1Développé dès les années 1950, le marketing du bouche-à-oreille consiste à mettre en œuvre une communication ciblée adressée à des individus identifiés comme influenceurs, et donc susceptibles de jouer un rôle clé dans la décision d’achat de leur entourage. Il a connu un regain d’intérêt très fort, avec le développement de l’informatique connectée (Mellet, 2009). Aujourd’hui, le « marketing viral », appelé également « buzz marketing », constitue un volet du « social media marketing », un label qui regroupe une pluralité de pratiques qui relèvent tout autant de la publicité média, que des relations publiques et de la gestion de la relation client. C’est à une exploration de ces pratiques qu’invite ce chapitre, en adoptant le point de vue des acteurs qui ont contribué à les développer et à les structurer, à savoir les agences de « social media marketing ».

2Ces pratiques de communication, très diverses, ont en commun de prendre place sur les sites web 2.0 ou social media, tels que les blogs, les sites de partage de contenus (vidéo, photo), les sites de réseaux sociaux. Ces sites web offrent aux internautes des fonctionnalités qui leur permettent de se mettre en scène et d’organiser leurs sociabilités (Cardon, 2009). Ce faisant, les social media rendent visible, mesurable, et éventuellement manipulable, l’activité « sociale » des internautes, le bouche-à-oreille qu’ils génèrent. Par ailleurs, ces sites incluent des fonctionnalités (insertion de « contenus déportalisés »1, signalement au réseau social) facilitant le partage et la circulation virale de contenus (applications de jeux, liens, vidéos, etc). Autrement dit, les sociabilités sont plus visibles et, d’une certaine manière, plus actives sur le web 2.0.

3De nombreux travaux documentent le développement d’une « culture virale », associée à des sites comme Youtube, Facebook ou encore Twitter (Wasik, 2009 ; Pennenberg, 2009). Les marques n’y sont d’ailleurs pas étrangères, puisque l’on compte régulièrement parmi les vidéos les plus vues et les plus partagées des spots publicitaires. Ainsi, la publicité « Evian Roller Babies » comptabiliserait plus de 45 millions de vues sur les différentes plates-formes depuis sa mise en ligne, en juillet 20092. Dans une perspective un peu différente, la marque Starbucks Coffee comptait plus de 15 millions de « fans » sur Facebook en septembre 2010. Ces chiffres exceptionnels sont souvent cités en exemple des possibilités du web 2.0 en matière de marketing dans la presse professionnelle, et semblent justifier l’usage de la métaphore épidémiologique.

4La présence des marques est encouragée par ces plateformes qui sont pour la plupart gratuites et ont en commun de tirer l’essentiel de leurs revenus de la publicité et du marketing (Beuscart, Mellet, 2008). En face, les annonceurs sont attirés par l’audience de ces sites3 et par la promesse d’insérer leurs marques et leurs produits dans les conversations et dans les sociabilités ordinaires des internautes. Cependant, cette incitation à coopérer n’élimine pas les incertitudes inhérentes à un domaine d’activité émergent et non stabilisé. Les annonceurs et les agences de communication s’interrogent sur l’opportunité de s’implanter dans des espaces qui évoluent rapidement et dont les règles de fonctionnement leur échappent. Les gestionnaires de plateformes et les utilisateurs — pour certains très investis, comme les blogueurs — sont quant à eux, lorsqu’ils le souhaitent, contraints de s’insérer dans un marché publicitaire déjà très organisé et stabilisé autour d’un certain nombre d’acteurs, de produits, de standards, de métriques. Ainsi se pose la question de la « domestication » des médias sociaux du web par le marketing.

5Nous nous intéresserons, dans cet article, à un ensemble d’acteurs qui jouent un rôle crucial dans la réduction de l’incertitude, dans la coordination des acteurs « traditionnels » du marketing et de la publicité avec les acteurs des social media. Il s’agit pour l’essentiel de start ups créées dans les années 2000, et parfois de filiales de grands groupes de communication. Nous qualifierons à partir de maintenant ces acteurs d’agences de social media marketing (SMM), car le label tend à s’imposer progressivement parmi les professionnels4. Quoiqu’en cours de structuration, ce « marché » dispose déjà de repères stables : des agences spécialisées, et donc des produits au contour à peu près défini, des normes tarifaires et des métriques. L’objectif de cet article est de proposer une analyse du travail marchand (Cochoy & Dubuisson-Quellier, 2000) effectué par les agences5 : quels sont leurs produits, leurs clients, leurs concurrents ? Comment commercialisent-elles leur offre ? Comment mettent-elles en œuvre et outillent-telles leur activité : créations et formats publicitaires, achats médias, supports de communication, métriques de suivi et d’évaluation des campagnes ?

6Corrélativement à leur ancrage dans les social media, ces acteurs ont en commun d’être des spécialistes du bouche-à-oreille. Autrement dit, la matière première de leur activité est « l’activité sociale » des internautes, à savoir les échanges, discussions, expressions, partages de contenus et recommandations qui se déroulent sur les plateformes. Les agences de SMM ne s’intéressent donc pas au consommateur tel qu’il est décrit dans la théorie économique standard, à savoir comme un être isolé et autosuffisant ; au contraire, elles le considèrent comme être fondamentalement social, situé dans des réseaux de relations personnelles, et bavard. C’est cette activité sociale que les agences cherchent à commercialiser. Or, la commercialisation suppose un degré minimum de standardisation afin, d’une part, de se plier aux qualifications usuelles du marché publicitaire et, d’autre part, de changer d’échelle pour atteindre un volume conséquent d’activité. Les efforts de standardisation consentis par les agences s’apparentent à des investissements de forme définis comme des « opérations de mise en forme qui consistent à régler une relation, à transformer une interaction soumise à l’incertitude, à la négociation, en un échange automatique où les propriétés personnelles des individus qui sont mis en relation n’interviennent plus » (Eymard-Duvernay, 1986). Ils consistent notamment à définir des produits au contour précis et stable et à spécifier des métriques d’évaluation de la qualité. Notre hypothèse est que les investissements de forme réalisés par les agences outillent et manipulent des représentations du consommateur comme « homo sociologicus » — ces représentations étant elles-mêmes (parfois explicitement) dérivées de théories sociologiques. Ces représentations, qui sont appréhendées de manière pragmatique par les acteurs, sont des figures simplifiées du lien social. Elles sont en nombre limité. En l’occurrence, nous en avons repéré trois : la figure de la contagion virale, la figure de l’influence, la figure de l’engagement dans la communauté6.

