1Au cours des dernières années, la sociologie économique a accordé une attention croissante à la contribution des dispositifs matériels ainsi que des savoirs, savoir-faire, outils et instruments (qu’ils soient académiques ou non) à l’organisation et au fonctionnement des marchés. Cette évolution est partagée par tous les auteurs de ce volume qui montrent l’intérêt de constituer en objet d’étude, non pas les marchés, mais ce que l’on peut décider d’appeler, pour souligner ce changement de conception, les agencements marchands. La substitution de la notion d’agencement marchand à celle, plus commune, de marché permet en outre d’examiner à nouveaux frais la question des rapports entre relations marchandes et relations sociales et constitue le point de départ d’un programme de recherche entièrement original et dont ce livre montre l’intérêt et la fécondité.

2La période actuelle, en accentuant le contraste voire l’antinomie entre la froideur supposée des liens impersonnels du monde marchand et la chaleur également supposée des relations personnelles et solidaires (dont certains affirment qu’elles ne peuvent se développer qu’à l’écart des marchés), rend cette question, vieille de presque deux siècles, encore plus pressante. Les formes extrêmes prises par le capitalisme financier et par l’extension continue et souvent incontrôlée de la sphère marchande, tendent à faire oublier les travaux de Zelizer qui ont pourtant montré de manière incontestable que l’hypothèse de mondes hostiles n’a rien de nécessaire et d’universelle : relations marchandes et non marchandes sont à ce point intriquées et constitutives les unes des autres, qu’il est vain de vouloir les opposer. Mais si la leçon peine à être entendue, c’est sans doute parce qu’il faut dépasser ce simple constat et aller plus avant dans l’investigation. Il serait par exemple trop facile de considérer que la messe est dite, de jeter aux orties la vision pessimiste et crépusculaire des mondes hostiles, pour la remplacer par celle optimiste et prometteuse de mondes pacifiés et harmonieux. Oui, comme l’affirme le titre de ce livre, les marchés font société. Mais comme l’examinent en détail les différentes contributions, ils peuvent le faire de mille et une manières différentes, la fabrication de mondes hostiles étant une éventualité qui doit être considérée même si elle n’est pas la seule, même si elle n’est ni nécessaire ni obligatoire. Une fois cette diversité reconnue, la question est donc de savoir quel type de relations sociales les marchés contribuent à fabriquer et sous quelles conditions ils aboutissent parfois à installer ces situations de profonde antinomie dont chacun peut faire l’expérience. En mettant au centre de l’analyse les agencements, plutôt que les marchés, il devient plus aisé d’apporter des éléments de réponse à cette question difficile. Les agencements sont en effet par définition multiples et divers et leur variété est d’autant plus grande qu’ils incluent les dimensions matérielles et pragmatiques. Cette diversité laisse supposer qu’il existe toute une gamme de configurations, certaines se rapprochant des mondes hostiles évoqués par Zelizer, d’autres des marchés rêvés par Polanyi lorsqu’il écrit : “The end of market society means in no way the absence of markets. These continue, in various fashions, to ensure the freedom of the consumer, to indicate the shifting of demand, to influence the producer’s income, and to serve as an instrument of accountancy, while ceasing altogether to be an organ of economic self-regulation” (Polanyi, 1944, p. 252). Elle fait entrevoir également la possibilité de favoriser l’émergence de certaines configurations, jugées plus souhaitables que d’autres ; il y a place, comme le dit Cochoy, pour l’exercice d’un génie sociologique, consacré au design des agencements marchands, qui se donnerait pour objectif de mieux comprendre ce que l’on pourrait appeler des marchés civilisés, avec la perspective de favoriser leur émergence.

3Le choix de la notion d’agencement marchand comporte comme première conséquence de libérer du concept d’encastrement (d’embeddness). L’analyse de Cochoy est sur ce point lumineuse. Il rappelle les différentes significations qui ont pu être données à cette notion, d’abord par Polanyi puis par Granovetter, et montre que, au-delà de sa polysémie, cette notion implique la même hypothèse, celle de la primauté des rapports sociaux sur les rapports économiques (primauté qu’affirment également les sociologies qui critiquent la notion d’encastrement pour lui préférer celles de champs ou d’institutions). Cochoy a raison de soumettre cette hypothèse à la discussion, comme il a raison de souligner que Granovetter est utile pour cette discussion, du fait de son recours au concept de réseau. La distinction entre deux types d’encastrement, telle que proposée par Cochoy, est de ce point de vue essentielle. Les réseaux de relations sociales, dans lesquels Granovetter décide d’encastrer les relations marchandes, peuvent en effet être examinés sous deux angles distincts mais complémentaires, selon que l’accent est mis sur les structures existantes ou bien sur celles en cours d’émergence. Un réseau n’est pas une entité stable. Le mot rassemble une série d’activités (networking) faites d’explorations (de nouvelles relations, de nouvelles identités) et de reconfigurations tentées et parfois réussies. Il serait d’ailleurs justifié de parler d’exploration créatrice, puisque ni les entités ni les relations ne sont déjà là mais toujours, au moins en partie, façonnées dans le mouvement même de l’exploration. Granovetter, même s’il reconnaît cette ambivalence du réseau, privilégie le fixisme des entités et des relations (leur exploitation). Ce que Cochoy propose, c’est d’aller au bout de l’analyse en distinguant deux types d’encastrement : celui de type 1 qui correspond au réseau établi, et celui de type 2 qui correspond à l’exploration créatrice. Et il ajoute que les encastrements de type 1 ne sont que le résultat des encastrements de type 2, ces derniers méritant donc toute l’attention de qui veut comprendre comment et selon quelles modalités les agencements marchands font société. Le networking (le mot anglais qui dénote le processus est plus évocateur) constitue l’opérateur élémentaire qui explique à la fois l’établissement de relations inédites et la reconfiguration des entités qui en résulte. On ne peut saisir le fonctionnement des marchés en se contentant d’observer les encastrements de type 1. Il faut partir des encastrements de type 2 : les agencements marchands doivent être envisagés du point de vue de l’exploration créatrice.

