« Si la justice se reconnaissait comme une simple mécanique à distribuer des peines, si l’armée se reconnaissait comme une simple mécanique de combat, il n’y aurait pas de problème de conscience. Il n’y aurait qu’un problème de rendement […] On peut toujours faire tourner le moteur plus vite. On peut toujours faire produire davantage à une machine. Au contraire, il faut agir sur ce qui échappe au poids, au compte et à la mesure, laisser une place à la contradiction et au désordre » (Serge Fuster, alias Casamayor, juge d’instruction de 1939 à 1978, in Combat pour la justice, Paris, Seuil, 1968, p. 155 et p. 305).
« Les audiences en cour d’assises sont particulièrement fertiles en procès où l’on s’efforce de toucher le cœur plutôt que la raison. La grande et presque unique ressource de l’éloquence est alors le pathétique, qu’il soit enthousiaste ou indigné » (Maurice Garçon, Essai sur l’éloquence judiciaire, Paris, Mercure de France, 1941, p. 247).

1La « cour d’assises apparaît comme la plus originale de toutes les juridictions françaises. Siégeant de manière intermittente dans chaque département […] et présidée par un magistrat de la cour d’appel entouré de deux assesseurs également magistrats et de jurés désignés par la sort – neuf titulaires et un ou plusieurs supplémentaires –, elle a pour mission de juger des auteurs d’infractions les plus graves, qualifiées de crimes, et sanctionnées par les peines les plus sévères, réclusion à temps ou à perpétuité, même si des peines d’emprisonnement ou d’amende, le cas échéant avec sursis, peuvent aussi être prononcées » (Fayolle, 2001, p. 65). La cour d’assises est une institution supposée incarner une pratique judiciaire « démocratique » dans la mesure où devant statuer sur les infractions les plus graves que sont les crimes – au sens juridique et non sociologique du terme (Robert, 2005) –, elle rend la justice au nom du peuple français mais aussi par le peuple que représentent les jurés.

2On ne dispose que de peu de témoignages sur la cour d’assises et encore moins de recherches sociologiques traitant de cette institution à l’aune de l’expérience des anciens jurés. Cela peut étonner quand on sait que la sociologie criminelle (Robert, 2005) et les travaux en sociologie de la déviance (Mucchielli, Robert, 2002) ont longtemps investi le champ de la justice et l’étude des « réactions sociales », dont le procès en assises incarne l’une des dimensions (Bessette, 2006). De leur côté, les historiens de la justice, travaillant sur des archives, s’attachent à souligner que la cour d’assises exerce une fascination sur l’imaginaire social (Chauvaud, 2007) et qu’elle est le révélateur de l’évolution des mœurs et des valeurs incarnées par le droit. Des faits antérieurement peu sanctionnés sont devenus sévèrement punis (Garnot, 2009), tandis que la « correctionnalisation » de certains crimes témoigne du contrôle progressif exercé par les juges professionnels sur la justice (Pradel, 2001). Pour prendre la mesure de ce qui se joue et de ce qui est vécu par le juré appelé à siéger en cour d’assises, nous avons opté pour deux démarches préalables : un entretien avec Armelle Giglio, ancienne jurée et co-auteur de cet ouvrage ; une analyse sélective d’écrits d’anciens jurés et de magistrats.

ENTRETIEN AVEC UNE INFORMATRICE « PRIVILÉGIÉE » : L’ETHNOLOGUE ANCIENNE JURÉE ET LA POSTURE OBSERVANTE

3Armelle Giglio a été jurée en 2008. Tirée au sort pour les cinq procès de sa session, elle a participé aux quatre premiers et a été récusée pour le dernier. Son expérience, nous l’avons dit plus haut, a constitué une grille de lecture débouchant sur le repérage d’un ensemble d’éléments saillants, susceptibles de nous guider dans un travail de recherche proprement dit. Aussi, à ce stade de la recherche, l’originalité de notre démarche tient moins à l’objectivité du propos, qu’au fait qu’il s’appuie sur un témoignage et un échange entre deux chercheurs travaillant sur un même objet mais n’entretenant pas avec lui la même proximité. L’entretien que nous avons mené s’apparente à un dialogue-discussion et nous en livrons, de manière synthétique, quelques éléments significatifs de ce que peuvent vivre les jurés d’assises. L’itinéraire du juré débute dès la réception du premier courrier annonçant qu’il est tiré au sort sur une liste électorale, il se poursuit pendant les procès, où l’on se confronte aux drames humains, où l’on s’affronte aux hésitations et aux doutes, et s’achève avec le retour à la vie ordinaire… Ce cheminement est narré par Armelle Giglio, informatrice « privilégiée » qui décrit en quelque sorte « de l’intérieur » et de manière compréhensive, la manière dont se construit le rôle du juré : « … Quand tu es juré, tu te sens abandonné à toi-même, c’est vraiment à toi de faire ton job ! […] Tout est fait pour que tu l’incarnes, il n’y a pas de distance par rapport au rôle… Le rôle, on ne t’a pas appris à le jouer, tu l’apprends en le faisant… ». Elle annonce en ces termes ce qui constitue le dénominateur commun de la vie des jurés qui, une fois convoqués par la cour d’assises, se sentent engagés dans un univers auquel ils sont peu préparés et dont la maîtrise leur apparaît souvent assez aléatoire. L’un des éléments qui l’a marquée en tant que jurée mais aussi comme chercheur, réfère à la solennité de cet univers, une solennité allant de pair avec la consécration du juré qui focalise les regards et se sent observé : « C’est très solennel tout ça… Il y a bien sûr d’autres moments dans la vie où c’est solennel, mais je n’ai jamais senti autant de solennité, je ne me suis jamais autant sentie faire partie de quelque chose qui me dépasse […] c’est le rôle que tu essaies d’investir, mais en même temps, tu dois te débrouiller tout seul… Tu es juré, tu sens que l’histoire de ne pas rigoler et tout ça, tu sens vraiment qu’on n’a pas besoin de te le dire… En plus, tu es complètement exposé à tous les regards, tu es surélevé, tout le monde te voit, le moindre geste ou attitude que tu pourrais avoir peut te valoir des ennuis… ». C’est aussi l’un des éléments constitutifs des épreuves vécues par les jurés que ce sentiment d’être observé, l’impression d’être à la fois consacré et dominé sur fond de rituels dont la fonction institutionnelle est censée mettre à distance les faits à juger en construisant une posture « sereine » (Garapon, 2010). Les termes mis entre guillemets dans le propos qui va suivre sont ceux d’Armelle Giglio. Nous les rapportons comme tels afin de donner à voir la teneur de cette expérience mise en mots.

Le courrier de la convocation et la nécessité de s’organiser

4Armelle a reçu deux courriers, l’un envoyé par la mairie, l’autre par la cour d’assises. Le premier courrier, reçu en mai 2008, l’informait de son tirage au sort au niveau municipal et des étapes suivantes (tirage au sort au niveau départemental, établissement d’une liste du jury annuel), tout en soulignant que cela ne conduirait pas nécessairement à une convocation par la cour d’assises. Ce point est évoqué par plusieurs jurés interrogés et conforte le fait que ce premier courrier, s’il suscite l’étonnement et des questionnements, laisse souvent place à une certaine indifférence, comme si son contenu restait formel et peu contraignant. D’ailleurs, il n’est pas rare que les jurés disent avoir « oublié » le premier courrier reçu. C’est le second courrier, envoyé par le greffier de la cour d’assises où se tiennent les procès, qui admet une valeur solennelle et plus « sérieuse » puisqu’il s’agit d’une convocation à la session d’assises et ce, un mois avant le début des procès. Le contenu est plus explicite et injonctif : « Donc à ce moment là, tu reçois la feuille qui te dit quand a lieu la session. On t’envoie une feuille qui te dit tes droits et tes devoirs, qu’il faut avoir d’excellentes raisons pour refuser et que si tu refuses sans une bonne raison, ça te coûte cher et ce sera inscrit sur ton casier judiciaire… Ton employeur ne peut pas t’empêcher d’y participer… J’avais un délai d’un mois, ça m’a donné à peine le temps de trouver quelqu’un qui me remplace ici à l’université… ». Cette convocation judiciaire oblige à s’organiser. Non seulement le rythme quotidien de la vie professionnelle et familiale est déstabilisé, mais le rapport même au temps des assises est perturbé : « Il fallait que je m’organise, je ne pouvais pas penser que j’allais venir ici faire cours si je n’étais pas tirée au sort, c’est ingérable… J’ai décidé que j’étais hors course pour la fac… ».

À la rencontre de la cour d’assises : entre pédagogie et examen des demandes de dispenses

5La rencontre avec le tribunal permet de découvrir un univers méconnu, des jurés inquiets, des magistrats et d’autres personnels de justice (huissiers, greffiers, avocats…). La première demi-journée est consacrée à la « révision de la liste des jurés » de la session. On y rencontre aussi bien des jurés titulaires (une quarantaine de personnes convoquées mais dont certaines sont absentes) que des jurés suppléants, résidant dans la ville où siège la cour d’assises. À cette occasion, et après l’accueil par l’huissier et les formalités administratives – la greffière vérifie l’identité, la profession et l’adresse de chaque personne convoquée –, s’ensuit l’examen des demandes de dispense par le président de la cour d’assises, accompagné de ses deux assesseurs et en présence de l’avocat général. Armelle se souvient : « Il y a tout un moment qui est consacré aux jurés qui ont envoyé une lettre au président pour être dispensés de jury […] Au moment où on fait l’appel des jurés qui doivent être là, il y en a qui se lèvent et après, sont examinées les demandes de dispense et le type doit expliquer devant tout le monde les motifs de sa demande… C’est le président de la cour, il se charge de ça avec un huissier, il est du côté judiciaire de l’espace, il est derrière le grand bureau, et il écoute et il se rapproche de nous de plus en plus… Il y en a un qui évoque son asthme qui l’empêche de respirer, un autre avait payé son voyage à un prix élevé et il ne pouvait pas se faire rembourser… Après, le président peut être incisif, désagréable, il a l’air de ne pas se laisser faire… Après, il se retire avec les assesseurs et il annonce après les dispenses. Au final, tous ceux qui ont demandé une dispense l’ont obtenue… ». La diffusion d’un documentaire présentant la cour d’assises, le déroulement d’un procès, le tout jalonné de quelques propos d’anciens jurés est censée préparer de manière « pédagogique les personnes convoquées […] on cherche aussi à les rassurer ». De cette matinée, Armelle a surtout retenu que les jurés provenaient de « différents milieux sociaux » mais qu’il n’y avait guère de professions libérales représentées. Elle a également noté les efforts déployés par la greffière et le président afin de « briffer les jurés sur leur comportement… il ne fallait pas montrer son opinion, et si on avait des questions, on pouvait soit les poser directement, soit les poser par écrit en les faisant passer au président ».

