1La cour d’assises défraie souvent la chronique, qu’il a s’agisse du jugement des « crimes » les plus cruels, des passions et controverses engendrées par des verdicts jugés parfois « scandaleux » ou encore des erreurs judiciaires, comme en témoigne « l’affaire d’Outreau » et ses prolongements médiatiques et politiques. Mais outre le fait que la cour d’assises ne couvre qu’une infime partie des faits jugés par la justice pénale, elle semble largement traitée sous son angle judiciaire et saisie au prisme des magistrats professionnels et des avocats plus ou moins médiatiques, faisant passer au second plan les jurés populaires, sans doute parce qu’ils occupent un statut profane et moins légitime. Pourtant, ils constituent un collectif à l’importance non négligeable lorsqu’il s’agit de juger un prévenu puisqu’ils sont majoritaires par rapport aux magistrats professionnels.

UNE EXPÉRIENCE JUDICIAIRE COMPOSITE

2Comment en vient-on à devenir juré et quelles sont les manières dont le « citoyen », devenu juge en l’espace d’un temps record, se socialise-t-il à un univers judiciaire qu’il ne connait habituellement qu’au rythme des « affaires » traitées à distance par les médias ? La participation à un jury d’assises ne confronte pas seulement aux crimes à juger, aux témoins et aux experts, aux accusés, aux victimes, aux autres jurés, aux magistrats posés comme réalités indépendantes ou « désincarnées ». Cette participation met le juré face à des réalités sociales, à des rituels et à des épreuves perçues et vécues qui le travaillent parfois plusieurs années après les assises. C’est en quelque sorte toute une dramaturgie sociale qui se construit sur fond d’interactions, d’enchantement, de déceptions et de tensions plus ou moins maîtrisées. Cette expérience apprend aussi sur soi car le juré ne manque pas de faire un retour sur lui-même, sur ses valeurs, sur son monde social apparaissant bien éloigné de ceux auxquels appartiennent les accusés, les victimes et parfois les autres jurés. Cette expérience inédite confronte le juré à une pluralité d’épreuves qui vont de l’appréhension de son rôle de juge « naïf » (Michel, Willemez, 2007) à la confrontation aux rituels judiciaires et à leurs codes implicites, en passant par la rencontre des crimes dont la narration orale – agrémentée parfois de la présentation de photos des faits incriminés – suscite des affects et des émotions indignées ou compatissantes. Cette expérience est aussi celle de l’échevinage entre des citoyens profanes et des juges professionnels, ce qui lui confère un caractère « politique » comme l’avait déjà souligné Alexis de Tocqueville (1986). Cette expérience politique est celle du « pouvoir de juger » reposant sur « l’intime conviction » et le vote secret. Mais ce vote n’a lieu qu’après un délibéré organisé et supervisé par le président, ce qui peut favoriser des jeux d’influence, voire des stratégies perçues comme manipulatoires. Aussi, c’est cette multitude d’épreuves vécues par les jurés qui caractérise leur expérience et se prête à une pluralité de questionnements sociologiques. Qu’il s’agisse du processus de socialisation à la cour d’assises et aux pratiques judiciaires, qu’il soit question des dilemmes moraux qui ne manquent pas de travailler des jurés s’interrogeant sur la « juste peine » et sur le risque de récidive ou encore, qu’il soit question des rapports de pouvoir qui structurent les relations entre juges professionnels et jurés profanes, plusieurs objets sociologiques se présentent à l’observateur. Traiter de l’expérience des jurés suppose non seulement d’identifier les étapes de leur socialisation à un rôle inattendu et d’en saisir l’importance et les effets sociaux et individuels, mais aussi de l’inscrire dans des rapports sociaux et institutionnels qui en modalisent les configurations. Ainsi, l’expérience des « citoyens-juges » est inséparable des modes d’accueil par les auxiliaires de justice tels que l’huissier et le greffier, du travail mené par les magistrats, de la manière dont ceux-ci organisent les audiences et les débats. De même, la façon dont les jurés se socialisent à la cour d’assises et leur sentiment d’avoir plus ou moins pesé sur les jugements, varient selon leur statut social, leur parcours biographique et les ressources dont ils disposent. Si les jurés disent pour la plupart être sortis « changés » par cette expérience, c’est parce qu’elle contribue à asseoir une certaine légitimité et une reconnaissance qui contrastent parfois avec l’ordinaire de la vie sociale. Les effets de cette expérience sont multiples : de la redéfinition des relations avec autrui à l’engagement dans l’espace public, du sentiment d’être plus légitime socialement après cette parenthèse « exceptionnelle » à l’implication plus soutenue face aux affaires judiciaires, la socialisation à la cour d’assises s’apparente à une « rupture biographique » dont il convient d’apprécier sociologiquement la teneur. Pourtant, l’enchantement généré par la cour d’assises peut cohabiter avec un désenchantement. Certains jurés expriment ainsi une critique acerbe à l’égard du pouvoir des juges, des experts et des enquêteurs aux compétences parfois douteuses, ou encore vis-à-vis des autres membres du jury perçus comme peu aptes à juger de manière « intelligente ».

3La cour d’assises juge les crimes de droit commun commis par des personnes majeures (viol, meurtre, vol à main armée, tentative de meurtre, complicité de crime…). Elle peut aussi juger des crimes commis par des mineurs (cour d’assises des mineurs âgés au moment des faits de 16 à 18 ans). C’est une juridiction qui n’est pas permanente. Elle est aussi départementale – chaque département dispose d’une cour d’assises (article 232 du Code de procédure pénale) – et présente une originalité par sa composition et son fonctionnement. On compte annuellement environ 20000 citoyens qui sont convoqués par les cours d’assises en vue de siéger comme jurés (Beauvallet, Cirendini, 2004). La cour d’assises doit se prononcer sur les faits et le droit. Concernant les faits, elle doit statuer sur plusieurs questions dont trois sont récurrentes : le fait est-il établi ? L’accusé en est-il l’auteur ? Avait-il l’intention de le commettre ? Les crimes jugés impliquent, en cas de culpabilité reconnue, une sanction qui peut aller de 10 ans ferme à la réclusion à perpétuité (en droit, dès lors qu’un condamné effectue 10 années de prison effectives, on parle de réclusion criminelle, article 131-1 du Code pénal). Les peines prononcées peuvent être la réclusion criminelle à perpétuité ou à temps, l’emprisonnement ferme et/ou avec sursis, des peines d’amende et des peines complémentaires (telle que l’interdiction d’exercer une activité professionnelle, l’obligation de se soigner…). L’appel aux jurés issus de la société civile pour juger d’un crime a une longue histoire, marquée par des controverses quant à la légitimité des citoyens profanes non familiarisés ni avec le droit ni avec l’univers judiciaire, ses règles et ses codes. Cela fait de la cour d’assises une « juridiction d’exception » parce qu’elle est non seulement non permanente mais aussi, parce qu’elle est la seule à faire appel à des jurés populaires tirés au sort, alors que dans les pays de common law (droit coutumier), tels que les États-Unis, les citoyens sont présents aussi bien dans les procès criminels que dans les procès civils. « Quand on a vécu une expérience comme celle que je viens de vivre, on peut dire qu’on sort de la cour d’assises changé ! C’est formidable même si c’était très dur de juger des types pour un crime ». Ce propos tenu par David, 42 ans, commercial et ancien juré, fait écho à tant d’autres jurés interrogés. S’il témoigne d’une expérience vécue sur le mode de l’enchantement, il n’élude pas les tensions et les ambivalences générées par « l’épisode des assises » (expression d’une ancienne jurée) qui travaillent les jurés parfois bien des années plus tard. Peu explorée et peu travaillée sociologiquement, la socialisation des jurés à la cour d’assises concentre pourtant une pluralité d’enjeux que cet ouvrage se propose de mettre au jour. Entre la socialisation bricolée, ne laissant que peu de temps pour apprendre un rôle inédit, et les interrogations sur sa capacité ou légitimité de juger du sort d’autrui ; entre les injonctions contradictoires d’un droit affirmant d’un côté la nécessité de juger selon sa « raison » et de l’autre, le propos de magistrats faisant l’éloge de la diversité des sensibilités « humaines » telles que portées par les jurés ; entre l’apologie de l’héritage démocratique que constitue la cour d’assises et les arrangements possibles entre avocats et magistrats en vue de récuser des jurés dérangeants, etc., c’est fondamentalement un univers institutionnel et relationnel marqué par des tensions avec lequel se familiarisent les citoyens profanes. Au sein de la cour d’assises, et si c’est en première instance, neuf jurés populaires tirés au sort siègent à côté de trois magistrats – ils sont six depuis janvier 2012 – afin de se prononcer sur la culpabilité et, si celle-ci est avérée, sur une peine d’emprisonnement. En cas d’appel, ce sont douze jurés populaires – désormais, ils sont neuf à siéger dans ce cas – qui se joignent à trois juges professionnels en vue de délibérer sur le sort de l’accusé. À première vue, le nombre des jurés populaires, trois ou quatre fois supérieur à celui des magistrats, est à même d’attester du caractère « démocratique » de cette juridiction statuant sur les crimes les plus graves selon le droit. Mais cette supériorité ne conduit pas à en faire des acteurs dominants car la participation effective au jury est suspendue au pouvoir des magistrats qui sont forts de leur statut professionnel, de leur connaissance du droit et de leur expérience.

L’EXPÉRIENCE DES JURÉS D’ASSISES COMME ÉPREUVE

4Le monde de la justice pénale se présente souvent comme un univers à la fois connu et méconnu, suscitant inquiétude et fascination. La figure extrême et sans doute idéale-typique de cette justice troublante est incarnée par la cour d’assises, tant cette juridiction fait la une des médias, et incarne tout autant l’image d’un appareil judiciaire répressif que les dérives d’une justice susceptible d’être injuste voire inhumaine, comme en témoignent les critiques acerbes à l’égard des condamnations à tort d’innocents, ou quand des présumés coupables sont acquittés. Ainsi, l’expérience des jurés d’assises tirés au sort et devant rapidement se socialiser à ce nouveau rôle éclaire sur cette transition aussi rapide qu’inattendue d’un monde social où l’on juge selon des principes et des valeurs distanciés, vers un contexte judiciaire incarné par un tribunal et par des acteurs vis-à-vis desquels il s’agit de « tenir » un rôle et d’engager un jugement aux effets plus ou moins tangibles. Cette confrontation à la justice pénale est préalablement marquée par le poids d’un imaginaire social mêlant médiatisation de faits divers et de procès et fictions télévisuelles plus ou moins emblématiques – les émissions En vôtre âme et conscience (1965-1969), Messieurs les jurés (1974-1986) et Intime conviction (2006-2007), Faites entrer l’accusé (de 1999 à aujourd’hui), Verdict (depuis 2005), Enquêtes criminelles (depuis 2008), ont eu un certain succès. Mais que sait-on de l’expérience et du travail des jurés d’assises ? La plupart des publications traitant de la cour d’assises minimisent la place et le rôle des jurés populaires, et si l’on s’interroge sur le caractère démocratique de cette institution (Lombard, 1993 ; Salas, 2005 ; Vernier, 2008), sur son statut politique eu égard au mythe du « peuple juge » (Rosanvallon, 2006 ; Sintomer, 2007), ou encore sur les valeurs morales intervenant dans le jugement (Gruel, 1991), les analyses restent assez générales et évasives sur le travail et les interrogations qui animent ces « juges d’un jour » (Latapie, 2009). De son côté, l’approche ethnographique (Jolivet, 2006) reste largement enfermée dans la description des interactions entre jurés et magistrats sans interroger l’expérience des individus, leur manière de se socialiser à l’univers de la justice et surtout, sans penser les effets de ces interactions sur le rapport à la justice pénale. Cette surestimation des interactions et de la sociabilité au sein des jurés populaires élude les rapports de forces avec les magistrats professionnels alors qu’ils structurent fortement les audiences et le délibéré (Besnier, 2007). L’activité des jurés constitue un travail parce que les individus se consacrent pendant deux à trois semaines à servir la justice, avec pour compensation des indemnités journalières dans le cas où ils seraient tirés au sort. Mais ce travail englobe aussi et surtout la préparation à ce nouveau rôle, l’engagement d’un jugement et l’émergence d’interrogations s’apparentant parfois à des tourments qui travaillent les jurés plusieurs mois, voire plusieurs années plus tard. L’épreuve des assises marque fortement les individus et les amène bien souvent à réinterroger leurs préjugés, à penser autrement la vie sociale. Elle engendre des sentiments ambivalents, entre enchantement et désillusion et bien que certains jurés en vantent le caractère « démocratique », le retour à la vie ordinaire ressemble souvent à une sorte d’oubli par la justice pénale. Au-delà de l’éventuelle déception quant au fonctionnement démocratique de la cour d’assises, c’est aussi ce contraste entre le sentiment d’avoir été reconnu et le fait d’avoir été renvoyé vers son quotidien habituel qui vient modérer l’enchantement généré par cette expérience. Dans la mesure où la probabilité d’être tiré au sort est très faible (une chance sur 1300 en Province, une chance sur 1800 à Paris), les jurés se considèrent comme « privilégiés » et peuvent s’autoriser à défendre – manière de prolonger leur fonction de « juge » – la justice pénale, la cause des victimes ou parfois celle des accusés. Ainsi, les jurés adhérant à une association – telle l’Association des anciens jurés du Nord – sont animés par le projet de peser sur la justice pénale et de la réformer. C’est une véritable épreuve de justice que vivent les jurés dont le statut est d’emblée placé sous le signe d’une légitimité relative puisqu’ils ne sont pas des professionnels du droit et occupent une position dominée par rapport aux juges, le président de la cour d’assises en l’occurrence. Cette expérience éclaire ainsi sur la manière dont se produit une « double intrusion » dans la vie des jurés : l’une, passive, réfère au moment où un courrier les informe de leur éventuelle participation aux assises, suivi quelques semaines plus tard par leur convocation effective ; la seconde intrusion est celle de leur rencontre avec les professionnels de la justice, une rencontre jalonnée de doutes et de questionnements sur leur légitimité, un peu comme s’ils se percevaient comme des « intrus » dans un univers dont de nombreuses pratiques contredisent les principes affichés. Cette épreuve de justice est aussi celle d’une mise à l’épreuve des valeurs et des principes portés par les jurés où il ne s’agit plus de porter des jugements généraux et détachés, mais de juger de l’avenir et du devenir d’un ou des accusés.