4C’est à ce point que le rapprochement avec l’économie évolutionniste s’impose. Schumpeter a fait de l’innovation le ressort principal de la compétition marchande. Innover, c’est pour une entreprise la possibilité de se soustraire à la concurrence des autres firmes en s’offrant une situation de monopole (provisoire), en rejetant dans le passé les biens existants qui se trouvent en quelque sorte dépassés par les nouveaux. On comprend pourquoi, à la notion de dynamique, Schumpeter préfère la métaphore de l’évolution et de la sélection : un marché n’est rien d’autre que la succession des transformations structurelles qu’il engendre et qui l’affectent. Il n’y a pas d’un côté la statique, qui suppose que le temps est arrêté, et de l’autre côté la dynamique qui réintroduit dans l’analyse la flèche du temps et qui, comme dans la mécanique rationnelle, met en mouvement ce qui est déjà là. Concurrence et monopole ne sont pas antinomiques mais constitutifs l’un de l’autre : tout marché est autodestructif de sorte qu’un marché est toujours entre deux états différents, le marché dont il est issu et le marché dont il est gros. C’est ce processus qui a été saisi par Schumpeter avec son expression de destruction créatrice : pour analyser un marché, il faut partir de ce qu’il a détruit, défait (un univers de produits, d’identités sociales, de relations) et faire l’inventaire de ce qu’il apporte, de ce qu’il instaure. Comme le suggère l’expression symétrique utilisée plus haut, celle d’exploration créatrice, un marché est en devenir, il fait et refait dans le mouvement même qui l’amène à défaire. Cette exploration et cette destruction créatrice tiennent tout entières dans le processus d’innovation et seraient impossibles sans la transformation continuelle des biens, comme le montrent Gaertner et Calvignac. Schumpeter, au-delà de l’importation de la métaphore biologique, propose une véritable révolution copernicienne. Le renversement est comparable à celui opéré par la physique des particules : c’est en suivant les traces de leurs trajectoires, telles que livrées par les chambres à bulles et autres colliders, que l’accès est donné aux forces qui les meuvent. De la même manière, c’est en suivant les biens et leurs transformations qu’on se met en position d’accéder aux agents, à la structure mouvante des interactions et des identités qu’elles engagent. C’est en se focalisant sur l’innovation, processus marchand et processus social, que la sociologie relationniste pourra comprendre comment et selon quelles modalités les marchés font société.

5Déplacer l’attention des agents vers les choses — dans ce cas vers les innovations marchandes — nécessite de nouveaux outils d’analyse. Il faut bien reconnaître que sur ce point précis l’économie évolutionniste n’est pas d’un grand secours. En choisissant de s’inspirer de la sociologie des sciences pre-STS et pre-ANT, elle a fait un premier pas (donner aux technologies et aux pratiques une place qu’elles avaient perdue), mais, dans la mesure où cette sociologie s’est toujours refusée à pénétrer dans la boîte noire des technosciences, l’économie évolutionniste s’est montrée incapable de suivre, autrement que de manière formelle, ce mouvement de destruction et d’exploration créatrice. De ce point de vue, l’apport de Cochoy me paraît décisif. En choisissant de mettre au centre de l’analyse le double processus de sélection et de collection, il affirme la centralité des choses et dote l’observateur de l’instrument, de la chambre à bulles si l’on peut dire, qui devrait lui permettre de retracer les interactions marchandes et la manière dont elles explorent de nouvelles identités et de nouveaux liens.