Le tirage au sort des jurés et le sentiment d’être « élu »

6La révision de la liste des jurés débouche sur la constitution du « vivier » à partir duquel le président va devoir effectuer un tirage au sort. Ce vivier a été, lors de cette session, fixé à 25 jurés (la loi indique 23 au minimum en première instance, 26 au minimum en cour d’assises d’appel). Le début du premier procès dans l’après-midi s’opère en présence de l’accusé. Le président effectue le tirage au sort et ce moment est « marquant ». Armelle se rappelle de cet instant : « Dans une urne, le président mélange les noms inscrits sur des plaquettes en bois, il tire et il annonce : “Juré numéro 1”, là tu dis : “Présent”, et là, il te met sur cette planche en bois comme juré tiré pour le procès et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ait son nombre… Arrivé au 9^e juré, il tire les jurés supplémentaires, généralement deux jurés… Sur ce procès, il y a eu deux jurés supplémentaires et mon nom a été tiré en dernier, j’ai été jurée supplémentaire… ». On perçoit comment ce moment du tirage au sort précipite la temporalité du juré qui se sent pris dans un mouvement l’amenant rapidement du banc collectif vers la cour pour ensuite écouter les débats durant parfois de longues journées. Ainsi, le rituel du tirage au sort constitue une épreuve où les jurés de session s’attendent, avec un sentiment mêlant enchantement et crainte, à l’appel de leur numéro suivi de leur nom. C’est que la participation au jury de jugement contribue à asseoir un sentiment de reconnaissance qui s’auto-entretient par la manière dont la cour d’assises distingue les jurés des tout-venants : « Il y a tout l’aspect qui n’est pas vu, c’est-à-dire qu’à partir du moment où tu deviens juré, tu as accès à une salle qui est la salle des jurés qui se trouve derrière l’espace de la cour d’assises à proprement parler. Et donc là, tu as une entrée qui n’est pas la même que celle du public, tu rentres par l’arrière de la salle… tu n’es pas censé rencontrer les familles des prévenus… À partir du lendemain, tu sais que tu rentreras toujours par l’arrière… par la salle des jurés et c’est là qu’ont lieu les délibérés.». Cette démarcation des jurés par rapport au public de la salle d’audience participe du sentiment d’être reconnu et « élu ». Les jurés non tirés au sort peuvent rester pour assister au procès mais sur les bancs réservés au public. Ils n’ont pas accès aux espaces autorisés aux seuls jurés tirés au sort. Mais cette « élection » couvre aussi une hiérarchie entre jurés : « Après les pauses, il y a le président qui arrive, suivi des deux assesseurs et il y a aussi un juré qui est le premier de tous les jurés à avoir été tiré au sort, qui va avoir un rôle particulier. C’est lui qui va signer avec le président l’arrêt de jugement… ». De fait, les jurés se démarquent des autres acteurs présents en cour d’assises mais ils peuvent aussi ressentir des différences internes puisqu’ils n’occupent pas tous la même position : ainsi, il y a les titulaires et les supplémentaires, le premier juré et « les autres » ; par ailleurs, un juré tiré au sort au début ressent une plus forte légitimité comparé à un juré ayant été tiré au sort après que les avocats aient épuisé leur droit de récusation. In fine, un univers symbolique se crée ainsi pour consacrer le jury et le démarquer des autres composantes du procès, un jury qui est lui-même traversé par des différences, dont celle qui distingue les profanes des juges professionnels.

L’étrange « spectacle » de la récusation

7Événement marquant et parfois « choquant » les jurés interrogés, la récusation traduit à elle seule cette ambiguïté du statut éphémère du citoyen : convoqué pour siéger en cours d’assises, sermonné sur les postures à adopter et celles à éviter au cours de l’audience, mis en garde sur le manquement à son devoir au cas où il arriverait en retard ou s’absenterait sans « raison valable », le juré ne parvient pas forcément à comprendre sa récusation qui est souvent, comme nous le verrons, vécue sur le mode de la disqualification et de l’irrespect de sa « dignité ». Armelle, qui a été récusée lors du 5^e procès de la session, l’a « bien pris » car elle était « fatiguée » et aspirait à se retirer de cette expérience « lourde » et « prenante ». L’épreuve est d’autant plus redoutable que certains jurés sont « frustrés » pour n’avoir pas été tirés au sort et qui, lors « du 4^e ou 5^e procès entendent enfin leur nom se lèvent, s’avancent et entendent : “Récusé monsieur le Président !”. C’est terrible ! ». Ce qui est alors éprouvant, c’est non seulement cette disqualification du juré mais aussi et surtout, le contexte dans lequel elle s’opère, sous les regards de différents protagonistes : « Là tu entends ton nom, tu te lèves, mais tu es déjà dans le rôle, et tu sais qu’il faut que tu rejoignes ta place et que pour cela, tu vas devoir passer devant l’avocat général, devant les avocats de la victime, devant la défense, devant l’accusé, devant tout le monde jusqu’à regagner ta place, donc tu passes… Et donc tout le monde est attentif à ne pas se casser la figure, à rester le plus droit possible, assez imperméable, et quand tu passes, tu as l’avocat général, tu as la victime, tu as la défense et le type accusé juste au-dessus, là tu as les jurés et le président qui fait face… Là, tu dois monter car tu es en hauteur par rapport à la défense, c’est là que tu peux entendre “Récusé” ! Les gens sont décontenancés, c’est violent ». Même si elle déclare avoir « bien pris » la récusation, Armelle a été un peu « tourmentée » dans la mesure où n’étant pas motivée, la disqualification du juré laisse toujours en suspens les motivations des avocats. La récusation indique que les avocats peuvent choisir les juges et transfigurer ainsi l’idée même d’un tirage au sort démocratique. Une jurée ayant été convoquée à la même session qu’Armelle, a été systématiquement récusée, et elle interpréta cette récusation comme étant en lien avec sa profession, celle de « femme de ménage ». Ce point de vue témoigne sans doute du sentiment d’être dominé dans l’institution judiciaire qui prolonge aussi la domination sociale.

« Il y a des choses qui turlupinent » : l’émotion ou comment le juré s’engage dans son rôle

8Le témoignage d’Armelle apparaît à la fois comme un fragment biographique et un discours réfléchi qui tient à son habitus professionnel. Cette expérience a été celle de l’engagement de soi en tant que travail l’obligeant à endosser un rôle de manière pragmatique. Aussi, lors des procès, l’écoute des faits et des versions contradictoires des différentes parties l’a amenée à poser directement des questions. On peut d’ailleurs souligner que cela est très rare chez les jurés rencontrés et que c’est sans doute « l’habitude » de s’exprimer devant un public d’étudiants et face à divers auditoires qui a facilité cette prise de parole. C’est que tenir son rôle au regard de l’enjeu que représente le fait de juger un individu met à l’épreuve le discernement, et suscite des doutes qui peuvent tirailler le juré, le « turlupiner » : « Moi, j’ai posé des questions mais j’étais plus à l’aise… J’ai vu que cela avait un effet d’entraînement sur les jurés. Le président de la cour était très clair là-dessus, il voulait vraiment que les jurés posent des questions… Tu as de vraies questions que tu te poses en cours de route, et comme tu es censé te forger une intime conviction, il est très important que tu poses des questions, parce que les avocats vont poser des questions, mais il y a des choses qui peuvent te turlupiner. Il faut les poser au bon moment parce que tu ne peux pas revenir en arrière, une fois que la personne n’est plus là, qu’elle a témoigné, tu ne vas pas la faire revenir à la barre… Il faut percuter un peu vite mais la plupart des jurés sont très très intimidés… ». La capacité à formuler des questions au moment opportun fait partie de cette socialisation « accélérée » plus ou moins maîtrisée par les jurés. Et l’effet d’entraînement rapporté par Armelle laisse apparaître comment la dynamique d’un groupe peut être infléchie selon le comportement de ses membres et que sans le vouloir, le juré peut endosser un rôle de leader plus ou moins influent. Il peut affaiblir du même coup le pouvoir exercé par le président de la cour d’assises. Endosser un rôle nouveau est d’autant plus engageant qu’il s’agit non seulement de juger des faits incriminés, de l’avenir d’un homme ou d’une femme, mais aussi de mettre à l’épreuve ses sentiments, ses émotions. Cette dimension « affective » est fondamentale car elle entre en tension avec le principe de la « neutralité » du jugement et est susceptible de mettre à mal le discernement du juré. Nous verrons aussi que la catégorie d’« émotion » subsume la distinction, plus ou moins implicite, opérée par les juges entre le jugement des magistrats, reposant sur le droit – et la « raison » – et le jugement des jurés dont le « bon sens » est mis à contribution. L’émotion dont parle Armelle recouvre aussi bien les faits incriminés, la violence des comportements criminels que l’univers social souvent « déstructuré » et « chaotique » des accusés comme des victimes. Et pour faire face à cette émotion envahissante, la jurée opte pour la prise de notes : « Moi, pour supporter, j’écrivais du début jusqu’à la fin du procès, je notais tout dans mon cahier… ». Le procès a une valeur « cathartique » car les accusés, les victimes, les familles et les témoins exposent une réalité, refont en quelque sorte le cheminement historique ayant mené au crime et au « désarroi » de l’entourage social des uns et des autres. Ce qui marque, c’est une succession de « petits événements » où le juré découvre « une misère morale », « l’indifférence des parents de l’accusé », « les pleurs » de ce dernier, « l’effondrement de la victime »… cette émotion narrée semble parfois structurer l’ensemble du procès, du début à la fin, tout en admettant une intensité différente selon qu’elle engage ou non le juré. En effet, lorsqu’à l’issue du délibéré autour d’une affaire de viol, la cour et les jurés décident l’acquittement, « en tant que juré, on ne peut pas s’empêcher de penser à cette jeune fille qui dit avoir été violée et pour qui la cour répond en quelque sorte qu’elle aurait menti, puisque l’accusé a été libéré sur le champ ! ». Cette émotion éprouvée – et qui couvre aussi des doutes sur l’innocence de l’accusé – est plus engageante puisqu’elle débouche sur une prise de décision, ce qui diffère de l’émotion ressentie au moment où l’on parle des faits et où des acteurs s’expriment à la barre. Ce sont aussi les regards portés sur les victimes et sur les accusés qui façonnent l’expérience du juré. Ainsi, quand l’accusé « a la tronche du violeur », lorsque les proches des victimes « paraissent attendre avec impatience qu’on leur rende justice », le travail des jurés paraît combiner une pluralité de dimensions où interfèrent les représentations de la justice pénale, la crainte des représailles (Armelle évoque, à l’instar d’autres jurés, l’exposition des jurés à une éventuelle menace, « Tu te dis que les gens connaissent ton nom, ton âge, ta profession, c’est facile de te retrouver si l’on veut ! »), les faits incriminés et le comportement des acteurs lors de l’audience, de l’accusé en l’occurrence.