5Mais la mise à l’épreuve de ses valeurs devient aussi une mise à l’épreuve de soi puisqu’en toile de fond, les jurés ne jugent pas indépendamment de leur socialisation et de leur histoire biographique. C’est ainsi que l’analyse proposée par Louis Gruel (1991) concernant la justice pénale s’affronte à une interrogation princeps : lorsqu’on juge un criminel, applique-t-on un droit autonome ou met-on en évidence un jugement encastré dans la vie sociale parce que procédant d’une pluralité de valeurs excédant le seul cadre de la justice criminelle ? En distinguant le jugement des individus, le jugement des personnages et le jugement des personnes, L. Gruel met en relation mode de fonctionnement de la justice et structures sociales, variable d’une culture à l’autre, mais aussi selon que l’on raisonne dans l’idéal (de justice) ou selon qu’il s’agisse de la justice rendue lors d’un procès. Il observe qu’en occident, la justice procède de valeurs culturelles qui posent la souveraineté de l’individu et sa responsabilité : « Tous libres, tous raisonnables, tous également responsables » (Gruel, 1991, p. 124). Les magistrats et les jurés jugent des individus qui ont à répondre de leur crime mais de manière variable selon leur histoire et les circonstances de leur acte. Dans les sociétés fortement hiérarchisées, le plus souvent traditionnelles et peu perméables à la mobilité sociale, la répression des infractions vise à empêcher tout brouillage susceptible d’affecter les classements. Ici, l’individu n’est pas souverain puisqu’il représente une réalité à laquelle il appartient, le groupe social en l’occurrence. Si le jugement des individus repose sur un idéal de justice variant d’une société à l’autre, dès lors que l’on se place au plan de l’application empirique de la justice, il devient un jugement de personnes. En ce sens, L. Gruel relève que juger des personnes – plus que des individus –, tel est le rôle des jurys populaires. La personne qualifie l’homme en société qui a des droits et des devoirs dont l’exercice dépend de ses relations avec la communauté composant son entourage : « Les jurés se réfèrent à ce qu’on peut appeler des “personnes”, c’est-à-dire à une sorte de dignité d’existence dont la qualité, l’épaisseur, la valeur se logent dans l’accomplissement convenable des rôles sociaux, dans la conformité quotidienne aux attentes normatives de l’entourage, dans le respect des obligations, fussent-elles non écrites, du statut occupé » (Gruel, op. cit. p. 7). Dans la mesure où les audiences lors des assises mettent en évidence un ensemble de facteurs susceptibles d’éclairer sur les raisons et le mobile du crime – facteurs au sein desquels la vie intime du prévenu est mise au jour –, les jurés ont à statuer sur la culpabilité selon les circonstances sociales et subjectives. Du coup, on peut distinguer la « violence légitime » (que consacrent les « circonstances atténuantes », expression abrogée depuis 1994 dans le code pénal) de la « violence scandaleuse » (caractérisant le « crime crapuleux » dont le jugement est d’autant plus sévère que l’accusé ne remplit pas de manière « normale » ses autres rôles sociaux). De fait, la perspective judiciaire qui ne raisonnerait qu’en termes d’individu désincarné de ses rapports sociaux s’oppose au regard profane qui ne pense cet individu qu’au sein des relations d’interdépendance et de « sa forme de coexistence avec les autres et dans le cadre de sa vie collective » (Elias, 1991, p. 104). Angèle Christin précise cependant que « Le jugement des jurys est un jugement des personnes en société. Mais il a lieu au sein des cours d’assises, dans l’institution judiciaire. Et, en ce sens, il est soumis à un certain nombre d’attentes » (p. 148-149). Le travail de Louis Gruel s’attache à analyser la manière dont s’opère la rencontre entre des jurés profanes se socialisant aux « normes de la droiture » et les juges professionnels, obéissant à la logique du droit. Cette recherche sociohistorique n’a cependant pas mobilisé de matériau recueilli auprès d’anciens jurés, mais s’appuie sur des documents et des archives judiciaires.

6La notion d’épreuve, développée par la sociologie pragmatiste (Boltanski, Thévenot, 1991), part de l’idée que les individus sont dotés de conscience et de logique qui doivent être considérées comme des régimes d’action. L’objectif n’est pas de se focaliser sur les fins de l’action mais d’en délimiter la dynamique ou les formes d’engagement. Ainsi, les jurés d’assises se confrontent à des épreuves autorisant le passage d’un type d’engagement à un autre (par exemple un engagement légal, reposant sur l’obligation de siéger, peut donner lieu à un engagement plus « citoyen » où l’individu adhère à son rôle et se voit comme incarnant une démocratie populaire). Ce sont les situations ou les contextes d’interaction qui, en tant qu’épreuves, déterminent le travail critique des acteurs. Comme le souligne Luc Boltanski, « à travers les épreuves, et la manière dont elles s’articulent entre elles, se dit aussi quelque chose de l’ordre social » (Boltanski, 2005, p. 73). En suivant le modèle analytique de Boltanski, on peut dire que l’expérience et l’engagement des jurés lors des assises traduisent des registres de justification variés qui leur permettent de donner un sens moral à leur pratique. Si les épreuves mises en œuvre par l’institution judiciaire marquent les jurés, c’est parce qu’elles visent à la fois à confirmer la cour d’assises en tant que figure emblématique de l’État régalien, et à fournir aux citoyens-juges l’argument de la contestation et de l’interrogation sur les pratiques judiciaires effectives ainsi que sur leurs propres valeurs. L’expérience et « l’engagement » moral des jurés lors des assises les amènent à construire et à repenser leur manière de juger mais aussi à s’interroger sur leur propre « responsabilité » devant les faits incriminés. Il ne s’agit plus de « souffrir à distance » (Boltanski, 2007) mais de réagir dans une proximité qui engage le jugement. Ainsi, Patrice, agent hospitalier, a eu « honte d’être un homme » car il ne supportait pas de « voir que ces femmes [victimes de viol] ont été détruites par des criminels ». De son côté, Juliette, professeur d’arts plastiques, ne conçoit plus sa « vie sans lutter pour éviter que ces choses se produisent ». Elle se demande « si ce gamin qui a été violenté par ses parents n’aurait pas eu un meilleur avenir si on avait su réagir plus tôt ! ». La sociologie pragmatiste éclaire partiellement sur l’expérience des jurés dans la mesure où les épreuves auxquelles ils s’affrontent mettent en jeu de « l’émotion » où alternent indignation et dénonciation, souffrance ressentie et invocation de principes de justice, tels que « réparer », « sanctionner », « exclure » et « réinsérer ». Il s’opère ainsi une sorte d’aller et retour entre des jugements moraux généraux et des jugements moraux contextualisés, car « on ne juge pas sans conséquences, et on doit peser tous les éléments pour pouvoir juger avec une certaine objectivité » (propos d’une juge assesseure). Pourtant, il convient de penser les épreuves vécues par les jurés en les rapportant à leur expérience sociale de profanes, une expérience qui procède aussi de leur biographie. Ne peut-on pas considérer que l’épreuve dit tout autant sur l’institution judiciaire et son fonctionnement que sur les jurés porteurs d’une histoire qu’ils ne manquent pas d’ailleurs d’interroger au terme de cette expérience de jugement (Jellab, Giglio-Jacquemot, 2012, b) ? Nous associons la notion d’épreuve à celle d’expérience où le juré doit se socialiser à un univers judiciaire méconnu, élaborer des stratégies – pour éviter d’être récusé, maîtriser en apparence ses émotions, formuler des questions acceptables – et construire une distance réflexive et plus ou moins authentique (Dubet, 1994). Ainsi, on peut mobiliser la notion d’épreuve en en élargissant le sens, notamment à l’aune de travaux récents (Martuccelli, 2006 ; Dubet, 2009) qui permettent de cerner de manière novatrice ce qui se joue et se construit chez des individus devant endosser un rôle auquel ils sont peu préparés, et relevant le plus souvent d’une « aventure humaine ».

7Dans la mesure où les caractéristiques structurelles de la société telles que l’origine sociale, les classes sociales, les titres scolaires, la catégorie de genre, ne suffisent pas pour rendre compte de la diversité des manières d’agir des individus, l’option analytique s’appuyant sur la notion d’épreuve assure une certaine continuité entre le collectif et l’individuel, entre le commun et le singulier. « Un des mérites de la notion d’épreuve est justement d’apparaître comme un opérateur analytique capable de rendre compte à la fois de tendances croissantes vers une mise en forme commune de défis et de la diversification des réponses singulières » (Martuccelli, 2010, p. 157). Si l’on souscrit à l’idée que cette expérience des assises est largement vécue sur le mode personnel, il faut aussi y voir la manifestation d’un travail de l’acteur dans lequel « la subjectivité des individus est probablement ce qu’il y a de plus social » (Dubet, 2009, p. 208). Plusieurs jurés font état d’une souffrance personnelle et à l’instar de Gilbert, 52 ans, électricien, qui a eu « besoin de parler à une psychologue », c’est souvent l’impression d’avoir été délaissé avec ses « problèmes » qui prévaut. Cette « épreuve existentielle » (Boltanski, 2009) peut expliquer l’adhésion à un collectif d’anciens jurés qui, en œuvrant pour peser sur la justice et améliorer le sort des victimes et des détenus, ou encore prévenir la récidive, permet d’abord au juré de socialiser la souffrance vécue. C’est ainsi qu’une ancienne jurée nous dit : « Je pense que l’association [des anciens jurés] atteindra son objectif quand on parviendra à rassurer les nouveaux jurés et à lever leurs inquiétudes ». C’est aussi l’écart perçu entre leur sensibilité de jurés, les émotions éprouvées lors des procès, et l’attitude apparemment « neutre » et « impassible » des juges qui interpelle les citoyens. Il fournit l’argument d’une critique récurrente de certains magistrats perçus comme « inhumains » et « blasés ». Or la socialisation à la cour d’assises, en suscitant largement la catégorie d’« émotion » chez les jurés, en indique le statut profane et dominé vis-à-vis des juges professionnels. Et lorsque les magistrats font l’apologie du « bon sens » et du « vécu » de ces citoyens pour en légitimer le rôle, ils sont en même temps réticents à l’égard de jugements peu « rationnels » et peu « sereins » chez certains jurés. Pourtant, bien que la référence à l’émotion et à un regard « humain » soit avancée par les jurés comme une manière de s’opposer à un regard juridique « blasé », ils ne sont pas réfractaires au droit et parfois même, leur participation à plusieurs procès en fait des « initiés » repérant les stratégies et les règles du jeu, et pouvant à ce titre déstabiliser l’autorité du président de la cour d’assises. La socialisation à la cour d’assises, à ses rituels et à des faits incriminés souvent cruels, s’opère sur fond d’interrogations sur sa légitimité de « citoyen-juge » que les magistrats cherchent à conforter, tout en en soulignant les limites.