6Pour souligner l’intérêt de ces deux concepts, qu’il me soit permis une rapide digression. Dans l’économie des qualités, titre de l’article finalement paru dans Economy and Society en 2002, nous avions proposé la distinction entre produit et bien. Le produit désigne le processus fait de transformations successives qui compose la carrière des choses depuis leur conception jusqu’à leur consommation (qui n’est jamais) finale. Le bien, quant à lui, est un moment dans ce processus ; il correspond à une étape de la vie du produit qui voit se nouer autour de lui des offres et des demandes, organisant ce qu’il est convenu d’appeler un marché. Cette distinction était une manière de rendre compte des activités d’exploration et de destruction créatrice, tout en situant les relations marchandes au sein de ce processus. Il restait à évaluer l’écho qu’elle pouvait susciter chez ceux qui font profession d’analyser le fonctionnement des marchés. Présentant au cours d’un colloque une version préliminaire de ce texte (dans sa version française), je saisis l’occasion qu’il me fournissait de pouvoir interroger les économistes présents sur l’éventuelle différence qu’il fallait établir à leurs yeux entre les deux notions, celle de produit et celle de bien. La réponse fut unanime. Tous les économistes présents, et notamment Baumol, répondirent d’une seule voix que ces deux notions étaient purement et simplement interchangeables. Cette unanimité me troubla. Non pas que je fusse un quelconque partisan de la police des mots. Mais plus simplement parce que les deux mots, dont les étymologies sont on ne peut plus éloignées l’une de l’autre, renvoient à l’évidence à des réalités et à des questions différentes : le produit fait référence aux circuits, classiquement qualifiés d’économiques, qui contribuent à la production, à la circulation des biens ; les biens indiquent que certains produits rencontrent une demande, répondent à des besoins, à des attentes. Le fait même de parler de bien constitue une justification essentielle de l’existence des marchés : ce que les marchés offrent (ou s’efforcent d’offrir) ce sont des choses qui sont des biens, et par conséquent des contributions positives au bien-être individuel et collectif. Il est d’ailleurs significatif que les analyses consacrées aux défaillances des marchés soulignent toutes l’incapacité dans laquelle ceux-ci se trouvent, au moins dans certaines circonstances, de faire que leurs produits soient des biens. Il arrive en effet que les marchés distribuent des maux (externalités négatives) ou se montrent incapables de délivrer certains biens (qualifiés de publics). Un produit n’est ni bon ni mauvais en soi : il le devient (éventuellement) ; et si l’on veut maintenir ouverte la question de la valeur (sociale) des marchés, il faut maintenir cette distinction entre produits (processus) et biens (qui peuvent se transformer en maux ou en manque de biens).

7Comment s’assurer que ce que fabriquent et délivrent les marchés soient des biens, sachant que rien n’est jamais acquis puisque leur fonctionnement bouleverse en permanence l’univers des produits existants et que la participation de ces derniers à la vie collective constitue un problème toujours recommencé ? Tous ceux qui depuis Adam Smith font l’éloge des marchés soutiennent que parmi toutes les institutions connues, le marché est la seule qui permet simultanément de définir ce qui doit être produit et de tester (à quelques défaillances près) s’il s’agit ou non de biens. Ceux qui considèrent que les marchés détruisent plus qu’ils ne construisent, ont tendance à penser l’inverse. Je voudrais suggérer ici qu’une manière de reformuler la question de la nature de la contribution des marchés à la formation (ou à la destruction) des liens sociaux pourrait être de se demander sous quelles conditions ils sont en mesure d’assurer, de manière plus ou moins réussie, la transformation des produits en biens. Les modalités de succès (les pragmatistes diraient : les conditions de félicité), de cette transformation pourraient dépendre de la configuration des agencements marchands et de leurs formes d’organisation, indiquant du même coup les enjeux théoriques de ces interrogations pratiques. Un « bon » marché pourrait être un marché « efficient » qui de surcroît laisserait ouverte, et gérable, la question de la contribution de ses produits à la production (et distribution) de biens.

8C’est à ce point que le couple sélection-collection prouve son utilité et sa pertinence. D’ailleurs, nous dit Cochoy, la théorie économique ne s’y est pas trompée, car elle a consacré beaucoup d’efforts à l’analyse du processus qui conduit les produits à devenir (parfois) d’authentiques biens, c’est-à-dire de « bons » produits : l’enjeu pour elle n’est en effet rien moins que d’établir sous quelles conditions un marché fonctionne de manière socialement bénéfique. La manière dont Cochoy propose de résumer, sous la forme d’un triptyque, l’ensemble de ces travaux fera date. La fameuse loi du marché, qui assure un contrôle mutuel des offres et des demandes, assure, par le biais de la concurrence, que les produits les meilleurs (candidats à être des biens) chassent les moins bons (candidats à devenir des « maux »). Mais on sait que, en cas de sélection « adverse », il peut arriver que les produits les moins bons chassent les meilleurs ; et enfin, ceci est un résultat essentiel, sous certaines conditions, la sélection historique (ou path dependency) peut aboutir à ce que les produits les plus répandus chassent les autres et deviennent des biens par défaut. Autrement dit, rien ne garantit que l’innovation, même régulée par la concurrence marchande, fasse advenir des biens plutôt que des maux. C’est à cette question que la théorie économique s’est confrontée avec un certain succès, à travers ses analyses des défaillances marchandes. Il serait malvenu de contester ce point et Cochoy a raison de souligner que la sociologie des marchés s’est bien souvent contentée, notamment à travers son analyse de la qualité, de n’ajouter que quelques notes infra-marginales au travail des économistes. Et il ajoute que, pour la sociologie, le principal enjeu n’est pas tant de poursuivre l’examen des processus de sélection que de faire apparaître ce qui le prolonge et le complète : le travail de collection qui n’a été à ce jour que très peu étudié. Collection : le terme est nouveau et inattendu. Mais il s’impose (seul l’avenir dira si c’est ce mot-là ou un autre qui survivra), dès lors qu’on accepte de considérer les marchés comme des dispositifs qui (parce qu’ils créent) explorent et détruisent. Les innovations de produit font émerger, de manière programmatique, de nouvelles identités et de nouvelles relations, contribuant ainsi à reconfigurer de manière plus ou moins réussie et acceptable, de manière plus ou moins profonde, les mondes dans lesquels nous vivons ou dans lesquels nous sommes appelés à vivre. Les innovations, par les associations inédites qu’elles proposent, sont des collecteurs qui agissent simultanément sur les choses et les êtres humains. Elles dés-intriquent et ré-intriquent ; font, défont, refont ; dissocient et ré-associent ; faisant surgir de nouvelles identités en même temps que de nouveaux produits. On comprend pourquoi il faut tenir à la fois la sélection et la collection : les collections sociotechniques sont en butte à un processus permanent de sélection et la sélection a pour objet et enjeu la nature des collections appelées à survivre. C’est en étudiant ce double processus qui définit à la fois les trajectoires sociotechniques des innovations et la manière dont les marchés y contribuent qu’on pourra avancer dans l’analyse des rapports entre économie et société.