9Le juré réalise aussi les inégalités induites par la défense selon que l’avocat est un « ténor du barreau » ou un « inconnu ». Ces inégalités s’accompagnent aussi de doutes sur la justesse de la justice : « Maître C-L a réussi à semer le doute sur la culpabilité d’un type parce qu’il est revenu sur une pièce à charge, il a montré que la photo prise de l’accusé avait été faite de telle sorte qu’il ne pouvait qu’être reconnu comme le coupable par la victime… Et ça, ça nous a amenés à penser qu’il avait été accusé à tort, en tout cas à partir de cet élément-là ».

Le président de la cour d’assises et les assesseurs : des professionnels influents

10Armelle a vécu une sorte de « proximité » avec le président de la cour d’assises, une proximité qui tient probablement de sa légitimité universitaire l’ayant autorisée à poser directement des questions lors des audiences. Cette proximité a aussi été vécue collectivement, entre un « noyau » de jurés – quatre ou cinq jurés souvent tirés au sort, ce qui a créé une complicité et généré une distance entre le groupe et les autres membres « occasionnels » du jury – et les magistrats de la cour : « Nous avions une relation de proximité avec le président, moi et quelques autres, parce qu’on s’est retrouvés souvent ensemble, et donc à la fin de ce délibéré, il y a des jurés qui ont disparu rapidement, c’étaient justement des gens qui étaient dans un premier procès seulement, et puis tous ceux qui sont restés, on étaient quatre-cinq, c’était la bande de ceux qui étaient toujours tirés au sort… Le président, au moment de partir, il est venu et il a dit : “Pourquoi on n’irait pas boire une bière ?”. Et donc on est parti avec les deux assesseurs boire une bière à une heure du matin et là, avec les deux assesseurs et quatre jurés, on a bu des bières et j’ai toujours pensé que le président avait senti à quel point on était terriblement perturbés, et que c’était dur, et il ne voulait pas nous laisser rentrer comme ça ». Mais Armelle, à l’instar de la plupart des jurés, fera part de ses interrogations quant à la neutralité du président, notamment eu égard à son « pouvoir d’influence » et aux stratégies déployées qui peuvent amener les jurés « là où il le souhaite ! ». Ce pouvoir d’influence n’est pas le simple reflet de l’autorité institutionnelle du président ; il est également légitimé et soutenu par les assesseurs qui, bien qu’ils soient souvent assez « silencieux », donnent leur avis, un avis ayant plus ou moins de crédit selon leur domaine de compétence judiciaire (juge pour enfants, juge des tutelles, juge de l’application des peines…). Leur point de vue peut peser sur le jugement des jurés : « Le président de la cour appliquait une méthode pour essayer de fabriquer une décision collective mais si tu veux, ça ma frappée pour les jurys d’assises des mineurs, parce que le point de vue des deux magistrats qui étaient là, c’était de dire : “La prison, ce n’est pas fait pour les mineurs, qu’avant de les mettre en prison, il faut réfléchir, que la prison c’est horrible” ». Juges pour enfants, les deux assesseurs ont potentiellement pesé sur la décision des jurés car leur regard reposant sur une expérience professionnelle auprès de mineurs détenus ou en rééducation, a de fortes chances d’être crédible. Si l’on s’en tient aux propos tenus par le président de la cour d’assises et rapportés par Armelle, l’influence peut aussi être réciproque entre les magistrats et les jurés. En effet, la connaissance du dossier par le président peut forger une opinion préalable à l’exposition orale des faits et au débat contradictoire lors de l’audience. Les magistrats avec lesquels nous avons menés des entretiens insistent sur l’importance du « regard neuf » apporté par les jurés et certains d’entre eux admettent avoir changé de point de vue sous l’influence des questions formulées par des jurés.

11Ce sont également les stratégies mises en œuvre par le président lors des audiences qui retiennent l’attention. Il est « bienveillant », il « sait calmer le jeu » en cas de chahut ou de « dérapages » et « effectue des suspensions d’audience au bon moment » (notamment lorsque l’émotion des jurés est « au plus haut »). Il est aussi stratège car dans son rôle inquisitoire, et au regard du pouvoir discrétionnaire dont il dispose, le président a eu recours à des pratiques qui sortent apparemment de l’ordinaire : « Il avait une manière de faire originale, c’était de réunir à la barre l’accusé et un membre de sa famille… Et ça, tu sentais que ça pouvait donner quelque chose… par exemple, quand il a réuni cet accusé handicapé avec sa sœur fusionnelle […] quand il a fait venir cette sœur qui a toujours considéré cet handicapé comme son fils parce qu’il avait été abandonné par sa mère… On sentait que l’objectif du président, était de savoir qui avait vraiment porté les coups au compagnon de sa sœur, ce n’était pas clair, il était possible que la sœur soit impliquée mais que le frère veuille la protéger… ».

Le moment du délibéré

12La récusation, l’émotion éprouvée pendant l’audience et le délibéré désignent trois épreuves princeps marquant les jurés. Le délibéré occupe néanmoins une place spécifique en ce qu’il désigne l’ultime étape d’un procès dont l’issue est soit la condamnation, soit l’acquittement. Il met à l’épreuve une tension fondamentale entre jugement collectif et jugement individuel. C’est aussi le verdict qui, selon sa teneur, est susceptible de générer chez le juré des interrogations s’apparentant aussi à des dilemmes moraux. « La règle veut qu’une fois qu’on est en délibéré, tout ce qui n’a pas été abordé pendant le procès ne peut plus l’être, et donc le dossier d’instruction est abandonné avant l’entrée dans la salle… Le président ne peut plus sortir les pièces parce que sur l’ensemble des pièces qu’ils ont, un jour et demi ou trois jours, ça ne permet pas d’avoir connaissance de tout… ». Le délibéré est un moment secret, où les jurés et la cour se réunissent pour statuer sur la culpabilité et la peine. Pour Armelle, « la distribution de la parole aux jurés permettait de faire parler tout le monde, comme si le président cherchait à sonder le climat, l’opinion avant le vote ». C’est à cette occasion qu’elle réalise que certains jurés sont « très réservés », « ont du mal à comprendre », tandis que d’autres semblent « chercher à exercer une influence ». Ce qui l’a le plus marquée, c’est la stratégie du président qui, à l’issue « d’un long tour de table », procède par une formalisation des éléments évoqués lors du procès : « Il avait une manière un peu particulière, sur une feuille, il met trois colonnes, une colonne qui a pour titre “la lumière”, une deuxième “les zones d’ombre” et une troisième “les questions en suspens”… ». Pour Armelle, le président apporte son aide afin d’éclairer les jurés et ce, aussi bien à travers des allers et retours entre ce qui a été évoqué lors de l’audience et ce que les uns et les autres avancent comme point de vue, qu’à l’aune de ses compétences juridiques doublées de l’expérience acquise lors des procès précédents. Mais si le magistrat ne paraissait pas « dominer » ou « influencer » les jurés, il s’appuyait sur le droit afin de « cadrer » le propos notamment au niveau de la peine. L’intime conviction, expression ambiguë, paraît peu pertinente dès lors que les faits sont établis, que les différents éléments apportant la preuve de la culpabilité ou de l’innocence sont crédibles. Armelle, à l’instar d’autres jurés, ramène davantage l’intime conviction au montant de la peine – et à sa finalité – et moins à la culpabilité lorsque celle-ci semble « avérée » : « Je ne sais pas ce qu’ils appellent l’intime conviction… L’intime conviction, c’est plus simple sur la question de la culpabilité, dès que des accusés reconnaissent leur culpabilité, tu n’as pas de décision à prendre sur la culpabilité… ». C’est seulement lorsque le doute persiste sur la culpabilité que les jurés évoquent l’intime conviction. Il convient aussi de souligner que celle-ci couvre différentes questions débattues lors de l’audience et reformulées par le président afin de recueillir le vote de chacun des jurés (qui doivent alors répondre à chacune des questions par « oui » ou par « non »). Si Armelle n’a pas perçu de pouvoir excessif de la part du président de la cour d’assises et des magistrats, c’est parce qu’elle s’est sentie « à l’aise » au fur et à mesure des procès. Le fait qu’elle ait posé directement des questions aux témoins et aux experts lui a permis d’endosser un rôle dominant vis-à-vis des autres jurés. Mais cette assurance progressive acquise au rythme des procès génère un déséquilibre entre le pouvoir des magistrats et la légitimité des jurés. Le témoignage d’autres jurés s’étant fait récuser à la fin de la session, mais aussi le propos tenu par certains magistrats sur « les jurés qui se comportent comme des professionnels », donnent au point de vue d’Armelle une crédibilité : « Le simple fait de maîtriser des choses, d’être habitué, ça témoigne du pouvoir des juges mais je fais le lien avec ma propre situation, au fur et à mesure que je participais à des procès, j’étais à l’aise… L’expérience te renforce. J’ai senti par des retours de la part des autres jurés qui me disaient : “Armelle, c’est important que tu sois là”, “la façon dont tu dis les choses”,… j’ai senti que je m’installais malgré moi et qu’en tout cas, tout ce que je pourrais dire serait écouté… Je pense que je devenais un juré dominant et que c’est aussi pour ça qu’on m’a récusée au dernier procès… ». Les interactions des jurés avec les magistrats professionnels et plus particulièrement avec le président qui siège pendant toute la session, dépassent le seul cadre du délibéré et éclairent sur les épreuves de cette expérience marquée paradoxalement par une légitimité institutionnelle et par le sentiment d’être moins légitime, dès lors que son point de vue semble minoré ou que sa participation aux procès est suspendue au risque de récusation.