7Notre propos comprend trois parties, consacrées chacune aux trois grandes spécialisations du secteur : la viralité, l’influence et la communauté. Chacune de ces spécialités s’appuie sur une figure particulière du lien social. Chacune peut être rattachée à un domaine du marketing qui lui fournit une promesse commerciale ainsi que des repères stabilisés. Chacune dispose de ses propres produits et instruments de mesure. Nous nous interrogerons en conclusion sur les articulations possibles entre ces domaines du SMM.

Les spécialistes de la contagion

8Le premier type de spécialisation que l’on observe est le marketing viral stricto sensu. Il consiste à s’appuyer sur les réseaux de relations personnelles pour susciter la diffusion rapide et à large échelle, par le biais du bouche-à-oreille, de contenus tels que des vidéos publicitaires ou des applications de jeux. Les spécialistes de la contagion s’arriment au segment de la publicité média en promettant aux annonceurs de produire de la notoriété tout en minimisant l’achat d’espace… promesse qu’ils ne parviennent pas toujours à respecter en raison du caractère imprévisible des phénomènes de « buzz ».

La figure du lien social : contagion et épidémiologie

9La figure du lien social qui sous-tend ce domaine du SMM est la contagion7. L’individu est appréhendé comme un être inséré dans des réseaux de relations, et susceptible d’infecter les ou d’être infecté par les individus auxquels il est connecté. Il est le véhicule de la contamination qui s’étend, de proche en proche, à l’ensemble du corps social. Il s’agit d’une représentation métaphorique du monde social, empruntée à l’épidémiologie, dans laquelle ce qui est transmis n’est pas une maladie infectieuse ou un virus, mais de l’information. En effet, le Web peut être envisagé comme un milieu dans lequel l’information circule horizontalement, sous forme de contenus (écrits, enregistrements vidéo ou audio, photomontages, etc.), selon un mécanisme de réplication. Dans cet environnement numérique, une vidéo sera qualifiée de virale si elle acquiert un certain niveau de notoriété grâce au bouche-à-oreille. L’objectif du marketer est bien entendu de reproduire ce mécanisme.

10Cette figure du lien social a donné lieu à une littérature abondante en sciences sociales qui a fait l’objet de traductions nombreuses en sciences du marketing. Les travaux sur la diffusion des innovations (Coleman & al., 1966 ; Rogers, 1962 ; Bass, 1969) ont montré que la structure du réseau social influence la circulation de l’information, et qu’une catégorie spécifique d’individus, qualifiés d’innovateurs ou de leaders d’opinion, joue un rôle important dans l’amorçage de la mécanique de diffusion. Ces modèles de diffusion ont servi de base aux travaux qui se sont intéressés aux mécanismes de viralité sur le Web (Beauvisage & al., 2011). Un enjeu de cette littérature — qui aura un impact direct sur l’activité des agences — est la place jouée par les leaders d’opinion dans l’enclenchement de dynamiques virales. Pour certains auteurs (Gladwell, 2002), il existe une petite catégorie d’individus, appelés super-influenceurs, qui jouent un rôle clé dans la diffusion (ou non) des idées et des modes, car ils sont très connectés et exercent une influence forte sur leur entourage. Les annonceurs devraient en conséquence concentrer leurs efforts sur l’identification et le ciblage de ces happy few8. Des recherches portant sur la diffusion d’innovations ou d’idées sur le web contestent cependant la place accordée aux « leaders d’opinion ». Par exemple, les modélisations effectuées par Watts et Dodds (2007) révèlent que la diffusion virale dépend de l’existence d’un grand nombre d’individus facilement influençables, quelles que soient leurs sources d’information.

Le domaine du marketing : la publicité média

11Le résultat de ces études de diffusion virale a deux conséquences opérationnelles. Premièrement, il réconcilie l’approche du marketing viral avec la communication publicitaire via les mass média. En effet, il n’est pas nécessaire de cibler, et d’adresser une communication personnalisée à un petit nombre d’influents. Il convient plutôt d’amorcer la communication, en multipliant les « points d’entrée » — ce à quoi la communication média est typiquement destinée. Deuxièmement, l’enjeu de la diffusion virale se situe principalement dans l’incitation à partager le message, et, ce faisant, de contaminer son entourage. Évidemment, il existe une grande variété de dispositifs, de contextes, ou de stratégies ayant pour objectif de susciter la multiplication virale du message : incitation financière, humour et créativité, événement et mystère, etc. Dans le contexte de l’Internet, les sites web 2.0 jouent un rôle critique, puisqu’ils incorporent des fonctionnalités de partage.

12La pratique des agences de marketing viral, telle que nous avons pu l’observer à partir des entretiens, donne raison à Watts et Dodds9. D’une part, celles-ci ancrent leur activité dans le domaine de la publicité, qui vise à maximiser la notoriété d’une marque ou d’un produit. L’articulation entre marketing viral et publicité média peut s’opérer de deux manières. Premièrement, les deux types de communication sont combinés, l’achat d’espace servant d’amorce et le bouche-à-oreille augmentant ensuite la visibilité de la publicité. Deuxièmement, l’effet de substitution entre les deux types de visibilités — achat d’espace et bouche-à-oreille — sert d’argument commercial aux agences. L’audience acquise par le biais du bouche-à-oreille représente autant d’économies d’achat d’espace média, de « earned media » pour reprendre un terme indigène. D’autre part, l’expertise des agences se situe précisément dans la capacité à produire des messages au contenu suffisamment attrayant pour que des individus aient envie de le partager avec leur entourage.