9S’intéresser au processus de sélection-collection est une chose, mais ce processus ayant une grande généralité, il convient de se demander en quoi le fait qu’il se conclut par une transaction commerciale, qu’il soit profilé pour aboutir à une permutation des droits de propriété en échange d’une certaine somme d’argent, induit des effets sur le processus lui-même. Traduire, intéresser, capter, séduire, ajuster, en proposant de nouvelles associations, telle est la tâche de tout agencement marchand, mais, du fait qu’il est marchand, il doit en outre faire advenir, quelque part et à un quelconque moment, une distribution/répartition des rôles, un cadrage, dans lequel un client accepte de payer en échange d’une prestation. Pour répondre à la question du bien, qui est une manière de reformuler la question des rapports entre marché et société, on ne peut se limiter au processus de sélection/collection ; il faut inclure la production du cadrage. Cet ouvrage constitue à ma connaissance un des premiers essais pour soumettre cette question à l’investigation empirique : non seulement il part du constat, maintenant largement répandu, qu’il n’y a pas de mondes hostiles, mais il pose simultanément la question de la fabrication conjointe de la relation marchande et de la relation sociale, ouvrant ainsi la voie à un programme dont on peut espérer qu’il nous fera comprendre ce qu’est un « bon » marché.

10D’abord la première partie du programme : chacun des textes démontre que pour vendre il faut d’abord fabriquer du lien social. Le fameux marché silencieux est une pure invention. Dit dans le vocabulaire qui est celui des auteurs : le marché ne s’encastre pas dans les relations existantes, son fonctionnement fait surgir des relations et des êtres nouveaux, y compris des relations « attachantes » qui font apparaître des personnes singulières. La démonstration la plus frappante est celle de Bruno puisqu’elle s’applique à la compétition marchande, cette modalité de relation qui est plus que toute autre censée détruire la sociabilité. La concurrence implique, nous dit Bruno, la constitution de relations sociales qui la rendent indissociable de la notion de coopération, qu’il s’agisse d’alliances, d’imitations, de démarcations, de prises en compte, d’établissements de standards de référence, etc. : sélection et collection, qui constitue le creuset où se fabrique du lien social, sont au cœur de la concurrence. Chaque chapitre apporte sa contribution à cette démonstration. McFall, par exemple, poursuivant le programme de sociologie économique (également relationniste) de Zelizer, montre comment les agents d’assurance parviennent à s’immiscer dans l’intimité des foyers en s’appuyant sur des pratiques antérieures (sélection historique) pour les enrichir (et au passage enrichir leur entreprise) de nouvelles relations et identités (le weekly premium). La précision de cette analyse, qui se focalise sur la sélection/collection, fait apparaître par contraste le caractère approximatif des interprétations à la Ewald (reprises par Beck) qui se contentent de voir dans l’économie assurantielle un dispositif qui, par la gestion collective et calculée des risques qu’il impose, génère une certaine forme de solidarité (macro) sociale. Si solidarité sociale il y a, c’est autant dans la figure de l’agent qu’elle s’incarne que dans le calcul probabiliste. L’analyse de McFall est une critique empirique qui pourrait bien être définitive de la supposée émergence de l’ainsi nommée société du risque. L’attention ethnographique portée aux processus de sélection/collections marchandes conduit, autre exemple, à renouveler les terrains d’étude et à souligner le rôle joué par certaines pratiques comme celles du blogging (Raimond). Elles ont également pour mérite de mettre en valeur l’importance des activités de marketing et des nouvelles formes qu’elles revêtent, avec la montée en puissance du marketing relationnel (Coll ; Mellet). Le social media marketing a par exemple pour principale activité de performer (d’énacter : to enact) des réseaux sociaux dans lesquels circulent les produits sous la forme notamment de discours cherchant à les expliciter. Ce que les marketeurs appellent communauté n’est au fond qu’un réseau très dense (cluster) dans lequel les biens sont librement critiqués, (re) qualifiés, ré-imaginés. Ce type de réseau ouvert à la qualification (et donc aux opérations de sélection/collection) contraste avec ceux, désormais classiques, dans lesquels des produits qualifiés de manière rigide circulent de proche en proche, sans transformation ni requalification possibles. Il est clair, et Mellet insiste à juste titre sur ce point, qu’une firme performant de tels réseaux dits communautaires, mais ne souhaitant ni écouter, ni prendre en compte ce travail collectif et dialogique de re-qualification, n’aurait rien à attendre, en terme de profits, de ce type de social media marketing. Mellet suggère en passant la relation qui existe entre formes d’organisation marchande d’un côté et types d’opération de sélection/collection de l’autre côté : par exemple, la constitution de communautés discutant les produits devient naturellement productrice d’agencements marchands que la littérature qualifie d’ouverts, c’est-à-dire conçus pour favoriser la requalification des produits et notamment leur transformation en biens.

