Introduction
p. 7-18
Texte intégral
« L’homme de terrain sait poser bien des questions qui échappent à l’homme d’un savoir trop uniquement livresque. Mais ce dernier sait parfois mieux poser les questions ‘‘impertinentes”, celles qui gênent parce que la réponse est ailleurs que sur le terrain trop circonscrit de l’expérience quotidienne1. »
1Le titre de cet ouvrage peut surprendre car si l’on ne définit le lycée professionnel (LP) qu’en termes de réussite scolaire, condition d’une émancipation sociale, cela reviendrait à nier la spécificité de cet ordre d’enseignement à savoir la formation professionnelle des futurs employés et ouvriers. En réalité, et dans la mesure où, plus que jamais, les diplômes pèsent, voire conditionnent les destins sociaux (Dubet, Duru-Bellat, Veretout, 2010), nous considérons le lycée professionnel comme une institution assurant doublement l’accès à des savoirs et à des compétences professionnelles ainsi qu’à une culture générale – y compris la culture professionnelle et technique – qui permet une émancipation intellectuelle et la capacité à maîtriser les rapports sociaux de domination dépassant le seul cadre du monde du travail.
2On compte en France 960 lycées professionnels publics (1 630 si l’on ajoute ceux du privé). Ces établissements scolaires, bien qu’ils forment aux métiers d’employé et d’ouvrier, sont d’une extrême diversité tenant à leur taille, aux spécialités ou domaines professionnels préparés, et au rapport que les élèves entretiennent avec les études et les savoirs. Ils accueillent près de 700 000 élèves, et si l’on y ajoute les apprentis en CFA2, ce sont près de 1 100 000 jeunes qui préparent un diplôme de niveau V (CAP et BEP) et de niveau IV (baccalauréat professionnel).
3Le LP est sans doute l’une des institutions les plus ouvertes et les plus sensibles aux transformations affectant les univers professionnels, notamment les évolutions économiques. Il n’y a pas moins de 165 CAP et 80 baccalauréats professionnels, sans compter les BEP, devenus des diplômes participant de la « certification intermédiaire ». Par son statut peu valorisé au sein de l’institution scolaire et bien au-delà, le LP est aussi l’institution de tous les contrastes : il accueille une bonne part d’élèves ne l’ayant pas véritablement choisi, tout en leur apparaissant comme un moyen assurant une possible émancipation scolaire et sociale (en témoignent par exemple l’augmentation du nombre d’élèves accédant au baccalauréat professionnel mais aussi la part de ceux qui poursuivent dans l’enseignement supérieur, principalement pour préparer un BTS) ; on répète à l’envi que la voie professionnelle est peu choisie alors que l’on constate en même temps une hausse des effectifs en LP ; les enseignants qui y exercent font preuve la plupart du temps d’une forte implication professionnelle tout en étant aussi traversés par des moments de doute et de découragement ; il offre de réelles possibilités d’insertion professionnelle tout en faisant l’objet d’une disqualification au motif qu’il délaisserait la culture générale et l’accès à des savoirs savants. Plus généralement, le LP interroge le paradoxe d’une institution scolaire qui crée l’échec scolaire tout en réinventant, sous l’effet de la massification, les conditions d’une réhabilitation des « vaincus » de la voie générale !
4Mais plutôt que de produire un discours généralisant et souvent peu informé des réalités de terrain, le propos de cet ouvrage, bien au fait de la vie quotidienne dans les LP, vise à mettre en exergue le lycée professionnel dans sa complexité et à interroger, sous l’angle d’une approche socio-historique, les manières dont les élèves s’y socialisent, s’y approprient des savoirs et y construisent des compétences. Ces modes d’affiliation aux études ne peuvent être saisis que si l’on interroge les missions du LP dans un contexte social et économique marqué par des incertitudes, mais aussi les pratiques pédagogiques qui contribuent, à côté de l’histoire biographique de chaque élève, à modaliser son rapport aux savoirs. C’est en nous appuyant sur notre propre expérience en tant que conseiller d’orientation dans un premier temps, puis en tant que chercheur, que nous avons pu élaborer une sociologie du lycée professionnel qui se veut aussi, dans une perspective ouverte aux sciences de l’éducation, une contribution à la réflexion pédagogique susceptible d’assurer aux élèves une émancipation scolaire et sociale.