L’annonce du verdict comme expérience ambivalente

13Le moment du retour dans la salle d’audience afin d’annoncer le verdict est hautement symbolique. Il suscite souvent chez les jurés le sentiment ambivalent du pouvoir de juger qu’ils incarnent, des doutes qui jalonnent parfois la décision – est-elle juste ? Est-elle équitable eu égard aux faits incriminés ? La décision collective n’a-t-elle pas usurpé en quelque sorte l’intime conviction personnelle ? – et le sentiment de « donner satisfaction aux uns tout en décevant les autres ». Armelle a vécu, lors d’un procès, ce doute qui conduit à la déception de la victime mais aussi à des tourments personnels qui seront atténués par l’appel formulé par le parquet : « Le retour en salle d’audience, quand tu dois annoncer le résultat du délibéré, c’est terrible, ça prend une puissance entre ce qui a été décidé dans le délibéré, et l’annonce publique, devant le public, devant les victimes, tu as l’impression que tu soutiens à peine cette décision… Cette fille violée a senti que ça ne tournait plus en sa faveur… Donc on était soulagés que le parquet ait décidé de faire appel, c’est une autre cour d’assises qui va rejuger l’affaire… ». Mais lorsqu’on annonce la culpabilité et la peine prononcée à l’encontre de l’accusé, c’est la crainte d’être l’objet de représailles qui peut envahir les citoyens, comme le soulignent d’anciens jurés. La peur de devenir une potentielle victime – notamment de la part de l’accusé ou de ses proches – est également évoquée par Armelle. Elle s’est interrogée sur ce risque en sollicitant le président, lors de la matinée consacrée à l’accueil et à l’information des jurés de session : « … J’ai demandé au président : “Que savent les accusés sur les jurés ?”, et il m’a regardé d’un air étonné en disant : “Vous êtes connue, vous êtes une universitaire et vous êtes née dans le 70 !”… Cela m’a étonné comme réponse… je voulais savoir s’ils savaient ce qu’on faisait et surtout où on habitait puisqu’on n’avait pas à cacher ou à masquer l’identité du juré pour les accusés car la justice garantissait une transparence… En définitive, demain, est-ce qu’on ne peut pas me retrouver ? ».

Une expérience du changement de soi

14L’épreuve des assises marque le juré selon le déroulement des procès mais aussi en fonction du nombre de procès auxquels il a siégé. C’est que cela façonne non seulement les interactions avec les magistrats mais aussi la sociabilité avec les jurés. « J’ai participé à 4 procès sur 5… parce que j’ai été tirée au sort à chaque fois… C’est pour cela que j’ai des relations particulières avec un certain nombre de jurés parce qu’ayant été tirée 5 fois au sort, avec des jurés qui l’ont été 3 à 4 fois… donc, nous avons vécu le plus de choses ensemble… ». Cette épreuve prolonge ses effets sur le juré qui sort « changé », qui n’est « plus le même » qu’auparavant. Mais l’enchantement par cette expérience laisse place à un sentiment étrange sitôt que l’on retourne à son quotidien ordinaire, sentiment qui rappelle celui que vit l’ethnologue à l’issue d’une enquête de terrain : « Le retour à la vie normale, c’est un peu étrange, tu sens que tu ne reviens pas à la normale avant au moins une semaine, 15 jours… Tu ne reviens pas à la normale, parce qu’il y a de la fatigue, tu sens que tu es un peu étrange, en même temps, moi, je suis ethnologue, j’ai déjà vécu cet entre-deux, tu sens que tu es dans cet entre-deux-là, tu sais que ça va se résorber mais qu’il faut un peu de temps, il faut laisser faire, mais qu’il va y avoir un moment où tu es un peu paumé, tu es un peu là sans être là… ». Cet entre-deux évoqué par Armelle et qu’elle compare au sentiment d’étrangeté vécu au retour de ses terrains d’ethnologue, caractérise les jurés qui semblent à la fois disposés à « passer à autre chose » tout en n’étant pas encore capables d’opérer ce passage. Ce propos sur l’entre-deux rappelle celui d’une jurée, Amélie, 30 ans, agent d’entretien, qui dit avoir « du mal à réaliser ce qui [lui] est arrivé ». C’est parce qu’elle a préféré « passer à autre chose » qu’Armelle n’a pas souhaité adhérer à une association d’anciens jurés. « J’ai eu l’impression que les gens qui ont adhéré à cette association n’ont pas pu passer à autre chose, dépasser le cap de cette expérience prenante […] Je pense que ce sont des personnes qui restent un peu possédées par la justice, comme si elles avaient endossé un rôle dont elles ne peuvent ou ne veulent plus sortir ». Il faut alors supposer que des conditions sociales et biographiques spécifiques expliqueraient non seulement les modes de transition variables de la cour d’assises vers le quotidien ordinaire, mais aussi la maîtrise des épreuves et les stratégies en vue de les juguler lors de la session des assises.

15Ce témoignage d’Armelle doit être considéré comme la narration d’une épreuve dont le caractère singulier n’empêche pas la résonance avec ce que vivent les autres jurés. Si l’épreuve des assises, dès lors qu’elle est vécue et plus ou moins maîtrisée par les jurés de manière variée ne constitue plus la même épreuve (Martuccelli, 2006), elle se présente comme une réalité objective qui se décline en une pluralité d’étapes et de défis à relever. Ce faisant, cette expérience devient un analyseur d’une myriade d’enjeux qu’il convient de mettre au jour et dont il importe de dégager les significations sociologiques. Le témoignage d’Armelle Giglio peut être rapproché des écrits d’auteurs qui ont participé aux assises, qu’ils soient écrivains – tel André Gide –, magistrats ou jurés « ordinaires ». Et à l’instar de témoignages rapportés par d’autres enseignants-chercheurs – témoignages souvent plus autobiographiques que scientifiques (Mozère, 2002 ; D’Ans, 2003) –, l’habitus de l’universitaire consiste le plus souvent à prendre des notes, ce qui assure une distanciation par rapport à l’expérience immédiate, et permet de penser son expérience avec le double regard, celui du professionnel de la recherche et celui du « citoyen » devant in fine « accomplir son devoir » comme les autres jurés populaires.

TÉMOIGNAGES AUTOBIOGRAPHIQUES : L’EMPRISE D’UNE EXPÉRIENCE MARQUANTE MAIS AU CONTENU SÉLECTIF

16On dispose de quelques écrits autobiographiques consacrés aux assises. Et disons-le d’emblée : ils sont le fait d’anciens jurés bénéficiant d’une plus forte légitimité, de sorte qu’il s’agit souvent de professions intellectuelles ou libérales et rarement de personnes issues des milieux populaires. Ainsi, par exemple, le journal Libération, datant du lundi 9 mai 2011, a publié un écrit assez critique d’une ancienne jurée (« J’ai été jurée en cour d’assises »), qui est philosophe de métier.

17L’ouvrage Souvenirs de cour d’assises d’André Gide, publié il y a près d’un siècle, est emblématique de ces témoignages mêlant description et étonnement, narration de fragments de procès et jugements moraux plus ou moins indignés ou compatissants. Ces témoignages présentent la particularité d’être souvent empreints de jugements de valeur, un jugement sur les jugements en quelque sorte. Cela n’étonne pas lorsqu’il s’agit d’un journaliste, mais peut surprendre s’agissant de chercheurs ou d’universitaires : le propos reste fondamentalement subsumé par des appréciations morales, ce qui laisse supposer que l’effet de cette expérience déstabilise toute relation « rationnelle » ou « neutre » (au sens axiologique du terme) à l’objet raconté. Les écrits de quelques anciens jurés mettent en évidence l’effet moral et plus ou moins déstabilisant de la cour d’assises. C’est également le cas, quoique de manière plus rationalisée, des témoignages de magistrats.

Un « classique » : les « Souvenirs de la cour d’assises » d’André Gide

18Certains écrits traitant de la justice pénale laissent des traces telles qu’ils deviennent une référence incontournable à l’évocation d’un sujet qui s’y rapporte. Ainsi en est-il de L’Abolition de robert Badinter concernant la peine de mort ou des Souvenirs de la cour d’assises, écrit par André Gide en 1913 et réédité à plusieurs reprises. André Gide raconte sur le mode romancé son expérience de juré d’assises en 1912. Il décrit la « fascination irrésistible » qu’exerce sur lui les palais de justice. Il souligne aussi comment les journaux peuvent influencer les jurés, l’absence d’indulgence devant des crimes est promue comme une nécessité afin de défendre la « société ». André Gide montre aussi, à une époque où les jurés devaient statuer sur la culpabilité ou l’innocence indépendamment des magistrats, comment ces citoyens s’offusquaient à devoir juger des « vétilles » (tel l’attentat à la pudeur), ce qui les amenait à acquitter des prévenus. On découvre aussi cette réalité sociale qui amène les jurés à vouloir condamner des accusés au seul motif qu’ils ont un passé peu conforme aux normes et aux valeurs établies : « L’impression [des accusés] sur le jury est déplorable [...] L’opinion du jury est que, après tout, s’il n’est pas bien certain qu’ils aient commis ces vols-ci, ils ont dû en commettre d’autres ; ou qu’ils en commettront ; que donc, ils sont bons à coffrer » (2009, p. 17). Les a priori guident en quelque sorte les jurés bien au-delà des faits reprochés ou incriminés. Mais A. Gide montre aussi les malentendus qui entourent les débats, notamment l’incompréhension des questions et des propos tenus. Ainsi, lorsqu’un président s’adresse à un accusé en formulant deux questions à savoir : « Avez-vous quelque chose à ajouter ? Exprimez-vous des regrets ? », le prévenu répond : « Non, m’sieur le Président », A. Gide réalise qu’au terme de cet échange, « l’accusé n’a pas compris la seconde question, ou qu’il répond seulement à la première. N’empêche qu’une rumeur d’indignation parcourt le banc des jurés et déborde jusqu’au banc des avocats » (2009, p. 28-29). Ce sont alors les incertitudes quant aux arguments pris en compte dans le prononcé de la culpabilité ou de l’innocence que livre ce témoignage. Ce sont également les désaccords entre jurés lors du délibéré qui sont évoqués, des désaccords qui débouchent sur des verdicts indignant parfois le public assistant aux procès. Les souvenirs d’André Gide narrent une expérience idéale-typique de ce que sont les épreuves vécues en cour d’assises, même si celle-ci a connu de grands changements depuis. Ainsi, l’un des moments-clés de cette expérience réfère à la capacité des jurés à penser les faits incriminés, à se représenter le déroulement exact de l’acte criminel de manière à se forger un point de vue. Cela occasionne des doutes, ce que l’auteur nomme par euphémisme « une gêne ». « Dans plusieurs affaires que j’ai été appelé à juger, j’ai été gêné, et tous les jurés qui jugeaient avec moi ont été gênés de même, par la grande difficulté de se représenter le théâtre du crime, le lieu de la scène, sur les simples dépositions des témoins et l’interrogatoire de l’accusé. Dans certains cas, elle est de la plus haute importance. Il s’agit par exemple ici de savoir à quelle distance d’un bec de gaz une agression a été commise. Tel témoin, placé à tel endroit précis, a-t-il pu reconnaître l’agresseur ? Celui-ci était-il suffisamment éclairé ? » (2009, p. 63). De cette expérience, jalonnée par des doutes, parfois par des « angoisses », André Gide sort convaincu de la faillibilité des jurés populaires. Il plaide par exemple pour que les jurés soient sélectionnés parmi les plus « aptes », notamment ceux qui peuvent assurer un « travail de tête » (op. cit. p. 123), autrement dit, qui sont susceptibles de livrer une réflexion intellectuelle doublée d’une forte capacité de concentration. Au final, ce témoignage est davantage critique vis-à-vis des jurés qu’à l’égard de l’institution judiciaire, même si dans certains passages, l’auteur souligne le pouvoir excessif et très influent du président de la cour d’assises.