11Les outils du marketing relationnel, tels qu’ils sont présentés par Coll, démontrent la pertinence pratique des deux concepts de sélection et de collection. Ce qui est en jeu dans ce cas, c’est en effet l’identification de profils qui, dans un univers où foisonnent les qualités et les variables, définissent à la fois des collections de biens et des pratiques consommatoires. La constitution de bases de données qui enregistrent les achats, jointe au traitement statistique des données ainsi collectées, permet par exemple de montrer et de tester l’association forte (et inattendue) entre l’achat de poissons rouges et celui de chaussures de marche ! Cette association est le résultat d’un processus, piloté conjointement par les offreurs et les consommateurs, de sélection (au sein de l’univers des biens proposés) et de regroupement (c’est-à-dire de collection) de certains de ces biens sélectionnés. Elle redéfinit en même temps que les biens marchands (le poisson rouge devient proche des chaussures de marche) et les identités sociales (définies par les styles de vie et les pratiques consommatoires qui les sous-tendent) qui s’attachent à eux. Le marketing relationnel constitue l’outil privilégié d’encastrement de type 2, pour reprendre la définition proposée par Cochoy, c’est-à-dire qu’il permet de suivre et d’ajuster, par essais et erreurs successifs, relations marchandes et relations sociales, tout en les faisant évoluer simultanément. Amazon.com est l’illustration la plus frappante de cette contribution constitutive du marketing relationnel à la fabrique des marchés et des relations sociales qu’ils impliquent, comme l’exprime si clairement la formule qui s’inscrit sur les écrans de tout client potentiel : « quels sont les autres articles que les clients achètent après avoir regardé cet article » ou encore « vous avez regardé X, vous apprécierez peut-être également Y ou Z ». La singularisation des profils n’est pas produite isolément ; elle favorise de nouvelles associations, de nouveaux rapprochements ; elle n’élimine pas les comparaisons mais recompose les espaces de comparaisons.

12Le plus intéressant dans ces pratiques de profilage (profiling) est le rapport nouveau qu’elles introduisent entre transactions commerciales réalisées à des instants différents, rapport auquel elles donnent le nom de fidélisation. Ce mot désigne une catégorie particulière d’opérations de sélection/collection qui portent sur des individus mais pris et considérés à différents moments de leur existence et dont le seul objectif est de faire en sorte que le client en t 1 soit également client en t 2, non pas en lui proposant la même chose, mais en partant de ce qu’il a acheté pour construire avec lui, par sélections et association successives, ses nouvelles demandes. Ce qui est en jeu dans la mise en place de tels dispositifs, c’est le maintien du cadrage de la relation marchande, par variations contrôlées (et calculées) du contenu de l’offre et de la demande (et non par l’extension du marché des produits existants) : « voilà ce que, en tant que client (de notre entreprise), vous pourriez souhaiter acquérir et que l’on peut vous offrir ». Si l’on ajoute que personne n’attend d’un client donné une fidélité totale, et que chacun se contente de ce que certains vendeurs appellent joliment une fidélité polygamique (chaque client pouvant être fidèle à plusieurs fournisseurs en fonction des biens qu’il décide d’acheter), on constate qu’on se trouve dans un monde qui se veut purement relationniste. L’individu, dans ce cas le client, se trouve fragmenté, dissocié, démembré si l’on peut dire, dans le temps et dans l’espace pour être re-collecté selon des figures nouvelles : l’individu X n’est que l’assemblage variable de clients aux profils multiples qui sont disséminés et distribués en des lieux et des instants différents. On retrouve là une parenté avec les sociologies qui décrivent la multiplicité des identités et autres habitus, et on s’éloigne des sociologies (économiques) traditionnelles qui affirment l’existence d’un client (potentiel) doté de capacités de jugement et d’appréciation personnelles, stables et homogènes. Avec le marketing relationnel et ses outils de performation des agencements marchands, on dispose de la preuve empirique que le travail de sélection-collection est au cœur des marchés où il recompose en permanence les objets, les personnes et leurs attachements mutuels. De ce point de vue, les cadeaux que les entreprises proposent à leurs clients (Winnepenninckx et Kieser’L Baz) doivent être vus comme des instruments du marketing relationnel, puisqu’ils contribuent à affiner le profilage des clients et du même coup participent à cette entreprise de sélection/collection en quoi consiste la fidélisation et dont le but est d’approfondir la singularisation des relations. Le profilage, par analyse relationnelle, d’un grand nombre de données hétérogènes, se retrouve dans les opérations de (re) collection des dettes (Deville) : sélectionner les clients à ré-attacher en identifiant les associations de variables qui semblent les plus favorables, puis entreprendre le ré-attachement c’est-à-dire le travail de collection proprement dit. Comme dans le cas de la fidélisation mentionnée plus haut, peu importent les variables qui permettent cette analyse, ce qui compte c’est leur nombre et la variété des traitements qu’on leur fait subir pour faire apparaître des corrélations, associations ou regroupements.