Les élèves, les enseignants de LP et le sociologue : genèse d’un parcours de recherche
5Le lycée professionnel est un univers qui nous est familier. Nous y avons exercé le métier de conseiller d’orientation pendant près de dix ans, et c’est à partir de cette expérience professionnelle que nous avons entrepris d’interroger la scolarité et le rapport aux savoirs chez les élèves. Nombreuses furent les fois où ceux-ci faisaient part de leur découragement et de leur déception d’avoir « été orientés » en LP. Nombreux furent aussi les moments de doute et d’interrogation du professionnel chargé d’aider les élèves à construire un projet d’études, à envisager la préparation d’un métier, à forger des appuis relationnels et symboliques en vue de s’émanciper socialement et scolairement. Ces moments de doute concernaient aussi la capacité du LP et des enseignants à œuvrer pour que les élèves reconstruisent un rapport plus maîtrisé aux connaissances et aux savoirs enseignés. Car à première vue, les élèves intégrant le LP donnaient le sentiment d’avoir une faible emprise sur leur quotidien scolaire, le recours à la forme passive étant fréquent dans leur propos (« on m’a orienté ici » ; « on ne savait pas quoi faire de moi au collège » ; « on m’a casé ici en attendant mieux ! »). Mais ces doutes, conjoncturels car mêlant parfois regard distancié et empathie, ont progressivement laissé place à un travail d’objectivation que seule la démarche scientifique pouvait assurer. La familiarité avec le terrain, pour peu que l’on change de posture – en donnant par exemple à l’entretien l’aspect d’un entretien de recherche et non de conseil, en analysant autrement le conseil de classe qu’en tant que professionnel de l’orientation apportant un point de vue spécifique –, est un atout puisque non seulement l’immersion dans le terrain permet le recueil de données « ordinaires » sociologiquement pertinentes, mais aussi, elle rend possible le repérage d’informateurs privilégiés. La familiarité avec le terrain ne se confond pas avec la familiarité de l’objet de recherche (Bachelard, 1986). Elle réfère à l’expérience ordinaire qui devient progressivement une expérience interrogée selon des catégories sociologiques, eu égard à la problématique du chercheur. C’est ainsi que la participation à des conseils de classe dans le LP où nous étions conseiller d’orientation fut riche d’enseignements, notamment sur les catégories de pensée à l’œuvre quand il s’agit de statuer sur les « raisons » d’une difficulté scolaire, les mobiles d’un absentéisme, le devenir anticipé de tel ou tel élève, les conditions sociales et familiales qui pèseraient sur son rapport aux études, etc. Pour le professionnel de l’orientation que nous étions, il ne fait guère de doutes que cette expérience in situ a facilité nos observations et investigations, sans que celles-ci ne soient toujours systématisées. Au hasard d’un passage dans un atelier ou à l’occasion d’une discussion informelle en salle des professeurs, les éléments recueillis livrent aussi une réalité bien plus dense de ce qui se vit au LP.
6Nos enquêtes de terrain ont eu comme contexte différents LP, différents publics, sur fond d’une pluralité de questionnements permettant, pour chacun d’eux, de dresser un tableau relativement exhaustif des enjeux entourant l’enseignement professionnel aujourd’hui. Notre première recherche sur le LP a été menée de 1997 à 2000 (Jellab, 2000). Cette recherche portait sur l’expérience des élèves de lycée professionnel, sur les manières dont s’opère la socialisation professionnelle chez un public contrasté sur le plan scolaire (élèves de CAP versus élèves de BEP) et sur les façons d’apprendre, ce qui a permis de construire une typologie des formes de rapport aux savoirs. Ce travail a mis en lumière les processus biographiques participant de l’expérience de chaque élève, y compris dans le sens conféré aux disciplines enseignées. Il a également permis de mettre en évidence l’importance des interactions pédagogiques avec les enseignants quant aux tournures prises par une scolarité vécue tout autant comme une rupture que comme un point de départ. C’est ainsi que nous avons engagé une seconde recherche ciblant cette fois-ci le travail des enseignants, en interrogeant leurs pratiques pédagogiques, leur trajectoire sociale et scolaire ainsi que le contexte d’exercice du métier. Nous avons pu établir l’existence de stratégies pédagogiques fonctionnant comme autant de « ruses » à travers lesquelles les enseignants cherchent à réconcilier les élèves avec les études, tout en atténuant les effets négatifs d’une évaluation sommative et d’une socialisation à des savoirs plus ou moins décontextualisés (Jellab, 2005, a). Ce faisant, le travail des enseignants semblait subsumé par des paradoxes qui conduisent parfois au risque de disqualifier les milieux professionnels et les parents (Jellab, 2005, b).
