1Il est d’usage de se représenter les mondes marchand et communautaire comme des espaces antagonistes dont les membres poursuivent des objectifs contraires. On oppose ainsi communément à l’égoïsme de l’entrepreneur soucieux de la rentabilité de son affaire, l’altruisme du militant versé dans une logique d’entraide et de solidarité. Dans cette perspective, l’entreprise est souvent décrite — de façon caricaturale — comme une « instance de mutilation du lien social » qui se sert du « tissu social pré-marchand » pour le tordre à ses fins propres (Segrestin, 1990). À l’inverse, la communauté est louée — parfois à tort — pour être le sanctuaire de la cohésion sociale, l’antichambre idoine à la préservation de liens interpersonnels authentiques et désintéressés.

2Ces deux représentations, pour archétypales qu’elles soient, ont significativement pesé sur l’analyse sociologique des marchés et ont ainsi laissé inexplorés, des années durant, nombre de comportements économiques. Parmi les impensés de la sociologie économique classique figurent notamment les rencontres et métissages des mondes marchand et communautaire. Longtemps présumés marginaux et insignifiants, ces rapprochements entre entreprise et communauté sont aujourd’hui plus largement documentés. Qu’il s’agisse de rendre compte des dynamiques de coproduction entre acteurs de l’offre et de la demande (von Hippel, 1986, 1998 ; Flichy, 1995 ; Cardon, 2006 ; Dujarier, 2008 ; Calvignac, 2008, 2010) ou de mettre en évidence le sentiment d’appartenance à un « collectif consumériste » ou à une « communauté de marque » (Hatchuel, 1995 ; Mallard, 2000 ; Klein, 2000 ; Muniz & O’Guinn, 2001 ; Micheletti, 2003 ; Chessel & Cochoy, 2004 ; Dubuisson-Quellier, 2009a, 2009b), les chercheurs en sciences sociales sont parvenus à mettre en lumière la porosité des frontières entre marché et communauté et ont révélé, ce faisant, les vertus sociabilitaires des environnements de production et de consommation.

3Dans le prolongement de ces travaux, nous explorerons ici les points de passage entre formations communautaires et entrepreneuriales pour mettre à jour la diversité des liens qui les attachent les unes aux autres et qui contribuent à définir leurs contours (Akrich, Callon, Latour, 2006). Nous verrons ensemble que les catégories de pensée et les prénotions associées à ces formations hétérogènes ne tiennent plus, dès lors qu’un dialogue soutenu existe entre elles, dès lors que les associations au fondement de leur constitution jettent les bases d’alliances transversales et témoignent d’influences bilatérales (Beuscart, 2002). Pour avancer dans notre réflexion sur l’interpénétration des mondes marchand et communautaire, nous étudierons les parcours de deux projets innovants qui ont tour à tour navigué entre économie de marché (logique entrepreneuriale) et économie du don (logique communautaire).

4Notre contribution s’intéressera plus spécifiquement aux liens tissés entre communautés de développement amateur et entreprises de services informatiques. De l’observation de ces liens naîtra une réflexion sur la force « relationniste » du marché (Cochoy, 2008), sur la longévité des collaborations entre sociétés de service et « communautés techniciennes » (Flichy, 1995, 2010), sur la faculté des porteurs d’un projet innovant à mobiliser, selon les périodes, des structures et capacités alternativement marchandes et communautaires.

5Afin d’alimenter notre réflexion sur ces différents thèmes, nous nous appuierons sur les résultats d’une enquête portant sur des communautés libres — appelées « communautés wifi » — dont l’objectif est de démocratiser l’accès aux ressources numériques via la mise en place de réseaux sans-fil autonomes1. Précisons que ces réseaux, dits « citoyens », sont conçus de façon à pouvoir relier à moindre coût les résidents d’une même localité et permettre, ainsi, la mutualisation d’un accès à Internet. Nous suivrons la progression de deux communautés wifi2 : le Réseau Citoyen Belge d’un côté, Clermont Sans-Fil de l’autre. Nous verrons que ces communautés ont suivi deux parcours distincts : la première s’est appuyée sur les ressources d’une entreprise pour se développer (le marché comme ressource communautaire), la seconde a entrepris une conversion marchande réussie après avoir éprouvé son dispositif sociotechnique sur la scène communautaire (la communauté comme ressource marchande). Ces deux études de cas nous donneront l’occasion d’analyser deux phénomènes adverses : celui de l’allocation de moyens marchands à un projet communautaire (première partie) et celui de l’incubation communautaire d’un projet marchand (seconde partie).

L’allocation de moyens marchands à un projet communautaire

6En guise de préambule à cette première partie, il nous faut préciser que les membres des « communautés techniciennes » étudiées sont des amateurs aux compétences toutes professionnelles qui parviennent par leurs propres moyens à concevoir des services informatiques d’une grande sophistication (Flichy, 1995 ; Calvignac, 2008). Porteurs de projets libres, ces « professionnels-amateurs » s’emploient à offrir des services alternatifs et à en faciliter l’adoption (Leadbeater & Miller, 2004 ; Cardon, 2006). Ils défendent le modèle d’une « innovation faite par et pour les usagers » répondant aux attentes encore insatisfaites par les professionnels du secteur, ici le partage d’une connexion Internet et son usage nomade3 (von Hippel, 2002).

