forme « orale-pratique » observée par Bernard Lahire (1993), dans la mesure où il fait référence à un rapport non objectivé au langage (dire et faire sont synonymes), et où il est surtout manifeste chez les élèves éprouvant des difficultés face à l’écriture.

50Cependant, et c’est la particularité de l’expérience scolaire en LP, l’objectivation et l’autonomisation du langage ne sont que relatives puisque la construction de compétences – professionnelles en l’occurrence – donne à voir un processus d’appropriation intégrant le « savoir-faire », en même temps que la manipulation d’outils langagiers et symboliques. Le rapport aux savoirs est fondamentalement marqué par un sens utilitariste dans lequel apprendre et agir sur « le monde » (professionnel et social) sont synonymes.

Un rapport réflexif aux savoirs

51Si la plupart des élèves de LP sont résolument attachés à ce que les savoirs soient « parlants », à ce qu’ils les ouvrent sur la vie et qu’ils leur permettent d’apprendre un métier, d’autres, moins nombreux, se mobilisent sur l’enseignement général, même si cela varie selon les contenus enseignés (y compris au sein d’un même champ disciplinaire). L’utilité des savoirs, ramenée à des usages (professionnels, « pratiques »…) n’apparaît pas au premier plan de leurs préoccupations. Il s’agit d’un rapport réflexif aux savoirs, et il couvre en réalité plusieurs logiques : l’élève peut valoriser la réflexion devant des situations pratiques en vue d’en maîtriser les enjeux (recourir à des connaissances théoriques pour comprendre le fonctionnement d’une machine programmable, mobiliser des savoirs juridiques en vue de saisir les éléments d’un contrat de travail) ; il peut, dans d’autres cas, manifester un intérêt particulier aux savoirs décontextualisés indépendamment de leurs usages comme moyens servant l’action (par exemple s’intéresser à l’histoire, à la littérature, aux mathématiques, aux arts…). Mais les entretiens menés avec quelques élèves, résolument mobilisés sur l’enseignement général, sans sous-estimer les enseignements technologiques et professionnels, révèlent que le mobile le plus déterminant tient à la volonté de réussir là où l’on pense avoir échoué au collège. L’élève ayant vécu un échec au collège, redécouvre des contenus en même temps que sa capacité d’y réussir. Cette volonté de réussir subsume le rapport aux savoirs de manière plus marquante chez des élèves ayant un bon niveau scolaire et projetant de poursuivre des études à l’issue du baccalauréat professionnel. Une partie des élèves manifestant cette forme auraient pu envisager une seconde générale et technologique mais des résultats « moyens », voire faibles dans certaines matières, les ont persuadés qu’une orientation vers le LP serait plus appropriée. De ce fait, la voie professionnelle leur apparaît comme une parenthèse permettant de s’approprier progressivement des contenus faiblement maîtrisés jusque-là.

52Incarnant des connaissances décontextualisées, rappelant fortement l’école, les savoirs sont perçus comme prolongeant l’expérience collégienne. Plus manifeste chez les élèves de baccalauréat professionnel – et chez des élèves de quelques CAP dans les domaines de l’art, de l’esthétique et de la coiffure –, le rapport réflexif n’empêche pas la réussite dans les matières professionnelles mais il est parfois concomitant d’une faible identification de soi à celles-ci.

Un rapport désimpliqué aux savoirs

53Le LP est le plus touché par l’absentéisme, les faits de violence et le décrochage (ou abandon en cours de formation). En 2010-2011, le nombre d’incidents graves déclarés par les chefs d’établissement du secondaire – et recensés par le système d’information et de vigilance sur la sécurité scolaire (SIVIS) – s’élevait à 12,6 pour 1000 élèves. Ce chiffre atteint 17,4 % en LP (contre 14,1 en collèges et 4,6 en lycées généraux et technologiques et lycées polyvalents). Certains établissements sont plus exposés que d’autres (au cours d’un trimestre, 22 % des LP ont déclaré au moins 4 actes de violence grave, contre 41 % de LP ne déclarant aucun fait de violence). Les atteintes aux personnes sont plus fréquentes en LP et en collège, alors que ce sont les atteintes aux biens et à la sécurité qui prédominent en LEGT. L’absentéisme est également plus élevé dans les LP qu’au sein des LEGT et collèges. Les constats de la DEPP relèvent que « pour les lycées d’enseignement général, la proportion moyenne d’élèves absentéistes sur l’année 2010-2011 s’élève à 6,9 %. Pour les lycées professionnels, cette moyenne est de 14,8 % » (2012). Si les raisons sont plurielles et complexes, elles procèdent aussi du sens donné aux études et de la difficulté à se penser comme lycéen professionnel (Charlot, Emin, Jellab, 2002). Les élèves qui s’absentent puis quittent parfois le LP manifestent une désimplication scolaire. Certains sont présents en LP mais absents d’un point de vue cognitif. Ils attendent de « changer d’orientation », déclarent « ne pas être à [leur] place » et sont plus susceptibles d’entrer en conflit avec les enseignants, les camarades de classe… Désignant l’expérience la plus tendue de quelques élèves de LP, le rapport désimpliqué aux savoirs exprime les effets anomiques d’une expérience dans laquelle l’élève exerce peu d’emprise sur sa scolarité. La forme désimpliquée ne prend pas toujours l’aspect d’une expérience dominée. Les élèves peu impliqués redéfinissent leur rapport au LP et produisent un discours critique relativement lucide.

54Les trois types (ou formes) de rapport aux savoirs – pratique, réflexif et désimpliqué – traduisent des degrés variés de mobilisation – ou non – de l’élève, selon les contenus et les interactions avec les enseignants et les camarades. Là où le rapport pratique aux savoirs pose l’apprentissage du métier et la logique du « faire » comme ce qu’il est légitime d’apprendre, le rapport réflexif consiste à valoriser les savoirs décontextualisés aux dépens des savoirs et de la pratique professionnels. Le rapport désimpliqué qualifie une prise de distance radicale, doublée d’une critique à l’égard du LP et des études suivies. D’une certaine façon, ces trois postures correspondent à une expérience à la stabilité fragile car elle reste soumise à des tensions (difficulté à donner sens et cohérence aux différents contenus). Le quatrième type de rapport aux savoirs, que nous qualifions d’intégratif-évolutif, spécifie une expérience scolaire plus heureuse en LP.

Un rapport intégratif-évolutif aux savoirs

55Les savoirs enseignés en LP appartiennent à des champs disciplinaires qui se distinguent, de manière schématique, entre les contenus décontextualisés – en tant que discours constitué sur le monde, traité de manière symbolique mais aussi à l’aune des spécificités épistémologiques propres à chaque champ de connaissances – et les contenus désignant des savoirs procéduraux en tant que discours d’action relatif à des domaines professionnels. Les mathématiques ou l’histoire relèvent des savoirs décontextualisés – ce qui n’empêche pas qu’ils puissent être des outils servant l’action – tandis que la technologie et les contenus professionnels relèvent des savoirs procéduraux précédant ou accompagnant l’action. Cette tension traverse de manière récurrente l’expérience des élèves de LP et seule une minorité d’entre eux parviennent à la dépasser en entrevoyant un dialogue ou des convergences entre les savoirs décontextualisés et les savoirs « professionnels ». Le sens des savoirs présente une cohérence qui s’élabore à partir d’un regard conciliant les différents apprentissages (scolaires et professionnels) et leurs finalités, leur « utilité pratique » n’étant qu’un objectif parmi d’autres. L’élève positionne ainsi les savoirs eu égard à leur effet formateur de soi, en même temps qu’il les intègre dans la connaissance du monde et dans leur effet quant à la maîtrise des rapports sociaux de domination. C’est une expérience dialectique où acquérir des connaissances, construire des savoir-faire, mettre en œuvre des compétences est en même temps vécu sur le mode de l’apprentissage de contenus symboliques, culturels et relationnels, et, par la même occasion, l’élève se construit en tant que sujet se construisant comme acteur autonome.

56Le rapport intégratif-évolutif aux savoirs se manifeste par la capacité qu’à l’élève à penser que la maîtrise de compétences et de connaissances est aussi maîtrise des relations sociales de pouvoir (« savoir parler de questions et tenir une discussion devant un patron », comme nous le dit cette élève en CAP « agent polyvalent de restauration », « comprendre le monde dans lequel on vit et montrer que l’on est au point au niveau des connaissances en mécanique », observe un élève de première bac pro « maintenance des véhicules automobiles »). L’élève se pense comme étant en constant apprentissage qui n’est jamais achevé. Nous avons néanmoins remarqué que la spécialité contribue à favoriser plus ou moins cette expérience. Les quelques cas d’élèves entretenant un rapport intégratif-évolutif aux savoirs sont scolarisés dans des spécialités usant davantage de la forme scripturale (notamment en secrétariat, en électrotechnique, en comptabilité et dans le domaine sanitaire et social), ou dans une spécialité qui est la plus « professionnalisée » des formations telle que l’hôtellerie.

Altérité, sens des études et mobilisation sur les savoirs

57En interrogeant au plus près les élèves sur ce qu’ils font et apprennent en LP, les enquêtes de terrain nous ont amené à penser autrement leur expérience qu’en termes de domination scolaire. Souvent, les analyses s’inspirant de Pierre Bourdieu et prétendant poursuivre son œuvre, offrent un tableau caricatural du monde scolaire. Le propos bascule rapidement vers l’idéologie et refuse toute nuance, comme si paradoxalement, il fallait encore davantage renforcer, à coup de propos sentencieux, ladite domination. Alors que la sociologie a longtemps traité de la socialisation comme processus complexe engageant des sujets et des contextes (Dubet, Martuccelli, 1996), il est pour le moins surprenant qu’elle ait négligé la question des apprentissages scolaires (Lahire, 1999). Mais quel que soit le « niveau » scolaire des élèves, leur degré de mobilisation sur les savoirs, le contexte objectif auquel ils sont confrontés – notamment le LP, les savoirs, les pratiques pédagogiques, les spécialités ou les domaines professionnels –, une constante apparaît : tout apprentissage et tout mobile le sous-tendant ne prennent sens et n’ont lieu que soutenus par autrui. Trois « figures » dominantes désignent cet autrui : la famille, les camarades (ou amis) et les enseignants.

Le rapport aux savoirs et l’écho de l’expérience familiale

58Les familles des élèves interrogés mettent beaucoup d’espoir dans le système scolaire, et ce en dépit des contraintes et des difficultés dans lesquelles elles peuvent vivre. Les conditions de vie familiales, la précarité, le chômage que connaissent de nombreux parents d’élèves pèsent aussi sur le rapport aux études. Le parcours scolaire et social de ces derniers porte souvent l’empreinte de nombreuses épreuves : tel élève a dû changer plusieurs fois d’école primaire, de collège, parfois de LP suite à des déménagements, ou après un divorce parental ; tel autre élève n’a pu intégrer une section sélective avec internat car les parents ne disposaient pas de moyens suffisants, tout en n’étant pas éligibles à une bourse scolaire ; telle autre élève a manqué à plusieurs reprises les cours car devant s’occuper de sa fratrie, ce qui a contrarié ses chances de réussite. Pourtant, et contrairement aux présupposés du sens commun, des difficultés familiales ne génèrent pas mécaniquement un désintérêt ou une indifférence parentale à l’égard de la scolarité au LP. Les attentes familiales constituent souvent un fort appui symbolique à la scolarité, ce qui suscite une vive réaction des élèves vis-à-vis d’enseignants ou de personnels d’éducation soutenant que leurs parents auraient « démissionné ».