7Mais au terme de cette seconde enquête, mettant en évidence la composante « travail social » contenue dans l’activité des enseignants, il apparaissait clairement que les pratiques pédagogiques opposaient grosso modo les « anciens » PLP, assurés d’une culture professionnelle de métier et ne séparant pas la formation des élèves de leur éducation à des valeurs collectives, et les « nouveaux » professeurs, issus de l’enseignement supérieur et déstabilisés dans leur relation avec un public leur ressemblant peu. Voilà pourquoi nous avons entamé une troisième enquête sur les nouveaux enseignants de LP en interrogeant plus spécifiquement les épreuves les amenant à construire une culture professionnelle au sein d’un ordre scolaire méconnu et auquel leur projet initial de devenir professeur les destinait rarement. Cette recherche a permis d’observer qu’un « rapport contrarié » au métier, chez des enseignants s’étant souvent repliés sur le concours de PLP, ne les condamne pas à une faible implication professionnelle et que bien que rarement au fait des pédagogies inductives, ces nouveaux professeurs construisent des stratégies adaptatives d’autant plus efficaces qu’elles reposent sur des échanges avec les enseignants établis, et qu’elles s’intègrent dans des collectifs professionnels (Jellab, 2008, b). Mais si le LP connaît de belles réussites, il est également touché par l’absentéisme des élèves et par le « décrochage », thématique qui tend à remplacer celle de l’échec scolaire (Millet, Thin, 2005 ; Bernard, 2011). C’est ainsi que nous avions répondu, au début des années 2000, à un appel d’offres ministériel en vue de mener une enquête sur l’abandon en cours de formation chez les élèves de BEP. L’entrée analytique a clairement pris le parti d’une réflexion sur leur rapport aux savoirs, en postulant que l’abandon, bien que dû à une pluralité de raisons, procède fondamentalement du sens que l’élève confère aux études et à sa formation (Charlot, Emin, Jellab, 2002). Cette enquête est venue à son tour apporter un éclairage sur ce qui tend parfois à masquer les réussites et les devenirs heureux d’élèves, à savoir les ruptures scolaires. Mais notre familiarité avec le LP – les lycées professionnels, devrions-nous dire – s’est également renforcée de nos multiples interventions auprès d’équipes enseignantes et éducatives, dans différentes académies. La confrontation des résultats de la recherche avec les préoccupations de ces acteurs de terrain nourrissait l’analyse sociologique et offrait la possibilité d’éprouver des postulats théoriques. C’est donc au terme de ces recherches, rencontres et débats que nous avons pu proposer une sociologie du lycée professionnel, essentiellement centrée sur l’expérience des élèves et des enseignants mais soucieuse de penser les possibles marges d’action favorisant un enseignement professionnel comme une voie digne à part entière, assurant pour ses publics l’accès à une culture scolaire et professionnelle et, partant, la maîtrise d’outils intellectuels favorables à une insertion professionnelle et sociale (Jellab, 2007 ; 2009).
8Sur le plan méthodologique, nous avons surtout eu recours à l’entretien comme outil d’investigation. L’entretien de recherche comporte quelques difficultés épistémologiques (de Conninck, Godard, 1990 ; Matalon, 1992 ; Demazière, Dubar, 1997). Si les références théoriques sont nombreuses, elles sont loin de couvrir l’ensemble des enjeux empiriques et épistémologiques contenus dans cette technique d’enquête. En menant des entretiens avec des élèves, des enseignants, des personnels d’éducation et de direction, et ce au sein même du LP, nous pouvions nous apercevoir que non seulement la relation enquêteur/enquêté engendrait des propos normatifs – et ce d’autant plus que les échanges tournaient autour de l’école et des savoirs –, mais aussi qu’elle nous rappelait que finalement, c’est sous l’effet de la sollicitation de l’interviewer que les sujets mobilisent leur perception et mémoire subjectives et construisent du sens. Cependant, et tout en tenant compte des facteurs pouvant « biaiser » les contenus discursifs, nous pouvions objectiver les propos en les ramenant au contexte de leur effectuation et en supposant, en fin de compte, qu’ils sont liés au rapport quotidien construit à l’épreuve de son expérience.