7La phase inaugurale du processus d’« innovation par l’usager » n’implique généralement qu’une poignée de participants volontaires4. Durant cette phase, les projets amateurs restent encore confidentiels et doivent leur vitalité à l’énergie déployée par leur(s) instigateur(s). Autrement dit, la faible densité d’acteurs sur la scène innovante fait se correspondre les temps de l’individu, du collectif et de l’innovation puisque le collectif y est réduit, l’individu moteur et l’innovation encore indéfinie5 (Grossetti & Bès, 2001).

8Tel est le cas de figure dans lequel se trouve le Réseau Citoyen Belge durant les premières années de son existence. Les personnes en charge de l’édification de la communauté se comptent sur les doigts de la main et leur influence est, de fait, extrêmement importante. L’un des cofondateurs du mouvement bruxellois — que nous prénommerons Patrick — pèse tout particulièrement sur les orientations prises par la communauté wifi. Son parcours militant, mais également professionnel, impacte puissamment le cours de l’évolution du projet. Intéressons-nous donc au récit qu’il offre de son investissement dans la communauté.

Genèse d’un rapprochement tripartite : université, communauté et entreprise

9À la fin des années 1990, Patrick est chercheur à l’Université Libre de Bruxelles où il mène des travaux portant sur la biomécanique osseuse. Dans le cadre de ses recherches, il s’intéresse aux équipements permettant de mesurer à distance différentes données biométriques. Il prend alors connaissance des technologies susceptibles de répondre à ses desseins scientifiques. La technologie wifi semble être à cet égard relativement prometteuse. Il prend donc le parti de s’équiper et d’intégrer ce dispositif à son protocole de recherche. Mais alors qu’il explore le potentiel de cette technologie sans-fil, Patrick prend peu à peu conscience de ses possibles applications citoyennes et humanitaires. Séduit par la perspective d’une démocratisation de l’accès aux ressources numériques, il décide de réinvestir ses acquis professionnels dans la création d’infrastructures libres (Open Infrastructure).

10Avec l’aide de quelques passionnés — et après avoir installé des « réseaux de télécommunications en brousse » sur le continent africain — il projette de mettre sur pied un réseau wifià Bruxelles. Il cofonde la communauté Réseau Citoyen Belge et réunit autour de lui une équipe réduite chargée de monter l’échafaudage technique du projet. À l’époque, les technologies disponibles sont encore limitées. En plus de leur qualité discutable, elles sont chères. Les pionniers du mouvement sont ainsi amenés à développer différents logiciels (firmware6) et à autoproduire leur propre matériel (routeurs, câbles et antennes).

11Dans un premier temps, ces expérimentations se déroulent au domicile des participants et hors des horaires de travail de chacun. Il est par conséquent difficile pour les membres de la communauté de se réunir et de collaborer aux chantiers en cours. De plus, les ressources économiques de la communauté sont maigres. Elles reposent sur la générosité toute relative de donateurs individuels. L’achat de matériels communs, nécessaire au bon fonctionnement de l’infrastructure, est donc empêché par une cruelle absence de moyens. Ce manque patent de financement et de structure d’accueil a pour effet de freiner la progression du projet. Partant de ce constat, Patrick va alors mettre en place un groupe de recherche sur les réseaux wifi qui se réunira dans les locaux de son université et bénéficiera du soutien financier d’une petite entreprise de services informatiques baptisée Hellea7.

« Je travaillais à l’université et j’avais monté en même temps une PME. J’avais dédié tous les excédents financiers de cette PME et toute une série de ressources pour monter un laboratoire pour le wifi qui était librement accessible à n’importe quel bricoleur… simplement, il suffisait qu’il vienne sonner parce que le laboratoire était au-dessus de mon bureau ; je lui donnais la clef et il allait faire ce qu’il voulait. Il y avait souvent du monde au labo, certains s’intéressaient aux protocoles de routage, d’autres au montage de machines sur base de récupération ou à la fabrication d’antennes. »

12Patrick s’appuie sur les bénéfices réalisés par son entreprise pour développer son activité amatrice et fonder un laboratoire d’expérimentation ouvert à tous. Il équipe la communauté Réseau Citoyen d’un lieu de recherche richement doté grâce aux « excédents financiers » et à « toute une série de ressources » propres au monde de l’entreprise8. On assiste donc à l’allocation de moyens marchands à un projet communautaire. L’appui logistique et financier de l’entreprise est vecteur d’une consolidation des liens communautaires, il renforce l’organisation citoyenne.

L’entreprise comme « jouet » communautaire

13Reste à savoir dans quel contexte cette « solidarité marchande » s’est appliquée et quelles ont été les conditions de réalisation de ces transferts de fonds et de moyens. Pour le découvrir, il nous faut revenir au moment de la création de l’entreprise, à la fin de l’année 1999.