59Les acteurs du système scolaire ont intériorisé l’idée que la réussite scolaire n’est pas seulement l’affaire des pratiques pédagogiques, du cadre d’apprentissage instauré entre maître et élève, mais qu’elle relève aussi – et parfois surtout – de la mobilisation familiale, pensée en termes de ressources, de rapport positif à l’école et aux études, et de valeurs structurant leurs pratiques éducatives. Mais la clôture symbolique du système scolaire (Charlot, 1987) et l’instauration historique d’une distance concomitante de l’essor de la forme scolaire (Vincent, 1980) ont conduit à instituer une distance entre l’école et les familles. Aussi, la réticence de certains parents à venir à la rencontre des PLP reste interprétée en termes d’indifférence ou de démission vis-à-vis de l’école. Mais paradoxalement, nous avons observé que même lorsque des parents viennent à la rencontre des enseignants, ils peuvent aussi faire l’objet d’une disqualification tout autant scolaire que morale (Jellab, 2005, b). Les familles de milieu populaire dont provient la majorité des élèves de LP sont animées de fortes attentes à l’égard de la scolarité et du devenir de leurs enfants. Et à l’instar d’autres enquêtes menées sur les enfants de la classe ouvrière, nous pouvons dire que « [l]’école est donc progressivement apparue comme le lieu de report de toutes les aspirations déçues des familles ouvrières » (Beaud & Pialoux, 2003.) Ainsi, Gaëtan, 19 ans, en terminale baccalauréat professionnel « Construction des carrosseries », avance :

Mes parents me disent toujours que même si ça va être difficile de trouver du travail, c’est en allant à l’école que tu vas t’en sortir […] Ma mère est tout le temps en train de me dire : « Tu n’as pas des devoirs à faire, des leçons à apprendre ? »… ça me gave parfois mais c’est pour mon bien […] Je sais que si je peux, je poursuivrai mes études après le bac, parce que dans la famille, j’ai un frère qui n’a que le CAP et il galère et ma sœur qui a fait des études dans l’entretien, elle galère aussi […] elle a des petits contrats de travail […] Mes parents ne sont venus qu’une fois au LP parce qu’ils disent que je suis grand et que les profs font bien leur travail.

60On perçoit dans le propos que non seulement les parents de milieu populaire sont plus « confiants » dans le système scolaire et ses agents – ce qui explique aussi les risques de déception, désormais plus plausibles à mesure que les parents consacrent le rôle des enseignants par exemple –, mais aussi que le LP continue, malgré la crise du marché du travail, à incarner la « planche de salut » (Noiriel, 2002) pour les catégories les plus modestes socialement.

61En toile de fond, on retrouve un effet dialectique entre l’appropriation des savoirs et la construction d’une nouvelle identité subjective : si la famille soutient le projet d’apprendre (un métier notamment), elle est également soutenue par les effets que l’appropriation des savoirs génère. Le changement que les élèves disent vivre à l’épreuve du LP et des savoirs, c’est aussi un changement affectant leur expérience familiale où l’on « devient quelqu’un », où l’« on montre qu’on sait faire des choses difficiles », et où l’on parvient à faire valoir des « notes qu’on n’a jamais eues au collège ». Nombre d’élèves rencontrés connaissent une sorte de métamorphose les amenant non seulement à réussir leur scolarité mais aussi à vivre autrement leurs interactions avec les parents :

J’étais habituée à n’avoir que de mauvais résultats quand j’étais au collège mais au LP, j’ai commencé à mieux travailler […] Mes parents ont eu du mal à me reconnaître parce qu’en fait, j’ai complètement changé, les notes sont meilleures et les profs sont contents.

62Ce propos de Delphine, 18 ans, élève de première professionnelle « Métiers du secteur restauration », témoigne de la place occupée par l’expérience scolaire et son mode de déroulement dans les échanges entre l’adolescent et ses parents. Il montre aussi jusqu’à quel point la réussite scolaire contribue à asseoir un nouveau regard sur soi et autorise de nouvelles formes d’implication (Delphine déclare avoir « même candidaté pour être déléguée de classe et déléguée au conseil de la vie lycéenne ! »).

63Les entretiens menés avec les élèves rendent bien compte de l’étroite relation et du dialogue entre l’expérience socio-familiale et les expériences scolaires, une relation qui peut parfois être conflictuelle (quelques élèves font bien état de vives tensions entre le regard parental parfois négatif sur le LP et donc sur leurs enfants, et la manière dont ceux-ci tentent de vivre positivement leur expérience scolaire). Les parents (au sens large du terme) des élèves mettent leurs espoirs sur le LP (y compris lorsque celui-ci est dévalorisé). Mais l’effet symbolique de ces expériences singulières, où l’on parle de l’école, où s’élaborent des espoirs et des projets, ne peut s’apprécier en dehors de la manière dont les élèves pensent leur subjectivité et la légitimité de leur scolarité en LP. L’expérience des élèves est donc loin de n’être que la « reproduction » de leur « classe » ou milieu socio-familial d’appartenance. D’abord parce que le LP a connu des changements sur le plan de son mode d’accueil et des modalités de formation comme des contenus d’enseignement ; ensuite et par conséquent, parce que les élèves font l’expérience d’une rencontre avec des savoirs « nouveaux » et en tout cas irréductibles à ceux que les parents ont pu apprendre (encore faut-il qu’il y ait homogénéité entre le domaine de formation professionnelle des parents et celui des enfants). C’est en prenant partiellement appui sur la famille que les élèves tentent de donner du sens à leur scolarité, un sens qui procède fortement d’une recherche de reconnaissance et d’une (re) construction de soi en devenant « quelqu’un » (pour soi et pour autrui, dont les parents). Mais la reconnaissance paraît impliquer tout autant les parents, les camarades de la classe, les copains de la vie que les enseignants. Certes, la consistance et le sens de cette reconnaissance varient selon les sujets et les acteurs avec lesquels les élèves sont en interaction, mais il nous est apparu que le rapport à autrui est partie prenante de la trajectoire scolaire en LP, jusque dans la manière dont s’effectuent l’entrée et la mobilisation cognitive sur les activités scolaires et professionnelles.

64Les interactions qui structurent la vie quotidienne des élèves agissent comme une combinatoire de sorte que l’on ne peut en isoler les éléments pour en faire un déterminant en soi de leur expérience scolaire. En effet, si les parents mettent leur espoir sur le parcours scolaire en LP, si les élèves redéfinissent leurs relations avec leur milieu familial, c’est aussi parce qu’ils exercent progressivement une emprise sur les activités scolaires et professionnelles. Cette emprise doit aux pratiques pédagogiques, aux contenus des activités elles-mêmes, mais aussi aux interactions en classe, voire dans la vie quotidienne extra-scolaire. Les pairs, camarades de la classe ou « copains de la vie », participent aussi des configurations prises par le parcours en LP.

Les interactions avec les camarades de LP et les copains de la vie

65Lorsqu’on écoute les élèves de LP, on perçoit que leur discours relatif aux interactions en milieu scolaire et dans la vie quotidienne fait référence aux savoirs et aux apprentissages, où il s’agit de s’auto-évaluer par rapport à autrui, d’exister autrement via l’acquisition de diplômes, voire de s’approprier des connaissances en prenant appui sur des copains ou des amis en général. Cette posture se présente différemment selon qu’il s’agisse des filles ou des garçons. Chez ces derniers, la sociabilité juvénile est posée comme indépendante des apprentissages. Ils sont plus attentifs que les filles à l’« apprentissage de la vie » qu’ils croient effectuer au contact de copains en dehors du LP. Les filles sont plus attentives à la sociabilité en LP, en particulier au sein de la classe ; elles sont plus nombreuses à évoquer « l’ambiance bonne » ou « mauvaise » de la classe pour travailler et apprendre. Tout se passe comme si là où les garçons valorisent la relation maître-élève pour « comprendre les cours », les filles investissent les rapports de sociabilité avec autrui au sein de la classe pour s’engager (collectivement ?) dans les apprentissages. Si les savoirs les plus valorisés réfèrent aux contenus professionnels, les élèves insistent sur le rôle des camarades dans l’appropriation desdits contenus, y compris lorsqu’ils sont en classe. Ainsi, on apprend en classe « parce qu’on voit comment les autres travaillent… quand un élève va au tableau, j’essaie de voir comment il réfléchit et si j’ai réussi à faire l’exercice » (Adrien, élève de première professionnelle « maintenance des véhicules automobiles »). Le rapport aux pairs participe ainsi du rapport aux savoirs scolaires, sans que les élèves en aient forcément conscience.

66Le jeu des comparaisons aux camarades de la classe conduit certains élèves à remettre en cause le « niveau » des exigences scolaires. Un écart significatif au niveau des compétences scolaires entre élèves conduit les meilleurs d’entre eux à se sentir tout autant en réussite que stigmatisés (notamment lorsqu’ils ont l’impression que les enseignants ne sont pas suffisamment exigeants au niveau des sollicitations cognitives). Pour Jihane, élève de deuxième année de CAP « employé commerce multi-spécialités », « les cours sont trop simples et les profs passent trop de temps parce qu’il y a des élèves qui ne comprennent pas des choses simples […] C’est bien parce que je me sens à l’aise en étant première ou deuxième de la classe, mais d’un autre côté, j’ai l’impression de ne pas avancer ». Ce discours procède de la propre scolarité de l’élève, car issue de classe de 3^e générale, elle se sent à la fois « en avance » sur les autres camarades, tout en vivant son expérience comme une « chute » ou un déclassement. Mais dans le cas où l’élève éprouve de grandes difficultés en classe, il est parfois conduit à une sorte de résignation, les apprentissages effectués ne compensant pas l’écart perçu avec les autres camarades. Cette expérience, vécue par de nombreux élèves, est par exemple largement absente des analyses (savantes ou profanes) traitant du décrochage en lycée professionnel ! La marginalisation d’une partie des élèves est aussi affaire de difficultés scolaires conduisant à la disqualification des plus faibles. Vivien, 20 ans, actuellement en première professionnelle « études et définition de produits industriels », a connu « deux années difficiles » en seconde professionnelle « systèmes électroniques numériques » :

Quand je suis rentré dans cette formation, j’étais passionné d’informatique mais j’ai très vite vu que c’était difficile, j’ai eu du mal et les autres élèves étaient très forts… Je n’arrivais pas à suivre et même si les profs m’encourageaient, je ne comprenais pas […] Quand il y avait un travail à faire en groupe, personne ne voulait de moi parce que je passais pour ne pas être bon en électronique.

67La sociabilité intra-scolaire – en classe mais aussi dans l’établissement scolaire – contribue à la perception que l’élève construit des savoirs et de lui-même. À côté de cette sociabilité intra-scolaire coexiste une sociabilité juvénile (ou adolescente) extrascolaire. Il s’agit de l’ensemble des rapports socio-subjectifs définissant l’univers relationnel de l’élève en dehors du milieu familial. Les élèves évoquent souvent leur quotidien en distinguant les « camarades » et les « copains » de la vie. La sociabilité avec d’autres jeunes, qu’ils s’agisse des « potes du quartier », de la vie amoureuse ou des différentes occasions assurant des formes d’intégration culturelle (clubs de sport, sorties en boîte…), contribue à structurer le sens des études, le degré de mobilisation ou de distance vis-à-vis des savoirs, la définition d’un projet d’avenir, etc.