9D’une certaine façon et sans véritablement se confondre, l’entretien de recherche est proche de l’entretien biographique puisqu’il donne à voir une dynamique subjective dans laquelle s’entremêlent l’habitus et l’expérience personnelle socialement et contextuellement située. L’entretien biographique de recherche permet alors de penser l’expérience scolaire en interrogeant son versant subjectif dans son rapport avec le contexte et les épreuves objectives. Cette perspective méthodologique proche de la sociologie de l’expérience, est également portée par la sociologie clinique. Le récit de vie – sollicité par le chercheur – devient alors révélation dialectique du singulier et du collectif et permet de « comprendre en quoi un individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir sujet » (de Gauléjac, 1995, p. 328).
10Si nous avons surtout privilégié les entretiens dans nos travaux de recherche, deux conditions nous ont paru nécessaires : la validité des contenus recueillis et la prise de distance par les interviewés vis-à-vis des propos convenus. Un entretien n’est pas une discussion ordinaire. Il implique une construction préalable d’une grille de questionnements que le chercheur élabore à partir de données plus ou moins intuitives (en particulier en tout début d’enquête), d’observations plus ou moins systématisées. Cette première condition permet de donner une orientation spécifique à l’entretien en axant le propos sur des objets pertinents.
11La seconde condition est celle de l’instauration d’une distance entre les interviewés et leur perception convenue de leur expérience, distance qui garantit « l’objectivité » des contenus du propos. Il n’est pas difficile d’imaginer que les interviewés, malgré leur « bonne volonté », visent avant tout à faire « bonne figure » et à produire une vision rationnelle de leur expérience. Cela conduit souvent à déformer une réalité et surtout à n’en rapporter que ce qui semble cohérent et « présentable ». Dans cette perspective, l’entretien risque de n’être au mieux qu’une narration partielle et sélective de la réalité, au pire, de n’exprimer qu’une réalité plus imaginaire qu’empirique. Aussi, pour éviter cet écueil, nous avons, autant que faire se peut, veillé à relancer les sujets sur des réalités complexes et contradictoires. Les entretiens menés avec les élèves de LP et l’enquête sur l’abandon en BEP nous ont permis d’approcher l’expérience scolaire en en repérant les tensions, les épreuves, mais aussi les paradoxes liés au statut du LP et aux pratiques pédagogiques. Ce sont également les éléments dégagés de ces entretiens qui nous ont servi ultérieurement pour relancer le propos des PLP et pointer quelques contradictions. Ainsi, de nombreux PLP se plaignent du manque de travail scolaire à la maison, tandis que les élèves affirment ne pas avoir de devoirs à effectuer chez eux. De même, lorsque les PLP invoquent le problème de l’orientation pour dire les raisons d’un désintérêt des élèves, ceux-ci insistent sur les qualités relationnelles avec les enseignants afin d’expliquer leur intérêt pour les études.
12À côté de l’entretien, nous avons aussi effectué des observations en classe, en atelier, en « pratique », ce qui permettait d’avoir des éléments empiriques donnant lieu à des relances lors des entretiens (le fait par exemple d’observer l’activité d’un élève ou d’un enseignant pour ensuite lui demander lors de l’entretien pourquoi il a procédé de telle ou telle manière, assure une confrontation entre le « faire » et le « dire »).
13Comprendre l’expérience en LP nécessite aussi de se familiariser avec les contenus enseignés. L’analyse de quelques référentiels des activités professionnelles, des référentiels de formation et des référentiels de certification nous a amené à relever des évolutions sensibles quant aux missions confiées au LP. Ainsi, le fait d’amener les élèves à « se construire », de valoriser des savoirs tels que le « savoir-être », de promouvoir une pédagogie qui parte de « l’expérience », induisent tout autant des visées scolaires et professionnelles que des attentes sociales.