« Ma PME a été montée par hasard parce qu’au niveau de l’université, mon patron de laboratoire un jour a eu une idée généreuse et a monté un réseau de télémédecine à travers le monde, enfin je l’ai monté pour lui en fait… Un jour, le contrôleur de la TVA nous a dit : mais c’est magnifique ce que vous faites ; c’est vraiment dommage que vous le fassiez vous-même parce que du coup vous payez la TVA tandis que si vous passiez par un intermédiaire commercial ça vous couperait le budget de la TVA, et ça fait 21 % en Belgique, c’est un cinquième du budget du projet et on s’est dit, “bon, d’accord” et on a donc monté une PME, une entreprise rien que pour pouvoir être la boîte aux lettres de ce projet en fait. Cette boîte aux lettres, j’ai eu un copain, qui lui avait une vraie société commerciale d’informatique, qui m’a dit : “mais l’infrastructure que tu as mise en place elle me plaît, est-ce que je ne pourrais pas l’utiliser professionnellement ?” Je lui ai répondu : “pourquoi pas ?” Et comme ça au fur et à mesure, après un an ou deux d’activité, j’avais trois employés à temps plein. La PME s’est un peu structurée et moi tant que j’étais chercheur, la PME elle restait un peu mon jouet quoi, donc je ne m’intéressais pas à ce qu’elle gagne de l’argent et tout l’argent qu’elle générait était réinvesti dans ma recherche privée sur le wifi. J’ai investi beaucoup d’argent là-dedans, j’ai mis le paquet là-dessus. »

14Cet extrait d’entretien est très éclairant. Tout part d’une initiative du « patron du laboratoire » qui souhaite mettre sur pied un « réseau de télémédecine » dans le monde. Afin de bénéficier de déductions fiscales, la décision de créer une PME est prise. La vocation première de cette entreprise n’est donc pas de dégager des bénéfices ou de conquérir de nouvelles parts de marché mais bel et bien d’alléger les charges relatives au montage du projet. Dans ces conditions, Patrick bénéficie d’une latitude certaine pour réaffecter les gains réalisés par l’entreprise. Affranchi des impératifs de rentabilité souvent associés à la gestion entrepreneuriale, il procède à un plan d’investissement en partie tourné vers la réalisation d’objectifs communautaires. C’est à cette liberté qu’il fait allusion lorsqu’il présente l’entreprise comme étant son « jouet », un jouet qui lui offre l’opportunité de consacrer « l’argent généré par l’entreprise » au développement de « [sa] recherche privée sur le wifi ». On peut, à ce sujet, convoquer avec à-propos la notion de « perruque » présentée par Michel Anteby (2003) comme étant « la production d’objets à usage personnel, réalisés sur son temps de travail ». Travailler en perruque revient à s’appuyer sur les ressources de son entreprise à des fins personnelles. La particularité du cas ici présenté est que la perruque, à défaut d’être pratiquée par les salariés, l’est par le dirigeant lui-même. Généralement condamnée, cette pratique est ici pleinement assumée et va être source de revenus pour l’entreprise Hellea. En effet, l’investissement dans le projet communautaire va conduire à des avancées technologiques significatives qui seront, par la suite, exploitées sur le marché.

Une politique de ressources humaines aux accents communautaires

15L’entreprise, en enrichissant son carnet de commandes, va vite se trouver en mesure d’embaucher des salariés. Ceux-ci vont se voir confier des travaux qui relèvent du cœur d’activité de l’entreprise (télémédecine et consultations informatiques) mais aussi des missions d’ordre communautaire (réseau citoyen). Patrick nous explique à quoi il employait le temps de ses salariés. Voici le découpage savant auquel il procédait :

« J’ai donc eu trois employés : le premier c’était un ingénieur que j’ai engagé pour le projet de réseau de télémédecine à mi-temps et je lui ai dit : “je t’ai trouvé bien de quoi t’occuper l’autre mi-temps, donc je t’engage à plein-temps,” eh bon, l’autre mi-temps c’était pour s’occuper un peu de Réseau Citoyen, c’était un projet qui l’intéressait aussi, qui le passionnait tout autant, eh bien je lui ai dit : “voilà t’as la moitié de ton temps pour travailler pour Réseau Citoyen”. Puis après, j’en ai engagé un autre qui était un développeur Bac + 5, lui c’était pour un client, pendant un an il a bossé pour le client, lui il n’a jamais travaillé sur Réseau Citoyen. Et puis, j’ai eu un stagiaire que j’ai eu en travail de fin d’étude, d’abord comme administrateur système et puis après, pour lui aussi, c’était la moitié de son temps sur Réseau Citoyen. Donc j’ai payé des gens à mi-temps pour Réseau Citoyen. Bon, moi je me suis toujours dit en tant que libéral que si on a un projet, il faut se donner les moyens de ses ambitions, et donc moi je travaillais pour pouvoir monter ce genre de projet. »

16Nous sommes ici bien au-delà du simple mécénat ou de l’aide logistique d’une entreprise pour l’accomplissement d’un projet communautaire. Il est plutôt question de l’embauche de professionnels dont l’expertise sert les intérêts de l’entreprise (comme il va de soi) mais aussi ceux d’une communauté. Pour deux des trois salariés, le temps de travail se répartit de la façon suivante : pour moitié consacré à la satisfaction d’une clientèle économique, pour moitié consacré à la satisfaction d’une clientèle politique. D’un côté, on avance sur le terrain de la transaction marchande, de l’autre sur celui de l’arrangement interpersonnel entre un patron philanthrope et passionné et ses employés enrôlés de leur plein gré dans la réalisation d’expérimentations citoyennes.