13Le marketing relationnel, sous ses différentes formes et dans ses différentes applications, prend explicitement en compte l’objectif final qui est d’induire un achat. Il fait proliférer les relations et les identités, à travers la recomposition des produits, mais pour faire émerger un client, ce qu’exprime très bien la volonté de fidélisation. Il faut donc se demander maintenant comment s’obtient ce résultat, comment le processus de sélection/collection finit par aboutir à la conclusion d’une transaction commerciale. Ce que l’offreur, qui est aussi vendeur, veut, c’est un client et non un usager intéressé et capté ! Pour comprendre comment l’agencement marchand oriente la fabrique du social, il faut répondre à ces questions. Sinon on risque, comme d’ailleurs certaines des hésitations des auteurs le prouvent, à se contenter de démontrer une fois de plus que la thèse des mondes hostiles est erronée, mais sans pour autant faire avancer notre connaissance des rapports concrets entre relations marchandes et relations sociales. Quelles formes et modalités de relations sociales et d’êtres sociaux, nécessairement divers, fabriquent les divers agencements marchands possibles ? C’est cette question à laquelle il faut répondre, et pour y répondre il faut emprunter la voie que ce livre explore en se demandant comment la volonté de faire émerger les figures jointes du client et du vendeur agit sur le travail de sélection/collection et par conséquent sur la manière dont le social est fabriqué, dès lors qu’il est engagé dans l’instauration d’une configuration marchande.

14Les textes réunis dans ce volume sont tous concernés par cette interrogation qui est d’ailleurs celle formulée par les agents eux-mêmes, notamment lorsqu’ils sont confrontés au marketing relationnel : à quoi bon toute cette agitation relationnelle, si elle ne se traduit pas in fine en espèces trébuchantes ? La volonté de ne pas perdre de vue que l’objectif ultime est d’aboutir à un cadrage marchand trouve son expression privilégiée dans l’expression (nouvelle) : « customer value ». Ce qu’il faut, ce sont des clients, et ce qui compte et doit être compté, c’est le rapport entre le coût d’obtention/captation d’un client et le profit qu’il permet d’espérer puis d’engranger. De ce point de vue, on comprend la logique des actions de fidélisation, dont il a été question plus haut : maintenir l’attachement d’un client peut s’avérer beaucoup moins onéreux que de créer un client ex novo. Plus l’offreur, pour obtenir des biens et des personnes solidement attachés, doit jouer sur la sélection et la collection des relations sociotechniques, et plus la question de la valeur du client s’impose à lui comme critère d’évaluation et d’appréciation. L’analyse des mécanismes par lesquels les « offreurs » gèrent cette tension doit donc être privilégiée. La contribution d’Alexandre Mallard offre de ce point de vue un certain nombre de pistes très intéressantes que je voudrais maintenant brièvement discuter.

15L’objectif de Mallard est de comprendre comment se forme le cadrage marchand, c’est-à-dire comment on en arrive (parfois) à la constitution de rôles complémentaires, celui du client et celui du vendeur, qui impliquent que les agents engagés dans ces rôles puissent se considérer comme quittes une fois l’échange réalisé. Cette question est d’autant plus cruciale et complexe que, on l’a vu, ce cadrage ne s’obtient que si dans le même temps prolifèrent les relations sociales. Pour trouver une réponse à cette question, Mallard nous invite à prendre congé des images habituelles du marché (comme simple rencontre entre des offres et des demandes qui se nouent autour de biens) pour nous intéresser aux organisations marchandes. L’idée que les marchés sont des formes d’action collective organisée n’est pas nouvelle ; c’est même une des affirmations les plus constantes de la sociologie économique puisque cette hypothèse est essentielle pour qui veut défendre la thèse de l’encastrement de type 1. Mais l’analyse des encastrements de type 2 conduit à privilégier un aspect moins connu de l’action organisée qui recouvre l’ensemble des opérations qui la rendent possibles, ce que de Terssac a appelé le travail d’organisation, ce dernier mot désignant l’ensemble des actions qui organisent. Appliquée au cas qui nous intéresse ici, cette démarche conduit à mettre l’accent sur ce qui doit être accompli pour faire émerger, exister et tenir, à partir de l’instauration d’un faisceau de relations sociales inédites, le jeu de rôles en quoi consiste la transaction commerciale, l’échange d’un bien contre de l’argent. Prenant comme objet d’étude France Telecom, Mallard fait un premier inventaire de l’ensemble des dispositifs, compétences, savoir-faire, instruments ou règles qui doivent être mis en place pour faire surgir le client, celui qui est prêt à payer pour s’attacher à un bien. On n’entre pas chez un concessionnaire BMW avec l’espoir que le vendeur nous fera cadeau du dernier modèle, mais on n’y entre pas non plus avec la certitude qu’on l’achètera, surtout si la reprise de l’ancien véhicule ne s’avère pas aussi intéressante qu’on pouvait l’espérer. Et il existe de nombreuses situations, moins pré-cadrées, dans lesquelles, une relation non profilée (ni du côté de l’offre ni du côté de la demande) pour se transformer en relation marchande se conclut néanmoins par une transaction commerciale. Dans tous les cas, ce qu’il s’agit de comprendre, c’est cette instauration qui n’abolit pas pour autant les autres modalités de relations (dont elle a besoin), mais les orientent sans doute d’une certaine manière, qui reste à découvrir.

16C’est pour rendre cette métamorphose étudiable empiriquement que Mallard propose le couple encadrement-cadrage. Le cadrage désigne le résultat à obtenir, celui du cadrage marchand avec le duo vendeur-offreur et le changement de mains contre une somme d’argent. L’encadrement désigne l’ensemble des dispositifs, modalités de gouvernance, scripts qui permettent d’aboutir au cadrage marchand, tout en faisant proliférer le social : intéresser pour attacher, attacher pour faire payer le prix de l’attachement. En somme, ce qui est jeu, c’est la création d’une tension, d’un manque, d’un déficit qui ne peut être dénoué que par l’échange commercial. Ce qu’on appelle un marché n’est jamais qu’une organisation en action qui fabrique cette tension et pré-cadre son dénouement.