Une institution ignorée par les recherches sociologiques
14Si les publications portant sur le système scolaire sont nombreuses et manifestent une production cumulative en sociologie de l’éducation (Duru-Bellat, Van Zanten, 2012), on ne compte que peu de travaux et de recherches traitant du lycée professionnel, et de l’enseignement professionnel en général. Cette relative indifférence à l’égard de cet ordre d’enseignement procède de l’histoire de la scolarisation où l’école fut surtout pensée en termes d’instruction obligatoire et de poursuite des études au sein de l’enseignement secondaire (petites classes du lycée et lycée). De manière plus générale, la formation des ouvriers a été plus tardive que les lois de Jules Ferry relatives à l’instruction obligatoire, tandis que de son côté, plus ancien et plus établi, l’enseignement technique concernait une élite sociale destinée à occuper les emplois d’ingénieur ou de technicien.
15La formation professionnelle des futurs salariés d’exécution n’a été instituée qu’en 1911 avec la création du Certificat de capacité professionnelle. Elle le sera de manière plus affirmée en 1919 avec la création du CAP et des cours professionnels obligatoires (loi Astier). Or cette formation, bien qu’elle relevait des compétences du ministère de l’Instruction publique, via le sous-secrétariat d’État à l’enseignement technique, accueillait des apprentis qui n’avaient plus le statut d’élève. Et l’apprentissage en alternance qui se développe dans les années 1920-1930 échappait partiellement au contrôle de l’État, malgré l’instauration d’une taxe d’apprentissage en 1925 (afin de limiter les coûts financiers engendrés par l’accueil des apprentis), comme la loi de 1928 qui réglemente ce mode de formation (notamment en rendant obligatoire la présentation, par les employeurs, des élèves à l’examen du CAP). La formation professionnelle des ouvriers s’est donc instituée en marge de l’école. Et à une époque où le CAP était départemental et manquait d’unité au plan national, ce diplôme n’avait pas la même légitimité politique que celle associée au Certificat d’études primaires.
16L’école comme « affaire d’État » (Jellab, 2004) fut d’abord celle de l’instruction obligatoire et de l’accès à la culture universelle dans laquelle les savoirs valaient en eux-mêmes indépendamment de leurs usages. Il peut alors sembler « logique » que les sociologues, mais aussi dans une moindre mesure, les historiens, aient délaissé la formation professionnelle au profit d’une centration sur le processus de scolarisation et la généralisation progressive de la « forme scolaire » (De Queiroz, 1995). Par ailleurs, le désintérêt manifesté par la sociologie à l’égard de l’enseignement professionnel procède d’un a priori largement répandu, à savoir que les véritables enjeux sociaux entourant la demande d’éducation concernent les filières générales et l’enseignement supérieur. Ainsi, les travaux pionniers en sociologie de l’éducation que l’on doit à Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1964 ; 1970) ont pris l’enseignement supérieur pour objet d’étude en le considérant comme un analyseur des mécanismes sociaux et institutionnels assurant une transformation des privilèges sociaux en mérite individuel. Si l’école légitime les hiérarchies sociales, c’est parce qu’elle assure aux privilégiés, à travers l’accès aux diplômes supérieurs les plus sélectifs, la reproduction d’un capital d’autant plus prestigieux qu’il est validé par l’État.
17De ce fait, la place de l’enseignement professionnel ne pouvait qu’être minorée. Certes, les travaux que l’on doit à Claude Grignon (1971) et dans une moindre mesure à Baudelot et Establet (1972) ont traité de l’enseignement professionnel, mais leur point de vue procède moins d’une démarche analytique visant à en rendre compte dans toute son épaisseur que de l’application du postulat plus ou moins marxisant selon lequel cet ordre d’enseignement illustre la subordination du système de formation aux besoins du capitalisme. On peut alors supposer que, paradoxalement, les sociologues de l’éducation ont aussi intériorisé les catégories de classement scolaire qui les amènent à douter qu’il puisse y avoir une réelle égalité des chances tant que les filières les plus sélectives n’accueillent pas davantage d’élèves issus de milieu populaire. Cela signifie qu’ils ne peuvent pas concevoir d’autres formes de réussite que celles associées aux parcours effectués dans les filières prestigieuses qui se trouvent être des filières générales (baccalauréat scientifique, classes préparatoires aux grandes écoles, écoles d’ingénieurs…).