13Ces deux aspects apparaissent très clairement dans l’équation économique de cette agence de buzz :

« Quand tu fais une opé de buzz, tu vas investir beaucoup plus en contenu, ça va te coûter plus cher, pour, au départ, zéro audience. Après, tu vas aussi acheter du média, parce que l’idée de buzz, elle ne part pas toute seule. (…) Le cas le plus incroyable qu’on ait fait, c’est qu’on avait pour Orange, 150 000 € de budget. (…) Monfestival, voilà. Et sur Monfestival, on a pris le risque de dire, ces 150 000 € de budget, plutôt que par exemple, d’en mettre 50 000 ou 100 000 en média et 50 000 pour créer, on prend les 150 000 pour créer vraiment un super contenu, puisque Orange ayant une base de données, Orange pouvait déjà l’envoyer à quelques personnes, donc on l’a envoyé à 200 000 personnes quand même via la base de données Orange. Sauf que ces 200 000 vidéos se sont transformées en 10 millions de vidéos. » (George, directeur, agence de buzz, 20 salariés)

14Autre exemple de campagne ayant rencontré un succès important, la vidéo « un chasseur tue un ours » invitait l’internaute à remplacer le verbe « tue », effacé au Tipp-ex par le chasseur, par un mot de son choix. La suite de la vidéo « exauçait » la demande de l’internaute. Cette campagne a été créée en 2010, selon des modalités similaires à la précédente :

« Alors, en fait, c’est vraiment le web social, là, pour le coup, qui l’a lancé, mais on avait un contenu qui était très fort, qui marchait très bien, donc à partir de là, en l’ayant bien activé, mais finalement assez peu, ça s’est répandu tout seul. Il y avait quand même un petit peu d’achat d’espace sur YouTube UK et YouTube Italie, parce qu’en fait Tipp-ex, c’est Bic, et donc, c’est avec Bic Europe qu’on avait fait cette campagne, et ils avaient choisi de la faire seulement au UK, et en Italie à la base. Et du coup, il y avait de l’achat d’espace YouTube, mais, très peu, juste sur ces deux pays-là. C’était aussi, un peu le deal, il fallait avoir un petit peu d’achats d’espace, pour que YouTube, nous fasse aussi, un truc un peu custom. (…) Et ça a marché. » (Mick, agence de buzz, 30 salariés).

15Les deux exemples précédents intègrent astucieusement format vidéo traditionnel et dispositif interactif permettant de produire un effet de personnalisation. Ils appartiennent à ce qu’un expert interrogé appelle le « buzz de contenu » :

« Donc, le buzz de contenu, c’est la vidéo surprenante. Ce n’est pas la technique, c’est avant tout de la créativité » (Ron, resp. social media marketing, régie publicitaire).

16L’expert oppose au « buzz de contenu » un autre levier qu’il appelle le « viral de mécanique », dont l’exemple type est l’application de jeu-concours sur Facebook. Le viral de mécanique repose uniquement sur des mécanismes incitatifs. Le joueur est incité à partager l’application avec ses amis, car il augmente ainsi ses chances de gagner, ainsi que celles de ses amis. En revanche, le contenu est très pauvre : il se limite à un quizz, aux questions standard, et dont seul le gain varie.

Mesurer le succès des campagnes virales

17Les métriques d’évaluation de la performance des campagnes virales sont assez proches de leurs équivalents média, à savoir le nombre de vidéos vues ou le nombre de quizz joués. Ces métriques permettent de procéder à des comparaisons entre audience achetée et audience acquise par le biais du bouche-à-oreille. Afin d’affiner la mesure de la viralité, les agences ont également développé des coefficients de viralité qui donnent une indication de la propension des personnes à partager le message :

« Chaque jour, on avait un tableau qui nous disait le nombre de vidéos vues, le taux de parrainage, le nombre de personnes parrainées, le taux de visionnage par le parrainage, pour le comparer au taux de visionnage par du média, et du coup, ça nous donne notre pourcentage de viralité. » (George).

La contagion ne se décrète pas

18Les deux campagnes publicitaires que nous venons de citer — pour Orange et pour Tipp-Ex — sont les plus gros succès de leurs agences respectives. Ils sont des produits d’appel permettant d’attirer de nouveaux annonceurs. Ils ne peuvent cependant être reproduits systématiquement, justement en raison de leur caractère exceptionnel :

« Il y a un effet Tipp-Ex, oui, c’est-à-dire que les annonceurs pensent qu’on peut le refaire ; ils sont déçus qu’on ne l’ait pas fait avec eux. Sauf qu’il y a des choses qui sont un peu exceptionnelles quand même, même si on essaye de faire aussi bien à chaque fois. » (Mick).

19La plupart des campagnes ne produisent que peu, voire aucun bouche-à-oreille. L’incertitude qui pèse sur le succès viral des campagnes et sur l’ampleur (mesurable) de ce succès est très problématique pour les agences. En effet, les annonceurs allouent leurs budgets publicitaires en fonction de la taille et de la qualité de l’audience qu’ils espèrent toucher. Ils réclament donc des garanties. Les agences parviennent-elles à garantir, à coup sûr, une audience virale mesurée ? Ce problème se pose essentiellement pour le « buzz de contenu »10. Les agences s’efforcent de réduire l’incertitude de deux manières. Premièrement, elles développent une connaissance fine des propriétés d’une vidéo virale, en termes de format et de contenu. Pour les vidéos, elles privilégient le format court — moins de trente secondes — et l’aspect de production amateur (le « lo-fi »). Les recettes en termes de contenu sont assez limitées :

« Soit c’est le choc et c’est lié soit au sexe soit à des images choquantes. Soit c’est extrêmement original, mais ça, je pense que c’est un degré en dessous parce que même l’originalité ne suffit pas aujourd’hui. Et sinon, c’est l’humour. Clairement. » (Kim, réalisatrice vidéo, free lance).