68Pour Adrien, 20 ans, élève de terminale professionnelle « aménagement finition bâtiment »,

quand on rencontre des jeunes qui font des études, on est fier de leur montrer aussi qu’on peut réussir […] Devenir maçon, c’est aussi apprendre de ses mains, savoir se débrouiller dans la vie, le gars qui construit sa maison, il est aussi capable et même plus que celui qui va faire des études supérieures mais qui ne saura pas travailler par lui-même pour bricoler ou terrasser sa baraque.

69Adrien a maintenu des contacts avec des camarades de collège, devenus des amis, dont certains sont à l’université et avec lesquels il partage des temps de loisirs. Les interactions avec des amis proches, des « copines » ou « copains » dans le cadre d’une relation amoureuse contribuent aussi à forger de nouveaux mobiles pour apprendre. Nombreux sont les élèves à connaître une métamorphose à l’occasion d’une rencontre avec un garçon ou une fille effectuant des études (soit au sein de la voie professionnelle, soit dans les autres filières).

70Roselyne, 20 ans, élève en terminale professionnelle « service de proximité et vie locale », a connu un parcours scolaire « difficile », en collège puis en lycée professionnel. Elle a failli « abandonner » en fin de classe de seconde mais elle a « finalement tenu pour passer en première professionnelle ». Lors des vacances d’été, elle fait la connaissance d’un garçon qui allait entrer en terminale du baccalauréat « Sciences et technologies industrielles ». Depuis deux ans qu’ils se fréquentent, Roselyne et son copain s’encouragent mutuellement et, aux dires de cette élève, ses résultats scolaires se sont largement améliorés et sa motivation pour « obtenir le bac et aller plus loin » est sans faille. Projetant de préparer un BTS « économie sociale et familiale », et bien que Roselyne déclare avoir de faibles chances pour y parvenir, elle envisage une carrière scolaire lui assurant de « devenir quelqu’un » et de pouvoir, le moment venu, fonder une famille avec son copain qui prépare actuellement un BTS « conception de produits industriels ».

71Si l’univers relationnel et de sociabilité des élèves de LP est beaucoup plus complexe que le tableau présenté par les expériences rapportées ci-dessus – dans d’autres cas, par exemple, les interactions avec des copains conduisent à des ruptures ou à des conduites de résistance aux études –, il constitue souvent un des éléments sous-tendant les raisons du changement que prend l’expérience scolaire. Le « déclic » dont parlent les élèves et les enseignants est la conséquence de l’avènement de nouvelles interactions sociales et institutionnelles vécues et construites par les sujets. C’est donc une combinatoire faisant intervenir plusieurs acteurs – la famille, les camarades du lycée, les amis ou copains de la vie – et dont il convient d’apprécier toute l’importance en vue de se saisir des changements, car elle structure le sens des études.

72Pourtant, et bien que les projets et espoirs parentaux portés sur le LP restent tangibles, que les interactions au sein des cercles de sociabilité juvéniles agissent comme repères et appuis symboliques pour l’élaboration de projets d’études, c’est à l’évidence le rapport aux enseignants qui paraît être le plus déterminant dans les tournures prises par l’expérience scolaire. Dans la mesure où l’identité des élèves s’élabore au moins partiellement à partir de la confrontation aux savoirs, et étant donné que le succès ou l’échec scolaires sont aussi affaire d’appropriation de contenus de formation, la relation aux enseignants devient d’autant plus déterminante qu’il s’agit tout autant de « rompre » avec l’expérience connue au collège que de réaffirmer l’importance des apprentissages scolaires et professionnels quant au parcours menant vers le diplôme. Ce faisant, les pratiques pédagogiques des PLP sont indissociables de la manière dont ils tentent de redéfinir la relation aux élèves, notamment en cherchant à affaiblir les contraintes imposées par la forme scolaire (y compris lorsqu’il s’agit de montrer l’utilité des savoirs et leur articulation avec la « vie » sociale et professionnelle).

Les interactions avec les enseignants : des élèves ambivalents mais souvent élogieux

73Le propos récurrent des PLP disant mettre en œuvre différentes stratégies pour « valoriser les jeunes » et les aider à « vivre un nouveau départ », semble faire écho à l’éloge exprimé par nombre d’élèves interrogés pour lesquels « les profs de LP sont beaucoup plus sympas que ceux du collège ». Pourtant, le regard positif des élèves ne suffit pas pour pacifier les relations et favoriser des conditions d’enseignement et d’apprentissage sereines. Par ailleurs, et même si les élèves insistent sur le rôle de l’enseignant attentif qui leur « apprend » les cours et le métier, ils sont également persuadés que leur réussite dépend de leur « volonté », de leur « motivation » personnelle. À l’évidence, et bien qu’ils puissent, pour certains d’entre eux, nourrir du ressentiment vis-à-vis de l’orientation en LP, les élèves comparent de manière contrastée les PLP aux enseignants de collège. Ils observent que les enseignants « prennent le temps d’expliquer », évaluent de manière plus positive et portent souvent le souci d’une meilleure compréhension des enseignements dispensés. Cela contraste, voire s’oppose à ce qu’ils ont connu auprès d’enseignants de collège, qui exercent auprès d’élèves au profil social et scolaire hétérogène, et se soucient essentiellement de l’orientation vers la voie générale et technologique :

Quand j’étais au collège, je me suis arrêté de travailler en 4^e, c’était dur et je n’arrivais pas à suivre… Le prof de maths ne s’occupait pas des élèves comme moi, il avançait et mes notes ont beaucoup baissé […] Les profs en 3 e, ils voulaient que les élèves aillent en seconde générale mais quand on ne suivait pas, la prof de français, c’était ma prof principale, disait que « les élèves qui ont de grandes difficultés, ils iront au LP ». (Paul, 16 ans, élève de seconde « maintenance des véhicules automobiles, option motocycles ».)

74Les élèves qui accordent une importance centrale à la qualité des relations avec les enseignants n’investissent les apprentissages et ne se mobilisent sur les savoirs que s’ils se sentent « pris en considération » et « écoutés » par les enseignants. Mais c’est aussi l’expression « être écouté » qui mérite d’être clarifiée : en effet, quand les PLP estiment que les élèves « fonctionnent à l’affectif », ils en viennent souvent à considérer que cela procède de la spécificité sociologique de leur public, plus sensible pensent-ils à la qualité des relations et de la « sympathie » qui s’installe avec les enseignants. Cela constitue un raccourci qui peut être lourd de conséquences. Car en réalité, être écouté ne signifie pas l’abandon des exigences scolaires. L’écoute des élèves, c’est aussi la capacité qu’a l’enseignant de comprendre les difficultés de compréhension et de proposer des activités exigeantes intellectuellement. Cela n’empêche pas la sensibilité des élèves à l’égard de l’enseignant soucieux de tenir compte de leurs difficultés sociales, de les ouvrir vers des activités récréatives ou ludiques.

75Des différences sont repérables entre filles et garçons quant à la place accordée à la qualité de la relation aux enseignants. Les filles accordent une importance majeure à la capacité de l’enseignant à faciliter l’appropriation des contenus scolaires et leur compréhension ; tandis que les garçons s’attachent à la personnalité de l’enseignant, à ses attributs subjectifs, tel être « sympathique », « cool » et plus prompt à leur « parler d’autre chose que de l’école ». Les garçons associent la qualité des relations aux apprentissages, tandis que les filles distinguent les deux registres (elles peuvent, par exemple, trouver que tel professeur « est sympathique mais [qu’] il n’explique pas bien les cours »). Dans les spécialités industrielles, l’importance accordée aux savoirs professionnels renforce un regard « positif » porté aux professeurs d’atelier – ceux-ci exerçant souvent dans une proximité aux élèves –, tandis que là où prédomine la forme scolaire, en particulier dans les spécialités tertiaires, les élèves se centrent sur la capacité de l’enseignant à expliquer les cours.

76Pour autant, et c’est l’un des paradoxes du travail enseignant en LP, la proximité instaurée par les PLP en vue de créer des dispositions relationnelles et pédagogiques favorables aux apprentissages conduit à des attitudes ambivalentes chez les élèves. Ainsi, l’intérêt porté par une partie des enseignants à la vie privée de leur public, à leur expérience sociale… est mal perçu et certains élèves y voient une sorte d’intrusion qui confond les registres et les rôles : « le prof de conduite routière, il est toujours en train de nous demander si le week-end s’est bien passé, si la mère ou le père d’untel va mieux, c’est bizarre, il n’est pas l’assistante sociale ! » (Élie, 20 ans, élève de terminale professionnelle « technicien constructeur de bois »). Les élèves de LP sont attentifs au contact avec l’enseignant à tel point que lorsqu’ils sont amenés à évoquer le sens des apprentissages, des disciplines enseignées, comme les raisons de venir au LP, les propos associent fortement contenus scolaires et « personnalité » du professeur. Mais c’est aussi de l’équilibre souvent précaire entre attentes des élèves et attitudes des enseignants que dépend en partie le déroulement de la scolarité en LP. Les cas de devenirs heureux sont nombreux, plusieurs élèves font ainsi état d’un « déclic » parce qu’ils se sentent soutenus, encouragés et aidés par tel ou tel enseignant. Mais d’autres devenirs, à l’issue moins optimiste, sont également présents. Ils prennent souvent la forme de conflits ouverts dans lesquels ce sont la personnalité de l’enseignant et celle de l’élève qui sont invoquées au premier plan.

77La dépendance que les élèves manifestent vis-à-vis des enseignants qui « leur apprennent » les cours s’atténue au fur et à mesure que se déroule la scolarité en LP. Ainsi, et à mesure que s’affaiblit le ressentiment vécu par beaucoup d’élèves du fait d’avoir été orientés en LP, ils deviennent beaucoup plus nuancés quant au rôle déterminant des enseignants dans la réussite scolaire. La réforme, ayant ramené la durée de préparation du baccalauréat professionnel de quatre à trois ans, a conduit paradoxalement à renforcer le sentiment chez les élèves que « grandir au LP » va de pair avec le détachement progressif de la dépendance vis-à-vis des enseignants. Ce détachement va de pair avec l’emprise progressive des élèves sur les savoirs sur fond d’élaboration de projets d’avenir et ce, à mesure que l’échéance du baccalauréat approche.

78Aurélie, élève de terminale baccalauréat professionnel « systèmes électroniques numériques », résume bien cette expérience :

Quand j’étais en seconde, j’ai dû apprendre à mieux comprendre les cours, les profs m’aidaient bien pour ça, mais j’allais souvent les voir parce que je ne comprenais pas toujours […] En classe de 1^re, j’ai commencé à réfléchir un peu plus avant de poser des questions et demander de l’aide, et avec le BEP [il s’agit du diplôme intermédiaire que les élèves préparent en cours de formation], comme on avait des examens, j’ai appris un peu plus à me débrouiller toute seule et là, avec le bac pro, les profs nous laissent un peu plus autonomes, on a des travaux à faire en groupe ou seuls et on nous met comme s’il y avait l’examen du bac […] On vient d’avoir un bac blanc.