UNE ÉPREUVE MARQUANTE

8« La notion d’épreuve engage une conception de l’individu comme un acteur qui affronte des problèmes et une représentation de la vie sociale comme constituée d’une pluralité de consistances » (Martuccelli, 2006, p. 11). La sociologie des épreuves invite à un double regard : l’un part des individus, des manières dont ils s’en saisissent et les maîtrisent ; l’autre part des mécanismes sociaux produisant un système d’épreuves. Le système des épreuves devient un « opérateur analytique » permettant d’éviter l’écueil du psychologisme mais aussi du sociologisme qui identifie l’individualité à un destin social. Pourtant, cette analyse n’évite pas la tension entre singularité et régularité dès lors que les individus se présentent toujours comme des êtres particuliers alors même que les déterminations sociales et institutionnelles paraissent communes et d’une certaine manière partagées. L’expérience des assises illustre bien le caractère « marquant » d’un événement dans une biographie parce qu’il exerce sur les jurés un effet moral et social durable jusqu’à parfois transformer leur rapport à autrui et leur identité sociale et subjective. Car la socialisation à la cour d’assises et la construction de leur rôle de jurés sont étroitement liées aux cadres de vie des individus, à leur position sociale et professionnelle mais également à leurs valeurs intériorisées. Il ne s’agit alors pas de surestimer l’effet d’une socialisation contrainte aux assises sur la vie des anciens jurés mais de comprendre, à travers l’analyse méticuleuse et fine de cette rencontre avec un univers judiciaire hautement symbolique, comment les individus s’affrontent à cette épreuve dans ce qu’elle a d’inédit, de déstabilisant, dans ce qu’elle recouvre comme rapports de domination et dans ce qu’elle engendre comme interrogations sur leur légitimité de citoyens profanes. Il s’agit également de cerner les conséquences sociales et subjectives d’un jugement effectué au nom du « peuple français ». Cette expérience est aussi révélatrice des contradictions du monde social, les jurés se sentant doublement légitimes et illégitimes, reconnus et disqualifiés, « honorés » et « traités comme des moins que rien ». En tant qu’épreuve, la participation à la cour d’assises interroge sur les mécanismes institutionnels et subjectifs intervenant dans le jugement des affaires et bien que la distinction entre le fait et le droit caractérise cette juridiction, il convient de souligner qu’elle laisse toute leur place aux valeurs morales à l’aune desquelles sont aussi appréciés les crimes, leurs conséquences sociales (notamment sur les victimes) et les manières de les punir. Au-delà des expériences singulières qui nous permettent de mieux apprécier la teneur de cette socialisation aux assises quant au rapport aux autres et à soi-même, ce sont aussi les régularités générées par la participation au jury populaire qui retiennent notre attention. C’est une expérience composite que les jurés vivent à la rencontre des assises, allant de leur rencontre avec une institution judiciaire aux normes de fonctionnement et aux codes implicites, aux interactions avec des magistrats et des auxiliaires de justice (greffier, huissier), en passant par la sociabilité plus ou moins soutenue avec les autres jurés et la découverte de « mondes sociaux » parfois tragiques, comme par exemple les parcours précaires et plus ou moins anomiques des accusés et des victimes. Mais pour se rendre compte de l’intensité de cette expérience des assises, il faut l’envisager à l’aune de sa dynamique mettant souvent en scène une dramaturgie et ne manquant pas de soulever chez les jurés des formes de révolte, de critique radicale mêlant parfois indignation et « haine ». Ainsi, quand un juré relève que « l’accusé n’a même pas demandé pardon », qu’il « rigolait alors que la victime témoignait en pleurs », c’est aussi cette dramaturgie sociale qui contribue à forger son « intime conviction » et à faire passer le jugement sur les faits vers un jugement moral. En suivant le raisonnement de Patrick Pharo (2004), on peut dire que le crime – au sens juridique du terme – met à l’épreuve les valeurs des individus parce qu’il incarne « une souffrance indue ». Mais dire cela n’élude pas la question des dilemmes moraux dès lors que les jurés s’interrogent sur l’efficacité ou non de la sanction, sur la possible récidive en cas de libération succédant à des remises de peine ou encore, sur le caractère fondamentalement « inhumain » d’une longue peine de prison qui fera que « le gars va sortir encore plus endurci qu’avant et sans perspectives d’avenir ». Le jugement des crimes chez les jurés laisse également apparaître l’influence de leur histoire biographique et de leur position sociale parce qu’elles entrent en dialogue et en tension avec les faits incriminés et génèrent des tensions avec le point de vue des autres membres du jury.

DES PROFANES FACE À DES PROFESSIONNELS OU DES RAPPORTS DE DOMINATION EN JEU

9Les jurés d’assises sont rarement des professionnels du droit et même s’il arrive qu’ils aient des compétences juridiques, elles pèsent peu face à des magistrats dont la légitimité repose tout autant sur leur statut institutionnel que sur une expérience acquise dans le champ de la justice pénale et civile. Ce statut profane contribue à entretenir des interrogations sur la légitimité des jurés, d’autant plus qu’ils sont rarement mis en avant par les médias. Les notions de « profanes » et de « professionnels » valent ici pour leur caractère institutionnellement défini et situé, puisqu’elles indiquent bien une différence statutaire entre des jurés « ordinaires » et des juges dont le métier est bien de rendre justice au nom de la loi et de l’État. Cela ne doit pas conduire à réifier cette différence entre juges et jurés populaires dans la mesure où les catégories de jugement et de perception des crimes, des accusés, des victimes ou encore du rôle même que la cour d’assises doit assumer relèvent également de valeurs morales profanes (non soumises aux règles du droit).

10La cour d’assises repose sur trois principes : l’oralité, la continuité des débats et « l’intime conviction » (Le Quinquis, 2004). Cela signifie que ce n’est pas le droit qui dicte la décision des jurés mais leur « conscience » et leur « raison ». Les jurés ne peuvent répondre que par « oui » ou par « non » aux différentes questions formulées par le président. « L’intime conviction » comme catégorie juridique est affirmée dans le code de procédure pénale. Elle est prononcée solennellement à deux reprises par le président de la cour d’assises : au moment de l’installation du jury de jugement et juste avant que la cour et les jurés ne se retirent pour délibérer. Pour les juges professionnels, les jurés « apportent un regard neuf » et cela est censé « éviter que l’on tombe dans des routines » (une présidente de cour d’assises). C’est d’ailleurs ce propos qui est avancé lors de leur accueil par le président, manière de dire leur légitimité « même s’ils ne connaissent pas le droit » (un président de cour d’assises). Mais ce regard neuf ne va pas de soi dès lors que les jurés peuvent remettre en cause le fonctionnement de la cour d’assises, et contrarier « l’intime conviction » des magistrats. C’est ainsi que l’on peut saisir les contradictions dans le discours des juges affirmant d’un côté l’importance de l’échevinage, du « co-jugement » avec des citoyens ordinaires, et attachés, de l’autre, à ce que ces derniers ne « l’emportent » pas sur la cour qui est forte de la connaissance du droit et de l’expérience professionnelle des magistrats. Les jurés construisent « une vérité » des crimes qu’ils ont à juger. Il s’agit d’un jugement qui repose sur une croyance selon des indices, des faits rapportés, débattus de manière contradictoire et selon des arguments plus ou moins vraisemblables (par exemple selon que les faits incriminés partent d’une constatation ou d’une dénonciation comme dans les affaires de viol et de mœurs, qui constituent l’essentiel des crimes jugés). De fait, il s’agit moins d’aboutir à la « manifestation de la vérité » (art. 81 du code de procédure pénale) que de se forger une opinion appelée « intime conviction ».

11L’expérience de juré est située dans l’espace-temps du tribunal mais également dans la confrontation qui s’opère entre sa trajectoire (son histoire) sociale et l’univers de la justice. La rencontre à venir avec le tribunal et des juges professionnels oblige les jurés à s’informer sur le fonctionnement des assises, à s’organiser par rapport à leur activité quotidienne – professionnelle et familiale en l’occurrence – et à se socialiser à un rôle aux configurations incertaines. Mais s’il existe des différences entre les jurés quant aux manières d’appréhender et d’anticiper leur rôle à venir, une interrogation récurrente les travaille : celle de leur légitimité. « Qui suis-je pour juger des accusés ? », se demandent-ils. Cette interrogation structure largement la relation dominée aux magistrats professionnels, dont la forte légitimité peut aussi renforcer le sentiment d’être influencé voire, « manipulé » que certains jurés disent avoir éprouvé. Cette expérience inattendue suppose que les jurés, selon leur socialisation antérieure, leur position sociale et leur plus ou moins grande familiarité avec les univers reposant sur une économie des échanges symboliques (en particulier les interactions langagières supposant la capacité à écouter et à se concentrer sur des discours et des débats), seront plus ou moins « à l’aise » dans le rôle à construire. Elle implique aussi qu’au fondement de la relation avec les magistrats et de leur capacité à « peser » sur les jugements, leur méconnaissance du droit mais aussi des usages et codes de la cour d’assises, c’est leur légitimité qui est en jeu. Celle-ci a été controversée historiquement (Pradel, 2001) et parait fragile puisque les jurés peuvent être récusés et sont de toute manière amenés à ne siéger que temporairement. La rencontre avec la cour d’assises fait souvent suite à des questionnements sur sa légitimité en tant que juré et les magistrats savent bien que « ce n’est pas naturel de venir au tribunal pour juger du jour au lendemain des gens accusés de crime » (une assesseure). Aussi, le propos des juges, secondés par les greffiers, est-il de tenter de les « rassurer », d’insister sur leur « bonne volonté », leur « bon sens » et sur leur « intelligence » afin de juger. Mais ce discours de légitimation résiste peu aux nombreux paradoxes que les jurés ont vite fait de relever et dont l’expression la plus manifeste, et sans doute la plus violente, est celle de la récusation. En effet, récuser un juré qui s’est préparé à cette échéance, qui a bien retenu l’obligation de présence, qui s’est assuré d’une relative légitimité, n’est-ce pas le disqualifier jusqu’à générer le sentiment d’être méprisé par la cour ? Cela semble d’autant plus marquant que la récusation est annoncée sans justification, ce qui laisse place à de nombreuses suspicions. Ainsi, une jurée déclare qu’une dame ayant été systématiquement récusée « était persuadée qu’elle n’a pas été retenue parce qu’elle est femme de ménage ! ». La récusation incarne une violence symbolique qui rappelle aux jurés leur statut dominé, tout en réconfortant les « élus » (qui n’ont pas été récusés ou qui ne l’ont pas été systématiquement) dans leur statut d’individus « reconnus » et légitimés. Pour serge, technicien en informatique, « on se sent privilégié, c’est comme si on recevait la Légion d’honneur ! ». Quand les jurés déclarent qu’ils ont été « honorés », que « c’est très fort comme moment », ils désignent ce rite d’institution (Bourdieu, 1982) dont la force symbolique se renforce du caractère protocolaire de la cour d’assises. Mais si siéger en cour d’assises apporte une reconnaissance, l’ampleur de celle-ci dépend également de sa capacité – perçue comme telle – à peser sur le jugement. De fait, la quête de la reconnaissance est à la mesure des incertitudes entourant la participation des jurés et ses configurations. La recherche d’une reconnaissance peut varier selon les statuts sociaux et professionnels des jurés, mais elle peut être aussi favorisée par la nature des interactions entre les magistrats et les citoyens. Le mépris parfois ressenti par les jurés leur rappelle leur statut doublement dominé : au sein de la cour d’assises et dans la vie sociale. En même temps, les jurés savent que leur statut est fragile et certains d’entre eux sont persuadés qu’il y a des arrangements entre magistrats et avocats en vue de les récuser.