20Ces recettes ne suffisent cependant pas à assurer le succès viral d’une campagne publicitaire. Comme le souligne ce créatif à propos du contenu, « il faut qu’il soit génial, sinon, ça ne marchera pas, même si on a un dispositif derrière » (Mick). Or, le génie ne peut être reproduit, de façon standardisée, campagne après campagne.

La tentation de la viralité artificielle

21La solution plus radicale — mais aussi plus délicate à assumer d’un point de vue déontologique — consiste à acheter de l’audience labellisée « virale ». Plusieurs régies publicitaires commercialisent les espaces publicitaires servant d’amorce aux campagnes de marketing viral. Mais elles peuvent, plus discrètement, donner un coup de pouce aux agences dans la deuxième partie des campagnes, celle qui est supposée reposer sur le bouche-à-oreille. Le fait que les annonceurs réclament, au final, un certain volume d’audience cumulée, permet de maintenir l’ambiguïté entre audience achetée et audience générée par le bouche-à-oreille :

« Goviral, en fait, le principe comme d’autres, genre E-buzzing, genre Blogbang, c’est de dire que, aujourd’hui, justement, pour qu’un buzz se lance, il faut acheter une première partie du média, pour qu’il soit vu par les premiers influenceurs et les premières personnes qui relaieront le média. (…) Mais c’est pas interdit que si on est en galère, si on sent que ça marche pas forcément ou si le contenu, on sent qu’il est pas assez fort, on fasse appel à ces acteurs-là, mais c’est pas trop dans les gènes de l’agence. » (Mick).

22Pour un autre expert, cette tentation de la viralité artificielle — quoique justifiée par l’aversion au risque des annonceurs — constitue une négation des principes du marketing viral :

« Pour ne pas les nommer, E-buzzing, BlogBang, ces gens-là ont fait croire qu’on allait utiliser le pouvoir viral des blogueurs. (…) Ça dit clairement dans le discours commercial : oui, ne vous inquiétez pas, c’est des blogueurs. Ah, donc c’est un nouveau monde. Mais derrière, ça dit quoi ? Ça vend quoi comme promesse ? Ça vend deux millions de vues certifiées, quelle que soit la vidéo, pour 10 000 €. (…) Voilà, ils s’appuient quand même sur une incompréhension, et ils ont réussi un hold up parfait, celui à la fois de vendre le rêve du social media à leurs clients, donc en leur disant : vous allez voir, le social media, c’est la perte de contrôle. Ah, d’accord, c’est la perte de contrôle. Oui, mais ne t’inquiète pas, je vais te vendre le rêve de la perte de contrôle, et tu vas garder le contrôle. Ah, ben, c’est cool, j’ai le beurre et l’argent du beurre, c’est encore mieux. » (Keith, directeur, agence de social media research, 20 salariés).

23On observe donc une tension très forte entre la logique de la viralité pure, qui peut produire des succès, mais se caractérise avant tout par son caractère imprévisible, et la rationalité de la publicité média, dans laquelle la prédictibilité prime. Les attentes des annonceurs se traduisent du côté des agences par la tentation de réduire l’audience virale à un support média particulier, mesurable et commercialisable comme un autre support.

Les spécialistes de l’influence

24Les spécialistes de l’influence concentrent leurs efforts sur l’identification et le ciblage d’individus qui exercent une influence sur son entourage. L’appui sur cette figure du lien les conduit vers une pratique du marketing très différente de celle des spécialistes de la contagion. Celle-ci relève du domaine des relations publiques, dont les médias sociaux du Web contribuent à redéfinir les contours… mais pas le métier.

Une figure du lien qui équipe le domaine des relations publiques

« Partout où il y a des jeux d’influences, ce que vous appeliez tout à l’heure le bouche-à-oreille, ça nous concerne, c’est chez nous » (Ringo, responsable « influence digitale », branche Public Relations d’un grand groupe de communication).

25Pour ce responsable de l’influence digitale d’une agence de relations publique, le bouche-à-oreille se réduit à des jeux d’influences. Cette figure du lien est associée à une représentation du monde social qui diffère de la conception horizontale et égalitaire qui anime les spécialistes de la contagion. Le monde de l’influence est hiérarchique : les individus peuvent être différenciés en fonction de leur capacité d’influence au sein des réseaux de relations. Un petit nombre d’individus, qualifiés d’influenceurs ou de leaders d’opinion, est supposé disposer d’une capacité d’influence élevée sur leur entourage.

26Cette représentation du monde social, fondée sur l’influence, est partagée par les spécialistes des relations publiques. Pour ces derniers, le repérage et la communication auprès des influenceurs constituent un point d’entrée stratégique pour modeler l’opinion publique. Les fondateurs de ce métier, à l’image d’Edward Bernays au début du vingtième siècle aux États-Unis, se sont attachés à définir les bonnes pratiques du « spin doctor ». Parmi ces dernières, l’objectif d’influencer les influenceurs figure en bonne place :

« Ceux qui cherchent à façonner l’opinion publique doivent disposer d’un savoir sociologique et anthropologique ; ils se doivent d’être les apprentis méticuleux de la structure sociale et des routines culturelles qui sont le filtre à travers lequel les opinions circulent et s’attachent au niveau interpersonnel. Ils doivent considérer l’impact du sexe, de la race, de l’économie et de la géographie sur les attitudes du public. Il était également important de comprendre les réseaux d’influence existants – famille communauté, éducation et religion par exemple – ainsi que les figures non déclarées de leadership qui opèrent au sein de chacun d’eux. « Si vous pouvez influencer les leaders », instruisait Bernays, « vous influencez automatiquement le groupe qu’eux-mêmes influencent » » (Ewen, 1996, p. 168, notre traduction).