17Une telle division du travail nous renseigne sur la composition communautaire du lien marchand. Tout d’abord, force est de constater que le lien marchand qui lie salariés et employeurs se noue ici sur la base des services qui peuvent être rendus à l’entreprise comme à la communauté. Les candidats sont en effet sélectionnés selon des critères qui dépassent leur seule capacité à répondre aux objectifs commerciaux de l’entreprise. Rentre notamment en ligne de compte l’enthousiasme manifesté à l’évocation de leur future participation au projet communautaire. L’adhésion au pacte communautaire est ainsi un prérequis à la signature du contrat professionnel. Outre le mode de sélection des candidats, le temps de travail global que consacre Hellea au projet Réseau Citoyen atteste à lui seul du haut degré d’implication communautaire de l’entreprise9.

Conséquences de la reconversion professionnelle du porteur du projet

18Au fil des mois, l’implication communautaire des salariés va toutefois aller en s’amenuisant. Une nette progression du carnet de commandes de l’entreprise va en effet entraîner une réaffectation du personnel à des tâches immédiatement productives. Ainsi, la croissance soudaine de l’activité d’Hellea rebat les cartes du jeu marchand et défait la configuration atypique d’une entreprise centrée sur une communauté. Le premier concerné par les conséquences de cette intensification de l’activité de l’entreprise est Patrick qui doit redéfinir sa politique managériale ainsi que son propre rôle. La dimension ludique de l’entrepreneuriat — à laquelle il était très attaché — s’estompe à mesure que croît le poids de ses responsabilités. On glisse d’un engagement partiel du patron à un engagement total, d’une activité secondaire à une activité principale, d’une organisation flottante à une administration plus structurée.

19Mesurant le potentiel de son entreprise et porté par sa passion pour l’informatique, Patrick entame une reconversion professionnelle. Il quitte l’université et décide de se consacrer exclusivement à la vie de son entreprise. L’entrepreneuriat « loisir » aura permis à Patrick de faire ses classes, d’acquérir les informations et l’expérience nécessaires au grand saut faisant de lui un jeune patron à temps plein. Le socle universitaire sur lequel Patrick s’est reposé lui a en effet donné la possibilité d’entreprendre sereinement et a conféré au projet innovant différents états successifs : il fut un axe de développement scientifique, une activité parallèle ou d’appoint, un support pour le développement communautaire de réseaux citoyens et finalement un prestataire de services indépendant.

20Ce qui est frappant dans le cas présenté, c’est de voir à quel point une même entreprise est capable de se réinventer dans le temps. À chacun des tournants pris par Hellea, nous avons mis en lumière une façon différente d’être au marché. Or, ces adaptations successives sont étroitement liées à la composition évolutive du bouquet de liens qui unissent Hellea à toute une série d’acteurs influents : l’État (faire-valoir fiscal), un laboratoire de recherche (activité d’appoint), une communauté d’usagers (support pour le développement de réseaux citoyens), une clientèle (prestataire de services indépendant). Ce constat nous amène à conclure à l’importance des liens tissés par un acteur marchand avec sa clientèle, et au-delà avec l’ensemble des acteurs non-marchands coproducteurs du projet — que ceux-ci l’aient été de leur plein gré ou à leur insu. Mais il ne s’agit pas là d’un simple encastrement social du marché, d’une dépendance univoque de l’entreprise à son bain communautaire ou d’une ascendance sociale des relations commerciales. Il est plutôt question d’une activité distribuée de formation de liens transversaux — ni tout à fait marchands, ni tout à fait sociaux — qui rapprochent une entreprise et une communauté. Ces liens transversaux sont d’ailleurs plus robustes qu’on ne pourrait l’imaginer. Ils demeurent par exemple mobilisables malgré le fait que la collaboration entre Hellea et Réseau Citoyen ait cessé. Leur efficience transparaît notamment dans la permanence de l’ancrage citoyen du port du projet marchand.

« Hellea est un bureau d’étude d’ingénieurs. Elle se présente comme un problem solver. Elle défend des valeurs autres que le profit ; celui-ci n’est en effet qu’un outil permettant d’atteindre d’autres objectifs et non une fin en soi : l’argent ne fait pas le bonheur même s’il y contribue grandement ! La qualité de la vie est la principale préoccupation d’Hellea. »

21L’entreprise Hellea affiche ostensiblement les valeurs qu’elle soutient. Ces valeurs sont diamétralement opposées à celles d’un capitalisme intéressé dont le seul maître-étalon serait le profit. L’assise communautaire de la création d’entreprise fait que l’injonction civique originelle se mue en injonction entrepreneuriale du respect des valeurs portées en milieu associatif. L’entreprise garde ainsi l’état d’esprit qui l’a vu naître : celui d’une activité économique qui ne se conçoit que conscientisée, en lien étroit avec les ambitions de la société civile. Ainsi, le marché abrite çà et là des projets aux logiques commerciales dissonantes qui privilégient le lien au gain (Cova, 1995), qui n’opposent pas systématiquement intérêts particuliers et intérêt général et qui accompagnent des communautés innovantes dans le respect de leur profession de foi.