12Si l’échevinage entre citoyens et juges rapproche la cour d’assises d’autres juridictions – c’est le cas des tribunaux des affaires de sécurité sociale, des tribunaux pour enfants et des tribunaux paritaires des baux ruraux –, les jurés d’assises occupent une place dominée au sein de l’institution judiciaire alors même qu’ils disposent, paradoxalement, d’une forte légitimité symbolique du fait de leur tirage au sort à partir de listes électorales. C’est d’ailleurs cette association entre vote politique et vote en cour d’assises qui est évoquée par les jurés pour qualifier l’importance de leur rôle mais aussi la singularité de leur regard puisqu’il repose sur leur « sensibilité » et leur « vécu ». Mais comme le souligne Antoine Vauchez (2007), et suite aux affaires médiatiques mettant en lumière des erreurs judiciaires – notamment l’affaire Outreau –, la légitimité des magistrats professionnels se renforce désormais de leur capacité à endosser des postures profanes tels l’humanité, la sensibilité et l’humilité.

13La distinction entre le sacré et le profane a déjà fait l’objet de nombreux débats et réflexions tant philosophiques et sociologiques qu’anthropologiques (Durkheim, 1979 ; Mauss, 1950). Si la genèse de cette distinction est d’abord religieuse, elle signifie que le monde social est marqué par de nombreuses oppositions où le profane se démarque du sacré, celui-ci disposant d’attributs symboliques plus ou moins reconnus institutionnellement (on oppose le savant au profane, l’expert au profane, l’homme d’Église au profane…). Le modèle analytique opposant experts (ou professionnels) et profanes a montré son intérêt dans des recherches traitant des rapports entre militants ou sympathisants et hommes (ou femmes) politiques. Daniel Gaxie (2008) souligne comment cette distinction entre experts ou professionnels et profanes doit à la division sociale du travail et qu’elle doit être pensée au regard de la multiplication actuelle des dispositifs de participation. Dans une perspective assez proche, Loïc Blondiaux (2008) défend l’idée que le profane n’a de sens qu’à l’aune du rôle qu’il exerce dans une relation sociale d’autorité. C’est donc moins une réalité en soi qu’un rapport social constamment redéfini. Ce point de vue conduit aussi à s’interroger sur « ce que les dispositifs font aux “profanes” » (Blondiaux, 2008, p. 42). De fait, si les anciens jurés sortent « changés » de cette expérience, s’ils s’estiment plus ou moins reconnus, n’est-ce pas in fine parce qu’ils se situent à mi-chemin entre profanes et professionnels, entre citoyens ordinaires et citoyens plus au fait de la justice pénale ? Or cette expérience « marquante » l’est tout autant au plan des affaires jugées et de leur degré de cruauté qu’au niveau des interactions avec les magistrats et de manière moins affirmée, avec les autres jurés populaires. Plusieurs jurés – notamment chez ceux qui sont issus de milieu populaire – se déclarent peu enthousiastes à l’idée de « revivre la même expérience », et cette réticence tient moins au « déclin du civisme » (propos d’un avocat général) qu’à la crainte d’être peu légitime ou de ne constituer qu’un alibi pour les juges. Pour Georg. W. Hegel (1986), le jugement pénal peut et doit revenir aux jurés parce que son objet est de juger d’un cas « dans sa singularité immédiate » et cela exige une « connaissance qui est à la portée de tout cultivé ». Cela est d’autant plus vrai que la preuve mobilise une « intuition sensible et de la certitude subjective ». Hegel voit dans le jury populaire le moyen qu’a la société civile de ne pas subir la domination des juges professionnels. Comme le souligne Yves Sintomer, pour Hegel, « La participation des profanes à travers les jurys est légitime, plus, elle est positive en ce qu’elle permet aux membres de la société civile de connaître le droit, de le pratiquer et de s’en réclamer, d’être jugés par des pairs » (2007, p. 81).

14Robes et habits civils distinguent les positions de chacun, notamment les magistrats et les jurés. « Nous pouvons donc distinguer deux catégories d’acteurs, d’un côté les initiés, de l’autre les profanes. Dans l’arène que constitue la salle d’audience, le langage juridique structure l’espace de communication et participe de la limitation du monde social de la justice. Pour les jurés, le langage juridique est avant tout un obstacle majeur à la compréhension des faits et du déroulement du procès » (Jolivet, 2006, p. 210). Pourtant, cette thèse n’est pas totalement corroborée par nos observations. Peu de jurés font mention du langage juridique qui serait un obstacle à la compréhension des débats. En réalité, les compétences juridiques des magistrats opèrent à l’arrière-plan de la relation construite avec les jurés car si seul le « bon sens » doit primer pour juger, la loi définit les crimes et précise le montant des peines, comme les modalités de leur exécution. Mais si les jurés doivent être « juges », sur quels savoirs repose leur compétence de juger ? Le statut profane des jurés ne signifie pas qu’ils ne disposent pas de compétences relatives à l’acte de juger mais que leur faible connaissance du droit et de la justice pénale peut induire des effets de domination ou des doutes, qui les amèneraient à s’en remettre à autrui, en l’occurrence aux juges professionnels. L’invention d’un jury, appelé à statuer sur des faits criminels, a constitué une avancée démocratique – ou du moins, elle fut défendue comme telle – pour l’assemblée nationale constituante, mais ni la composition de ce jury, ni les modalités même de sa désignation ne créèrent l’unanimité. On se posa alors la question de savoir si la faculté de juger devait revenir à « tous » les citoyens ou si, à défaut d’être une affaire d’experts, elle ne devait pas être l’apanage de notables disposant de capitaux divers ? Cette distinction entre professionnels et profanes réfère aussi à l’histoire même de l’institutionnalisation du jury populaire qui a été jalonnée par des critiques récurrentes à l’égard d’un peuple dont l’impulsivité et les passions versatiles ne paraissaient pas être compatibles avec la capacité de juger de manière rationnelle. La recherche sociohistorique menée par Paula Cossart (2010) sur le meeting politique met en évidence la critique acerbe énoncée aussi bien par les monarchistes que par les républicains à l’encontre d’un peuple « immature » et qu’il faudra de toute façon « guider ». Pourtant, et si l’on qualifie de profane la méconnaissance du droit par les jurés populaires, le fait qu’ils soient capables de juger et qu’ils endossent progressivement le rôle de « juges » issus de la société civile témoigne de leur capacité à produire des appréciations sociales et morales argumentées. De même, les magistrats professionnels, s’ils maîtrisent bien les procédures et les contenus des textes juridiques, ils ne jugent pas indépendamment de leur système de valeur qui relève moins du droit proprement dit que de leur expérience morale, même si celle-ci se double de leur expérience professionnelle. C’est ce que met en évidence Dominique Dray (1999) qui, à l’aune d’une enquête ethnographique menée au sein d’un tribunal de grande instance, montre comment les juges sont animés par un « idéal absolu » de justice et un « idéal du juste personnel ». Les jugements rendus sont des jugements « ordinaires » faisant appel à un raisonnement profane, où le mis en cause est perçu selon des références sociales ordinaires (« pauvre type », « dangereux », « inaccompli »…).

15Ainsi, la distinction entre professionnels et profanes, si elle reste fondée au niveau institutionnel, ne peut prendre toute sa mesure que si elle est nuancée par une pluralité de facteurs qui font, in fine, que la justice rendue – lors et après le délibéré – est loin d’être une « simple » application d’un droit écrit auquel jurés populaires et magistrats se référeraient strictement. Angèle Christin remet ainsi en cause la distinction simpliste entre juges profanes et juges professionnels : « Il est nécessaire de plonger dans la sphère du jugement professionnel, du jugement des juges. Est-il réellement autonome ? Est-il si distinct du jugement profane ? » (2006, p. 145). S’appuyant sur des observations menées par D. Simmonot, chroniqueuse judiciaire, A. Christin observe que la justice effective reste une construction sociale, soumise à des aléas et à des imprévus. Le jugement « dépend du juge, de l’avocat, du procureur, s’ils sont humains ou irritables. Tout dépend de l’heure à laquelle on passe, si la journée est chargée, si les magistrats en ont assez. Tout dépend du contact qui peut passer à l’audience entre les différents acteurs, s’ils ont le mot juste, la bonne attitude » (Christin, 2006, op. cit. p. 145). Cette distinction entre profanes et professionnels est une grille de lecture dont il faudra éprouver la pertinence et surtout dégager les enseignements sociologiques car si des recherches ont pu mettre en évidence la centralité du pouvoir et de l’autorité du président de la cour d’assises sur les jurés (Scharnitsky, Kalampalikis, 2007 ; Vernier, 2008), nos observations montrent que les magistrats professionnels sont également sous influence et peuvent aussi, selon la composition sociale des jurés, éprouver des difficultés pour asseoir leur point de vue. Comme le souligne Yves chevalier, « La légitimité n’est rien si elle n’est pas reconnue par tous. Croyance en la légalité, croyance au sacré d’une tradition, soumission à un chef, la légitimité n’est pas un état de pouvoir mais une disposition du dominé » (1999, p. 24). Les enjeux des interactions entre professionnels et profanes réfèrent aussi bien à la manière dont les juges conduisent les débats qu’à la façon dont les éléments contribuant à forger « l’intime conviction » sont mis en évidence. Les questionnements sont alors pluriels : pourquoi commencer l’audience par l’examen de la personnalité de l’accusé au lieu de débuter par la narration des faits ? Est-on sûr que tous les éléments du dossier de l’instruction ont été présentés lors de l’audience ? Pourquoi insister sur des faits macabres en présentant longuement des photos de crime si ce n’est pour susciter la réprobation, voire le « dégoût » afin de peser sur l’opinion des jurés ? Et la culpabilité, comment être sûr qu’il s’agit d’un meurtre si l’intention de donner la mort n’est pas établie ? Ne risque-t-on pas de se voir imposer une peine à prononcer allant à l’encontre de sa conviction dès lors que l’accusé a été reconnu coupable à la majorité de 8 voix (ou de 6 voix aujourd’hui) ? Ces interrogations qui travaillent les jurés – il s’agit bien sûr d’anciens jurés mais qui se sentent toujours jurés quand on les interroge sur leur expérience – se doublent aussi d’autres questionnements tels que les arrangements possibles entre le président de la cour d’assises et les avocats en vue de récuser des individus perçus comme « gênants », les stratégies d’influence à travers des échanges informels avec les membres du jury lors des suspensions d’audience, ou encore le poids des valeurs portées par les magistrats selon qu’ils sont réactionnaires ou progressistes. Cette recherche s’interroge moins sur l’existence ou non de processus d’influence que sur les manières dont ils se déclinent et se construisent entre jurés et juges professionnels. La fascination pour la justice pénale à l’œuvre en cour d’assises augure de rapports ambivalents et contradictoires, ce qui explique par exemple l’engagement d’anciens jurés dans des activités d’utilité sociale ou au sein d’une association composée d’anciens « citoyens-juges ».

16Cette épreuve de justice est aussi celle d’une quête de reconnaissance. En quoi alors peut-on soutenir que les anciens jurés ont été « reconnus » et que révèle cette expérience sur les dynamiques sociales contemporaines autour de la reconnaissance et de sa quête ? Peser sur les décisions de justice n’est alors qu’un élément parmi d’autres structurant cette reconnaissance dont les jurés, même lorsqu’ils sont critiques à l’égard de la cour d’assises, font état de manière récurrente.