79Aurélie construit progressivement un rapport réflexif aux savoirs, et ce, en prenant une distance à l’égard des enseignants qui ne sont plus les seuls à « apprendre aux élèves » les contenus enseignés. Mais c’est aussi parce qu’elle est portée par le projet de poursuivre des études à l’issue du baccalauréat que cette élève anticipe en quelque sorte la nécessité d’objectiver les savoirs – de les considérer comme constituant l’enjeu majeur de sa présence en LP : « Je me suis inscrite sur Internet pour la procédure après-bac… J’espère être prise en BTS “services informatiques aux organisations”. On m’a dit que les profs de BTS étaient très sévères et qu’on avait beaucoup de travail à faire, je pense pouvoir y arriver. »

80Les pratiques pédagogiques en LP ne peuvent être appréhendées indépendamment du public, ni du statut professionnel des enseignants qui se sentent largement dominés dans l’institution scolaire. Ainsi se dessinent les conditions des études dans les lycées professionnels dans lesquels la scolarité de chaque élève apparaît toujours comme l’aboutissement d’une histoire à la fois sociale et singulière, typique et spécifique. Ces conditions n’agissent pas comme élément déterminant ou conditionnant le devenir scolaire et professionnel de l’élève, son affiliation ou non à l’institution et aux savoirs qu’elle enseigne. Ces conditions ne prennent en elles-mêmes sens qu’articulées avec ce que les élèves, mais aussi les enseignants, en font.

81Notre optique sociologique, tout en adhérant au principe et au constat d’une domination sociale s’exerçant sur les élèves issus de milieu populaire, considère que c’est aussi la manière dont les sujets (ou acteurs) mobilisent les ressources dont ils disposent qui contribue à atténuer le poids de ladite domination. C’est à cette condition que l’on peut se saisir du travail des enseignants en LP qui, tout en se vivant comme dominés, tout en éprouvant des difficultés pour mobiliser leur public, engagent des actions à l’effet plus ou moins heureux, en s’appuyant sur ce qui fait la spécificité du LP à savoir la formation à des savoirs et à des compétences (intellectuelles et professionnelles à la fois), pouvant s’avérer consistants et efficaces pour permettre aux élèves d’être en situation de réussite. C’est aussi à la condition de considérer que les individus les plus dominés ne le sont jamais dans l’absolu (Dubet, 1994 ; Charlot, 1997) que l’on peut comprendre pourquoi des élèves ayant connu l’échec scolaire en collège et ayant construit une image « négative » d’eux-mêmes, en viennent à vivre positivement leur rapport aux études. La réalité sociale ne saurait être identifiée à un phénomène statique et prévisible comme pourrait le supposer une sociologie de la reproduction. C’est d’ailleurs à la condition d’admettre le postulat d’une expérience sociale et subjective dans laquelle les individus ne sont pas totalement intégrés à « l’ordre social » que l’on peut comprendre la dynamique du changement des dispositions.

82Le tableau d’élèves que nous présentons ci-après révèle à sa manière les modes d’articulation entre un parcours scolaire et l’élaboration progressive d’un rapport aux savoirs plus ou moins maîtrisé.

Tableaux d’élèves : entre l’apprentissage et l’élaboration progressive de projets en LP

83L’histoire scolaire et familiale de chaque élève révèle plus qu’une histoire personnelle. Elle met en jeu différentes instances de socialisation et les épreuves qui les accompagnent. Ainsi, nombreux sont les élèves rencontrés à évoquer de multiples déménagements des parents, ce qui les a amenés à fréquenter différentes écoles, avec souvent des difficultés d’adaptation. D’autres évoquent surtout les difficultés rencontrées par les parents afin de trouver un emploi, ce qui donne du marché du travail une vision peu enchantée. De même, les pratiques de loisirs des élèves rencontrés témoignent d’un apprentissage parfois contrarié, comme Aymeric qui projetait avec ses parents de « devenir footballeur » mais qui, à l’âge de 16 ans, a dû « renoncer parce que les places dans le centre de formation étaient chères » et comme « en plus [il a eu] une mononucléose, ça devenait difficile d’espérer percer dans ce sport ». La majorité des élèves rencontrés, à l’instar du public des lycées professionnels, proviennent de milieu populaire, et leur trajectoire ressemble bien souvent aux tableaux décrits par la littérature sociologique à savoir que leur scolarité leur apparaît comme exigeant de « faire des sacrifices », de s’affilier à un monde aux codes peu familiers. Reprenant les analyses de Richard Hoggart portant sur le rapport à la culture scolaire chez les boursiers issus de milieu populaire, Claude Grignon observe qu’ils doivent effectuer des apprentissages qui les amènent à « changer à plusieurs reprises de sur-moi ».

[Ces] mues successives fragilisent l’identité des métis sociaux ; outre qu’elles les prédisposent au mimétisme, elles suscitent très probablement des conflits entre des sur-moi concurrents, plus ou moins bien congédiés, inégalement prestigieux mais aussi inégalement aimés… Cette crise permanente d’identité, en les amenant à reconnaître, comme autant d’effets de la domination, les réflexes d’auto-dévaluation, et notamment les sensations de honte et d’indignité culturelles, qui, en les empêchant d’endosser et de revendiquer à la fois leur origine et leur trajectoire, d’accepter d’être ce qu’ils sont devenus (et de se sentir, après tout, pas si mal que ça dans leur peau d’arrivée), les prédisposent, du même coup, à se prendre pour un autre… (Grignon, 1991, p. 8.)

84Pour autant, les élèves rencontrés ne disqualifient pas leur milieu familial, mais prennent plutôt appui sur lui, sur les parents qui restent fondamentalement perçus comme acteurs déterminants dans leur réussite.

85Les instances de socialisation telles que l’école primaire et le collège n’agissent pas uniquement comme agent transformant des trajectoires « programmées » en destin intériorisé.

86Elles contribuent à structurer le regard porté par les jeunes sur le système scolaire et génèrent un point de vue très lucide, souvent critique. Parfois, la nostalgie vis-à-vis d’une scolarité peu réussie émerge dans le propos mais assez vite, elle laisse place à un regard plus centré sur le présent et sur ce qu’il augure pour l’avenir. C’est que l’essentiel de ce que les élèves de LP appellent « le déclic » se joue dans leur affiliation aux études et le sentiment d’exercer une emprise sur leur quotidien scolaire. Ce « déclic » n’est pas mécanique et exige du temps chez certains élèves pour lesquels apprendre et se reconstruire en LP ne vont pas de soi.

Fanny et l’émancipation scolaire par l’apprentissage du métier

87Fanny, 18 ans, est élève de terminale professionnelle « Technicien en installation des systèmes énergétiques ». Seule fille dans sa classe qui compte 24 élèves, Fanny a effectué un parcours « moyen » en école primaire, plus « compliqué » en collège. Ses résultats scolaires en classe de 3^e lui auraient permis de « passer en seconde générale mais les profs ont dit que c’était juste », d’autant plus que dès la classe de 4^e, Fanny envisageait d’apprendre un métier dans le domaine de la climatisation. Aimant les activités professionnelles qui demandent une mobilité et un travail sur des chantiers, cette élève a effectué un stage de découverte en classe de 3^e :

Grâce à mon oncle qui dirige une entreprise, j’ai trouvé un patron qui m’a accueillie sur un chantier… j’ai vu travailler les ouvriers, ils posaient des radiateurs, des chauffe-eau et des systèmes de climatisation. Ça m’a beaucoup plu et les gens me disaient qu’ils allaient d’un chantier à l’autre ; comme j’aime bouger, c’est ce que j’ai voulu faire en fin de 3^e.

88C’est donc bien informée sur l’un des domaines professionnels auxquels prépare le baccalauréat professionnel que Fanny s’oriente vers le LP. Ce choix ne fut pas facile à assumer car les parents de Fanny ne la « voyaient pas dans un métier d’hommes ». Seule fille d’une fratrie de quatre enfants, elle aspire à réussir ses études et à aller plus loin que « les frangins qui se sont arrêtés au CAP et qui auraient bien voulu continuer ». Elle paraît, à l’instar de nombre d’élèves issus de milieu populaire, portée par le projet de défier les limites qu’une histoire familiale a dû imposer à ses frères aînés :

Quand mes frères ont arrêté les études, c’était au moment où mon père était au chômage et ma mère qui gardait des enfants ne pouvait pas leur payer des études. Mon frère aîné qui a fait un CAP métallier a dû très vite bosser et même maintenant, il dit qu’il aurait voulu continuer […] Si je peux, j’irai en BTS mais on m’a dit que les places sont chères.

89Sa scolarité en LP s’est bien déroulée, même si elle a éprouvé certaines difficultés en sciences et en technologie. Elle s’est progressivement approprié le LP et la vie scolaire en devenant déléguée de classe (en première) et en s’investissant dans le foyer socio-éducatif. Fanny considère que les « profs de LP suivent beaucoup plus les lycéens ». Elle a eu des moments de doute, voire, en fin de seconde « l’envie de tout arrêter ». Ce sont les stages en entreprise et les activités professionnelles qu’elle maîtrise assez bien qui lui ont « redonné le goût d’apprendre et de travailler ». Elle a construit des compétences dans les différents domaines auxquels prépare le baccalauréat professionnel (ventilation, climatisation, sanitaire et thermique).

90Fanny a validé le BEP en cours de formation et apprécie la complexité et la diversité des différentes activités préparant la certification. Il faut souligner que les nouvelles prescriptions institutionnelles quant à la manière de préparer le baccalauréat professionnel – en l’occurrence un ancrage plus marqué du référentiel de certification dans le référentiel des activités professionnelles – semblent, dans le cas de Fanny, favoriser une cohérence entre les différents contenus enseignés :

On a des projets à faire et des dossiers à rendre, on utilise tout ce qu’on a appris dans les différentes matières, par exemple, sur un chantier, je dois préparer un planning, prendre des contacts, me fournir en matériaux et en matériel, réaliser le programme prévu et tenir au courant à la fois mon patron et le client.

91Mais si sa scolarité se déroule de manière satisfaisante en LP, elle a dû faire face à des formes implicites de défiance, notamment auprès d’un enseignant en installations sanitaires et de quelques ouvriers lors du stage en entreprise. S’il lui semble « normal » de faire l’objet de « plaisanterie par des gars de chantier », sans doute déstabilisés par le choix par une fille d’un métier « masculin », Fanny trouve « anormal » qu’un enseignant puisse avoir un a priori négatif sur sa capacité à devenir ouvrier qualifié dans le domaine de l’installation des systèmes énergétiques :

Au début, comme j’étais la seule fille de la classe, j’ai trouvé ça un peu bizarre mais les camarades ont été sympas avec moi… C’est pas le cas d’un prof, il faisait de la techno et l’installation thermique. Il ne m’interrogeait jamais même quand je levais le bras et une fois, il m’a fait la remarque comme quoi le bac pro n’était pas fait pour les filles ! Heureusement que tous les profs ne sont pas comme ça mais ça m’a choquée […] Maintenant, ça se passe très bien et même les profs disent qu’ils aimeraient bien que les autres élèves soient aussi motivés.