27Nous ne reviendrons pas ici sur les différentes facettes d’un domaine dont les objectifs et les méthodes sont multiples, et parfois contradictoires (Ewen, 1996). On notera cependant que l’Internet intéresse les professionnels des relations publiques dans la mesure où il élargit les frontières de l’espace public. En effet, comme le souligne Cardon (2010), l’Internet fragilise la position des « gate-keepers » — journalistes, éditeurs, personnalités… — chargés de surveiller et de maintenir la frontière entre l’espace public et l’espace des sociabilités. Or, ceux-ci étaient devenus l’objet quasi-exclusif de l’attention des relations presse, l’outil central des relations publiques. D’une part, un certain nombre d’amateurs ou de quasi-professionnels accèdent à l’espace public, par exemple en animant des blogs. D’autre part, les conversations ordinaires et personnelles des internautes peuvent accéder à la visibilité. Par conséquent, de nouvelles personnes sont susceptibles d’atteindre, à mesure que leur parole s’insère dans l’espace public élargi, le statut d’influenceur.

« On est arrivées au constat qu’il fallait proposer quelque chose de différent aux clients, parce qu’il y avait un grand danger entre guillemets, c’est qu’aujourd’hui, il n’y avait pas que les journalistes qui pouvaient s’exprimer sur une marque, que l’impact pouvait venir d’ailleurs, avec autant de force, voire même d’impact et même, parfois de catastrophe pour certaines marques. » (Janis, co-dirigeante, agence de relations publiques 2.0, 4 salariés).

L’outillage du spécialiste de l’influence

28La boîte à outil du spécialiste de l’influence diffère sensiblement de celle de l’expert en publicité virale. Le service commercialisé n’est pas un produit publicitaire, soit la combinaison d’une publicité et d’une campagne de court-terme. Il s’agit davantage d’un contrat d’accompagnement d’une entreprise ou d’une institution, qui s’étend sur le long terme. Cet accompagnement s’appuie sur deux types de savoir-faire principaux. Le premier consiste à repérer et qualifier les personnes susceptibles d’accéder au rang d’influenceur. Il s’agit du « profiling ». Centré traditionnellement sur les journalistes, dont le professionnel des relations presse dispose d’une base de données régulièrement actualisée, le profiling s’étend aux influenceurs qu’il est possible de repérer sur les médias sociaux tels que Twitter, Facebook, ou les blogs. Pour réaliser cette opération de profilage, les compteurs indiquant le nombre d’amis ou de « followers » sont utiles, mais ne sauraient se substituer au travail d’interprétation du professionnel :

« Vous voyez si la personne a 5 000 followers sur Twitter, et que la moitié de ces 5 000 followers sont des journalistes, je dis n’importe quoi, mais c’est pour prendre un exemple, on peut se dire que de 1 à 10, il y a une influence qui est de 9. Parce que ça veut dire quelque chose. Même chose sur Facebook. En fait on va regarder les gens. On ne fait pas du volume, c’est ça l’idée. On ne va jamais se dire 5 000 sur Twitter, 2 000 sur Facebook, donc c’est super influant. Maintenant si c’est 2 000 sur Facebook, d’ados de 14-15 ans, ça va m’intéresser pour Nintendo, mais ça ne va pas m’intéresser pour Perrier-Dita Von Teese. Donc c’est à chaque fois du profiling qui passe par l’individu vraiment. Mais, de la même façon que je le faisais avant pour un journaliste, c’est exactement la même chose. Un journaliste concrètement, on sait ce qui l’intéresse à titre personnel. On sait s’il a des enfants, on sait ce qui l’intéresse dans la vie, au-delà de ce qui techniquement est visible pour tout le monde, c’est-à-dire ce qu’il écrit, pour simplement être sûr de lui parler en étant dans son “top of mind.” » (Ringo, responsable Influence digitale, branche PR d’un grand groupe de communication).

29Dans un monde social réduit à des « jeux d’influence », le professionnel des relations publiques cherche à occuper une position qui lui permet d’exercer une influence sur les influenceurs qu’il a identifiés. Aussi, la plupart des professionnels que nous avons rencontrés éditent un blog et disposent d’un compte Twitter actif (« j’ai 4000 followers »). Ces outils permettent de maintenir un « dialogue » dans la durée, d’« être dans la conversation ». Par ailleurs, les spécialistes de l’influence mobilisent l’attirail classique des relations presse : mailing, événementiel. Ils organisent ainsi régulièrement des événements tels que les Apérotweets ou les Goldenblog Awards, ainsi que des soirées ou des cocktails dédiés aux blogueurs ayant un caractère « exclusif »11.

Mesurer l’influence de l’influenceur et l’influence du spécialiste de l’influence

30La mesure de l’influence, qui permet de repérer les leaders d’opinion, constitue un actif capital des spécialistes de l’influence. Cet actif a un usage avant tout interne. Aussi les spécialistes de l’influence regardent-ils d’un mauvais œil les outils qui proposent des classements publics. Ainsi, le palmarès des blogs publié par la plateforme Wikio, quoique mobilisé par les acteurs des relations publiques, est également contesté ; il ne saurait se substituer à l’expérience du professionnel.

L’extension du domaine de l’influence ?

31L’évaluation du travail des spécialistes de l’influence suppose, quant à elle, de répondre aux attentes des clients. Dans le domaine des relations presse, les deux métriques les plus utilisées sont les retombées presse — à savoir la couverture médiatique qui résulte de l’action des attachés de presse — et l’équivalence publicitaire — qui donne une estimation de l’investissement publicitaire qu’il aurait fallu consentir pour obtenir le même niveau de visibilité médiatique. Ces mesures sont également mobilisées pour évaluer l’action des spécialistes de l’influence sur le Web :

« Essayer de trouver des métriques communes qui vont démontrer qu’il y a une influence, c’est très compliqué. C’est un sujet qui existe depuis 100 ans sur les RP globales, et qui existe aujourd’hui sur les RP digitales, auquel personne n’a trouvé de bonne réponse. À tel point que sur les RP traditionnelles, le seul système de mesure que je connaisse qui soit utilisé vraiment, c’est l’équivalence publicitaire. Qui est la pire des choses qu’on puisse faire. C’est l’antithèse même de notre métier, de faire une équivalence publicitaire. Mais pour autant, c’est ce qu’on trouve, c’est la norme ». (Ringo, responsable Influence digitale, branche PR d’un grand groupe de communication).