L’EXPÉRIENCE DES ASSISES OU DE LA FONCTION DE JUGER COMME CATALYSEUR D’UNE QUÊTE DE RECONNAISSANCE : ENTRE « ÉMOTION », LÉGITIMITÉ ET EXPÉRIENCE MORALE

17La participation à la cour d’assises induit un processus de reconnaissance institutionnelle qui ne se confond pas forcément avec les manières dont les jurés se sentent accueillis et accompagnés par les professionnels de la justice. Si les jurés évoquent souvent le sentiment d’avoir « servi à quelque chose », d’avoir été « flattés » ou « pris en considération » par la justice, cette expérience inédite interroge alors sur les enjeux de cette reconnaissance, surtout lorsqu’elle peut contraster avec son quotidien social ordinaire. Thierry, 40 ans, ouvrier d’usine, fait partie des jurés qui ont été les plus enthousiastes lors de la réception de la convocation aux assises : « J’ai très bien réagi quand j’ai reçu la convocation, je vis un peu pour ça, pour pouvoir réaliser des choses, à l’usine, je suis régleur, j’étais fier de pouvoir être juré en tant que personne handicapée… j’étais content ». Interrogé sur son rapport à la justice et sur le fait qu’il n’ait pas une formation juridique, Thierry donne l’exemple de son activité professionnelle pour illustrer l’importance d’un regard profane : « Ne pas connaître la justice, ce n’est pas un problème, il faut des gens qui n’y connaissent rien, c’est comme dans mon travail, quand on fabrique des pièces, les clients ne sont pas régleurs et pourtant, leur regard est bon à prendre, ça nous sert pour nous améliorer ». Le sentiment d’avoir été reconnu – « on nous demandait notre avis et je sentais que mon avis comptait » – n’élude pas le fait qu’il s’est senti dominé dans la relation aux juges. Pourtant, et bien qu’il ait été récusé lors du premier procès, la participation aux autres procès a consolidé l’identité sociale de ce juré, une identité d’autant plus valorisée que Thierry a « souffert dans [sa] vie » parce qu’il souffre d’un handicap. La participation au jury de cour d’assises constitue pour lui une reconnaissance qui vient rompre avec la routine d’une vie professionnelle empreinte du sentiment d’être dominé : « Quand j’ai été appelé, même pas pour être tiré au sort pour juger, mais rien que d’être convoqué parmi les 40 jurés, là j’étais super-content, je me suis dit : “En France au moins, ils prennent tout le monde” ». Cette quête de reconnaissance traduit bien la rencontre entre une expérience biographique et une institution judiciaire appelant, non sans ambiguïté, à construire un jugement « neutre » et distancié. Elle préfigure aussi des différences sociales selon le statut professionnel des jurés et ouvre l’interrogation sur ce qu’elle induit au-delà de l’enceinte de la cour d’assises. En effet, être mère au foyer, exercer la profession de cadre ou celle d’ouvrier ne prédispose ni au même vécu de la cour d’assises ni à la même quête de reconnaissance. On doit alors s’interroger sur la portée sociale de la reconnaissance et sur ce qu’elle permet aux individus de forger comme identité, voire comme « caractère ». Quand Lauréna, caissière en supermarché, dit avoir changé depuis les assises en ce qu’elle peut, désormais, « dire ce [qu’elle] pense et ne pas [se] laisser faire », l’analyse sociologique ne peut sous-estimer les effets de cette socialisation sur la vie quotidienne des anciens jurés, un peu comme si le sentiment d’avoir pesé sur le verdict autorisait d’en prolonger les effets au-delà de l’enceinte du tribunal. La reconnaissance du juré comme acteur devient alors reconnaissance de soi et découverte de sa capacité à faire face à d’autres épreuves de la vie. C’est donc une « relation à soi », une « confiance en soi » et un « respect de soi » qui se dessinent dans cette « lutte pour la reconnaissance » dont Axel Honneth (2010), sur fond de filiation hégélienne, a établi l’importance dans les sociétés postmodernes. La réalisation de soi comme personne individuée et autonome dépend de l’établissement de la reconnaissance mutuelle au sein de trois sphères normatives distinctes : celle de l’amour, du droit et de la solidarité. Le sentiment de reconnaissance génère une charge symbolique telle que les jurés sont nombreux à évoquer le fait d’avoir été « honorés » par les assises (plus que par les magistrats). Ce sentiment est d’autant plus prégnant que le juré n’a pas été récusé, une récusation qui procède d’une pluralité de motifs – par exemple, récuser un juré parce que sa profession risque d’induire un jugement sévère n’engendre pas les mêmes effets d’illégitimité que de récuser un juré parce que son « allure » et sa « manière de parler » révèleraient une incapacité intellectuelle à juger – ayant plus ou moins valeur de disqualification de l’individu en tant que personne. L’analyse d’axel Honneth est d’autant plus pertinente que les jurés font parfois l’expérience du « mépris » engendré par des rapports de domination qui viennent rompre le sentiment de légitimité construit à l’aune d’une socialisation progressive aux assises. Axel Honneth avance le concept de « lutte pour la reconnaissance » qui « suggère que les motifs de résistance et de révolte sociale se constituent dans le cadre d’expériences morales qui découlent du non-respect d’attentes de reconnaissance profondément enracinées » (2010, p. 195). Par un effet de retour, on peut dire que la manière dont les jurés construisent leur rôle procède de leur histoire biographique mais celle-ci est, à l’issue de cette parenthèse judiciaire, réinterrogée et repensée eu égard à ce qu’ils apprennent au contact de la justice, selon le niveau de reconnaissance (ou de mépris) dont ils pensent avoir été l’objet.

18Cette reconnaissance concerne également les magistrats et leur travail. C’est aussi en analysant l’autre versant de cette expérience des jurés, à savoir ce qu’elle doit au travail des magistrats que l’on peut se saisir des rapports de force et de pouvoir qui s’installent entre professionnels et profanes. Ces rapports de pouvoir mettent en jeu des mécanismes subtils de domination, comme par exemple la distinction entre la rationalité et l’émotion, le droit et le « bon sens ». Dans un univers où l’on a à juger des crimes les plus violents, conserver sa neutralité et faire preuve de rationalité paraissent être une gageure. Si la sociologie n’a pas véritablement pensé les émotions car celles-ci relèvent du territoire gardé de la psychologie, et éventuellement de l’anthropologie, il faut reconnaître que les affects subsument fortement l’écoute des procès en assises. Pourtant, et comme le rappelle Charles Henri-Cuin (2001), les sociologues classiques – Durkheim, Weber, Pareto ou Tönnies – ont accordé une place centrale aux émotions en recourant à des vocables équivalents ou proches (action « affectuelle » chez Weber, « résidus » chez Pareto, « états forts de la conscience collective » chez Durkheim). En tant que réalité décrite par les jurés – mais aussi par les magistrats –, les émotions traduisent des épreuves subjectives dont l’ampleur procède de leur histoire biographique et de ce que les faits incriminés révèlent de cruel chez l’être humain. En ce sens, et bien que l’on puisse aussi considérer que le discours sur l’émotion traduit une logique argumentative narrant des faits pesants et marqués par un « pathos » susceptible d’influer sur les jugements et les peines, les sentiments décrits par les jurés apparaissent comme un élément perturbant la rationalité du monde judiciaire, mettant aussi à l’épreuve les croyances des individus et déstabilisant parfois les catégories de perception du monde social (« J’ai pleuré comme un gamin, j’en ai parlé autour de moi… Ce n’est pas parce que je suis un homme que je n’ai pas le droit de pleurer », avance Pierre, infirmier psychiatrique ; un propos similaire est avancé par Patrice, agent hospitalier). Les émotions telles que décrites et vécues par les jurés relèvent d’une narration argumentative : « Dire que les émotions sont argumentables, c’est seulement dire qu’elles donnent prise à l’argumentation : les locuteurs argumentent à leur propos, évaluent leur plus ou moins haut degré de légitimité et avancent des raisons en leur faveur ou en leur défaveur » (Micheli, 2010, p. 53). Or les juges opèrent une distinction subtile entre l’émotion et la raison, entre les passions et le jugement selon la loi. Si les jurés sont soumis à l’émotion, aux dires des magistrats ils doivent au moins faire preuve de « bon sens ». Comme l’observe Yves Sintomer, « Le terme [de bon sens] renvoie à la faculté ordinaire de jugement, à la capacité de bien juger, sans passion, en présence de problèmes qui ne peuvent être résolus par un raisonnement scientifique […] Ce savoir non systématique et tendanciellement non intéressé (“juger sans passion”) est typiquement mobilisé dans les jurys d’assises » (Sintomer, 2008, p. 119). C’est aussi cette catégorie de « bon sens » qui est associée à la notion d’« intime conviction », expression qui a un sens plus proche de l’intuition que de la « raison » (Garnot, 2009). Or si les magistrats tiennent un discours faisant l’apologie de la raison et de la conscience chez les jurés afin de pouvoir juger « dans la sérénité », ils distinguent bien le jugement profane du jugement professionnel. Les émotions éprouvées lors de la narration des crimes, et amplifiées parfois lorsque le président expose aux jurés des photos de victimes, des armes utilisées ou des traces laissées (sang, coups…), amènent ces citoyens à s’interroger sur le comportement humain et sur les conduites extrêmes, étrangères à leurs valeurs morales. L’expérience en cour d’assises fait surgir le besoin de justice comme nécessité pour réparer une injustice. Autrement dit, l’arbitrage qui conduit à déclarer l’accusé coupable puis à lui infliger une peine n’a de sens qu’au regard de ce que le crime a d’injuste, et de ce que la ou les victimes ont pu endurer dans leurs dignité et intégrité. De fait, et bien qu’il existe des contraintes fonctionnant comme des limites à l’action (par exemple, la lourdeur des peines ne peut être supérieure à ce qui est prévu par le code pénal), c’est moins le droit comme ensemble d’énoncés légaux et écrits qui désigne le jugement, que des sentiments plus ou moins partagés par les individus et puisant leur origine dans la vie sociale et ses valeurs. L’ambiguïté de l’émotion et de sa place au sein des assises est qu’elle vient perturber un ordre institutionnel et la conduite des procès par les magistrats. En effet, ceux-ci insistent sur le fait que seule la « raison » est à même de produire un jugement distancié et objectif, ce qui passe par la mise entre parenthèses des émotions – souvent confondues avec les passions et l’impulsivité – et l’oubli de ses jugements de valeurs. C’est que cette distinction entre rationalité et émotion couvre en réalité une conception différente du jugement selon qu’il est le fait d’un juge ou d’un juré. Ainsi, Bernard Fayolle, magistrat et chercheur, observe que « Les jurés sont rarement des juristes et ils ne sont pas nécessairement aptes à rationaliser leurs réflexions empiriques et à structurer leur conviction dans une argumentation dialectique. Magistrats et jurés n’ont ni le même statut ou la même formation, ni souvent la même culture ou la même logique : leur démarche intellectuelle est davantage déductive pour les premiers et inductive pour les seconds » (2001, p. 89). Ce propos indique implicitement que les jurés sont moins rationnels et plus sensibles à la vie sociale et à ses contradictions, que les magistrats. C’est aussi la distinction entre le jugement « affectif » voire spontané des jurés, et le jugement éclairé par le droit chez les magistrats qui sous-tend ce point de vue. Or dans la mesure où les magistrats mettent à distance l’émotion et insistent sur l’importance d’un regard neutre et rationnel, ils apparaissent comme « distants » et peu humains aux yeux de certains jurés : « On voyait bien que la présidente et les juges sont blasés, il n’y a pas de sentiment, un peu comme une machine à juger… On a l’impression qu’ils ne sont pas capables de comprendre la souffrance humaine et c’est pour ça que je crois qu’ils ne jugent pas de manière lucide » (romain, 44 ans, cadre de banque). L’argument de l’irrationalité des sentiments portés par les jurés est inversé ici puisque les affects permettraient, au contraire, de comprendre la « souffrance humaine ».

19La socialisation à la cour d’assises dessine une réalité dépassant les seules affaires à juger et si elle s’opère sur fond de rapports de domination entre professionnels du droit et profanes issus de la société civile, elle recouvre différents enjeux tels que les stratégies adaptatives construites en vue d’incarner un nouveau rôle, la place de « l’émotion » face à la « rationalité », la reconnaissance des jurés comme acteurs dont l’« intime conviction » serait prise en compte, les effets proprement institutionnels quant aux modalités d’organisation et de déroulement des procès et les dilemmes moraux que certains procès engendrent chez des citoyens persuadés que s’ils n’ont pas forcément eu tort de condamner un accusé, ils ne sont pas totalement assurés de l’équité de leur jugement. Pourtant, il serait réducteur de considérer que le jugement des affaires s’opère seulement au sein du palais de justice et qu’il n’engage que les membres du jury (la cour et les jurés). Qu’il s’agisse des discussions et des échanges entre jurés ou entre jurés et magistrats lors des suspensions d’audience, qu’il soit question des débats au sein de la famille lorsque le juré revient à son domicile, ou encore, lorsque l’affaire à juger a déjà été médiatisée (c’est le cas des procès en appel), les jurés se familiarisent avec différents discours, différentes versions, différentes opinions, concourant à la formation d’un point de vue. Cela contraste avec le discours officiel, celui de la loi insistant sur l’intime conviction et sur le vote secret. C’est d’ailleurs l’une des contradictions relevées par des jurés eux-mêmes déclarant leur étonnement de devoir voter à l’issue d’un échange collectif alors que la conviction est censée reposer sur une appréciation personnelle. Ne s’agit-il pas d’un vote sous influence ?