Témoignages de magistrats : des jurés plus ou moins minorés ?

19Deux magistrats ayant récemment présidé la cour d’assises apportent des témoignages éclairants, en particulier sur l’organisation des procès, la conduite des audiences, et les interactions avec les jurés. Le premier témoignage est livré par Gilles Latapie qui raconte le procès en assises des époux Fourniret, tout en mettant en évidence les difficultés et les multiples contraintes pesant sur le président de la cour, dans une institution judiciaire à la fois conservatrice et dépendante du pouvoir politique. Le second témoignage, moins conséquent et plus « pédagogique », est proposé par André Lourdelle qui, à l’occasion de la préface d’un ouvrage écrit par une ancienne jurée, présente sans détour la cour d’assises, ses incertitudes, les doutes pesant sur les jurés et les magistrats.

20L’ouvrage de Gilles Latapie (2009), juge entré sur le tard dans la magistrature, est une chronologie d’un des procès les plus médiatiques de l’année 2008, décrivant les différentes étapes telles que sa désignation pour présider les assises, les liens parfois ambigus et tendus avec les élus locaux (un procès aussi médiatisé est susceptible de peser sur les choix exprimés lors d’élections municipales intervenant à ce moment là !), les différences de posture entre les magistrats du parquet et les magistrats du siège (les premiers, plus soumis aux injonctions du ministère de la Justice et davantage influencés par les attentes des victimes, paraissent prendre l’affaire à juger pour une affaire personnelle) ou encore les relations de face-à-face entre Latapie et Fourniret (la loi obligeant le président à rencontrer le ou les accusés avant l’ouverture des débats afin qu’il s’assure de leur état civil et qu’ils ont bien un ou des avocats). G. Latapie raconte les termes de sa rencontre avec l’accusé : « Nous sommes seuls dans la petite pièce triste. Moi, dos au mur, Michel Fourniret du côté de la porte, ce qui peut sembler cocasse : l’inverse serait plus approprié… il n’est pas menaçant. Physiquement, il n’a rien d’un Hercule de foire, mais j’entends parler de lui depuis des mois, j’ai lu le dossier qui énumère les horreurs qu’il a commises, selon l’accusation et ses propres aveux. Je vois ses mains trop grosses pour ses bras et son torse, je me demande s’il les a vraiment utilisées pour faire ce dont il devra répondre devant les assises […] Lui aussi me jauge » (Latapie, 2009, p. 39-40). Plusieurs éléments se dégagent de ce propos : la connaissance du dossier assure au président une grande aisance à l’égard du procès et des débats ; le contenu du dossier instruit contraste avec l’apparence physique du prévenu, ce qui suscite quelques interrogations ; la conduite d’un procès d’assises suppose l’anticipation de tout imprévu (Ce que l’auteur évoque constamment dans son ouvrage), une anticipation qui passe par le ménagement de la relation à l’accusé (et par extension, avec d’autres acteurs que sont les jurés par exemple). L’ouvrage de Gilles Latapie met également en évidence les stratégies du président en vue de gérer les contraintes liées aux épreuves émotionnelles plus ou moins pesantes. Ainsi, il n’hésite pas à suspendre l’audience après une longue lecture par le greffier de l’acte d’accusation ; il sollicite aussi les assesseurs pour l’informer du moindre incident ou des problèmes afin de les régler au plus vite ; le président invite aussi des témoins, notamment les proches des victimes, à témoigner à deux à la barre, histoire de faciliter leur expression et d’éviter les inhibitions liées à la forte émotion. Certes, le témoignage de ce magistrat a quelque chose d’exceptionnel car l’affaire en question a défrayé la chronique et il fut lui-même soumis aux contraintes liées au « contrôle de la presse ». Par ailleurs, cette présentation porte le poids de la perception subjective qui amène le narrateur à accentuer certains faits, à en minorer d’autres, à fournir une interprétation peu distanciée de l’expérience. Mais outre la vraisemblance des faits relatés, ce sont aussi les épreuves vécues et faisant écho à l’expérience des magistrats que nous avons interrogés, qui donnent à ce témoignage toute sa mesure. Ainsi, la gestion des moments difficiles générés par la description des faits, par la prise de position de l’accusé, par le désarroi des victimes ou de leurs proches, constitue un fait récurrent en assises. De même, et comme pour les jurés, le procès se poursuit aussi au-delà du prétoire puisque le président ressasse les journées passées et cherche à anticiper celles à venir, sur fond de contrainte temporelle.

21Mais l’ouvrage de G. Latapie livre une information précieuse : la faible place accordée aux jurés. Cette minoration du rôle des jurés contraste fortement avec la place plus conséquente reconnue aux assesseurs. Ceux-ci sont mentionnés ici et là dans cet ouvrage, tantôt comme acteurs secondant le président (par exemple, lorsqu’il indique leur avoir demandé de l’informer sur tout dysfonctionnement ou encore lorsqu’il demande au premier assesseur de l’accompagner dans la geôle de Fourniret, car l’accusé « apprécie la finesse et la précision de ses questions », p. 190), tantôt comme conseillers (il les consulte afin de recueillir leur avis sur la conduite du procès). L’auteur reconnaît que son pouvoir est de nature à influer sur la décision du jury, avec implicitement, une forte osmose entre le président et les assesseurs. G. Latapie ne parle véritablement des jurés que lors du chapitre consacré aux « coulisses d’un délibéré » ! Cela concourt à renforcer l’image d’un président omnipotent, dominé sans doute par son rôle bien qu’il s’en défende. G. Latapie raconte comment il a exigé, pour la bonne tenue d’un délibéré appelé à être long, deux salles convenables (dont l’une destinée aux 6 jurés supplémentaires, que l’auteur qualifie par erreur de « suppléants », et à la magistrate également en surnombre). Les jurés supplémentaires, « s’ils ne sont pas invités à la phase finale, ils doivent rester disponibles jusqu’à la fin du vote pour intervenir en cas de défection de l’un des intervenants – un malaise est toujours possible, surtout avec l’accumulation de fatigue et d’émotion » (Latapie, 2009, p. 210). Le délibéré est organisé de manière à ce que « ce soit un juré qui ouvre le feu, dans ce premier débat qui concerne la culpabilité ou l’innocence ; les professionnels parleront après, pour ne pas influencer les “juges d’un jour” » (p. 214). L’auteur observe aussi que lorsque le premier juré s’exprime en avançant plusieurs arguments (en faveur de la culpabilité ou de l’innocence, ou encore du doute), il exerce une influence sur les autres jurés. En cas de reconnaissance de la culpabilité, l’auteur demande aux assesseurs de s’exprimer en premier sur la peine. C’est que la question de la peine est plus complexe à décider, même si le code pénal définit son montant. Cette complexité procède de l’évaluation complexe du lien entre les faits incriminés, le montant prévu par la loi et la personnalité de l’accusé. G. Latapie évoque ainsi l’expérience des magistrats pour justifier le fait qu’ils s’expriment en premier : « nous rappelons […] la “jurisprudence” qui prévaut généralement pour tel ou tel type de crime » (2009, p. 216). Il procède aussi par un échange avec les jurés autour du procès, des réquisitions du ministère public, des plaidoiries de la défense, histoire de les amener à réfléchir à l’ampleur ou à la légèreté de la peine demandée. G. Latapie fait état des stratégies auxquelles se livrent les magistrats afin de produire une décision collective la plus « juste » et la moins coûteuse pour la justice : « Certains observateurs s’étonnent souvent que la peine maximale ne soit pas systématiquement prononcée pour les crimes les plus odieux, reconnus par les accusés, même si elle est requise, logiquement, par le ministère public, représentant de la société. Mais la logique des juges est différente : il nous faut apprécier la nature des faits, la personnalité de leur auteur et, une fois que cet exercice est accompli, rendre une décision qui sera comprise et admise. C’est vers ce but que je tends, bien que je ne sois pas forcément suivi lors du délibéré. En effet, la peine maximale, si elle satisfait les parties civiles et l’opinion publique, risque souvent d’inciter le condamné à faire appel, puisqu’il n’a rien à perdre » (Latapie, 2009, p. 216). L’ouvrage de Latapie rend compte de la conduite d’un procès en assises mais reste fondamentalement centré sur les liens entre le président, les assesseurs, les accusés et les victimes. Les jurés sont peu présents et cela plaide pour l’hypothèse selon laquelle ils pèseraient peu tant sur le déroulement du procès que sur le délibéré. Cela témoigne du statut secondaire des jurés, oubliés en quelque sorte – sauf s’ils manifestent une défaillance – comme si le déroulement et l’issue des procès n’étaient que l’affaire de professionnels de la justice.