17Inutile de dire que, dans ce processus d’encadrement-cadrage, on retrouve l’ensemble des opérations de sélection et de collection discutées précédemment. Mais Mallard ne se contente pas de faire (à nouveau) ce point. S’intéressant à trois activités de sélection/collection, il s’efforce d’analyser pour chacune d’entre elles la fabrication de cette tension et les mécanismes de son dénouement marchand (conditions de félicité). Ce que Mallard appelle l’incarnation de l’offre fournit une illustration exemplaire de ce travail. Le vendeur est à la fois la personne (« je m’appelle Dominique ») qui va pouvoir faire proliférer des relations singulières et l’organisation (en personne) qui ne nie pas, et au contraire rappelle, ce qu’elle est : une entreprise au service de ses clients, pourvu qu’ils acceptent précisément d’être ses clients (« France Telecom vous remercie d’avoir accepté de prendre sur votre temps pour cet échange »). McFall analyse dans les mêmes termes le travail de l’agent d’assurance dans l’Angleterre du début du 19^e siècle, et souligne le rôle de l’uniforme, des logos, etc., pour marquer la double identité de l’agent, à la fois personne et entreprise : on retrouve là les formes d’earmarking si bien étudiées par Zelizer et qui permettent l’agencement de deux régimes de coordination. En s’intéressant aux encadrements, c’est-à-dire à l’ensemble des dispositifs qui permettent d’articuler sélection/collection d’un côté et cadrage marchand de l’autre côté, on se met en position de comprendre comment les agencements marchands et la fabrique du social s’affectent mutuellement.

18Comment décrire et synthétiser ce travail d’articulation ? Il est sans doute trop tôt pour aboutir à une formulation entièrement satisfaisante, mais il me semble, à la lecture de ce livre, que le couple attachement/détachement (Hennion, 2004b) constitue un bon candidat. Le travail « marchand » consiste prioritairement à attacher (il faut bien capter, séduire, attirer, répondre à… ; Cochoy 2004b) pour créer les conditions d’une possible relation commerciale c’est-à-dire pour faire exister le couple vendeur-acheteur. Et ce travail d’attachement, d’ajustement des biens et des identités, passe par les opérations de sélection-collection, qui sont une autre manière, comme on l’a vu, d’envisager le processus d’innovation et la compétition qui s’instaure à travers lui. Ce travail d’attachement, pour aboutir au dénouement marchand, doit aboutir à créer, avec une force irrépressible, l’impérieuse exigence du détachement, par lequel l’attachement (comme état et non plus comme action en cours) devient possible. Attacher pour faire désirer, par celui qui est en train de devenir client, le détachement (du bien du vendeur qui en est encore le propriétaire) à un point que mesure précisément l’acceptation de payer un certain prix, tel est le puzzle que doit résoudre en permanence, et que réussit souvent, l’organisation marchande. On comprend pourquoi les notions d’utilité, de préférence ou encore de jugement constituent de bien pauvres outils pour décrire un tel processus. Tous les marketers du monde le savent : ce sont désormais les passions, les affects, les émotions avec lesquels il faut jouer en priorité. Cet engagement émotionnel s’obtient grâce à des actions de singularisation et de profilage qui visent l’attachement le plus intense possible pour écarter les concurrents. Plus la singularisation est exacerbée et approfondie et plus le bien a de chance de devenir constitutif de l’identité reconfigurée. Dans ces conditions, le nouvel agent, pour persister dans son (nouvel) être, est prêt à payer le prix qu’il faut. Il reste ensuite à organiser le détachement en faisant valoir que l’attachement ne sera « consommé » (au sens où l’on dit qu’une action est consommée) qu’à condition que le bien soit détaché du vendeur (pour instaurer l’acheteur) et que le coût de ce détachement (qui n’est pas nécessairement unilatéral) soit couvert. On comprend pourquoi la notion de valuation est considérée aujourd’hui comme stratégique et les formules de qualcul des prix deviennent un objet privilégié d’étude.

19Ce processus de détachements et de ré-attachements marchands est particulièrement bien décrit par Kjellberg lorsqu’il étudie le mouvement de l’appropriation. Avec sa passion de collection (neur) de voitures anciennes, destinées non pas à finir leur vie dans un musée mais à circuler sur les routes en se pliant aux règles en vigueur, il détaille avec beaucoup de finesse la diversité des associations et relations nouvelles qu’implique la requalification de la Thunderbird en voiture autorisée à rouler et bouleversant la vie de son heureux propriétaire. Bien qu’il s’agisse d’un véhicule ancien, cette requalification qui résulte du changement de mains constitue une véritable innovation par sélection et collection. Un marché nouveau est créé, et c’est l’histoire de l’engendrement de ce marché qu’analyse Kjellberg en mettant en relief la prolifération des relations sociotechniques qu’il entraîne. Cette métamorphose peut être également lue comme une enquête sur ce que veut dire : être propriétaire d’un bien. Dans mon vocabulaire, je parlerais de singularisation pour décrire ce processus qui amène, lorsqu’il est couronné de succès, des produits et des utilisateurs à s’attacher les uns aux autres par ajustements mutuels. Kjellberg montre ainsi que les opérations de sélection/collection, dans la mesure où elles sont profilées pour aboutir à une relation marchande qui implique un changement de mains et qui implique également qu’un prix soit donné à ce changement de mains, agissent simultanément sur les biens, sur les modalités de leur appropriation ainsi que sur l’identité des propriétaires. On ne devient pas propriétaire en acquérant un bien, on le devient au terme d’un processus d’attachement dont on ne peut plus se passer et pour la pérennisation duquel on est prêt à payer le prix qu’il faut.