UNE RECHERCHE SUR LES JURÉS D’ASSISES

20La sociologie a longtemps considéré que la scientificité des faits sociaux exige d’abord que l’on puisse les définir, les observer, les décrire, les expliquer et les comprendre. Qu’en est-il lorsque les faits en question échappent partiellement à l’œil nu, à l’observateur qui ne peut y accéder directement, notamment lorsque ces faits relèvent tout autant d’une expérience partiellement invisible – le moment du délibéré par exemple – que d’une expérience intime ? Fait peu traité par la littérature sociologique, l’expérience des jurés d’assises relève de ces réalités peu visibles et à plus d’un titre « originales » qui exigent un travail de terrain mobilisant une pluralité de démarches.

Une expérience partiellement invisible dans un univers normatif

21Parce qu’elle implique un travail intellectuel chez chaque juré mais aussi parce qu’elle se déroule en grande partie dans le secret du délibéré, l’expérience des citoyens aux assises reste partiellement invisible au chercheur. Trois effets immédiats affectent les jurés : le premier est celui de la rupture avec les occupations quotidiennes, obligeant à la réorganisation de la temporalité ordinaire ; le second effet est celui de la rencontre avec l’univers judiciaire qui est fait d’acteurs, de codes et de rituels ; le troisième concerne la découverte d’autres univers sociaux, qu’il s’agisse de ceux des accusés et des victimes ou dans une moindre mesure, de ceux des autres jurés. L’univers de la justice, pour le chercheur qui n’y est pas familiarisé, offre souvent l’image d’un contexte très normatif, codifié, fortement hiérarchisé et en même temps peu transparent. La normativité et le caractère conventionnel de la justice pénale peuvent se renforcer à la rencontre de l’enquêteur car celui-ci suscite des réserves, réserves qui sont bien plus marquées chez les acteurs appartenant à des institutions ou à des univers à forte légitimité institutionnelle et symbolique. Bien que le contexte de la cour d’assises soit plus « ouvert » que celui d’autres institutions (Latour, 2002), ses acteurs ne se livrent pas sans condition, sans l’instauration d’un climat propice à la « confiance » et à l’exposition des pratiques professionnelles. Les questions soulevées par le chercheur peuvent aussi susciter ou conforter une méfiance préalable, car l’une des interrogations majeures que les magistrats ont formulée concerne les raisons même de cette recherche. Dire que l’on mène une recherche parce que l’on est enseignant-chercheur et que cela relève de ses activités « ordinaires » suscite davantage d’étonnement que lorsqu’on effectue une enquête en tant qu’étudiant préparant une thèse. Alors que nous pensions avoir bien expliqué l’intérêt scientifique de cette recherche, il nous est arrivé à plusieurs reprises d’entendre nos interlocuteurs, au détour d’un entretien ou d’une discussion, évoquer la « thèse » que nous sommes en train de préparer ! La sollicitude dont peuvent faire preuve les éventuels interlocuteurs peut aussi cacher la crainte de s’exposer au regard du chercheur, même si celui-ci opère à distance et sous le couvert de l’anonymat. Par exemple, lorsque nous avons sollicité des magistrats en vue de répondre par écrit à des questions, et alors qu’ils étaient nombreux à déclarer vouloir nous « aider » dans ce travail, nous n’avons pu recueillir qu’une dizaine de questionnaires renseignés. Du côté des jurés, nous avons également essuyé des refus mais pour des raisons qui relèvent moins des rapports de pouvoir entre l’enquêteur et les enquêtés que parce que ces « juges d’un jour » craignaient de dévoiler des secrets (les magistrats insistent sur la nécessité de conserver le secret du délibéré, ce qui engendre, par extension, l’idée que l’on ne doit guère évoquer « en public » son expérience), sans que l’on puisse aussi exclure leur souhait « d’oublier » une parenthèse plus ou moins difficilement vécue. Si notre travail de terrain a su contourner des réticences, c’est aussi parce que nous avons pu diversifier les modes d’approche, solliciter différents acteurs et pris le temps d’observer les interactions lors de l’accueil des jurés et des audiences. L’observation ne nous renseigne pas sur tous les enjeux entourant l’expérience des jurés. Elle assure néanmoins une certaine « emprise » sur la réalité et concourt à la construction d’un savoir partagé permettant de relancer les interlocuteurs sur des observables. Mais ces observables qui se limitent surtout à l’accueil des jurés et à ce qui se remarque lors des audiences ne suffisent ni à nous informer sur les coulisses des procès, ni sur ce que vivent les jurés lors de cette chronologie couvrant l’avant, le pendant et l’après-assises, ni même sur ce qu’ils vivent au moment même où ils sont observés. C’est dire que notre enquête porte en partie sur une réalité invisible dont les entretiens restituent, même intervenus a posteriori, toute l’ampleur. Pour autant, « il est difficile de décrire et de comprendre la structure des représentations du jury si l’on ne se réfère pas à des attitudes plus générales : en effet, le jury s’inscrit dans un système, la justice criminelle, qui est, dans les discours, intégré de façon plus ou moins explicite d’ailleurs, dans l’univers social. Aussi, on trouve dans ce que l’on dit au jury des traces de ces attitudes générales, liées aux relations qu’entretient chaque individu à son univers social, dans lesquelles viennent s’enchevêtrer des attitudes plus spécifiques, liées à l’expérience singulière du jury » (Lombard, 1993, p. 30). Cela signifie bien que le jugement porté à la fois sur la cour d’assises et sur les crimes à juger mobilise une vision du monde et des valeurs propres aux jurés. Ainsi, les jurés jugent selon des valeurs morales, et souvent, en fonction de leur sensibilité aux problèmes de délinquance, aux crimes et plus généralement aux infractions. Cela les amène à produire un discours critique sur le déclin des valeurs, la démission des parents, la société de consommation, etc. Mais comment mettre en évidence le lien entre les caractéristiques sociales des jurés et la manière dont ils vivent leur expérience, les interactions avec les magistrats et avec les autres acteurs du procès ? Les entretiens menés avec d’anciens jurés mais aussi avec des magistrats éclairent sur cette question. Ils révèlent le poids d’une histoire personnelle et de son influence sur la conception de la justice pénale, sur les postures adoptées lorsqu’il a fallu juger, sur les dilemmes moraux connus pendant et après la session. Si les jurés ne sont pas toujours représentatifs de la diversité sociale, leur profil biographique les prédispose à vivre différemment non seulement la rencontre avec la justice pénale, mais aussi les manières dont ils conçoivent leur influence sur le déroulement des procès et des délibérés. De même, on ne peut saisir l’expérience des jurés sans interroger le travail des magistrats, un travail qui est enserré dans des contraintes institutionnelles et spécifiquement judiciaires, mais qui porte aussi l’influence de la trajectoire professionnelle et sociale des juges.

22Armelle Giglio, ethnologue et enseignant-chercheur, a été jurée en 2008. C’est en partant de son expérience et de la réflexivité qui l’a accompagnée et en la croisant avec des écrits autobiographiques que nous avons construit progressivement notre objet empirique. Nous avons mobilisé plusieurs démarches d’investigation qui vont de l’observation de procès, à la conduite d’entretiens avec des jurés, en passant par des échanges avec les membres d’une association d’anciens jurés, puis par des entretiens menés avec des magistrats et avec une greffière. Nous avons également mobilisé un questionnaire renseigné par une dizaine de magistrats et qui éclaire sur l’expérience des jurés d’assises, sur ses tensions et ses paradoxes.

L’observation de procès au sein de deux cours d’assises

23Au terme de ses observations de procès en correctionnelle jugeant des auteurs de délits pour trafic de stupéfiants, Michel Kokoreff écrit : « Si l’action pénale est un processus qui se caractérise par différentes phases ou séquences où à chaque fois s’opèrent une sélection et une orientation des personnes mises en cause, l’audience constitue un moment essentiel et singulier. Essentiel parce qu’elle ponctue une “affaire”, s’inscrit dans la continuité d’un travail judiciaire dominé par la police et constitue l’ultime seuil avant la condamnation à la prison ou l’acquittement. Singulier de par la nature des débats qui s’y déroulent, les décisions du tribunal (condamnations, relaxe) et les suites qui y sont données (appel, décision modifiée), mais aussi au regard des effets sociaux qu’elle engendre et de l’expérience de la justice qui en résulte » (2004, p. 110-111). Pourtant, et s’agissant de la cour d’assises, le procès ne constitue qu’une partie de ce qui forge l’expérience des jurés ; il n’est que la face visible d’un ensemble de pratiques, d’interactions, de rituels et de postures distinguant grosso modo les initiés et les profanes, les professionnels de la justice et les jurés et générant des effets que l’on ne peut pas saisir par simple observation, dusse-t-elle s’effectuer sur le long terme. Aussi, l’objectif principal de nos observations était de nous familiariser avec l’univers de la cour. Nous avons mené des observations au sein de deux cours d’assises : la cour d’assises du Nord, implantée à Douai, et la cour d’assises du Pas-de-Calais, située à Saint-Omer. Observer des faits sociaux et plus spécifiquement des interactions au sein d’un contexte déterminé implique au préalable la formulation d’un certain nombre de questions, fonctionnant un peu comme des « grilles d’observation ». Nous avons cherché à nous focaliser sur des moments saillants susceptibles de nous informer sur la manière dont les jurés se socialisent à la cour d’assises, sur les épreuves auxquelles ils ont à s’affronter et sur les effets que celles-ci peuvent engendrer à terme. Voilà pourquoi notre présence dès la demi-journée dite de révision de la liste des jurés nous a paru fondamentale pour entamer un travail d’observation. Il fallait prêter attention aux jurés sans minorer les spécificités du contexte du tribunal. En effet, le contexte est, par ses caractéristiques, révélateur parce que structurant de cette expérience : l’arrivée à la cour d’assises vers 8 heures du matin, heure à laquelle les jurés sont convoqués, l’entrée du tribunal par un portique soumis au contrôle de la police, l’installation des jurés selon les places disponibles, dans un hall, en vis-à-vis ou face-à-face, les allées et venues des hommes et femmes de loi, habillés de leurs robes, le pas plus ou moins déterminé, les échanges hésitants ou les silences des citoyens convoqués, l’ouverture de la salle des audiences vers 9 heures par un huissier appelant « les jurés convoqués » à y entrer, suivie d’une matinée où la greffière « installe » le jury de session, etc. Constituent autant de moments et de pratiques livrant à l’observateur toute la teneur d’un monde « solennel » et des inquiétudes lisibles tant sur les visages qu’à l’écoute des questions formulées par quelques jurés. Les autres moments saillants, comme nous le retracerons de manière plus détaillée plus loin, réfèrent à la constitution, par tirage au sort, du jury de jugement qui conduit à l’appel des jurés, par leur numéro puis par leur nom, un appel devant les amener à se lever et à effectuer un « passage » vers la cour afin de prendre place auprès des magistrats et des autres citoyens tirés au sort. Ce passage à l’apparence anodine est des plus marquants symboliquement car il est non seulement suspendu au risque de la récusation mais aussi, il institue le juré dans un rôle de juge, d’élu parmi les élus. L’écoute du procès, les regards portés sur les accusés, sur les victimes, sur les avocats du parquet, de la défense et des parties civiles, l’attention aux experts, les réactions devant les moments « tragiques » (narration des faits, présentation de l’arme du crime, diffusion des photos de victimes…), le fait de prendre ou non des notes, les comportements observés lors des pauses (regroupement ou solitude), les expressions ou regards manifestés lors du retour dans la salle d’audience après le délibéré… constituent autant d’éléments que nous avons observés afin de circonscrire une partie de cette expérience « extraordinaire ». Cependant, et bien que notre recherche porte sur les jurés d’assises, il fallait éviter l’écueil d’une trop forte centration sur ces citoyens au risque de minimiser ce qui en détermine l’expérience. Aussi, ce sont tour à tour les jurés et d’autres acteurs participant à la cour d’assises qui ont retenu notre attention. En effet, le travail de la présidente ou du président de la cour d’assises, les dépositions des témoins et des experts, les propos tenus par les victimes, les attitudes et réactions des accusés… sont autant d’éléments qui peuvent nous informer sur la réalité objective d’une cour d’assises dont les configurations façonnent le regard des jurés. Ainsi, et à titre d’exemples, lorsqu’un psychiatre intervient à la barre en tant qu’expert et produit un discours « scientifique » d’inspiration lacanienne, avec des termes peu accessibles aux jurés populaires, l’observateur peut à juste titre se demander en quoi un tel regard est utile à la « manifestation de la vérité » ! de même, lorsqu’un accusé répond à la présidente, qui souhaite savoir s’il sait « où se trouvent [ses] enfants actuellement » (question qui cherche à s’assurer de l’intérêt ou non du père pour ses enfants), « madame, je suis en prison depuis 2 ans, je ne peux pas savoir où ils sont ! », il n’est pas difficile de voir que le malentendu entourant le sens de la question n’est pas sans effet sur la manière dont les jurés qualifieront le prévenu (« On voyait bien que c’était un pauvre type, dangereux mais très limité », nous dit un juré interrogé). Voilà pourquoi l’observation nous a servi de grille de lecture dont les éléments constituaient autant de « référents empiriques » à partir desquels nous pouvions interroger les jurés et les magistrats. Quatre procès ont été observés dans leur totalité (deux procès pour viols, un procès pour braquage et un procès pour homicide involontaire) ainsi que six matinées consacrées à l’accueil et à la révision de la liste des jurés de session.