L’incubation communautaire d’un projet marchand

22Précédemment, nous avons suivi l’évolution de deux projets distincts grandissant l’un à côté de l’autre dans une logique de renforcement mutuel. Nous avons décrit une configuration marchande singulière où une entreprise, prêtant main-forte à une communauté, lève pour elle les obstacles qui entravent sa progression. Dans cette seconde partie, nous nous intéresserons à la situation inverse : celle d’une communauté qui met ses ressources à la disposition d’une start-up. Ainsi, après avoir dépeint le phénomène de l’allocation de moyens marchands à un projet communautaire, nous allons aborder le phénomène symétrique de l’incubation communautaire d’un projet marchand.

23Afin d’étudier ce phénomène, nous suivrons le parcours de deux jeunes auvergnats qui ont fait de la communauté Clermont Sans-Fil une formidable rampe de lancement pour leur projet d’entreprise. Nous nous arrêterons notamment sur les opérations pré-commerciales qui, menées depuis le territoire communautaire, permettent de densifier le lien marchand entre collaborateurs et futurs clients. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il s’agit ici de montrer non que des liens non marchands précèdent et conditionnent l’activité commerciale mais plutôt que c’est l’espoir même du marché qui suscite et mobilise l’investissement dans des liens temporairement non marchands. Ce renversement de perspective fait du projet de marché la « cause future » des liens et non plus leur conséquence (Giraudeau, 2010)10. En d’autres termes, et pour paradoxal que cela puisse paraître, c’est l’horizon d’un possible débouché marchand qui est à l’origine de la constitution d’une communauté et de ses configurations successives.

24La genèse, le cheminement et l’organisation du projet communautaire ne peuvent être compris sans la prise en compte des projections marchandes qui le façonnent. En paraphrasant Gabriel Tarde, on pourrait dire que « la raison des choses » ne se trouve pas dans la seule rétrospection de déterminations antérieures mais également dans la projection de « faits futurs » (Tarde, 1901). Plus prosaïquement, le dessein marchand qui habite les deux porteurs de projet que nous allons suivre les invite à créer du lien pour prendre contact avec une future clientèle, constituer une équipe dirigeante, mettre au point leur service et ses composants techniques.

Étudier le marché, prendre contact avec une future clientèle

25L’équipée communautaire est pilotée par deux étudiants clermontois qui souhaitent créer un réseau wifi dans leur ville. Pour s’en donner les moyens, ces deux proches amis optent pour la mise en place de points d’accès Internet dans les cafés, restaurants et hôtels de la cité puydômoise. Ils font — contrairement à la grande majorité des responsables communautaires en exercice — le choix d’enrôler les gérants de ces établissements plutôt que de mobiliser des particuliers. Ce choix n’a rien d’anodin. Comme nous le découvrirons par la suite, il est en définitive un pari sur l’avenir commercial de leur projet.

26L’entrée associative prise par nos porteurs de projet leur rend service à plusieurs reprises. Tout d’abord, les professionnels de l’hôtellerie-restauration sont généralement enchantés de répondre favorablement à la proposition communautaire. En effet, le caractère associatif de la démarche les rassure et ils acceptent volontiers l’aide précieuse de bénévoles spécialistes du domaine. En prime de l’accueil chaleureux qui leur est réservé, les deux dirigeants associatifs bénéficient de l’indulgence de leurs adhérents et peuvent ainsi procéder dans le calme aux premières installations et aux premiers dépannages. En effet, tant qu’ils n’ont pas le statut de prestataire de services, peu de reproches peuvent leur être faits sur la qualité du dispositif ou sur leur rapidité d’intervention. À ces avantages s’en ajoute un dernier : l’obtention de partenariats avec quelques fournisseurs et magasins spécialisés qui accordent à l’association des tarifs préférentiels. L’identité associative du projet joue donc en faveur d’une douce exploration des possibles marchands.

« L’association ça a été l’élément déclencheur, on n’aurait pas pu se lancer comme ça directement dans l’entreprise. Premièrement, on a pu observer un marché, on a vu que les solutions wifi intéressaient les gens. Bon, après, on ne connaissait pas tout ce qui était commercial parce qu’évidemment c’était gratuit, c’était une association à but non lucratif donc on ne savait pas trop si les gens étaient prêts à payer, les débits de boisson et autres établissements, mais on savait qu’il y avait une forte demande, donc à partir de là, nous on a pu voir et sentir, si vous voulez, le marché qui était présent. C’est évident que la démarche associative nous a permis d’apprendre à communiquer avec les gens, de prendre de l’assurance en discutant, donc c’est vrai que ça nous a beaucoup apporté. […] À l’époque, on ne vivait pas de notre activité. C’était… on a senti un marché, on avait envie de mettre un terme à nos études… On savait que le marché était encore viable, donc on avait plein de choses à prendre, on s’est lancé. » (Clément, co-fondateur de Clermont Sans-Fil et de Noodo).