92Fanny projette une poursuite d’études afin de préparer un BTS et en vue d’augmenter ses chances pour y parvenir, elle consacre « beaucoup de temps aux révisions et à la préparation des dossiers ». Le cas de Fanny atteste de la métamorphose que connaissent les élèves de LP, une métamorphose qui concerne d’abord le rapport aux savoirs et la maîtrise progressive de leurs contenus comme des enjeux culturels et politiques qui les subsument (au détour d’une phrase, Fanny avance : « Quand on étudie la mondialisation, c’est pour moi une façon de me cultiver ; avec le développement des pays de l’Asie, et de la concurrence économique, je sais que les emplois en France dépendent de la qualité du travail que l’on va faire […] Si on n’est pas compétitif, c’est notre avenir qui est fichu ! »). Mais ce changement ne va pas de soi car il exige de la part de l’élève de surmonter plusieurs épreuves en les considérant moins comme une impasse qu’en tant que défi à relever. Ce défi ne fut pas très difficile à assumer quand il s’est agi d’assumer une orientation « faisant peur » aux parents car Fanny laisse entrevoir du même coup la possibilité de réussir à obtenir un diplôme de niveau IV, quand les frères se sont arrêtés au CAP. Le défi est autrement plus éprouvant quand il a fallu affronter la posture d’un enseignant qui remettait en cause tout autant les compétences de cette élève que son identité de genre. On peut alors postuler que c’est la combinaison d’une histoire biographique avec des appuis en LP – les autres enseignants, les camarades « sympathiques », la maîtrise des savoirs – ainsi que le projet d’exercer dans le domaine professionnel choisi qui ont agi comme « support » (Martuccelli, 2006) assurant cette émancipation scolaire.

Jordan et la réussite en LP : quand l’emprise sur les études favorise une prise de conscience « politique »

93Jordan, 19 ans, est titulaire d’un CAP « Employé de commerce multi-spécialités » (ECMS), obtenu avec 17 de moyenne. Il est actuellement en première professionnelle « Accueil, relation clients et aux usagers » (ARCU) et est premier dans une classe de douze élèves. Issu d’une famille qui compte huit enfants (père retraité et mère au foyer), Jordan manifeste le souci de bien réussir au LP afin d’augmenter ses chances d’insertion : « j’ai deux grandes sœurs qui bossent dans l’intérim, ce n’est pas une vie quand on ne sait jamais si on aura du travail ou pas le lendemain. » Le parcours scolaire de cet élève a été marqué par des difficultés. À l’école primaire, cela s’est « moyennement bien passé » (il y a redoublé une classe). Les difficultés ont commencé au collège où il a dû s’orienter en 3^e d’insertion : « Je pense que c’est ce qui m’a sauvé car si j’étais resté en 3^e générale, j’aurais eu des difficultés, je serais à la rue, sans rien… » À l’issue du collège, il a obtenu le Certificat de formation générale (CFG), titre qu’il considère comme « important, ça [lui] a donné de la fierté ». Puis il s’est orienté vers le CAP ECMS : « Je l’ai choisi selon ce qu’on ma donné comme choix. Au collège, je me souviens d’une feuille jaune, je m’en souviens, il n’y avait que quelques formations, j’ai choisi ça faute de mieux, peut-être que j’aurais choisi autre chose ! » Il pense que son choix a été très limité. Pour lui, le CAP, « c’est génial pour une remise à niveau… ça m’a donné confiance pour aller en bac pro ». En comptabilisant toutes les périodes de formation en milieu professionnel, il a à son actif plusieurs mois de stages (une semaine sur deux en 3^e d’insertion pendant toute l’année, plus quatre mois cumulés lors des deux ans de CAP). Cela explique pourquoi à plusieurs reprises lors de l’entretien, il regrette qu’il n’y ait pas suffisamment de « pratique » en LP et que certains enseignements soient éloignés des champs professionnels. Il est passé directement en première professionnelle du fait de sa moyenne en CAP… Il considère que les CAP sont stigmatisés et il énonce, de manière parfaitement lucide, que les médias caricaturent le lycée professionnel : « Quand on a montré il y a deux semaines le LP dans l’émission Envoyé spécial, c’était lamentable de ne montrer que les échecs, un élève qui arrive en retard, un autre qui s’absente, des élèves qui n’aiment pas le LEP ! » Jordan pense que son choix d’orientation a été limité par l’offre locale, peu développée dans le bassin d’éducation et de formation. Même si d’autres choix dans le département sont possibles, il ne pourrait se permettre d’aller très loin eu égard aux faibles moyens financiers dont disposent ses parents. Cet élève trouve absurde d’avoir de l’espagnol obligatoire et préfère que cette matière soit facultative : « J’ai des problèmes en anglais mais au lieu d’y remédier, on rajoute de l’espagnol que je n’ai pas fait depuis la 4^e. » Concernant les enseignements en général, il avance (et indique qu’il parle au nom des élèves puisqu’il est délégué au conseil de la vie lycéenne – CVL – et au CA) : « Ici, on aime beaucoup la mise en situation, la pratique et moins les cours. On nous apprend des choses en accueil, avec des mots, des expressions qu’on n’utilisera jamais en accueil. » Selon Jordan, ses atouts réfèrent à son « sérieux », à son « assiduité », et ses points faibles concernent les mathématiques qu’il n’aime guère. Son projet est de devenir adjoint administratif, hôte d’accueil, et peut-être faire de la politique. Être élu lui permettra de « défendre les petites gens », les gens comme « les élèves de LP ». Il observe que beaucoup de ses camarades peinent à trouver une entreprise de stage (alors que les administrations sont plus accueillantes, il a effectué un stage en mairie qui lui a valu la note maximale). Cela tiendrait au fait que dans le secteur privé, il y a peu d’emplois dans l’accueil (et donc, peu de tuteurs susceptibles de prendre des stagiaires). L’accompagnement personnalisé dont il a bénéficié porte sur l’anglais et sur l’accueil (avec des fiches et un travail sur des situations professionnelles). Il estime néanmoins que cet accompagnement est insuffisant et reste « assez scolaire ».

94Jordan pense devoir sa réussite à des enseignants qui ont su l’aider. Alors qu’il n’aime pas les mathématiques, il insiste pour dire que « la prof de maths, on peut lui poser 100 fois la même question, elle répondra 100 fois pour apporter de l’aide ». Il est également élogieux à l’égard de ses parents « qui triment pour s’en sortir, et qui disent que si les enfants réussissent leurs études, c’est aussi leur réussite ! ». En ce qui concerne les manières d’apprendre, il avance :

Pour apprendre, j’ai de gros problèmes de mémoire, j’essaie mais sans succès. J’ai une tablette, j’essaie de l’utiliser en anglais, en espagnol… Je trouve que c’est ridicule d’infliger de l’espagnol aux élèves… J’apprends en classe […] Il n’y a pas de lien entre les matières, on ne va pas faire une équation du second degré en accueil.

95Son implication dans la vie de l’établissement témoigne d’une bonne intégration et d’une certaine « politisation » des enjeux liés à la scolarité puisque la réussite dans les études l’amène à se penser comme un « rescapé » devant ses meilleurs résultats à la mobilisation des enseignants. Il revendique une véritable autonomie lycéenne :

Je me propose de devenir vice-président de la Maison des lycéens car ce que je voudrais, c’est que dans chaque établissement, il y ait une salle pour les élèves… J’ai candidaté pour m’investir au lycée, donner des activités aux élèves, faire des clubs… Cette année, on a créé une chorale, une action auprès des Restaurants du cœur… On aimerait avoir plus d’activités culturelles.

96On note aussi une conscience vive des inégalités et des injustices comme par exemple à l’occasion d’une participation au forum pour la santé. Il a pu remarquer, en visitant un lycée général et technologique, que « les élèves ont du matériel dernier cri, alors qu’au LP, tout est vieux ».

97Cet élève vit sa scolarité en LP sur le mode de l’émancipation scolaire du stigmate pesant sur le public de l’enseignement spécialisé ou adapté (3^e d’insertion notamment). La réussite en première professionnelle lui assure une reconnaissance, même si la référence récurrente aux « jalousies des autres élèves » procède sans doute du sentiment de « revanche » qu’il éprouve devant des camarades provenant de la classe de 3^e générale et de la seconde professionnelle.

Sophie ou quand l’apprentissage en LP « fait grandir »

98Sophie, 16 ans, est scolarisée en première année de CAP « Employé de commerce multi-spécialités » (ECMS). Elle a choisi un métier en lien avec la vente parce que sa mère a obtenu un CAP dans le même domaine. Ayant redoublé le CP, Sophie a été scolarisée en SEGPA, structure qu’elle a rejointe en classe de 5^e. À cette occasion, elle avait effectué des stages en boucherie puis en secrétariat. À l’issue de ces deux stages, elle a changé de projet pour s’orienter vers la vente qu’elle « aime bien ». Elle « préfère le LP car c’est mieux que le collège, les profs, quand on a besoin d’aide, ils sont là, ce n’était pas comme ça au collège ». Elle apprécie tout ce qu’elle fait : « Le programme me va bien, il est assez facile. J’aime bien le commerce, le français, l’anglais… J’ai un peu de mal en mathématiques, surtout avec les graphiques… » Cette année, elle a effectué un stage dans un supermarché – elle a trouvé elle-même l’entreprise d’accueil –, stage lui ayant permis d’apprendre la présentation des articles en rayon ainsi que des rudiments de logistique. Pourtant, elle préfère être au LP : « Je trouve que c’est mieux d’être en classe, on prend un peu le temps et c’est une bonne ambiance de classe. » Cette élève souhaite poursuivre en baccalauréat à l’issue du CAP : « J’aimerais aller plus loin dans les études… Mes parents vont m’aider, ils veulent que je continue pour avoir un bon travail. En fait, ils m’encouragent. » Elle pense avoir changé depuis qu’elle fréquente le LP, notamment au niveau comportemental : « J’ai changé dans mon comportement… Avant, je ne faisais que le bordel et ça n’allait pas… En SEGPA, quand j’étais en cuisine, je faisais du bruit et ils m’ont mise en métallerie, ç’a été mieux parce que le prof nous aidait, il ne nous mettait pas de côté. »

99On perçoit bien la place que cette élève accorde à la relation aux enseignants mais en même temps, c’est aussi pour souligner que la qualité des interactions facilite l’apprentissage, ce qui confirme l’importance, aux yeux des élèves, des exigences scolaires quant à la construction d’une estime de soi plus positive. La maîtrise des savoirs sur fond d’une meilleure entente avec les enseignants génère, chez Sophie, le sentiment d’être « adulte » : « Je me suis dit que maintenant que je suis au lycée, que j’apprends des choses intéressantes pour le métier, que ça me fait grandir, je ne vais plus faire la gamine. » Elle assume sa scolarité en étant soutenue par ses parents (la mère est aide à domicile, le père est ouvrier du bâtiment). Mais elle se dit inquiète pour son avenir : « J’ai peur d’être dans la misère, je veux réussir mes études. » Quant à ce qu’elle pense apprendre en LP, elle avance :

On étudie la communication, le code-barres, préparer et ouvrir une caisse, la relation au client… On a fait sur l’environnement économique, juridique et social, l’organisation judiciaire… l’environnement aussi… PSE… En histoire-géo, on aborde les voyages et les découvertes, ce qu’est être ouvrier en France, les occupations d’usine… Les contrôles, on fait des rédactions, les leçons… en anglais, on fait le cours et on est interrogé à l’oral…

100Sophie pense avoir compris la différence entre le contrôle continu, le CCF et l’examen. Ses parents la soutiennent et elle se sent plus reconnue « maintenant qu’[elle a] une bonne moyenne ».

101Si cette élève n’a pas encore véritablement construit un projet sur le long terme, c’est parce que son expérience scolaire est en cours de consolidation. Les appuis intellectuels et symboliques qu’elle élabore au contact des savoirs, des entreprises de stage, sur fond d’accompagnement professoral et de soutien parental lui assurent une meilleure « maturité », et sans doute un processus de subjectivation l’amenant à se penser comme sujet doté d’une relative autonomie.