Les entretiens avec d’anciens jurés : trois démarches mobilisées

24La première difficulté à laquelle nous avons été confrontés était de pouvoir rencontrer des jurés, d’avoir accès à leurs coordonnées. Dans un univers institutionnel peu familiarisé avec des enquêtes sociologiques et où prédomine le « culte du secret », il était difficile d’accéder à la liste des anciens jurés par l’intermédiaire du tribunal de grande instance où se tiennent les assises. Nous avons alors opté pour trois stratégies différentes :

25Armelle Giglio, jurée en 2008, a conservé des contacts réguliers avec des jurés ayant siégé à la même session. Elle s’est ainsi entretenue avec trois jurés. Cette première démarche a permis de confronter des regards et des points de vue issus d’une expérience partagée.

26La seconde démarche, plus conséquente, a consisté à entrer en contact avec une association d’anciens jurés qui compte près de 300 membres. Unique association de ce genre en France, elle mérite à elle seule d’être étudiée sociologiquement, et notamment pour comprendre son lien avec l’univers de la justice pénale, les mobiles amenant d’anciens jurés à y adhérer, les valeurs qu’elle cherche à promouvoir, etc. Nous avons donc pris contact avec cette association et nous avons été invités à exposer aux membres du bureau les raisons de cette recherche. L’accueil très positif par l’association nous a permis d’avoir les coordonnées d’anciens jurés avec lesquels nous avons mené des entretiens. La rencontre avec les membres « actifs » de l’association à d’autres occasions (notamment lors de l’assemblée générale annuelle) nous a permis de mieux mettre en évidence les effets de socialisation induits par la cour d’assises sur les jurés, et la nature de l’attachement et de l’implication qui les relient à la justice. C’est à cette occasion que nous avons mis en relief les effets d’enchantement, de fascination, de domination et de déception que vivent les anciens jurés, la participation à une association étant à la fois une manière de dire que l’on est désormais un « initié » au monde judiciaire, et une façon de prolonger un engagement devenu plus volontaire et visant à peser sur le fonctionnement de la justice criminelle. L’association « recrute » ses adhérents suite à la distribution, le premier jour de la session, d’un document remis en mains propres par un membre du comité. Du coup, nous risquions de ne rencontrer que les anciens jurés ayant adhéré à cette association, ce qui ne représente qu’une infime partie des citoyens tirés au sort. Afin d’éviter l’effet biaisé d’une telle approche, nous avons opté pour une troisième démarche, à savoir la mobilisation de présidents de cour d’assises. À l’issue d’un procès observé pendant trois jours, nous avons rencontré une présidente de cour d’assises afin de lui expliquer notre projet de recherche. Elle nous contacta quelques jours plus tard en nous communiquant les coordonnées de jurés volontaires pour un entretien. Une autre présidente de cour d’assises nous a également communiqué la liste de jurés que nous avons interviewés. Par la même occasion, nous avons pu rencontrer d’anciens jurés du département du Nord et du département du Pas-de-Calais. L’intérêt de cette approche était aussi de pouvoir interroger des jurés ayant siégé depuis peu de temps en assises, ce qui n’est pas systématiquement le cas pour les jurés adhérant à l’association.

27Les entretiens avec les jurés, sauf quelques exceptions, se sont déroulés à leur domicile. Nous avons remarqué qu’ils étaient souvent prolixes, traduisant une propension à parler et sans doute à essayer de faire partager leur expérience. Semi-directifs, les entretiens avec les anciens jurés se sont centrés sur les différentes étapes jalonnant leur expérience de la justice : la convocation aux assises, les manières de s’y préparer, les contacts avec la greffière et l’huissier qui les accueillent le premier jour, les demandes de dispense, les récusations, l’écoute des chefs d’accusation, les témoignages, l’éventuelle émotion éprouvée, les interactions avec les autres jurés et avec les magistrats, les échanges lors des suspensions d’audience, le déroulement du délibéré, l’après-assises, etc. Cette enquête de terrain n’évite pas certaines limites, notamment le fait de ne pas avoir rencontré de jurés ayant été dispensés ou systématiquement récusés. Par ailleurs, nous n’avons pas rencontré de jurés n’ayant jamais été tirés au sort. Une cinquantaine d’entretiens ont été réalisés avec d’anciens jurés dont quarante sept ont été exploités.

Les entretiens avec des magistrats : président(e)s de cour d’assises, assesseurs et avocats généraux

28Nous avons interrogé des magistrats exerçant dans les deux cours d’assises du Nord Pas-de-Calais ; nous avons également interviewé des présidents de cour d’assises en poste à Paris et en Basse-Normandie. Si les entretiens révèlent toute l’épaisseur d’une expérience professionnelle marquée par le souci d’organiser sans « dérapages » les débats, de dédramatiser les contraintes générées par les assises sur les jurés, ils n’ont pas systématiquement permis de dépasser les propos convenus. C’est pourquoi la teneur des entretiens et de leurs contenus a varié selon le moment du déroulement de cette recherche. En effet, lors de la première rencontre avec deux magistrats ayant « de l’expérience » et tous deux présidents de chambre, nous avons recueilli un discours assez normatif et parfois empreint de dénégations (par exemple autour de l’influence du président sur les jurés, avec des propos tels que « de toute façon, les jurés sont plus nombreux que les juges professionnels, ils peuvent emporter le vote »). L’accumulation d’entretiens avec d’anciens jurés nous a permis de découvrir différentes manières de diriger les audiences, d’installer un échange spécifique avec le jury, de relever qu’il peut exister des stratégies de séduction, de mise en œuvre d’un jury de jugement « arrangé ». Le matériau recueilli auprès d’anciens jurés pouvait alors servir d’argument permettant de relancer les magistrats et d’éviter les propos convenus. De même, et dans la mesure où les présidents de cour d’assises, eu égard à leur pouvoir ont « la police de l’audience et la direction des débats » (article 309 du CPP), leurs stratégies variables sont à même d’indiquer au chercheur les raisons de tel ou tel mode d’organisation des audiences. Débuter par les faits ou commencer par la présentation de la personnalité de l’accusé n’est pas anodin. Aussi, la confrontation des pratiques via des relances lors de l’entretien nous renseigne sur les principes subsumant le travail des magistrats, et partant, elle nous permet d’en déduire un type de relation particulier aux faits incriminés et aux jurés (par exemple, quand les jurés dénoncent la centration sur le passé de l’accusé ou à l’inverse, sur les faits incriminés, cela n’est pas sans conséquence sur leur relation aux juges professionnels et sur la manière dont ils pensent que le verdict a été construit). Les entretiens menés avec les magistrats ont eu lieu soit au tribunal, soit dans un café. Ils se sont focalisés sur les procédures judiciaires, sur la préparation des audiences, sur les modes de conduite des procès et sur les relations instaurées avec les jurés. La confrontation entre le discours des magistrats et celui des jurés permet de rendre compte des rapports de pouvoir et des « jeux d’influence » qui caractérisent la rencontre entre des professionnels et des profanes. Quinze entretiens ont été réalisés avec des magistrats (dont neuf présidents de cour d’assises et deux avocats généraux). Soulignons que pour des raisons légales, il ne nous a pas été permis d’assister au délibéré, ce qui aurait enrichi le corpus empirique. C’est en confrontant et en recoupant les propos que nous avons pu approcher les interactions et les tensions jalonnant les délibérations.

Quand des magistrats prennent une distance avec leur rôle : l’intérêt du questionnaire anonyme

29De fait, le rapport de forces entre le chercheur et les personnes enquêtées était plus ou moins dépendant de notre capacité non seulement à faire état de notre degré de familiarisation avec la cour d’assises mais aussi de la manière dont nous pouvions provoquer une prise de distance vis-à-vis des banalités que tout corps professionnel – et a fortiori celui des magistrats – oppose au travail de recherche. À ce titre, le recours au questionnaire nous a permis d’avoir quelques éléments d’appréciation des interactions entre magistrats et jurés. Anonyme, non soumis à la relation de face à face et offrant un temps de réflexion susceptible de produire un raisonnement rendant compte de sa pratique professionnelle effective, le questionnaire apporte des éléments intéressants mettant en relief la distance entre le discours et les pratiques effectives. Nous y avons appris qu’il existait des arrangements entre les présidents et le parquet, voire la défense, afin de récuser certains jurés, que ceux-ci jugent davantage avec leur « émotion » et moins avec leur « raison », que la fonction de juré ne doit pas être accordée sans s’assurer du « niveau intellectuel » des citoyens, etc. Ce sont alors les « regards croisés » entre jurés et magistrats qui révèlent une réalité invisible, peu décrite par la littérature dont on dispose. Comme pour tout questionnaire, le matériau recueilli est limité et ne vaut pas la richesse de l’entretien approfondi. Néanmoins, les réponses écrites – avec parfois des pages entières pour renseigner une question – ont permis d’obtenir des informations et des points de vue offrant un panorama assez varié sur les interactions entre les juges et les jurés, sur la conception du rôle de ces derniers et sur leur place plus ou moins légitime. Onze questionnaires ont été recueillis dont neuf ont été exploités.

Un entretien avec une greffière ou comment accéder aux coulisses des procès

30L’huissier et plus encore le greffier sont souvent évoqués par les jurés lorsqu’ils sont invités à parler de la rencontre avec la cour d’assises. C’est que ces deux professionnels de la justice sont les premiers à accueillir les jurés : le premier jour, l’huissier les appelle et parfois leur fait visiter le tribunal ; le greffier intervient par la suite pour présenter les assises, répondre aux questions pratiques, mettre en garde contre les retards ou les absences, vérifier l’identité des jurés, etc. C’est aussi le greffier qui lit l’acte d’accusation et assiste à l’audience jusqu’au terme du jugement rendu. Par son statut d’« intermédiaire » entre le président de la cour d’assises et les jurés, le greffier – qui dans notre enquête est souvent une greffière – occupe un statut intéressant pour qui veut comprendre non seulement la nature des liens engageant des citoyens ordinaires et la justice mais aussi les coulisses d’un procès. La greffière interviewée nous a rendu compte de la préparation des audiences, de la rencontre quelques jours avant la tenue du procès entre le président et l’accusé (le premier doit s’assurer de l’identité du second et qu’il bénéficie d’un avocat), des moments de suspension d’audience, des appels téléphoniques de jurés convoqués cherchant à s’informer sur les assises, les craintes exprimées par certains d’entre eux, etc. Cet entretien mené avec une auxiliaire de justice ayant une expérience de six ans au sein de la cour d’assises nous a éclairé sur les contraintes pesant sur l’activité judiciaire, sur la manière dont les présidents « gèrent » les dossiers et les affaires, sur l’ordonnancement du temps et sur le comportement des jurés pendant les audiences et lors des suspensions.