32Si les professionnels des relations publiques explorent les logiques d’influence à partir de supports nouveaux, tels les blogs ou Twitter, ils continuent d’utiliser des instruments d’évaluation traditionnels. En conséquence, les efforts de ces spécialistes sont récompensés — et leurs clients satisfaits — lorsque leurs actions produisent des effets visibles dans les médias traditionnels. Pour qu’une opération soit couronnée de succès, il faut donc qu’elle boucle sur les médias traditionnels :

« Ce qui est très drôle, c’est que, à force, du coup, de créer cette émulation sur le web, on a décroché l’objet du scandale, Jérôme Bonaldi sur France 2, parce qu’on parlait tellement de Yuback et géolocalisation, qu’il était impensable de traiter des sujets de la géolocalisation, sans parler de Yuback. » (Janis, co-dirigeante, agence RP 2.0, 4 salariés).

33Au final, on observe donc une tension très forte entre un discours qui souligne la nécessité de s’adresser aux influenceurs qui émergent du web social, et une pratique fortement ancrée dans les relations presse traditionnelles, qui sont valorisées par les métriques utilisées sur le marché. Ainsi, le spécialiste de l’influence s’intéressera à Twitter non parce qu’il permet de mettre en évidence l’élargissement de l’espace public, mais bien plutôt parce qu’on y retrouve les journalistes et les hommes politiques :

« Twitter, c’est un outil d’influence absolument clé, puisque c’est une élite qui est une élite de décideurs. Ce sont exactement les cibles qui, moi, m’intéressent, qui peuvent être des journalistes, il y a énormément de journalistes sur Twitter ou de politiques, ou de leaders d’opinion, quels qu’ils soient. » (Ringo, responsable Influence digitale, branche PR d’un grand groupe de communication).

Les spécialistes de la communauté

34La contagion et l’influence ne sont pas les seules figures du lien social sur lesquelles les agences de SMM bâtissent leur activité. Certaines d’entres elles sont expertes dans la gestion de communautés en ligne. Cette spécialité consiste à présent essentiellement à animer des pages de fans de marques et de produits sur le réseau social Facebook. Le community manager se retrouve cependant en tension entre un idéal d’engagement fort des membres de la communauté et la pauvreté des interactions, tension qui le conduit à susciter des mobilisations qui reposent sur des ressorts instrumentaux.

La figure du lien : l’engagement dans la communauté

35Face au caractère éphémère des bulles d’attention collectives qui reposent sur la contagion, et se succèdent les unes aux autres, le spécialiste de la communauté privilégie les liens stables et les relations qui s’inscrivent dans la durée. Mais, à la différence de la représentation hiérarchique censée résulter des jeux d’influence, sa vision du monde social est égalitaire. S’il est possible de différencier les personnes selon leur niveau d’engagement ou de participation, l’enjeu principal se joue dans la séparation entre les membres de la communauté et les autres.

« D’un côté, où on cherche à parler à des influenceurs, et de ces influenceurs, on cherche à obtenir du coverage [de la couverture médiatique]. De l’autre côté, on cherche à parler à des fans et de ces fans, on cherche à obtenir de l’engagement. Donc, ce sont deux notions différentes. » (John, agence digitale, filiale d’un groupe de communication indépendant).

36Le concept de « communauté », tel qu’il est mobilisé et outillé par les agences de SMM, ne prend pas la signification que lui donnent les sociologues depuis les travaux de Tönnies et Durkheim. Son sens résulte davantage d’une appropriation par les sciences du marketing de la relecture post-moderne des travaux sur la communauté (Maffesoli, 1988). Les communautés de marques (Cova & Cova, 2001, Muniz & O’Guinn, 2001) sont décrites comme des regroupements collectifs stables et structurés, reposant sur un intérêt partagé pour une marque ou un produit. Les formes d’engagement associées à ces communautés sont compatibles avec l’individualisme contemporain et la société de consommation, dont elles partagent les valeurs. Elles sont par ailleurs suffisamment souples pour s’exprimer à distance, par la médiation de l’informatique connectée. Les pages web ou les forums alimentés et animés par les internautes sont ainsi le support de nombreuses communautés de marques (Amine & Sitz, 2007).

37Le dialogue instauré entre les marques et les consommateurs organisés en communautés peut être rapproché du domaine de la gestion de la relation client12. Les traces laissées par les internautes alimentent en effet la veille sur la qualité des produits et des services. Les espaces de dialogue peuvent également servir de support à la mise en place de programmes de fidélité :

« Pour une marque, c’est quand même assez intéressant d’avoir tous ces feedbacks, parce que pour le coup, alors même si des fois ça les fait flipper, il y a du concret, il y a des vrais insights conso qui remontent. (…) En caricaturant, un type qui va dire “c’est un produit de merde”, c’est : “qu’est-ce qu’on lui répond”, et un type qui va dire “le produit est génial”, ça serait bien de lui répondre. Donc ils ne savent pas répondre alors qu’aujourd’hui, on est quand même dans une logique de communauté, il faut driver les discussions. » (Paul, directeur, agence hors-média digital, 40 salariés).