Baptiste ou lorsque les contradictions sociales conduisent à un rapport désimpliqué aux savoirs

102Baptiste, 17 ans, est scolarisé en seconde professionnelle « Accompagnement, soins et services à la personne » (ASSP). Il souhaite devenir aide-soignant ou, de manière plus générale, exercer auprès de personnes ayant besoin d’une aide médicale et sociale. Son projet fait écho à l’activité exercée par sa mère, aide-soignante au sein d’un hôpital. Mais en dépit du choix affiché des métiers de l’aide à autrui, Baptiste conserve un sentiment amer à l’égard de l’orientation et des études : « Je suis venu dans ce LP parce que c’est le seul lycée qui a voulu de moi ! » L’orientation en LP s’est opérée après que Baptiste a effectué une seconde générale et technologique. Lors de cette année de seconde, ce fut selon ses dires « une hécatombe ». Cette année de seconde générale marque un coup d’arrêt à une scolarité plutôt réussie jusqu’en fin de 3^e, en dépit de quelques difficultés dans les enseignements scientifiques. Pour Baptiste, des problèmes familiaux, notamment le divorce de ses parents, l’ont « perturbé », et ont généré un désintérêt progressif pour les apprentissages : « Au lycée général, je venais sans rien en cours… Je ne prenais plus mes cours, j’avais le sac vide, sans cahiers, ni trousse… » Pourtant, il avait bien débuté l’année « en travaillant dur mais les résultats restaient au final moyens, je ne suis arrivé qu’à 9,4 de moyenne… Alors, j’ai baissé les bras, je me suis dit que ça ne servait à rien de travailler… ». Il est fort probable que cet écart entre efforts fournis et résultats décevants ait conduit à une sorte de résignation que des recherches sociologiques ont bien mis en évidence (Barrère, 1997).

103On relève ainsi la conjonction de deux éléments ayant favorisé une désimplication scolaire, à savoir le divorce des parents et le décalage entre les efforts scolaires consentis et les résultats obtenus. Ces deux éléments se sont renforcés pour conduire Baptiste à « baisser les bras ». La scolarité en classe de 2^nde générale a été jalonnée par des difficultés scolaires qui ont laissé place à une résignation, avec l’abandon de son projet scolaire et professionnel : il aurait « aimé préparer un baccalauréat économique et social ou sciences et technologies de la gestion afin de travailler dans un magasin de sport… ». Sa scolarité en seconde professionnelle est « très moyenne », sur fond de conflits avec certains enseignants :

J’ai tendance à me laisser emporter facilement, à répondre aux profs… Je déteste qu’on m’indique une ligne de conduite. Je me suis déjà pris la tête avec une prof cette année. J’avais rendu un DM que j’avais écrit avec ma mère, la prof m’a taquiné devant la classe… j’ai mal réagi… j’ai tutoyé la prof. J’ai peu de patience, je l’ai remarqué pendant les trois semaines de stage dans une crèche… heureusement que j’ai pris sur moi.

104Baptiste considère que les cours sont « plus faciles parce qu’il suffit d’écouter ». Il apprécie aussi le LP car « on y est moins strict, on peut fumer, et les profs sont plus sympathiques. Ils expliquent mieux alors qu’au LEGT, ils allaient trop vite, ils dictaient, on prenait des notes mais pas assez bien en fait ».

105Ainsi, cet élève ne sépare pas l’ambiance du LP de la disponibilité pédagogique des enseignants. Mais il ne s’entend pas très bien avec les autres camarades : « Dans ma classe, il n’y a que des filles, et on n’est que deux garçons. » Peu mobilisé sur les enseignements, manifestant une faible appétence pour les activités scolaires et professionnelles, il a aussi tendance à « beaucoup s’absenter ». Il s’est déjà absenté plusieurs fois (il va chez ses amis, évite les professeurs qui le « soûlent »). Le poids d’une histoire familiale et de « graves problèmes relationnels avec [son] père » paraissent empêcher toute mobilisation, même s’il lui arrive de bien travailler dans certaines matières (en mathématiques notamment). « En pratique, j’aime moyennement tout ce qui est nettoyage, nutrition… par contre j’aime bien les maths parce que je n’y arrivais pas au collège et au lycée et cette année, je réussis mieux en maths. » L’accompagnement personnalisé lui permet de préparer son stage. Il est faiblement intéressé. De même, la perspective de valider un BEP en classe de 1^re ne l’enchante pas beaucoup. Vivant avec sa mère qui le « pousse à travailler mais sans y parvenir », Baptiste est traversé par de nombreuses contradictions : il préfère être à la maison mais sitôt qu’il y est, il a « hâte de revenir au LP » ; il pense qu’il a de fortes chances de réussir si quelqu’un l’y oblige tout en étant réticent à toute injonction ou accompagnement. À l’évidence, cet élève manifeste une fragilité existentielle qui exige un suivi tout autant scolaire qu’éducatif. En dépit de l’intérêt porté à quelques enseignements, Baptiste manifeste un rapport désimpliqué aux savoirs, rapport qui conduit à l’inscription dans des relations conflictuelles avec quelques enseignants et camarades de classe.

106Les quatre élèves dont il a été question témoignent de l’opportunité que constitue le LP pour un public largement marqué par des contrariétés scolaires, si ce n’est pas l’échec au collège. Ils témoignent, chacun à sa manière, que l’entrée et la socialisation aux études en LP ne vont pas de soi et qu’elles exigent, de manière interactive et dialectique, tant un accueil et un accompagnement professoral soutenus qu’une implication subjective dont le maintien nécessite de donner du sens aux savoirs et aux activités proposées. Mais comme nous l’avons observé auprès de la plupart des élèves de LP, ce sont la maîtrise des savoirs et la construction progressive de compétences qui les autorisent à être en projet, à élaborer des alternatives futures à l’issue du diplôme. Avec la généralisation du baccalauréat professionnel en trois ans, les élèves sont plus nombreux à envisager une poursuite des études et il semblerait que l’idée de « prendre une revanche » sur la voie normale ne soit qu’un élément parmi d’autres expliquant cet engouement pour l’enseignement supérieur. En effet, les élèves entrant en seconde de baccalauréat professionnel sont légèrement plus jeunes que les générations antérieures mais surtout, l’âge d’obtention du baccalauréat les rapproche des publics des filières générales et technologiques de lycée. Ainsi, l’alignement symbolique du baccalauréat professionnel préparé en trois ans sur les autres baccalauréats atténue le ressentiment porté par les élèves qui, antérieurement, devaient d’abord préparer un BEP et espérer, pour 40 % d’entre eux, intégrer une première professionnelle. Ils avaient ainsi le sentiment d’être « moins dignes » parce que devant effectuer quatre ans avant d’obtenir le baccalauréat. Par ailleurs, et ce n’est pas l’un des moindres effets de la réforme du baccalauréat professionnel en trois ans, la scolarisation des contenus de formation renforce le souhait de poursuivre des études, encouragé par les PLP et la plupart des acteurs du LP, qui y voient une manière de consolider des compétences, d’augmenter les chances d’insertion et de valoriser la voie professionnelle.

La poursuite des études en BTS : de la revanche sur l’école à la continuité « logique » d’un parcours de réussite en LP

107On peut faire l’hypothèse que la réforme du « bac pro 3 ans » amène de nombreux élèves à se projeter dans un avenir étudiant les menant au BTS, ce qui leur assure un encadrement scolaire et des chances de réussite autrement plus élevées qu’à l’université. Il est fort probable que la part des étudiants titulaires d’un baccalauréat professionnel diminue au sein des universités au profit d’une propension à poursuivre des études en STS. Voilà pourquoi la focalisation des médias et de certains sociologues (Beaud, 2002) sur les bacheliers professionnels en échec à l’université a quelque chose d’excessif car elle conduit à ignorer les cas de réussite scolaire en STS, sections qui accueillent pourtant, et de plus en plus, la majorité des bacheliers professionnels entamant des études supérieures.

Philippe et la nécessité d’« être encadré » pour étudier : le parcours scolaire au miroir de la réussite en STS

108Le parcours de Philippe, 19 ans, issu de milieu ouvrier, est assez classique, avec quelques difficultés scolaires rencontrées à l’école primaire et au collège, difficultés qu’il ne sépare pas de la nature des relations aux enseignants. Il est en première année de BTS « Après-vente automobile, option véhicules particuliers » (AVA). Philippe insiste, lors de l’entretien, sur le fait qu’il a besoin de l’attention des enseignants, d’un cadre scolaire plus structuré, mais craint fortement l’évaluation qui le « stresse ». « À l’école primaire, j’avais un fort caractère, j’ai redoublé le CM2, parce que j’avais des difficultés en français… mais c’est le prof qui a voulu que je redouble, ça n’a servi à rien ! » Élève de CM2, lors d’une journée d’immersion au sein du collège de rattachement, il a décidé qu’il ne rejoindrait pas cet établissement public à la rentrée scolaire : « J’ai passé une journée avec des élèves de 6^e, il y en a un qui m’a traité toute la journée, il me cherchait et m’a menacé… Alors, j’ai dit à mes parents que je préfère aller dans un collège privé. J’ai été à Notre-Dame. » Le cadre plus « strict » du collège n’a pas empêché Philippe de se « faire remarquer », d’être sanctionné à plusieurs reprises. Pourtant, il déclare « aimer » les enseignants exigeants et soucieux de le faire progresser. Cela confirme quelques observations effectuées auprès d’élèves de LP et montre que les exigences scolaires, doublées d’une attention bienveillante à leur égard, à leur progression, créent un espace de confiance pour apprendre. En classe de 4^e, Philippe a « pris enfin [sa] place », au sens où il réalise qu’il est un « vrai élève », obtenant la moyenne et se sentant plus à l’aise dans les études. Il semble qu’il ait effectué sa classe de 3^e dans un dispositif aménagé ou adapté (il s’agit probablement d’une classe de 3^e technologique, qui existe encore dans quelques établissements privés). L’orientation vers le LP est « choisie » au sens où elle apparaît cohérente avec le niveau scolaire et le projet de devenir mécanicien. Comme collégien, il a effectué un stage en mécanique automobile, pendant une semaine, dans le cadre du PDMF (Parcours de découverte des métiers et des formations) : « … ça m’a conforté dans mon choix, je suis plutôt manuel… je connaissais quelqu’un qui aime les voitures, et un garagiste, ami de mon père, m’a pris comme stagiaire pendant une semaine. » La crainte de ne pas réussir – « j’ai toujours peur des examens, je perds mes moyens » – l’a dissuadé de trouver un maître d’apprentissage : « En entreprise, le patron va exiger un travail bien fait, pas de défaut, donc un apprenti, il risque de faire des bêtises. » L’appréhension vis-à-vis de la formation conduit Philippe à craindre d’échouer alors que précisément, l’apprentissage est censé le préparer à la maîtrise de compétences et de connaissances « pratiques ».