22Telle n’est pas la position adoptée par un autre magistrat, André Lourdelle, qui, préfaçant l’ouvrage d’une ancienne jurée, Claudine Brouillet, livre un regard marqué de sollicitude à l’égard de ces « juges d’un jour ». On peut penser que cette posture est conjoncturelle et ne traduit qu’un effet de situation, car comment pourrait-il en être autrement dès lors que l’on veut introduire un ouvrage parlant de l’expérience d’une jurée ? Cependant, le propos sans détour et peu marqué par un « corporatisme professionnel », nous incite à penser que la démarche et l’analyse sont éclairantes. Précisons qu’André Lourdelle fut président de la cour d’assises de 2003 à 2008 et qu’il a connu la jurée Claudine Brouillet en tant qu’assesseur, à l’occasion du procès en appel à Nantes, appelé « Procès des pédophiles d’Angers ». Il souligne dans cette préface la supériorité en nombre des jurés populaires, parce que « le législateur a voulu assurer la prépondérance du vote des jurés-citoyens et écarter toute suspicion de manipulation » (Lourdelle, 2010, p. 19). Il évoque le premier contact entre les jurés et la Cour, marqué par un formalisme ayant une fonction « initiatique » et « garante » de la justice. C’est aussi le moment de dévoilement de l’identité de jurés qui ont, chacun, un numéro d’origine, celui que leur a affecté le tirage au sort lors de la constitution de la liste départementale : « Après la lecture par le président des articles édictant les cas d’incompatibilité, chacun des jurés à l’appel de son nom doit se faire connaître et faire part des difficultés éventuelles qu’il rencontre. À cet instant, la jonction se fait : le juré numéro X devient M. ou Mme untel, chef d’entreprise, travailleur indépendant ou employé » (2010, p. 8-9). A. Lourdelle est convaincu que « la justice a toujours à gagner lorsque le jury est réellement représentatif de la société dans toutes ses composantes » (2010, p. 9). Il use de termes cherchant à dédramatiser cette expérience marquée par la tension et l’inquiétude : « rassurer » les jurés est nécessaire et implique d’atténuer, sans l’annihiler, le caractère symbolique de la cour (par exemple lorsque le président revient, sans sa robe et « en civil », à la fin de la matinée consacrée à la constitution de la liste des jurés de session). Ce magistrat livre un point de vue qui sera corroboré dans toute son intensité par les jurés que nous avons interrogés : « Collègues jurés, mes amis, à ce moment du procès, chaque fois vous m’avez ému. Cette humilité au moment de prendre vos fonctions est l’illustration, sans ostentation, de cette formule que j’ai tâché de toujours avoir présente à l’esprit : “un juge qui ne doute pas est perdu pour la justice” » (Lourdelle, 2010, p. 12-13). La place conférée au doute est clairement assumée ici et l’auteur concèdera, à la différence des magistrats que nous avons interrogés, qu’il lui est arrivé de suivre le vote collectif désignant coupable un accusé alors qu’il restait de nombreuses « zones d’ombre » : « Juré parmi les douze autres, il m’est arrivé de devoir prononcer un verdict de culpabilité alors que j’avais voté pour l’acquittement, ou l’inverse. Jamais ma voix n’a tremblé, convaincu que j’étais que la cour d’assises avait rendu la bonne décision » (Lourdelle, 2010, p. 21). L’auteur fait état du déroulement des audiences et détaille le fonctionnement du délibéré. Il insiste sur l’importance de la concentration des jurés lors de l’audience, sur la prise de notes à laquelle se livrent « certains » d’entre eux, et raconte que lors des suspensions d’audience, une sorte d’« alchimie » s’opère, avec des sentiments contradictoires, entre la découverte d’un monde « tragique » et en même temps « passionnant ». Le délibéré est à son tour ritualisé. Les magistrats enlèvent « généralement » leur robe et s’assoient « autour de la table sans ordre établi sauf à ce que le président et le Premier juré, chargé de le contrôler, soient assis côte à côte » (2010, p. 16). De fait, le premier juré – celui qui est appelé en premier lors de la constitution du jury de jugement – a une fonction importante. Lors du délibéré, ce sont une liste de questions qui sont formulées et sur lesquelles le jury devra statuer. « En signant avec le président “la feuille des questions” où sont reportées les questions posées à la cour, les réponses apportées sur la culpabilité et la peine, les lectures des articles fixant les règles du vote, le Premier juré est le garant de cette conformité. Voilà pourquoi figure pour les jurés l’obligation de savoir lire et écrire le français, chacun d’entre eux étant susceptible d’être désigné par le sort en cette qualité » (Lourdelle, op. cit. 13). C’est le premier juré qui annonce, au fur et à mesure que le président dépouille les bulletins déposés dans l’urne, le décompte des voix lorsqu’il s’agit de se prononcer par « oui » ou par « non » sur les questions formulées. A. Lourdelle détaille de manière pédagogique le déroulement du délibéré et l’importance cruciale des discussions dans la mesure où elles visent, selon les éléments dont on dispose, à faire apparaître la nature de l’infraction (par exemple, s’agissant d’un viol, la « circonstance aggravante d’autorité » est sans doute plus évidente à retenir si le coupable est le père ou la mère de la victime ; elle est moins évidente dès lors qu’il s’agit d’un cousin plus ou moins éloigné. Or si la circonstance est retenue, elle modifie le montant de la peine). Il explique que si l’accusé est reconnu coupable, les débats sont plus complexes s’agissant du prononcé de la peine. Celle-ci résulte d’un vote collectif qui part du maximum encouru pour descendre à une peine faisant consensus (on y parvient par élimination progressive de la peine la plus élevée si la majorité de huit voix requises n’est pas atteinte). Ce magistrat révèle aussi que pour un procès aussi « hors-normes » que celui de l’affaire des « pédophiles d’Angers » (2005) – 38 tomes et 2m² de pièces à conviction composant le dossier, 65 accusés –, il a fallu nommer un troisième juge assesseur et faire en sorte que le premier assesseur connaisse « l’intégralité du dossier pour pouvoir le cas échéant remplacer le président défaillant » (op. cit. p. 24). C’est là une exception par rapport aux affaires « ordinaires » qui font que seul le président parmi le jury est au fait du dossier.

23Le témoignage de cet ancien président de cour d’assises, passé au parquet depuis, se démarque de celui de Gilles Latapie en ce qu’il éclaire davantage sur les liens entre les magistrats et les jurés, même si le propos élude les enjeux de pouvoir et les effets d’influence entre les professionnels et les profanes. Il éclaire aussi sur les doutes des jurés et des magistrats et sur la relation souvent fragile entre « l’intime conviction » et le prononcé du verdict. Enfin, l’auteur ne minore pas, au contraire, la place du « vécu » des différents membres du jury, ce qui l’éloigne du propos convenu chez certains magistrats interrogés qui opposent « la raison » des juges à l’« affectivité » des jurés populaires. Quant au témoignage de Claudine Brouillet dont l’ouvrage est préfacé par André Lourdelle, il consiste en une présentation « poétique » de l’épreuve des assises. L’ouvrage apparaît, à bien des égards, comme un « écrit thérapeutique », permettant de rationaliser une expérience éprouvante. Nous avons relevé deux passages idéaux-typiques à cet égard :

« Tirés au sort,
nullement préparés,
subissant effarés,
ou consentant d’emblée
à l’appel de notre nom,
nous nous sommes levés
et, précédés d’un huissier attentif à nos pas
et à notre émotion,
nous avons gagné nos places
de chaque côté des magistrats
dominant le prétoire […]
Nous avons appris à nous connaître
en même temps que nous étions ensemble immergés
nous avons été suspendus
aux mêmes moments de violence ou d’émotion
nous avons entendu les mêmes récits
et nos nuits ont été hantées des mêmes images »
(Brouillet, 2010, p. 44-45)
[…]
« Le verdict a été donné
le procès est terminé
mais nous ne sommes plus les mêmes !
nous sommes descendus dans des bas-fonds
que nul n’imagine
nous avons vu et entendu le massacre des innocents,
et nous savons maintenant
qu’il est des meurtres sans cadavres »
(Brouillet, 2010, p. 93).

Quand d’anciens jurés témoignent par écrit

24Les témoignages de magistrats, on le comprend, restent globalement normatifs et peu critiques à l’égard de la justice pénale et du fonctionnement de la cour d’assises. De leur côté, les anciens jurés présentent souvent une image contrastée de la justice et si certains sont très élogieux, voire fascinés par la cour d’assises, d’autres lui reprochent son caractère « expéditif », son indulgence, ou encore, son côté théâtral visant à asseoir une domination sur les profanes que sont ces citoyens. Il faut néanmoins souligner que les jurés qui s’expriment dans des écrits sont davantage dotés de capital culturel et de titres scolaires, ce qui autorise sans doute un point de vue plus distant et moins apologique de la cour d’assises. Par ailleurs, nécessairement sélectifs, ces témoignages se focalisent sur un procès, alors que la session d’assises en comporte plusieurs. Il s’agit le plus souvent de procès « marquants » et remettant en cause la légitimité « démocratique » et équitable du jugement. Des témoignages de jurés mettent à mal l’image enchantée d’une justice rendue par des citoyens (Commaille, 2002). La lecture de trois écrits dans lesquels les auteurs racontent leur expérience de jurés de cour d’assises nous amène à souligner, avec Jacques Commaille, l’ambivalence qui existe entre le sentiment de toute puissance qui envahit le juré et la peur de juger : « Au-delà de la difficulté fondamentale à juger que peut éprouver tout citoyen brusquement assigné à assumer une telle fonction (il nous revient à l’esprit, par exemple, cette considération de Malraux dans Les Conquérants : “Si l’on comprend trop, on ne peut plus juger”), ce dont rendent compte ces récits, c’est du trouble de personnes confrontées à ce sentiment contradictoire d’être investies d’un pouvoir exorbitant – en l’occurrence du pouvoir de la collectivité – jusqu’à éprouver la “jouissance de juger” et en même temps d’être dans la vertigineuse et angoissante obligation de devoir juger » (Commaille, 2002. p. 398).