20Les attachements (comme on going action) aboutissent à ce que les biens proposés soient constitutifs des corps et des personnes auxquels ils s’attachent. Comme le propose Deville, c’est bien de corps affectés qu’il convient de parler, avec le répertoire des passions, des enthousiasmes, des sentiments moraux. Le cas du recouvrement des dettes, qui suppose que soient ré-attachés des clients pour qu’ils acceptent de payer le prix du détachement qu’ils n’ont pas encore voulu ou pu payer, est particulièrement illustratif : un débiteur que rien n’affecte — ni les lettres de plus en plus comminatoires, ni les menaces de procès de plus en plus précises — n’a plus aucune valeur, sa customer value est réduite à zéro. C’est pourquoi le travail de l’organisation qui a pris en charge les opérations de recollection, peut être décrit comme un dispositif sophistiqué d’affectation des corps débiteurs (affectation au double sens du mot : production d’affects et catégorisation). Ce marché dont la seule fonction est de rattraper des clients qui sont en train de sortir de leurs rôles, constitue sans doute la meilleure illustration de ce que deviennent les agencements marchands : des dispositifs qui (ré) attachent et qui ne lâchent leur proie que contre espèces trébuchantes. Que les neurosciences soient dans l’avenir parties prenantes de ces dispositifs (pour agir sur les mécanismes neuronaux qui fabriquent les attachements) n’a rien de surprenant et l’ex-bétonneur Patrick le Lay avait une intuition féconde lorsqu’il disait que TF1 vendait du temps de cerveau disponible : la clé qui ouvre les portefeuilles et délie les bourses pourrait bien être la même que celle qui bloque les connections synaptiques en état de manque chronique !

21Dans la valuation de ces attachements-détachements, qu’organisent les agencements marchands, les métriques et autres formules destinées à mesurer les différences entre vivre avec et vivre sans (l’essayer c’est l’adopter) et servant de bases au calcul des prix, deviennent un élément stratégique des agencements marchands. On voit pourquoi, entre un consommateur comblé et un drogué qui a comblé son manque, il peut n’y avoir qu’un pas, et on voit également pourquoi les dispositifs de désintoxication imaginés pour les drogues (substitutions et prise de paroles collectives sur lesquelles joue le marketing relationnel) peuvent être transposés à d’autres formes de consommation et ont un bel avenir devant eux !

22Avec ces dernières remarques, nous nous trouvons ramenés à une des interrogations par laquelle j’ai commencé ces trop brèves réflexions suggérées par la lecture de ce livre. La gestion marchande des attachements-détachements par singularisation, c’est-à-dire par sélection et collection, est compatible avec un grand nombre de dispositifs stratégiques différents, jouant sur des affects variés, élaborant des épreuves et des métriques diverses pour les opérations de valuation et mettant en formules de façon plus ou moins discutable les prix à payer. C’est volontairement que j’ai grossi le trait en parlant d’addiction et de drogue, mais il se pourrait bien que ce soit autour des modalités d’addiction qu’ils s’emploient à produire et de la force plus ou moins irrépressible de ces addictions, que se joue la qualité des agencements marchands. Pouvoir revenir sur une addiction, rendre réversibles les situations, (re) mettre en discussion les produits et les biens qu’ils prétendent apporter, laisser coexister plusieurs options, rendre « débatable » leur valeur, voilà autant de questions qu’un bon agencement devrait sans doute laisser ouvertes. Mais avant d’aboutir au plein développement d’un génie sociologique capable de concevoir de tels agencements, beaucoup de travail préalable reste à accomplir. Qu’il me suffise pour terminer d’évoquer une seule question, qui revient dans plusieurs chapitres de ce livre, et qui mériterait me semble-t-il d’intenses investigations et réflexions.

23Ce qui ressort des contributions à cet ouvrage c’est en effet le déséquilibre qu’on pourrait qualifier de quantitatif entre le nombre de relations et le nombre d’entités nouvelles qu’il faut faire proliférer pour aboutir à l’instauration d’une relation marchande. Mon sentiment est que, dans des marchés où l’innovation intensive est la règle et où prévaut le marketing relationnel, ce déséquilibre va en s’accroissant. Il est d’autant plus frappant que la relation marchande devient, comme on l’a vu, le point d’aboutissement d’un processus de fragmentation, de dissémination temporelle et spatiale, qui transforme les personnes elles-mêmes en agencements hétérogènes qui se déforment et se reconfigurent en permanence. Cet éclatement qui semble être indexé sur la prolifération et la complexification des liens et des identités est sans doute le phénomène le plus difficile à décrire. Il est également celui qui, du point de vue adopté par les auteurs de ce livre, pose le plus de problèmes difficiles à résoudre. Quels effets produit-il ? Est-il favorable à la production de biens plutôt que de maux ? Sous quelles conditions ? Dans le cadre de quelles limites ? Il ne s’agit plus d’opposer relations impersonnelles et relations personnelles, mais de se demander si le mot personne a encore un sens, et si oui lequel et pour qui. C’est d’une certaine manière la question soulevée par Kessous, lorsqu’il étudie ce que devient l’amour pour ceux qui passent par les sites de rencontres.