27À l’époque, Clément et son ami Christophe veulent « mettre un terme » à leurs études. Durant cette période transitoire qui précède leur entrée dans la vie active, ils envisagent différentes démarches d’accès à l’emploi. La perspective professionnelle qui leur semble la plus attractive — celle aussi à laquelle ils peuvent accéder par eux-mêmes — est la création de leur propre entreprise11. Au sein de cet espace bien à eux, l’un pourra valoriser ses compétences informatiques et l’autre ses compétences juridiques et administratives.

28Mais, avant de se lancer définitivement, Clément et Christophe vont d’abord éprouver leur concept au sein de l’association Clermont Sans-Fil. Cette période communautaire probatoire leur permet de se faire une idée plus précise de la pertinence de leur offre et de se représenter les différentes demandes d’un public jusqu’alors méconnu. Ce qui se joue en arrière-plan de ces rencontres, c’est l’exploration et la mesure — subjective et assez peu instrumentée — d’un marché, c’est l’entame d’un dialogue avec une future clientèle, l’analyse de ses besoins12.

29Dans l’extrait d’entretien retranscrit ci-dessus, un point important est soulevé par Clément lorsqu’il évoque ses inquiétudes vis-à-vis des réactions futures du public ciblé face à une offre cette fois-ci payante. Il craint qu’alors que dans un cadre associatif la demande ait été forte, elle s’affaiblisse dans un cadre commercial. L’effet de la commercialisation de l’offre sur la demande sondée est une inconnue qui pèse sur le devenir du projet marchand. La demande va-t-elle décroître de façon significative ? Les clients seront-ils toujours satisfaits par leur prestation ? Se montreront-ils plus exigeants qu’auparavant ? Les prix pratiqués seront-ils attractifs ?

30Finalement, l’exploration associative d’un potentiel marchand est un outil qui délivre une photographie relativement floue de la scène marchande. En effet, une prospection réalisée avec des moyens associatifs — si consciencieuse soit-elle — ne peut prétendre délivrer des indicateurs marchands fiables. Il y a là une utilisation parfaite de moyens imparfaits. En effet, si le tour d’horizon communautaire équivaut à une étude de marché, il manque de précision et ne comprend pas les dimensions commerciales de l’échange. Ainsi, la formule payante peut provoquer le désengagement de personnes intéressées par la gratuité de l’ancienne formule13. Les impressions ressenties comme les données recueillies sous l’identité associative ne peuvent être mécaniquement répliquables pour la construction du projet marchand. La relation « prestataire-client » diffère de la relation « association-adhérent » par son haut niveau d’exigence. On attend du professionnel une qualité de service supérieure à celle que propose un collège d’amateurs. Il y a en la matière — et rien n’est plus normal — deux poids, deux mesures. On passe effectivement du monde associatif qui inspire confiance en raison de son caractère bénévole au monde marchand qui instaure un jeu à somme nulle et donc un minimum de défiance réciproque.

31Si la stratégie d’approche communautaire est quelque peu inappropriée pour sonder la demande, elle est en revanche précieuse sur le plan de la définition de l’offre, de l’amélioration du dispositif technique per se. En effet, l’environnement communautaire est propice à l’acquisition d’avancées techniques d’importance. Les porteurs du projet réalisent dans l’incubateur communautaire toute une série d’expérimentations, d’observations in situ, d’essais blancs qu’il serait bien trop coûteux d’effectuer sur le marché14. C’est d’ailleurs au cours de cette période communautaire que les vices de production les plus graves sont repérés et corrigés15. La communauté protège ainsi l’entreprise des dommages induits par une exposition frontale aux risques marchands. Elle est au futur patron ce que le canari est au mineur.

32L’épreuve du feu communautaire est une stratégie préventive de mise en situation de service, elle permet d’affiner la future offre marchande via deux formes d’apprentissage : l’apprentissage par la pratique productive (« learning by doing » — Arrow, 1962) et l’apprentissage par l’usage (« learning by using » — Rosenberg, 1982). Ces apprentissages sont généralement postérieurs à l’introduction de l’offre sur le marché, mais ici ils la précèdent nettement. En effet, la répétition des gestes amateurs et les retours d’usage des adhérents permettent une maîtrise supérieure de la fourniture du service, une pré-domestication de l’activité marchande. Ces préliminaires communautaires facilitent donc le « travail entrepreneurial » qui s’engage (Giraudeau, 2007).

33La continuité décrite entre le projet associatif et le projet marchand n’est pas une construction théorique a posteriori. Plusieurs données nous amènent à penser que l’enchaînement des faits qui conduisent à la conversion marchande du projet est prémédité par les acteurs eux-mêmes. En effet, l’objectif de création d’entreprise est fortement présent dès le début de l’aventure associative. En d’autres termes, le lien communautaire a tout d’un lien marchand en devenir.