* Une jurée qui (se) raconte : entre journalisme descriptif et témoignage autobiographique

25Christine Bridault, journaliste de profession, raconte dans un ouvrage Sans haine et sans crainte (2007), son expérience d’ancienne jurée, marquée par des épreuves dont la plus saisissante fut la découverte d’un monde animé par des acteurs aux caractéristiques objectives éloignées de l’image qu’en donnent les médias. Christine Bridault fait état de l’appréhension et des inquiétudes lues sur les visages des jurés convoqués le premier jour, de la mise en scène entourant l’examen des demandes de dispense par le président et l’avocat général, de la visite de la prison que certaines cours d’assises organisent encore, de la baisse significative du nombre de jurés au moment de la constitution du jury de session (40 personnes convoquées au départ, 26 à l’arrivée). Le début de la première affaire donne lieu à un sentiment de crispation, le juré se sent observé et craint d’être récusé. « Après les formules d’usage, le président exhibe une urne en bois dans laquelle il plonge la main et d’où il ressort un jeton, dont le numéro correspond au nom de l’un des jurés potentiels. L’heureux élu se lève. Le président énonce son nom et sa profession. Le juré répond présent et franchit l’espace qui le sépare des quelques marches qui le conduisent à l’estrade où siège la cour. Durant ce très bref laps de temps, l’avocat général et les avocats de la défense ont le loisir de récuser – c’est-à-dire de refuser – sans explication les jurés appelés […] Commence alors un étrange ballet ; où les uns parviennent sans heurt jusqu’aux marches, tandis que d’autres sont arrêtés en plein vol » (2007, p. 23). L’affaire narrée concerne des braquages commis par des hommes à Paris et en région parisienne. L’auteur et les autres jurés sont étonnés de voir arriver une telle affaire aux assises. On retrace le parcours personnel de chacun des accusés, avec une famille recomposée ou un père polygame, une trajectoire scolaire marquée par l’échec et les réorientations, le chômage et l’ennui, la violence, les trafics divers (de stupéfiants notamment), etc. Le témoignage de Ch. Bridault éclaire sur les processus sous-jacents à la cour d’assises et plus particulièrement sur les étapes et les stratégies des acteurs en vue d’influer sur le point de vue des jurés. En effet, lors de l’audience, et dans l’affaire du braquage en question, l’un des avocats de la défense remet en cause le travail de la juge ayant instruit le dossier en la qualifiant d’inhumaine et d’irrespectueuse des droits de la défense, critique que le président de la cour d’assises n’accepte guère. Lors de la pause qui suit, le président explique aux jurés que la juge mise en cause a de l’ancienneté, et que ses choix (notamment l’isolement des accusés et leur privation de contacts avec leurs familles) visaient à faire émerger la vérité et à éviter les arrangements. Le président fait ainsi comprendre aux jurés que les propos tenus par l’avocat cherchent à discréditer, au nom de « l’erreur judiciaire », le sérieux de l’instruction. Le point de vue de l’expert-psychologue est aussi rapporté, en l’occurrence lorsqu’il souligne que l’un des accusés « refuse toute contrainte et cherche la satisfaction immédiate » (2007, p. 54). Au terme d’une journée intense d’audience, et sollicités par le président pour savoir s’ils ont « quelque chose à ajouter », les accusés se lèvent un à un pour déclarer « reconnaître les faits » ; cela étonne les jurés qui se demandent si ce n’est pas là la manifestation du « miracle des assises ! ». À l’issue de plusieurs jours de débats, vient le moment où le jury doit se retirer pour délibérer : « Le président […] demande aux gendarmes mobiles de tenir les accusés prêts à entendre le verdict, et leur intime officiellement l’ordre de garder la salle des délibérés afin que nul ne puisse venir nous troubler ». Le témoignage de Christine Bridault apporte des éléments quant aux rituels propres à la cour d’assises, aux hésitations des jurés peu assurés sur leur rôle et au travail de persuasion auquel se livrent différents acteurs, l’avocat général, les avocats de la défense, mais également le président qui agit aussi dans les coulisses à l’occasion des pauses.

* Le témoignage d’un anthropologue dénonçant le fonctionnement des assises

26Penser l’expérience de juré n’est pas chose aisée, à moins de la vivre soi-même. Mais cet exercice expose fortement au jugement partiel et partial. Les témoignages écrits par leurs propres auteurs comportent des limites à savoir les défaillances possibles du travail de mémoire et le caractère sélectif des événements ou situations narrés. Pour autant, il convient de leur donner une crédibilité dès lors qu’on les identifie à un document – telles des archives – et que l’on s’accorde à considérer que tout témoignage « volontaire » (au sens où il n’est pas sollicité par un chercheur ou un journaliste) a aussi valeur de mise en avant réflexive d’une expérience valant d’abord pour elle-même, et non comme réalité permettant une montée en généralité. Le témoignage d’André-marcel d’ans présente une certaine validité scientifique puisque l’auteur, anthropologue, fait état d’une pluralité d’éléments qui attestent d’un haut degré de réflexivité et, en même temps, le rapprochent au plan des épreuves de n’importe quel individu découvrant du jour au lendemain un univers judiciaire méconnu.

27En 1997, l’auteur a participé à un jury de cour d’assises devant statuer sur la culpabilité d’un homme, accusé de viol sur mineure de 15 ans. L’article dans lequel il témoigne paraît en 2003, et donc, plusieurs années après son expérience de juré. Ce sont des impressions mêlant sentiment d’injustice et conscience malheureuse qui prédominent à l’issue du procès : « Ainsi, pendant de longs jours, une image obstinée n’a pas cessé de me revenir en tête, chaque fois accompagnée d’une bouffée d’angoisse, comme lorsqu’on vient de perdre un être cher. Avec cette différence que, cette fois, c’était celle d’un parfait étranger : celui-là que je venais de contribuer à condamner, au terme de deux jours de débats qui m’avaient dévoilé l’intimité, me la rendant plus familière peut-être que celle d’aucun de mes proches » (2003, p. 405). Le propos de A-M. D’Ans vise davantage à démontrer l’existence d’une « iniquité » dans le traitement d’une affaire criminelle que la remise en cause du système judiciaire, ou le ressassement d’un doute sur son rôle comme juré. À côté de la découverte d’un monde judiciaire avec son tribunal, ses rituels, la disposition méthodique dans l’espace de l’ensemble des acteurs d’une scène qui ressemble à un théâtre, l’auteur est surpris par le décalage entre les principes théoriques institutionnels et la pratique judiciaire effective. Il remarque par exemple que les jurés sont loin d’être « représentatifs » de la société, de la diversité des catégories sociales et culturelles : « En fait, ce qui nous caractérise, c’est un niveau social moyen ou moyennement supérieur, un potentiel éducatif relativement important, et une gamme d’âge fortement concentrée dans sa partie médiane : avec mes 59 ans presque sonnés, je dois être le doyen de l’assemblée […] Parmi nous donc, pas d’“immigrés” au sens courant du terme ; ni d’ailleurs d’antillais ou autres dom-tomiens. Pas davantage de ruraux, ce qui dans la capitale se conçoit aisément. En revanche, ne manque pas d’étonner l’absence totale, sauf erreur de ma part, de retraités, d’ouvriers et de chômeurs, qui pourtant, que l’on sache, constituent une part importante de la population » (D’Ans, 2003. p. 408). L’expérience de juré met directement le « profane » devant son incompétence juridique, lui signifiant ainsi son statut d’être dominé n’ayant que peu de prise sur la situation. Cela est d’autant plus vrai qu’à cette méconnaissance du droit s’ajoute la méconnaissance du « dossier » comme matérialité écrite : « Ce dossier, jamais le juré n’y aura accès, ne pouvant en vérifier l’existence que de loin, entre les mains du président […] son “intime conviction” n’est censée se fonder que sur ce qu’il a pu voir et entendre pendant la durée de l’audience. Certes, au cours de celle-ci, est offerte aux jurés la possibilité – dont ils usent peu – de poser des questions. Mais seulement […] d’une façon très contrôlée, et dans le cadre d’un débat dont la conduite leur échappe totalement » (D’Ans, 2003, p. 413). Par la suite, l’auteur dira être persuadé que cette méconnaissance du dossier et des « pièces » écrites qui le composent influe sur la capacité d’appréciation des faits, et sur les zones d’ombre qui ne peuvent être levées à l’aune des seuls débats oraux. La proximité entre magistrats et jurés populaires est vécue ici sur le mode d’une inégalité conduisant au sentiment d’avoir peu de légitimité lors des audiences, à la crainte de « passer pour un imbécile » ; elle explique l’absence de questions formulées par les jurés, ceux-ci étant « hébétés par le caractère absolument contradictoire des arguments qu’on développe devant eux à l’audience » (D’Ans, 2003, p. 415).

28Si la justice vise à asseoir sa légitimité démocratique en recourant aux jurés populaires, son fonctionnement concret laisse apparaître des dysfonctionnements qui tiennent à un manque de transparence, et à la distance qui existe entre les principes et les faits empiriques. A-M. D’Ans rappelle que les décisions relatives à la culpabilité sont prises à la majorité de huit voix sur douze. Or dans la mesure où le vote est confidentiel et que seule compte, pour la justice, la décision finale, le résultat précis du vote n’est jamais communiqué au public. Pourtant, il y a une différence entre une décision prise à l’unanimité et une décision prise à la majorité, différence qui peut, par exemple, conduire à renforcer ou à atténuer le montant de la peine. Car à l’issue du vote sur la culpabilité, vient le moment de délibérer et de voter sur la peine à infliger. Celle-ci est prise à la majorité de sept voix sur douze. Les jurés ne sont pas à l’abri de la mauvaise surprise de constater qu’ils ont voté contre leur conviction puisqu’ils peuvent s’être prononcés individuellement pour l’innocence et voter une peine de prison ! Le témoignage de A-M. D’Ans reste néanmoins empreint de jugements de valeurs et n’offre qu’une vision moniste de la cour d’assises, alors que le jury varie d’un procès à l’autre et les affaires jugées sont assez singulières. La perspective de Liane Mozère, qui témoigne dans un autre article, est plus nuancée.

* Un témoignage d’une sociologue, ancienne jurée de cour d’assises : l’injustice d’un jugement