L’analyse des entretiens : limites et pertinence

31L’entretien de recherche comporte quelques difficultés épistémologiques (de Conninck, Godard, 1990 ; Matalon, 1992 ; Demazière, Dubar, 1997). Si les références théoriques sont nombreuses, elles sont loin de couvrir l’ensemble des enjeux empiriques et épistémologiques contenus dans cette technique d’enquête. Comme l’avance Alain Blanchet, « il n’existe en matière de recherche aucune règle précise qui justifie et définisse les conduites des interviewers ; corrélativement, le statut scientifique des données produites reste indéfini » (1997, p. 11). De même, Dominique Schnapper remarque qu’« il n’existe pas d’“enquête pure” » et que « ce qui importe [c’est] d’expliciter chaque fois la situation sociale créée par l’enquête et de la contrôler dans la mesure du possible » (1999, p. 54-55). Si nous avons privilégié l’entretien de recherche « non directif », ce qualificatif est en réalité inapproprié dans la mesure où les relances et les reformulations étaient centrées sur notre questionnement préalable. Le fait que le déroulement des entretiens ait partiellement mobilisé le matériau recueilli auprès d’autres interviewés permettait de « socialiser » l’expérience narrée par chacun et de l’amener à se distancier partiellement à l’égard de sa subjectivité. Mais d’une certaine façon et sans véritablement se confondre, l’entretien de recherche est proche de l’entretien biographique puisqu’il donne à voir une dynamique subjective dans laquelle s’entremêlent l’habitus et l’expérience personnelle socialement et contextuellement située. L’entretien biographique de recherche permet alors de penser l’expérience des individus en interrogeant son versant subjectif dans son rapport avec le contexte et les épreuves objectives. Cette perspective méthodologique proche de la sociologie de l’expérience, est également portée par la sociologie clinique. Le récit de vie – sollicité par le chercheur – devient alors révélation dialectique du singulier et du collectif et permet de « comprendre en quoi un individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir sujet » (de Gauléjac, 1995, p. 328).

32L’analyse de contenu est avant tout sémantique puisqu’il s’agit de dégager le sens et d’en déduire la pertinence eu égard à la problématique. La « structure sémantique » du discours produit couvre deux éléments : la référence et la modalité. « La référence renvoie aux objets du monde, elle est soumise comme telle à l’exigence de vérité (extentionnalité). La modalité renvoie aux pensées concernant ces objets (qui peuvent être secondairement aussi des pensées), comme telle elle échappe au principe de vérité ; la modalité traduit un regard, une intention, un jugement : elle tend à modifier l’exposé d’une vérité froide et universelle, par l’insinuation subjective d’un doute créateur d’une infinité de mondes possibles » (Blanchet, 1997, p. 37). L’analyse de contenu implique donc de distinguer ce qui est de l’ordre de l’expérience narrée et objectivée – dans la mesure où elle est partagée et définie collectivement – de ce qui appartient au jugement subjectif porté sur cette expérience. Mais dans la mesure où les sujets interviewés constituent des singularités sociales, l’analyse ne peut se contenter de faire de leur point de vue la seule expression de leur position dans l’espace social (Bourdieu, 1993). Aussi, nous avons veillé à ce que l’analyse de contenu s’effectue en deux temps : elle est dans un premier temps longitudinale, et dans un second temps transversale. Nous avons procédé à un travail de lecture thématique qui établit, pour chaque entretien, les idées centrales et ce, au regard de nos questionnements (en l’occurrence la socialisation à la cour d’assises, les manières dont les jurés construisent leur rôle, la relation avec les magistrats et les autres acteurs de la justice, le travail des juges, les rapports de pouvoir entre ceux-ci et les jurés, etc.). L’analyse longitudinale vise à dégager les thèmes saillants, permettant ainsi de saisir une expérience, celle de l’interviewé. Cette analyse intègre la temporalité pour appréhender les événements en les articulant entre eux. Par exemple, lorsque le juré évoque son appréhension à l’égard de la cour d’assises, la manière de s’organiser, il se situe en même temps par rapport à son univers professionnel, à sa vie familiale qui peuvent aussi contribuer à l’accompagner ou à la soutenir en vue de mieux assumer son rôle ; de même, lorsque les juges évoquent la préparation des audiences, ils procèdent par une anticipation de leur travail selon la nature des faits incriminés qui, elle, suppose aussi des postures spécifiques chez les jurés. Par ailleurs, et c’est une variable non négligeable, les magistrats disposant d’une longue expérience en tant que président mènent différemment les débats que les juges n’ayant que quelques années de présidence de cour d’assises.

33La seconde étape est celle de l’analyse transversale. Autant l’analyse longitudinale permet d’intégrer les données dans un ensemble cohérent, en phase avec la singularité de chacun, autant l’analyse transversale permet de lire une pluralité d’expériences à la lumière d’un thème dominant : ainsi, quand les jurés disent être « impressionnés » par la cour d’assises, déstabilisés par la cruauté des crimes, ils indiquent une ressemblance ou une régularité des dispositions sociales à l’égard de la symbolique du tribunal et des faits incriminés. En même temps, des différences sont perceptibles selon le sexe et la profession, ce qui autorise une comparaison nuancée entre les interviewés. Les magistrats constituent un corps professionnel relativement uni mais des différences sont perceptibles lorsqu’on compare les juges en tenant compte de leur trajectoire professionnelle et de leur origine sociale. L’approche transversale permet alors de dégager des régularités et des singularités. Pour reprendre le propos de Laurence Bardin, nous pouvons dire que « La lecture [des entretiens] est à la fois “syntagmatique” (suivre le cheminement, unique et réalisé dans un entretien, d’une pensée qui se manifeste par une succession de mots, de phrases, de séquences) et “paradigmatique” (avoir à l’esprit l’univers des possibles : cela n’est pas dit là, mais cela pourrait l’être, ou l’est effectivement dans un autre entretien) » (1977, p. 99). C’est l’analyse préalable de l’ensemble des entretiens qui nous a conduit à élaborer les différentes entrées interprétatives, ce qui, eu égard à la problématique initiale, constitue de manière dialectique un retour du terrain vers un essai de théorisation. De contexte confirmant une théorie préalable, « le terrain n’est plus une instance de vérification d’une problématique préétablie mais le point de départ de cette problématisation […] Le progrès de la méthode ne peut être réalisé que par une articulation toujours plus fine entre théorisation et observation » (Kauffmann, 1996, p. 44). Le travail de terrain et d’analyse est alors tout autant ethnologique que sociologique.

PLAN DE L’OUVRAGE

34Le point de départ de cet ouvrage part du témoignage d’Armelle Giglio, jurée en 2008. En tant qu’ethnologue, Armelle Giglio a pu à la fois vivre une expérience « impliquée » et construire une relation distanciée en prenant des notes et en pointant des pratiques et des discours dénotant les épreuves vécues en tant que jurée. À côté de ce témoignage saisi à l’aune d’un entretien exploratoire, nous nous appuyons sur des écrits d’anciens jurés mais aussi de magistrats ayant présidé la cour d’assises. Le propos du premier chapitre consistera à mettre en évidence les dimensions structurant et façonnant l’expérience des jurés (Chapitre 1). Cette étape participe du travail d’objectivation visant à problématiser les questionnements suscités par cette recherche.

35Pour saisir l’expérience des jurés en cour d’assises, il convient de mettre en relief l’histoire, la sociologie et le mode de fonctionnement de cette institution judiciaire. L’histoire de cette institution montre qu’elle a fait l’objet de plusieurs changements avec en toile de fond des tensions entre les tenants d’une justice pénale protégée des « passions » populaires et les défenseurs d’une justice « populaire » censée incarner l’apogée des sociétés démocratiques héritées de la révolution de 1789. C’est cette histoire ponctuée d’un côté par la professionnalisation du corps des magistrats, de l’autre, par l’association des citoyens, électeurs et tirés au sort, à la cour d’assises qui explique les paradoxes entourant la légitimité-illégitimité des jurés populaires. La présentation de la cour d’assises, de son fonctionnement, de la nature des crimes qui y sont jugés selon quelques statistiques judiciaires, amène à s’interroger sur le positionnement de la sociologie à l’égard de cette institution et des critères sociaux participant du jugement. L’avènement d’un « populisme pénal » ne conduit pas systématiquement à une focalisation sur le sort des victimes car les individus et les groupes sociaux jugent selon leur vision du monde et leurs principes de justice (Chapitre 2).

36L’enquête de terrain menée auprès des jurés met en évidence l’épaisseur d’une expérience tout autant inédite que déstabilisante. Citoyens ordinaires tirés au sort à partir de listes électorales, les jurés de cour d’assises doivent se socialiser assez rapidement à un univers judiciaire et à un rôle auquel ils ne sont guère préparés. Cette socialisation s’opère sur fond d’interrogations quant à leur légitimité mais aussi d’interactions avec des magistrats dont le statut, les stratégies d’accueil et les manières d’organiser les débats à l’audience comme lors du délibéré, en font des professionnels dominants et au pouvoir susceptible d’être perçu comme démesuré. Ce sont aussi les paradoxes du rôle qui interpellent les jurés : ils doivent juger tout en se sentant jugés, observés, lorsqu’ils ne sont pas parfois récusés. Observatoire de la vie sociale dans ce qu’elle peut avoir de plus tragique voire d’anomique, la cour d’assises met d’emblée les jurés devant l’obligation d’anticiper un rôle, de l’incarner en gérant les contradictions immanentes au discours judiciaire. Cela les conduit à découvrir tout autant l’institution judiciaire, la vie intime des accusés et parfois celle des victimes, qu’à « se » découvrir en interrogeant leurs catégories de jugement, y compris celles qui concernent la justice et son caractère démocratique. Le sentiment d’avoir été fortement influencé par les magistrats, comme le contrôle de la parole des jurés lors des audiences, mettent à mal l’enchantement à l’égard d’une justice jugeant au nom du peuple français. La tension entre le fait d’avoir été « reconnu » et « honoré » par l’appel de la cour et l’impression d’avoir été dominé – une impression variable selon le statut social des jurés mais également en fonction de leur capacité à influencer les autres membres du jury – sous-tend les effets de cette socialisation sur la perception du monde judiciaire (Chapitre 3). Rendre compte de l’expérience des jurés implique aussi d’interroger les pratiques des magistrats. C’est aussi une autre réalité invisible – celle qui mène de la préparation des audiences à l’organisation effective de leur déroulement jusqu’à la tenue du délibéré – qui explique les tensions et rapports de forces engageant les juges professionnels et les jurés. Chez les magistrats, l’apologie de l’échevinage est contrebalancée par la crainte des « dérapages » et de la domination du « nombre » de jurés qui reste supérieur à celui des juges. La figure métaphorique opposant le « eux » et le « nous » accrédite l’hypothèse d’un rapport de pouvoir entre professionnels du droit et profanes, ce qui peut conduire à des stratégies plus ou moins subtiles en vue d’imposer son point de vue et son appréciation des faits (Chapitre 4). De cette expérience, les jurés disent sortir « changés ». Que signifie ce changement et comment en saisir la réalité et la portée ? Pour rendre compte des effets de cette socialisation, des dilemmes moraux qu’elle engendre, des manières dont les individus s’en emparent et s’en approprient le sens, il faut procéder par une approche centrée sur des expériences singulières. C’est à partir d’une analyse en termes de « tableaux de jurés » mettant en évidence le cheminement qui les amène de l’appréhension de leur nouveau rôle, aux manières de s’organiser, en passant par les épreuves vécues pendant et à l’issue des assises, que l’on peut mettre en relief les effets de cette socialisation aux assises, des effets qui sont indissociables de l’habitus des jurés et de leur expérience sociale (Chapitre 5). Cette étape ouvre alors l’analyse sociologique vers l’étude des régularités rapprochant les jurés quant à la fonction de juger, et de leur positionnement à l’égard de la promesse de démocratie qu’est la cour d’assises. C’est que le jugement des crimes et le fait d’en avoir en quelque sorte été « témoin » génèrent une pluralité d’interrogations qui mêlent responsabilité individuelle (de celui qui juge comme de celui qui a commis le crime), efficacité ou non de la peine, capacité à prévenir les déviances ou encore conscience vive des injustices sociales qui peut aller jusqu’à produire chez les anciens jurés le sentiment d’être aussi des « victimes ».

37Générant des effets plus ou moins durables sur les individus, l’expérience des assises devient en quelque sorte un analyseur de leur rapport social et subjectif à la justice, de leur conception du monde social, de ses paradoxes et de ses contradictions. Ce faisant, l’expérience morale telle que nous l’envisagerons en concluant cette recherche se pose tout autant en termes de participation « démocratique » à l’institution judiciaire (se prononcer sur le sort d’un accusé engage autrement que le vote politique, mais cet engagement est plus ou moins effectif selon que le vote ait ou non pesé sur le verdict, selon la tournure prise par les rapports de pouvoir engageant les jurés populaires et les juges professionnels), avec le processus de reconnaissance qu’elle induit, qu’en termes de valeurs morales où la question du « juste » et du « bien » ne manque pas d’interpeller les citoyens ordinaires. Ce sont les tourments et les dilemmes moraux travaillant les anciens jurés qui invitent à une analyse sociologique de leur expérience en termes de rapport complexe à la justice où se jouent des questionnements éthiques et où se manifeste un degré de réflexivité allant de pair avec l’enchantement et la déception générés par cette expérience inédite.