Clore les inscriptions pour fermer la porte au cercle des réformateurs

34À aucun moment, le binôme clermontois ne s’est ouvert sur l’extérieur, n’a intégré au sein de l’association de troisième larron. Les deux seuls membres de l’association sont devenus les deux fondateurs et salariés de l’entreprise. Est-ce le fruit du hasard qui a fait que, contrairement aux autres associations en France et dans le monde, celle-ci n’a pas vu venir à elle de nouveaux entrants, de nouveaux volontaires ? Comment se fait-il que personne n’ait franchi le seuil de la communauté Clermont Sans-Fil ? Un début de réponse nous est donné par Clément :

« On a toujours préféré travailler de notre côté, c’est vrai qu’on préfère travailler à deux, c’est plus intéressant pour nous, on a plus l’impression d’avancer. L’association, le réseau Clermont Sans-Fil aussi se résumait à deux personnes. En fait, il y avait déjà une association qui existait pas loin en Auvergne qui travaillait sur le wifi mais on les trouvait trop lents, pas assez réactifs ; c’est vrai qu’on est assez dynamiques tous les deux, donc on a préféré se lancer de notre côté et on a bien fait parce qu’on s’est vraiment développé après à une vitesse grand V. — Au début du projet associatif, y a-t-il eu beaucoup de monde qui est venu vous rejoindre ? — Non, non personne n’est venu, enfin… déjà parce qu’on travaille à peu près de la même façon et on voulait être certain d’avoir des gens dont on connaisse la… enfin on voulait être certain que les personnes qui allaient nous rejoindre allaient travailler comme nous, donc vu que c’est pas évident on n’a pris personne d’autre. »

35C’est donc volontairement que les deux fondateurs de l’association ont instauré une barrière à l’entrée quasiment infranchissable. Clore les inscriptions leur permet de se prémunir de l’inertie d’un groupe plus étoffé composé d’individus aux opinions divergentes. Cela garantit l’exclusion de fait des participants les plus lents, des moins dynamiques.

36Dans toute association, il est généralement établi que chacun s’engage à la hauteur de ses possibilités et en fonction de sa motivation personnelle. Quel que soit l’apport des bénévoles, ces derniers font avancer le projet et toute participation, si minime soit-elle, est accueillie positivement dans le tissu associatif. Le problème se pose différemment lorsqu’une des finalités envisagées par les fondateurs de l’association est la création d’une entreprise. À ce moment-là, il est compréhensible de vouloir à ses côtés des partenaires « réactifs » parfaitement conscients des enjeux. Afin de protéger leurs ambitions professionnelles, Christophe et Clément se coupent volontairement de nouveaux contributeurs. Dans un premier temps, Clément s’en défend et explique que « personne n’est venu ». Il ressent donc une gêne à dire que le jeu associatif n’a pas été joué à plein, cela afin de préserver les chances futures de créer une entreprise. Il finit par expliquer combien la venue d’un nouveau membre était délicate car les chances étaient faibles de trouver une personne partageant des objectifs similaires aux leurs. Finalement, il explique avoir fait le choix de ne « [prendre] personne d’autre ». Ce qui n’est pas dit ici mais que nous soupçonnons avoir eu son importance lors de ce choix, c’est qu’en lançant une petite entreprise on n’est jamais sûr des bénéfices qu’elle va pouvoir dégager et donc du nombre de personnes qui pourront être rémunérées. Dans le doute, il est donc préférable d’être, au départ, très peu nombreux. Ainsi, le recrutement associatif se clôt précocement de façon à préserver les chances de conversion marchande du projet. Autrement dit, le dimensionnement de l’effectif communautaire est ici rapporté à la gestion du personnel de la future entreprise16.

37On comprend que la préoccupation relative au lancement commercial de l’offre ne date pas du temps de la création de l’entreprise mais est contemporaine des premières démarches associatives. Cette analyse est d’ailleurs confirmée par la nature des arbitrages techniques effectués par Christophe et Clément. En effet, les éléments techniques du projet sont sélectionnés ou conçus en vue de leur place future au sein du dispositif marchand. La première des précautions prises concerne la construction des points d’accès pour laquelle toute forme d’autoproduction ou de bricolage est soigneusement écartée17. Il y a là une manifestation de la volonté d’être en conformité avec les normes européennes de construction, d’installation et de paramétrage. Toutes les installations sont donc réalisées avec du matériel acheté auprès de fournisseurs agréés. Faire appel à des fournisseurs, se soucier des normes en vigueur, être capable de produire des pièces justificatives lors d’inspection, toutes ces attentions sont proprement professionnelles. Un autre indice de la professionnalité avec laquelle les opérations communautaires sont conduites se loge dans le développement logiciel du système. Le binôme clermontois décide en effet de s’appuyer dans un premier temps sur les composants d’un logiciel libre pour équiper leurs points d’accès. Mais très tôt, Christophe et Clément choisissent de réécrire les scripts utilisés et de réaliser une version propriétaire fortement inspirée de la version open source d’origine. Ils travaillent donc à la réécriture complète du logiciel afin de préserver leurs futurs secrets de fabrication. Cette démarche réalisée dans un temps communautaire n’a d’intérêt que pour la mutation marchande du projet. Avoir sa propre solution technique permettra de vendre non seulement le service d’installation et de maintenance du point d’accès mais aussi la technologie développée supposée être originale, unique. Christophe et Clément sont déterminés à se distinguer de la concurrence. Proposer un logiciel propriétaire performant, c’est une façon pour eux de marquer la supériorité de l’entreprise sur la communauté. Deux structures qui deviennent concurrentes puisque fournissant le même service.