L’équipement du community manager

38Comme celle du spécialiste de l’influence, l’intervention du community manager s’inscrit dans la durée (« aujourd’hui, on est plus dans une logique de suivi à l’année »). Ce positionnement va de pair avec une critique de la logique de « buzz » du spécialiste de la viralité, incapable qu’il est de capitaliser au-delà de sa campagne initiale pour entretenir un lien durable avec l’internaute :

« Quand on regarde par exemple Tipp-Ex, qui est un peu le buzz du moment, il n’y a pas de connexion à Facebook. C’est bizarre de ne pas avoir une page de fans Tipp-Ex. (…) Je ne veux pas refaire l’histoire, mais là, finalement, ce que je trouve dommage, c’est que c’est une campagne qui a très bien marché, qui est super et tout, elle va s’arrêter et aura du mal à rebondir parce qu’elle n’a pas créé sa légende. Elle aurait pu, peut-être justement, essayer de fédérer quelques fans, ou tout au moins de gens qui ont trouvé cette vidéo marrante, pour pouvoir les réactiver par la suite. (John, agence digitale, filiale d’un groupe de communication indépendant).

39L’animation de pages de marques ou de produits sur Facebook constitue le produit-type commercialisé par les spécialistes de la communauté. Ces pages regroupent des membres de Facebook qui se sont déclarés « fans » de la marque en cliquant sur le bouton « like ». Cette adhésion leur donne la possibilité de commenter et de partager les contenus (actualités, photos, vidéos, jeux-concours) édités par le gestionnaire de la page — contenus qui apparaissent directement dans leur fil d’information (le newsfeed), au milieu des actualités de leurs amis. Ainsi, le fonctionnement de la « communauté » repose sur la base de l’engagement. Les internautes acceptent de devenir membres de la communauté. Ils acceptent de recevoir les informations — mais ils peuvent aussi se désabonner. Ils acceptent éventuellement de se faire les porte-parole de la marque auprès de leur entourage. Ils se différencient ainsi des « influenceurs » qui sont en général sollicités contre leur gré, et de manière récurrente une fois qu’ils sont dans les fichiers des spécialistes de l’influence :

« Aujourd’hui ça va être principalement de l’animation pages Facebook. Alors au démarrage, on avait démarré sur les blogs. On a fait pas mal de programmes, d’envois de petits cadeaux, de choses comme ça, pour les blogueurs, des soirées blogueurs. Ça avait une certaine limite. Déjà il y en a eu tellement que ça faisait des gros budgets. Je reconnais que c’est des vrais relais d’influence, mais comme ils étaient over sollicités, ça ne marchait pas forcément. Et puis après ce qu’il se passait, c’est que l’opé (…) peut être très bien mais n’avoir aucun intérêt à être diffusée sur un blog, du coup ça pouvait des fois ne pas marcher. Je reconnais qu’avec l’essor des réseaux sociaux, (…) les plateformes type Facebook, on va gérer des fan-pages, on est vraiment dans cette logique d’animation. Et pour le coup on peut faire un vrai travail d’animation et de suivi de communauté. Et pour le coup, la partie réseaux sociaux elle a un vrai sens, parce qu’on a entre guillemets ce qui était le rêve à l’origine de toucher des influenceurs pour fédérer les amoureux d’une marque. Là on va vraiment les gérer en direct. Alors, ce ne sont pas forcément les amoureux d’une marque, mais en tout cas ce sont des gens qui ont un vrai capital sympathie avec la marque. » (Paul, directeur, agence hors-média digital, 40 salariés).

40L’animation de communauté, qui constitue le cœur du travail des community managers, présuppose l’existence de la communauté. La configuration la plus courante est celle dans laquelle une entreprise s’adresse à l’agence car elle ne sait pas comment gérer une page de fans déjà existante :

« Donc, les gens viennent nous voir en disant “bon voilà, qu’est-ce qu’on peut faire ?” Souvent ils vont avoir des communautés qui existent, mais qu’ils n’ont jamais animées. (…) Ce qui a été le cas quand on a géré Petit Bateau par exemple. On a géré pendant à peu près six mois Petit Bateau. Où là ils n’avaient rien fait, il y avait Petit Bateau et donc on a repris la fan page, donc avec la page existante et puis là on l’a vraiment animée. Et voilà, en général c’est principalement ce cas-là. (Paul, directeur, agence hors-média digital, 40 salariés).

41La gestion de page a deux dimensions principales. Premièrement, il est nécessaire de modérer la parole des fans. Ce contrôle, qui s’effectue en général a priori, passe par la suppression des commentaires insultants ou incongrus, et la réponse aux questions ou aux critiques. Deuxièmement, il convient d’entretenir la relation et de susciter des commentaires en publiant régulièrement des contenus. Ce travail relève de l’économie de l’attention (Kessous & al., 2010), dans la mesure où il repose sur un arbitrage savant entre sollicitation de l’attention, et maintien d’une certaine distance entre les publications, de façon à éviter la défection de fans dont on aurait surchargé le fil d’actualité. Le maintien d’un bon niveau d’attention et de participation dépend non seulement de la qualité et de la cohérence du contenu édité, mais aussi de la stratégie de publication :

« Donc c’est en gros comment arriver à mieux ressortir dans le newsfeed. Par exemple, on sait que l’intégration de photos est un point positif, ce genre de choses. C’est vrai qu’on a plutôt intérêt à avoir des questions ouvertes afin de maximiser le nombre de Like ou de commentaires. Plus je vais avoir de commentaires ou de Like, plus mon post va être pertinent. Donc du coup ça remontera dans les algorithmes de mise en avant de Facebook. Donc ça, c’est en train de se créer. (…) C’est les stats sur quel moment de la journée, il y a eu plein d’utilisateurs, et on adapte nos publications. » (Paul, directeur, agence hors-média digital, 40 salariés).

Facebook et les métriques d’engagement

42La valeur de la communauté dépend certes du nombre de ses membres, mais surtout de leur niveau d’engagement. Le community manager se donne pour objectif de « maximiser le taux d’interaction » (John) sur sa page. Afin d’évaluer l’activité des membres et d’ajuster son travail en conséquence, il dispose d’un tableau de bord qui lui présente de nombreuses indications quantitatives sur l’activité de sa communauté : nombre de nouveaux fans, membres actifs — qui ont au moins une fois au cours de la semaine visité la page de la marque, commenté ou « liké » une publication —, nombre de commentaires et de like, etc. Comme le signale ce professionnel, « aujourd’hui on est fortement dépendants des métriques Facebook » (Paul).