109Le propos sur le manuel est une manière de rappeler les difficultés devant l’enseignement général. La réussite au LP est affaire de sens, car l’élève parvient plus facilement à situer et à incarner des savoirs en lien avec la pratique : « Au collège, l’électricité, ça nous semblait abstrait, au LP, c’était plus utile… » Philippe estime que « le baccalauréat professionnel en trois ans, c’est une bonne chose parce qu’on gagne du temps » et « on progresse en même temps en allant du plus simple au plus dur ». La réussite en LP a conduit cet élève à vivre une métamorphose, sur fond d’une meilleure « motivation » : « J’ai été motivé parce que j’ai réussi… J’étais premier pendant trois ans ; au début, on était 30 et à la fin, on s’est retrouvé à 24. » Le « déclic » se produit au moment où Philippe réalise qu’il peut réussir, qu’il est meilleur comparé à d’autres élèves, dont certains « se sont orientés là, sans savoir pourquoi », notamment ceux de la spécialité chaudronnerie (sous-entendant par là, que lui, élève de bac pro MVA, est plutôt privilégié d’être dans une spécialité sélective). Le diplôme intermédiaire n’est pas perçu comme important en soi mais comme un entraînement pour le baccalauréat professionnel : « Le BEP, c’est un diplôme qui ne m’a pas servi. Je savais que si j’avais le BEP, il suffit de travailler un peu plus pour avoir le bac pro, c’est un bac pro blanc pour moi… » Cet élève a réussi sa scolarité en LP, les relations aux enseignants étant meilleures qu’en collège. Ce sont d’ailleurs ses professeurs de mécanique qui l’ont « poussé à demander un BTS ». Il a acquis une certaine assurance qui l’a amené non seulement à chercher, sans succès, une entreprise en vue de préparer un BTS par apprentissage, mais aussi à intégrer un lycée polyvalent et à y être interne.

110Les études en première année de BTS sont plutôt bien entamées. Le bulletin montre une moyenne de 11,2 au S1, avec de meilleurs résultats en technologie (en atelier, il a une moyenne de 14,5 alors que la moyenne de la classe est de 13,5) et de bonnes appréciations en général. Il est 12^e dans une classe qui compte 30 élèves. C’est en enseignement général qu’il éprouve des difficultés, notamment en mathématiques, avec une moyenne de 7,2, pour une moyenne de classe de 10,2 (« le prof de maths est étonné de voir que nous n’avons pas fait en bac pro le calcul des intégrales ! ») et en français (il a des difficultés à l’écrit). Philippe observe une nette différence entre l’enseignement en BTS et en baccalauréat professionnel : « Au LP, on avait un cours et beaucoup d’exercices, en BTS, il y a le cours, mais on n’a qu’un ou deux exercices et après on passe à autre chose… » Les enseignants de BTS ont réparti les élèves en deux groupes, l’un composé de bacheliers professionnels, l’autre de bacheliers technologiques : « … on a les mêmes cours mais on est divisé en deux groupes, on voit la même chose mais différemment, les profs s’adaptent… » Cette adaptation des enseignants procède aussi de la progression en STS du nombre d’élèves titulaires d’un baccalauréat professionnel. Le rôle des parents est constamment évoqué pour dire leur soutien, leur rôle quant à la mobilisation scolaire. Le projet de Philippe est de devenir expert en automobile pour les assurances, qualification qu’il compte préparer via une licence professionnelle. Il insiste avec récurrence sur l’importance du suivi assuré par les enseignants, un suivi qui change de nature en STS :

Au LP, les profs nous encourageaient beaucoup, même quand on avait de mauvais résultats. Ici, les profs ne nous encouragent pas beaucoup mais ils nous font beaucoup plus travailler, on a beaucoup de devoirs et de notes […] C’est bien parce que ça me permet de voir où j’en suis.

111On perçoit comment Philippe, au terme de ce passage quasi-initiatique vers l’enseignement supérieur, apprend à distinguer les registres : la faiblesse des encouragements de la part d’enseignants en BTS est contrebalancée par l’élévation du niveau d’exigence, ce qui assure une meilleure préparation aux examens.

Maxime ou quand la maîtrise de contenus technologiques et professionnels contribue au devenir adulte et à l’élaboration de projets d’études

112Maxime, 19 ans, issu de milieu ouvrier (père ancien ouvrier d’usine, mère au foyer), est en première année de BTS électrotechnique. Cet élève a suivi une scolarité « normale » à l’école primaire mais c’est au collège que vont émerger, au fil des années, des difficultés notamment en français, en langues et en histoire-géographie. Arrivé en fin de 3^e, avec 10 de moyenne générale, Maxime a opté pour le LP :

Je me suis dit que partir en bac général, ce serait dur pour moi ; il y avait plusieurs branches, mais grâce à une personne de ma famille qui avait fait un bac pro EIE [Électrotechnique, énergie, équipements], l’électrotechnique, ça me parlait bien… Je l’ai vu travailler, mettre des lampadaires, des lignes de courant…

113Son choix était donc subsumé par un projet professionnel, même si le champ concerné se limitait à l’électricité domestique. Ce projet a également été soutenu par les parents qui l’ont encouragé à préparer un BEP. La scolarité en LP a été un peu décevante car Maxime pensait que l’électricité domestique, ou plus généralement celle qui concerne le bâtiment, allait occuper une place importante dans l’enseignement. Or c’est surtout l’électricité industrielle qui est enseignée, notamment en baccalauréat professionnel :

En BEP, la première année, ça a été, on faisait du bâtiment, et la seconde année, on était dans les machines… en bac pro, c’était très industriel […] j’étais déçu parce qu’on faisait que l’indus… les stages en bâtiment m’ont montré que je n’avais pas de compétences dans le bâtiment…

114Cela ne l’a pas empêché de réussir et d’obtenir le baccalauréat professionnel avec la mention « bien » (avec 15,2 de moyenne générale). On peut d’ailleurs observer que le choix du BTS est aussi lié à la découverte de nouveaux contenus, notamment de tout ce qui relève de la programmation, des automates et de l’électricité industrielle. Il a choisi un BTS plutôt qu’un DUT parce que « la formation est mieux encadrée ». Il a été encouragé par le professeur d’électrotechnique en LP. Après le baccalauréat professionnel, il a voulu faire un apprentissage à ERDF ; il a eu deux entretiens, mais il n’a pas été retenu.

115La scolarité en STS met en évidence des différences entre les enseignants de LP et ceux du supérieur : « Les profs sont différents en BTS ; en bac pro, les profs sont plus cools, plus sympas, tandis qu’en BTS, ils nous poussent carrément… On est des étudiants, on se sent plus grands. » La référence au « grandir » est liée au fait que les enseignants deviennent plus exigeants et attendent des élèves une autonomie plus forte (par exemple dans l’élaboration, la mise en œuvre et la conduite de projets). Au niveau de l’enseignement général, Maxime éprouve des difficultés en mathématiques :

Les maths, c’est catastrophique, c’est très dur, parce qu’on vient de bac pro, on n’a pas fait les intégrales, le prof nous l’a dit… En maths, on est toujours en classe entière, le prof ne nous laisse pas le temps de comprendre, il ne nous laisse pas le temps de chercher parce que pour lui, on doit savoir le faire…

116Il y a sans doute à réfléchir sur la question des rythmes d’enseignement et d’apprentissage qui peuvent conduire au découragement, voire au décrochage. La moyenne de la classe en mathématiques est de 6,6 au S1, celle de Maxime étant de 7,8. Cet élève réussit nettement mieux dans l’enseignement technologique et professionnel (17,2 en projet quand la moyenne de la classe est de 14,3 ; 15,2 de moyenne en conception quand la moyenne de la classe est de 11,4). Sa moyenne générale est de 12,6 au S1 et il est deuxième dans une classe qui compte 30 élèves. Il observe que les bacheliers STI [Sciences et technologies industrielles] éprouvent davantage de difficultés en technologie. Pour ce qui est du travail personnel, cet élève remarque que les contenus étant plus complexes, il travaille davantage qu’en LP. La poursuite d’études en BTS apporte des connaissances supplémentaires et ses parents le voient continuer sa scolarité à l’issue du diplôme. Mais l’entretien montre qu’à côté des parents et de quelques enseignants de LP, les amis ont également compté dans le projet d’intégrer la STS et d’y réussir : « Il y a les amis aussi qui nous poussent… j’ai des élèves en classe, c’est des amis depuis le BEP… » Cet élève, fort de sa réussite actuelle, envisage de devenir professeur ou ingénieur et au cas où il n’y parviendrait pas, il compte intégrer une licence professionnelle et préparer par la suite un master.

Brahim ou quand les études supérieures assurent la possibilité de vivre sa jeunesse

117Brahim, 21 ans, est scolarisé en deuxième année de BTS « Après-vente automobile, option véhicules particuliers » (AVA). Issu de milieu ouvrier (père ouvrier dans l’industrie, mère au foyer), il a effectué un parcours scolaire marqué par des difficultés à l’école primaire : « À l’école primaire, ce n’était pas très bon ; ce qui était difficile, c’était l’orthographe, j’ai dû redoubler le CE1, j’avais de gros problèmes de lecture… » Cet élève s’est heurté à de grandes difficultés au collège où « ce n’était pas évident » et ce, jusqu’en fin de 4^e. Au contact d’un enseignant de français en 4^e, il a eu « le déclic » car il lui a donné l’envie de réussir. Il a ainsi pu mieux réussir sa classe de 3^e technologique. Les enseignements y étaient plus « simplifiés ». Il a effectué un stage en mécanique automobile, domaine auquel il était familiarisé (« je faisais de la mécanique avec mon père »). Brahim s’est orienté vers la voie professionnelle en préparant le BEP en deux ans puis le baccalauréat professionnel. Le lycée professionnel lui a permis de réussir via l’enseignement technologique et ses différents contenus et supports, et la pratique en atelier. Il a également mieux réussi en enseignement général car « c’était plus simple ». Il considère que les enseignants « suivent bien les élèves » et que c’est à ce titre qu’il a obtenu son baccalauréat professionnel avec 15 de moyenne. Issu d’une famille d’origine algérienne et d’une fratrie de cinq enfants, cet élève insiste sur la place que l’école revêt aux yeux de ses parents :

Pour mes parents, on ne peut s’en sortir que par l’école… Ma mère a toujours été derrière nous, pour les devoirs, pour aller voir les profs quand ça n’allait pas bien […] La fierté de mes parents, c’est quand on revient à la maison avec de bonnes notes, avec des diplômes comme ma grande sœur qui est professeur des écoles… Ils croient beaucoup dans l’école qui permet de trouver une place et de devenir quelqu’un.

118Ce propos souligne, au passage, comment les projets des élèves sont aussi portés par des projets familiaux qui donnent du sens aux études (Zeroulou, 1988), celles-ci étant fondamentalement perçues comme assurant une intégration sociale doublée d’une reconnaissance statutaire.