29Le témoignage apporté par Liane Mozère (2002) est centré sur un procès, celui d’un jeune d’origine maghrébine accusé de viol sur mineure. Ce témoignage porte sur la même affaire que celle rapportée par A-M. D’Ans, ce qui offre la possibilité « d’objectiver » un même procès vécu par deux personnes. on peut noter que L. Mozère fait davantage état de son propre vécu subjectif alors que D’Ans se focalise davantage sur la procédure et le caractère peu démocratique de la justice. Le propos de L. Mozère illustre de manière significative le poids que l’institution judiciaire, par l’intermédiaire de ses acteurs et de ses codes, exerce sur les jurés populaires et sur les dilemmes moraux qui travaillent ces derniers, surtout lorsqu’ils ont l’impression d’avoir voté contre leur intime conviction. C’est un peu comme si l’on disait aux jurés qu’ils sont maîtres d’une décision que les juges leur imposent de manière subtile ! Liane Mozère, 58 ans, maître de conférences de sociologie, est convoquée pour incarner le rôle de jurée. Elle est persuadée qu’elle l’assumera avec sérieux : « … j’ai la conviction que je saurai préserver mon esprit critique à l’égard de la machine judiciaire » (2002, p. 400). Elle est alors loin de se douter qu’elle sera « jurée sous influence ». L’assurance quant au rôle à tenir procède de son statut d’enseignante dans une discipline mettant en garde contre les préjugés, mais aussi d’une longue expérience en tant que militante des droits de l’homme. Ce témoignage, paru en 2002, soit 5 ans après sa participation, est à considérer avec précaution, par exemple quand L. Mozère hésite sur l’ordre d’expression des jurés lors du délibéré. Pour autant, si ce délai s’explique par le poids de l’épreuve, il n’empêche que c’est bien de ce qu’elle a vécu et des effets engendrés par cette dramaturgie qu’il s’agit. Le témoignage devient un document qui renseigne tant sur le positionnement de l’auteur par rapport à la justice pénale que sur le fonctionnement de celle-ci. De nombreux éléments rapportés font écho à ce que nous disent les anciens jurés interrogés. L’univers de la justice matérialisé par le tribunal, par les configurations spatiales où siège la cour, par les rituels où une myriade d’acteurs entrent en scène, désigne une réalité théâtrale et « significative » puisqu’il communique du sens. Ainsi, la présence du public – sauf en cas de huis clos lorsqu’on juge des mineurs ou s’il s’agit d’une atteinte grave à des mineurs – « est censée garantir la transparence et donc l’équité du jugement » (2002, p. 401). La métaphore cinématographique ou théâtrale est souvent invoquée pour désigner le déroulement du procès, un procès où l’on sent d’emblée que l’accusé est déjà coupable : « … l’accusé, qu’une masse d’écrits de la police, du juge d’instruction et de l’arrêt de renvoi de la chambre d’accusation (le dossier) dessine à l’avance comme potentiellement coupable (sinon il ne serait pas devant nous), est doublement pénalisé : d’un côté, tout est monté, au sens cinématographique du terme, pour le désigner comme étant coupable ; et de l’autre, pour prouver son innocence, il doit, avec l’aide de son avocat, “dé-monter” le dispositif ainsi mis en place » (2002, p. 401). Et pour peu que l’avocat de la défense soit faiblement engagé dans le processus de ce « démontage », l’accusé a peu de chance de faire valoir son point de vue, faiblesse qui se renforce quand il est faiblement doté en capital culturel. Le rôle de l’avocat de la défense est important. L’identité de l’accusé défile pendant le procès : elle va de son auto-présentation (il doit décliner son identité) à la présentation des conclusions de l’enquête de personnalité, en passant par le témoignage des experts et par des informations relatives à son comportement en détention. Ce qui a fortement marqué L. Mozère, c’est le sentiment de s’être vu usurper son « intime conviction » dès lors qu’il a fallu qu’elle s’exprime sur le montant de la peine, alors qu’elle avait voté l’acquittement de l’accusé. Elle souligne que sa réticence et sa résistance à l’égard du fonctionnement de la cour d’assises procèdent de son militantisme et de son engagement en faveur de causes humanitaires. En ce sens, ce témoignage raisonné montre aussi le poids de l’habitus du juré sur la perception de la justice et sur l’éventuelle résistance à l’égard du travail des magistrats.

30Qu’il s’agisse du témoignage de Marcel D’Ans, de celui de Christine Bridault ou de Liane Mozère, c’est le sentiment d’avoir été influencés et parfois dominés par des juges professionnels qui prévaut. Ce sentiment procède d’une pluralité d’éléments tels que la dépendance à l’égard du président, seul membre du jury à connaître le dossier de l’accusé, les manières dont se déroule le délibéré et se construit le jugement « collectif » et dont le résultat est loin d’exprimer les convictions de chacun. Il tient aussi au fait que la procédure en assises repose sur l’oralité des débats, tout en restant fondamentalement inquisitoire.

31Ces témoignages écrits restent sélectifs, fondamentalement cantonnés aux procès et, dans une moindre mesure, à leurs coulisses au sein du tribunal. Nous ne disposons pas de données sur ce qui se joue avant la rencontre avec la cour d’assises, sur les interludes que constituent les suspensions d’audiences, sur le retour chez soi, sur les discussions avec les proches. Nous ne disposons pas non plus de témoignages sur l’après-assises, sur ce que cette expérience induit comme « changement » chez les individus. Enfin, ces témoignages ne croisent pas l’expérience des jurés avec celle des magistrats, ce qui invite à analyser également le travail de ces derniers et le regard qu’ils portent sur les citoyens ordinaires.

32Les anciens jurés disent souvent l’épreuve qu’a constitué pour eux cette expérience alors qu’ils y étaient peu préparés. Mais l’épreuve ne réfère pas seulement à ce qu’ils vivent avant et pendant la session, moments qui restent très déstabilisants dans la mesure où ils créent « une seconde vie », un autre rythme. L’épreuve réfère aussi à l’après-session – et plus particulièrement à l’issue de procès « marquants » – car aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est une expérience souvent solitaire qui se construit, comme si le juré avait été, l’espace de quelques semaines, socialisé à un univers avec lequel la rupture vient instituer une distance aux routines habituelles, y compris au sein de la vie familiale. C’est en ce sens que les entretiens que nous avons menés nous ont paru comme autant de (micro)situations sociales permettant à la fois de recueillir des témoignages, des sentiments et des dilemmes moraux que d’autoriser les anciens jurés à dévoiler ce qu’ils continuent à vivre comme un « événement », dans le secret de leur « conscience ». On peut saisir pourquoi ils disent avoir du mal à parler de cette expérience à leur entourage car « il faut avoir participé à la cour d’assises pour la comprendre ». Et en parler suppose que cet entourage est bien au fait des tourments qui travaillent les anciens jurés. Il y a sans doute un rapprochement à effectuer entre le secret dont s’entoure l’univers judiciaire et qui oblige à un certain silence, et le secret sur soi qui fait que certains jurés ne cherchent pas à renouer de contacts les membres du jury, tandis que d’autres, ne l’envisagent que plusieurs mois ou plusieurs années plus tard, comme s’il fallait un certain laps de temps pour réaliser (au double sens du terme) le retour à la vie ordinaire.

33Si ces témoignages ne sont pas représentatifs de l’expérience des jurés d’assises, s’ils sont souvent le propre des catégories sociales les plus familiarisées avec le maniement des ressources symboliques – telles que l’écriture et la lecture, qui assurent une mise à distance de l’expérience première et une auto-réflexivité –, ils ont aussi pour point commun une conscience assez vive des rapports d’influence et de domination. Cela introduit un paradoxe car le sentiment de puissance, souvent décrit par les jurés en terme de « pouvoir juger du devenir de quelqu’un » – « vous comprenez, on a une lourde responsabilité quand on doit juger du sort d’une personne, c’est de sa vie qu’il est question » – est contrarié par le pouvoir du président (ou de la présidente) de la cour d’assises, dont la légitimité est doublement assurée par la connaissance du droit et la capitalisation d’une expérience professionnelle.

34L’entretien avec une ethnologue, ancienne jurée, et les témoignages écrits nous ont guidé dans notre travail de recherche en ce qu’ils mettent en évidence les contradictions immanentes à cet ordre institutionnel, et donnent à voir qu’être juré populaire constitue une expérience largement marquée par des épreuves qui sont tout autant organisationnelles, symboliques que morales. En effet, sur fond de tensions entre professionnels (ou experts du droit) et profanes, la participation au jury de jugement met en jeu des effets de légitimité et des rapports de force qui se construisent non seulement lors des interactions avec les magistrats – et d’autres professionnels, tels le greffier et l’huissier – mais aussi, pendant l’épreuve du délibéré qui elle, fait appel à un positionnement moral devant distinguer les faits, l’intention, les mobiles, établir un équilibre entre la nature du crime, la personnalité de l’accusé et le montant de la peine et s’interroger sur les effets à plus ou moins long terme de la sanction.

UNE EXPÉRIENCE À OBJECTIVER

35Enquêter sur les jurés d’assises oblige à un travail de mise à distance de l’expérience première. La « rupture épistémologique » (Bachelard, 1986) permet de dialectiser l’expérience des jurés d’assises en tenant compte des contraintes objectives et des multiples manières dont les individus vivent le moment singulier des assises. Cette rupture passe d’abord par un travail de problématisation à travers l’examen de la littérature existante, mais aussi par un travail d’investigation empirique. Or la littérature dont on dispose fait peu de place aux jurés et l’on peut être étonné de leur quasi-absence dans les écrits. Non pas qu’ils n’en parlent pas, mais les jurés sont souvent à l’arrière-plan des ouvrages et des articles, davantage comme « objet » de discours et moins comme sujets d’énonciation. Cela peut tenir au fait qu’ils paraissent peu légitimes, mais aussi parce que l’essentiel des travaux existants relève du droit, de la science politique et de l’histoire. De leur côté, et focalisées sur les seules questions de la déviance et du traitement politique et judiciaire de la délinquance, la plupart des recherches sociologiques dont on dispose n’accordent pas d’intérêt à la cour d’assises et aux jurés. Le détour par l’histoire de la cour d’assises offre la possibilité de se saisir de ses paradoxes et des tensions qu’elle engendre dès lors que les jurés, issus de la société civile dont ils sont censés représenter la diversité, risquent de déstabiliser le fonctionnement de cette juridiction. En ce sens, le travail d’objectivation, s’appuyant sur des matériaux historiques, sur quelques données institutionnelles et sur la narration par des jurés et par des magistrats de leur expérience, laisse présager la mise en évidence de différentes manières de se socialiser, de vivre et de s’approprier une expérience judiciaire inédite. En confrontant les différents discours et en mobilisant des éléments recueillis par l’observation de procès, le travail sociologique assure la possibilité d’aller au-delà des propos convenus et de pointer les incohérences et les contradictions d’une institution faisant la part belle à la démocratie délibérative, tout en disqualifiant des jurés perçus comme peu légitimes. Mais ce travail d’objectivation ne peut ignorer le rapport même que le chercheur entretient avec le terrain et avec les acteurs interrogés. En effet, le fait même que cette recherche sociologique traite de la justice pénale et des relations qui se construisent entre jurés profanes et juges professionnels, procède de rapports de forces dans la mesure où les sciences sociales, et la sociologie plus particulièrement, apportent un regard critique en déconstruisant et en dévoilant le monde social et institutionnel. Mais au lieu d’envisager l’objectivation de l’expérience des jurés sous le seul angle des rapports de domination auxquels ils s’affrontent, nous adoptons une démarche qui donne toute sa place à leur expérience effective. Comme le souligne Bernard Lahire à propos de la théorie des champs de Pierre Bourdieu (1987), « à force de s’interroger sur les stratégies ou les intérêts des acteurs, on finit par oublier de décrire et d’analyser sérieusement ce qu’ils font et ce qu’ils disent » (Mouvements, 2002). Aussi, nous envisageons l’expérience des jurés comme un travail mais aussi comme une épreuve – expression générique qui réfère en réalité à une pluralité d’épreuves – dont le sens et les tournures portent l’influence de l’histoire de la cour d’assises, des interactions avec les juges, de la confrontation aux faits incriminés et de la position sociale des citoyens-juges.