« En gros, si tu veux, très simplement, pour continuer sur ton exemple de Danone, j’ai une base de fans sur ma page, fans de mon yaourt Danone. Je les touche plusieurs fois par mois avec les messages que je publie sur la page Facebook, j’observe tout ça de très, très près. Je checke le nombre de like, je checke le nombre de commentaires, je checke le pourcentage d’interactions, par rapport à une news donc ça, c’est déjà les premiers KPI qui sont bons. Ensuite, je checke le désabonnement au flux, j’affine la ligne éditoriale en fonction de thématiques, photos, vidéos, liens, contenus, machin, je cherche en fait, à affiner au mieux ma ligne éditoriale et ma présence sur Facebook pour maximiser mon taux d’interaction en minimisant mon taux de désabonnement » (John, agence digitale, filiale d’un groupe de communication indépendant).

« L’engagement, c’est bien, mais derrière, ils font quoi ces fans ? »

43Le spécialiste de la communauté dispose avec Facebook d’une boîte à outils très performante pour mesurer l’activité des membres et ajuster son travail d’animateur. La représentation de l’activité produite par les indicateurs quantitatifs lui est très utile. Elle lui permet de réduire l’incertitude en planifiant son action. Elle lui permet de rendre des comptes précis aux clients qui souhaitent obtenir un retour mesurable pour chaque euro dépensé. Enfin, ces indicateurs ont un effet performatif dans la mesure où ils donnent à voir une « communauté » composée de « fans » plus ou moins « engagés ». Puisqu’ils sont mesurés, il n’est pas nécessaire de s’interroger sur la nature de l’« engagement » des personnes, et sur ce que signifie « être fan » ou cliquer « j’aime » sur Facebook. Or, il s’agit de formes d’attachement extrêmement fines et peu coûteuses, qui vident le concept de communauté — y compris lorsqu’il est employé dans le sens moderne de communauté de marque — de toute substance13.

44Les community managers interrogés soulignent que leur travail consiste bien souvent à tenter de conserver des « fans » qui ont été fabriqués « artificiellement » en grande quantité par le biais de quizz reposant sur du « viral de mécanique » (cf. supra). Ils se trouvent ainsi en tension entre l’idéal de participation et de dialogue de la « communauté » et la nécessité de produire du chiffre au risque de trahir cet idéal au profit d’une logique utilitariste.

45Cette tension se retrouve également dans la relation entre les agences de SMM et leurs clients. Comme le souligne un annonceur, « l’engagement, c’est bien, mais derrière, ils font quoi ces fans » ? L’« engagement » et la conversation ne sont pas des objectifs habituels du marketing. Ils doivent, à un moment donné, « transformer », autrement-dit, produire des ventes. Cette tension entre idéal conversationnel et nécessité économique peut se traduire par des conflits plus ouverts sur la politique d’animation de la page. Dans le cas de la gestion de la page Petit Bateau, cette opposition se superpose à un conflit de compétence, qui aboutit finalement à la reprise en main du community management par le client :

« Après, il y a un problème de compétences, enfin de personne qui va être en charge. Par exemple, je sais que chez Petit Bateau ils l’ont repris en main, en se disant “bon, ça ne sert à rien”. Enfin tout ce qu’on avait fait un peu sympa et tout, en gros ils ont dit : “on s’en fout. Ce qu’on va faire c’est envoyer des codes promo toutes les semaines, et puis on va envoyer des photos du catalogue en ligne avec les produits phares du moment qui sont en top vente”. C’est une approche. Honnêtement ça marche, mais bon, si après toutes les pages Facebook deviennent une newsletter de codes promo, ce n’est pas trop du dialogue… » (Paul, directeur, agence hors-média digital, 40 salariés).

46Ce chapitre a proposé une exploration de l’activité des agences de social media marketing. Nous avons vu comment ces acteurs ont émergé en se positionnant à l’articulation d’un média de conversation — le web 2.0 — et d’un marché — les services de publicité et de marketing. Nous revenons dans cette conclusion sur la question de la « domestication » des sociabilités par le marketing, soulevée en introduction.

47La domestication du bouche-à-oreille sur les sites web 2.0 par le marketing ne va pas de soi. Elle suppose des investissements multiples visant non seulement à concevoir et à outiller des modes d’intervention commercialisables auprès des annonceurs, mais aussi à insérer ces produits innovants dans un marché disposant de repères — formats et métriques — stabilisés. Nous avons repéré trois formes d’interventions possibles ; chacune est dérivée d’une figure du lien social, traduite dans une « promesse marketing » et matérialisée dans un produit et dans des instruments de mesure. Le marché émergent du social media marketing s’organise ainsi autour de trois spécialités : la contagion, l’influence et la communauté. Cependant, ces efforts consentis pour fabriquer des produits censés répondre aux attentes supposées des annonceurs ne suffisent pas toujours. Il y a une tension irréductible entre les métriques spécifiques à ces produits innovants — le coefficient de viralité, la mesure de l’influence sur le web, les métriques d’engagement — et les métriques traditionnelles du marché. Les agences vendent de la viralité potentielle, mais les annonceurs exigent une audience garantie. Les agences vendent de l’influence sur le web, mais les annonceurs regardent en fin de compte les retombées dans les médias traditionnels, presse imprimée et télévision. Les agences vendent un dialogue avec des fans, mais les annonceurs réclament des promotions qui transforment (en ventes en bonne et due forme). Les agences sont ainsi sans cesse tentées de rompre avec leur promesse d’un « marketing alternatif » fondé sur de la viralité, des jeux d’influence ou du dialogue. On s’aperçoit finalement que l’aventure du social media marketing est, lorsque l’on adopte le point de vue des professionnels, davantage l’histoire d’une domestication du marketing par le marketing, que l’histoire d’une domestication du bouche-à-oreille par le marketing.