119Il a choisi de poursuivre ses études en BTS car il est passionné par le diagnostic de véhicules (utilisation de la valise électronique, réception et expertise des véhicules, relation-clientèle…). Brahim soutient qu’il avait le projet d’aller en BTS dès son entrée en lycée professionnel. Ainsi, et alors qu’il avait la possibilité de s’insérer professionnellement à l’issue du baccalauréat professionnel, il a préféré poursuivre ses études. La scolarité en STS est jalonnée par des difficultés dans l’enseignement général, sur fond de changement quant aux exigences scolaires. Ainsi, il observe qu’en français, il lui faut maîtriser des compétences en synthèse et en expression personnelle, alors qu’en baccalauréat professionnel, il lui « suffisait » de lire des textes et de répondre à des questions. En mathématiques, et à l’instar des autres élèves interrogés, il souligne les manques de notions chez les bacheliers professionnels : « Les maths, c’est très dur, ça n’a rien à voir avec le bac pro, les intégrales, les limites, on n’en avait pas fait… » Au S3, cet élève a une moyenne de 6,4 en maths (la moyenne de la classe étant de 7,6). Mais ses notes ont progressé positivement car d’une moyenne de 11 au S2, il passe à 13,4 au S3. Il a fallu qu’il passe « un cap », celui des premiers mois en première année, qui ont vu certains élèves décrocher. Pour Brahim, le fait de réussir dans les enseignements technologiques et lors de la pratique en atelier a eu un effet motivant et lui a permis de persévérer. Il a aussi relevé des différences comportementales entre élèves selon qu’ils proviennent du bac pro ou des autres baccalauréats : « J’ai repéré une différence entre les bacs STI et les bacs pro : les bacs pro sont plus matures, et les STI font des bêtises que nous faisions quand nous étions en BEP. »

120La scolarité en STS oblige à des efforts, à faire le deuil d’une expérience plus « facile » en lycée professionnel. Cet élève n’a pas bénéficié de soutien direct de la part du lycée, il a dû « se débrouiller tout seul car les profs n’ont pas le temps d’expliquer… ». Il a demandé sans succès des heures de soutien (n’étant pas interne, il n’a pu en bénéficier). La perception du BTS est très positive, « cela fait plus prestigieux », mais elle est temporisée par une certaine critique quant à l’impréparation des élèves à cette transition baccalauréat professionnel-STS : « Il y a un fossé entre le niveau de bac pro et le BTS, et les profs de LP nous ont dit d’y aller, qu’on allait y arriver… Mais il aurait fallu nous préparer… » Les personnes ayant compté pour cet élève sont un professeur de dessin industriel et un professeur d’atelier qui l’ont « motivé pour travailler ». Trois élèves de sa classe de baccalauréat professionnel ont entamé des études dans le même BTS et lycée que Brahim, mais seul ce dernier s’est « accroché ». Découragés, les deux autres élèves ont quitté la formation. Il regrette aussi que certains contenus soient ennuyeux puisque déjà abordés en lycée professionnel.

121Cet élève dispose d’une autonomie qui lui permet de vivre sa scolarité sur le modèle de l’étudiant (il loge en studio et dispose d’une voiture). Ses atouts sont la maîtrise de la technique et une expérience de stagiaire chez un grand constructeur automobile qui l’a conforté dans son projet. Il souhaite poursuivre des études à l’issue du BTS, soit en licence professionnelle, soit en tant que salarié dans la même entreprise que celle du stage. Il espère plus précisément acquérir des compétences dans le domaine des véhicules hybrides : « un technicien de chez R. [une enseigne automobile] m’a dit que ce sera l’avenir. »

Paul, de l’apprentissage au retour en lycée : quand le BTS ouvre sur plusieurs champs professionnels et scolaires possibles

122Le parcours de Paul, 21 ans, est intéressant dans la mesure où il a préparé un BEP en LP, puis un baccalauréat professionnel par apprentissage l’ayant amené à exercer une année en tant qu’ouvrier, puis à entrer en BTS CRC (Conception et réalisation de carrosserie) sous statut scolaire. Paul travaillera une année en vue de pouvoir financer ses études. La logique qui anime sa scolarité est proche de celle des « nouveaux apprentis » (Moreau, 2003) qui cherchent à concilier poursuite des études et socialisation au monde du travail. Issu de classe moyenne (le père est professeur en arts du spectacle et la mère est professeure des écoles), Paul a entamé de manière positive ses études en école primaire. Au collège, il était un élève « moyen » avec, en classe de 3^e, une moyenne de 12/20. Son projet était de devenir carrossier et, de ce fait, il a dû résister aux arguments avancés par la conseillère d’orientation et son professeur principal, à savoir qu’il avait les capacités en vue d’envisager une seconde générale et technologique.

123Paul réside en Moselle et est très mobile puisqu’il avait demandé à aller en BTS à Chambéry avant d’entamer, finalement, ses études au sein d’un lycée du Nord où il est interne. À l’issue de la classe de 3^e, il s’est orienté vers un BEP carrosserie, et en découvrant les entreprises pendant les stages, il a entrepris la préparation d’un baccalauréat professionnel sous statut d’apprenti (le CFA se situe dans le LP au sein duquel il a préparé son BEP). Le parcours en BEP et en baccalauréat professionnel a été « motivant », et cela a donné du sens à ses études : « Comme j’ai choisi la carrosserie, j’étais plus motivé, j’avais beaucoup plus envie d’aller au LP parce que c’était aussi du concret. » L’intérêt pour la carrosserie a été suscité par des émissions de télévision faisant l’apologie des transformations et du tuning des véhicules. La préparation du baccalauréat professionnel par apprentissage s’est bien déroulée et il a obtenu le diplôme avec la mention « bien ». Il a pu ainsi construire une « petite expérience » et obtenir un « petit salaire ». Son projet d’entrer en STS n’a émergé que tardivement (en février de l’année du bac). Dans le même temps, Paul a passé le CAP de peintre en carrosserie, diplôme qu’il considère comme « utile » pour obtenir un emploi. Il peut ainsi comparer les conditions d’étude en LP et en alternance CFA/entreprise. La différence réside dans le degré d’implication et dans le mode d’articulation entre les savoirs scolaires/professionnels et le contexte de l’entreprise : « J’étais impliqué dans la vie de l’entreprise, j’avais de vrais collègues […] j’ai appris à appliquer directement en milieu de travail ce que l’on voyait à l’école… » Mais en dépit de la valorisation de l’expérience acquise en milieu professionnel, Paul a préféré revenir en formation initiale. Cela tient à son souhait de retrouver des amis mais aussi de disposer de quelques vacances scolaires. Cet élève valorise le BTS en termes de statut et de nature des activités :

Le BTS permet de passer chef d’équipe, un peu cadre, on va moins toucher les matières premières, c’est plus intellectuel, tout en ayant de la pratique, faire un peu de prototypage… Et grâce à ça, on peut aller dans l’aéronautique, le transport, ça ouvre plus de portes…

124Le diplôme est perçu comme ouvrant sur des champs professionnels suffisamment vastes et variés pour offrir des choix. La transition bac pro/STS a suscité quelques difficultés adaptatives : « Ici, les matières générales, c’est plus poussé, c’est de la culture générale… J’ai réussi à maintenir une moyenne à 12-13… » Paul parle de la moyenne dans les matières de l’enseignement général car en réalité, sa moyenne générale est de 15,2 au S3. Il est 3^e de sa classe. Le travail scolaire est moyennement soutenu car cet élève dispose d’acquis scolaires solides et profite de l’internat pour travailler de manière sereine. S’il estime travailler quatre heures par semaine en dehors des cours, Paul apprécie surtout la conception assistée par ordinateur : « … j’y passe plus de temps parce que c’est plus attrayant. » Cet élève observe que ses projets évoluent : « Là, j’ai envie de devenir ingénieur en conception… j’aimerais m’axer sur les bureaux d’étude… sinon, une filière de gestion de la production comme ingénieur toujours… » La réussite fait ici que d’autres perspectives d’orientation se dessinent, tel que le projet de devenir ingénieur. Il évoque les amis et la famille qui le soutiennent « financièrement et moralement ».

125Le tableau d’élèves de BTS que nous venons de présenter, bien qu’il ne soit pas représentatif de tous les élèves ayant effectué un parcours en LP, témoigne de la diversité des trajectoires et du rapport aux études. Il souligne aussi que, contrairement à une sociologie enfermée dans l’idéologie de la reproduction et de la domination ne voyant dans l’expérience des élèves issus de milieu populaire qu’anomie, échec et désillusions (Baudelot, 2013), la transition par le LP est aussi marquée par la réussite scolaire. Celle-ci procède d’une mobilisation qui ne place pas seulement l’emploi ou l’insertion professionnelle comme objectif princeps. Elle met en jeu l’univers symbolique des études qui apporte en retour une reconnaissance des capacités, des efforts consentis, et si l’élève peut identifier son expérience à une « revanche », il y voit également l’occasion d’expérimenter une vie juvénile dans laquelle il neutralise l’urgence de s’insérer professionnellement. La mobilisation ne dépend pas non plus de la seule volonté du jeune puisque d’autres acteurs agissent de manière formelle mais aussi symbolique. Ainsi, dans la majorité des cas, ce sont les enseignants de LP – ou du moins certains d’entre eux –, voire des professeurs de collège, qui ont œuvré pour aider les élèves à ne pas vivre leur scolarité comme une contrainte, comme une expérience qui les condamne à l’échec. L’écoute des élèves rencontrés montre au contraire que leur mobilisation, le « déclic » qu’ils ont connu en LP, se sont opérés à travers un encadrement professoral mêlant compréhension de leurs difficultés et exigences intellectuelles. Et dès lors que ces deux conditions sont réunies, les efforts entrepris par les élèves se renforcent à la fois des résultats obtenus et de la croyance professorale en leur capacité d’obtenir le diplômé préparé et de poursuivre des études dans l’enseignement supérieur.

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126Synthèse originale d’une histoire sociale, l’élève de lycée professionnel a connu une trajectoire marquée le plus souvent par des difficultés – perçues comme telles par le système scolaire et ses acteurs – et par le stigmate – vécu et décrit cruellement notamment par la plupart des élèves de CAP provenant de l’enseignement spécialisé en collège (SEGPA). Être élève au LP, c’est se confronter à des savoirs, à des pratiques pédagogiques et construire des projets d’avenir. Porter le projet parental de « devenir ouvrier », « grandir en apprenant un métier » ou espérer « aller plus loin dans les études », constituent des buts hétérogènes dont la genèse est biographique (ou socio-subjective) mais aussi scolaire. C’est à l’articulation entre cette histoire biographique, des savoirs enseignés en LP, des rapports de sociabilité construits au sein et en dehors de celui-ci et des pratiques pédagogiques – subsumées par le regard porté par les enseignants sur leur public – que l’on peut saisir les différentes configurations prises par l’expérience des élèves. La centration sur le sens conféré par les élèves de LP aux savoirs a sans doute conduit à faire émerger l’importance de la relation aux enseignants dans leur affiliation au LP. Pour autant, la dimension pédagogique et les stratégies mises en œuvre par les professeurs de lycée professionnel occupent une position centrale dans cette expérience, qui a une double facette : elle est à la fois « rupture » et « nouveau départ ».

127Nos différentes recherches menées auprès des élèves de LP nous ont progressivement amené à penser les interactions aux enseignants et les effets de leurs pratiques pédagogiques sur la mobilisation de leur public. Une telle interrogation procède largement de l’importance que les élèves confèrent aux enseignants pour dire les raisons de leur implication ou non sur les contenus enseignés. Mais elle tient également à un questionnement qui nous a toujours animé : comment les enseignants de LP procèdent-ils pour « intéresser » leur public et lutter contre le sentiment d’échec, qui a jalonné son expérience antérieure de collégien ? Car l’entrée en LP équivalant souvent à une sanction générant une « blessure narcissique » (Charlot, 1999), il est alors aisé de supposer que l’inversion du sentiment d’échec ne peut être simplement affaire de découverte de nouveaux savoirs, de nouvelles finalités associées à la formation. Elle procède aussi des modalités pédagogiques et des manières dont les enseignants « didactisent » les savoirs pour les rendre à la fois « attractifs » et « compréhensibles ».