18Pourtant, par sa position spécifique dans le paysage scolaire et celui de la formation en général, le lycée professionnel constitue un analyseur d’un ensemble d’enjeux tels que la démocratisation du système scolaire, les modes de construction des savoirs à enseigner, les rapports entre la formation et l’emploi… mais aussi et pour ce qui nous importe ici, la manière dont l’institution produit de l’échec scolaire en même temps qu’elle définit un espace de pratiques visant à y remédier. Sans basculer vers un angélisme qui ignorerait les mécanismes de domination et de reproduction sociale, l’objet de cet ouvrage est de tenter de rompre avec une vision misérabiliste en interrogeant le lycée professionnel comme institution offrant, à sa manière et pour le plus grand nombre d’élèves, de réelles chances de réussite et d’émancipation sociale, le plus souvent au prix d’innovations et de mobilisation des enseignants et des équipes éducatives.
Plan de l’ouvrage
19Afin de mettre en perspective le lycée professionnel, il faut dans un premier temps en déconstruire l’image « savante » qu’en livrent quelques travaux en sociologie de l’éducation. Le contraste est saisissant lorsqu’on lit les quelques recherches portant sur le LP, se centrant sur le désarroi qui aurait gagné les générations issues de milieu ouvrier et employé, et l’expérience effective des élèves qui est plus variée que ne le supposent les théories de la reproduction sociale. Le misérabilisme porté par des sociologues (Beaud, Pialoux, 1993) va de pair avec une illusion largement défendue par les disciples de Pierre Bourdieu à savoir que les élèves issus de milieu populaire sont dominés socialement à tel point qu’ils n’ont pas conscience de cette domination dont ils seraient les complices ! Aussi, le premier chapitre interroge la sociologie de la reproduction et ses écueils qui conduisent à ne sélectionner dans la réalité complexe des lycées professionnels que les éléments concourant à « valider » l’hypothèse selon laquelle les élèves qui les fréquentent sont dominés socialement et condamnés à le rester. Nous soulignons qu’une approche plus scientifique du LP devrait montrer en quoi cette institution, au-delà de la diversité des configurations que connaissent les établissements scolaires, est un analyseur de quelques tensions et paradoxes affectant aujourd’hui l’institution scolaire (Chapitre i).
20Se saisir des caractéristiques sociales et institutionnelles du LP aujourd’hui invite à en dresser la genèse sociohistorique, afin de voir comment la formation des ouvriers et des employés est devenue une « affaire d’État » et ce que cela a induit comme changements au niveau du corps enseignant, des publics, des diplômes préparés et des modes d’évaluation. Ces changements procèdent aussi des évolutions affectant le marché du travail et la relation pédagogique entre enseignants et élèves (Chapitre ii).
21Comment devient-on élève de lycée professionnel dès lors que l’orientation s’apparente souvent à une épreuve ? L’analyse sociologique du rapport aux savoirs chez les élèves éclaire cette interrogation et montre comment le sens des études se construit dans la relation à autrui, les camarades de classe, les copains de la vie, la famille et les enseignants. Les tableaux d’élèves présentés attestent des dynamiques socio-subjectives à l’œuvre tant lors de la scolarité en LP que lorsqu’on engage des études supérieures en STS (Chapitre iii).
22Parmi les acteurs les plus déterminants quant aux tournures prises par l’expérience scolaire, les enseignants occupent une place de choix. Aussi, le travail des professeurs de lycée professionnel s’apparente à des stratégies qui sont autant de ruses pédagogiques visant à réconcilier les élèves avec les études, ce qui explique la place centrale accordée à la socialisation, au « savoir-être » et à une évaluation plus judicieuse des apprentissages. L’analyse de leurs pratiques pédagogiques circonscrit les démarches les plus efficaces (Chapitre iv).
23Au terme de ce développement, nous pointons plusieurs enjeux auxquels les acteurs du lycée professionnel doivent être attentifs. La conclusion de cet ouvrage insiste sur les trois défis à relever en lycée professionnel, à savoir la lutte contre l’absentéisme et le risque de décrochage, le positionnement de cet ordre d’enseignement par rapport à l’apprentissage en alternance, et la réflexion sur la professionnalité enseignante, qui est amenée à connaître des évolutions.
Notes de bas de page
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La mobilité sociale dans l’immigration
Itinéraires de réussite des enfants d’origine algérienne
Emmanuelle Santelli
2001