38Avant d’évoquer cette concurrence entre les deux structures, nous voudrions faire remarquer que le dispositif sociotechnique — malgré le fait qu’il ait été développé au sein d’une matrice communautaire — est agencé autour d’éléments proprement marchands. À l’instar des deux porteurs de projets qui, dès le départ, avaient le marché en tête, ce dispositif a, depuis les premiers essais, été configuré en fonction d’exigences commerciales. Dès lors, si le lien marchand unissant l’artefact à ses concepteurs s’est constitué hors des places de marché conventionnelles, il s’est néanmoins établi selon des principes marchands relativement orthodoxes. Cette relation marchande est tout à la fois un lien narcissique — le projet n’est que le reflet des ambitions professionnelles de ses porteurs — et un lien d’exclusivité : l’expression d’un double attachement au dispositif (« amour des techniques » — Latour, 1992b) et à l’associé (fidélité due au binôme). Un lien qui se nourrit d’une adversité plus ou moins tangible prenant tour à tour la forme d’un contradicteur au cœur de la communauté, d’une clientèle indécise ou encore de concurrents redoutés.

De la rupture communautaire

39Qu’advient-il de l’association une fois la création d’entreprise effectuée ? Si elle leur fut indispensable avant que la conversion n’ait lieu, les jeunes patrons considèrent aujourd’hui que l’association est incommodante. Elle gêne l’entreprise aux entournures.

« On ne s’occupe plus de l’association parce qu’on n’a pas le temps et puis bon l’association là pour le coup elle ferait concurrence à l’entreprise. On l’a donc laissée un petit peu en plan… — Il n’y a pas de nouveau bureau pour s’occuper de cette association ? — Non, il n’y a pas de nouveau bureau. Pourquoi ? Parce que tout simplement, on a développé pas mal de systèmes qui ont été repris par l’entreprise, donc ça ne nous intéresse pas franchement de faire rentrer des gens pour qu’ils puissent voir nos systèmes de sécurité et notre fonctionnement. »

40Une fois l’entreprise lancée18, l’association périclite et meurt à petit feu. Christophe et Clément souhaitent, en effet, en finir définitivement avec cette association qui pourrait devenir concurrente de leur entreprise en devenir. Ainsi, le bureau n’est pas renouvelé, personne n’est convié ou recruté pour poursuivre le travail associatif. Le président et le vice-président la laissent à l’abandon. Ils choisissent de sacrifier les intérêts de l’association sur l’autel de ceux de l’entreprise. Les jeunes patrons se séparent sans ménagement de leurs attaches communautaires. Dès lors que la vie et les activités associatives peuvent porter préjudice au rendement de l’entreprise, on cesse tout recours à Clermont Sans-Fil. La concurrence de l’association serait déloyale19 en raison de la gratuité d’un service semblable à celui que l’on entend faire payer20. Il y a non seulement abandon mais il y a aussi une forme de sabordage en conscience. L’acteur-ressource qu’a pu être l’association est congédié. S’il a servi de guide jusqu’alors, s’il a été le siège de la professionnalisation de Clément et Christophe, aujourd’hui il serait risqué de le préserver. Il faut même s’assurer que personne ne prenne la relève et accède aux mêmes leviers d’action. Les développements et autres innovations ne doivent pas tomber entre les mains de nouveaux acteurs, tout doit être tenu secret. L’ascension professionnelle des deux porteurs de projet s’est faite avec l’aide de l’association, mais une fois arrivé au sommet, il est hors de question que la bannière communautaire fasse de l’ombre au fanion marchand. On s’assure que l’association ne viendra pas parasiter le développement du commerce. On scelle le devenir marchand en scellant la tombe communautaire. On défait société par la rupture de liens communautaires pour mieux refaire société par la construction de liens marchands (Schumpeter, 1912)21.

41À la lisière des mondes communautaire et marchand, des alliances singulières se forment, des acteurs que l’on pensait isolés dans leurs forteresses commerciales ou citoyennes s’alignent les uns aux autres. Dans cette contribution, nous avons étudié ces associations d’acteurs antagonistes et leurs incidences socio-économiques contrastées. Par la convocation d’un premier cas, nous avons démontré que le marché pouvait être une ressource communautaire de première importance. En effet, l’allocation de moyens marchands à un projet communautaire est un élément majeur de la consolidation dudit projet. Cet investissement consenti par l’entreprise ne se fait pas en pure perte ; il n’est pas non plus de l’ordre du seul gain de notoriété ou d’image. Il dégage au contraire de réelles opportunités commerciales pour le mécène. Le modèle de l’entreprise centrée sur une communauté n’est donc absolument pas aberrant sur un plan économique. L’évolution parallèle de l’entreprise créancière et de la communauté bénéficiaire est possible. En définitive, les liens marchands et communautaires forment la trame d’un assemblage unique ayant une capacité à la fois productive et sociabilitaire.

42Le second cas présenté nous a permis d’appréhender une autre configuration possible : celle d’un projet d’entreprise incubé dans l’espace communautaire. La communauté est ici un acteur à part entière enrôlé par deux entrepreneurs dans le but de forger un lien marchand durable entre fournisseurs, équipements et clients. La communauté semble, dès sa création, subir de multiples torsions marchandes destinées à faire d’elle un « marché-éprouvette ». Le comportement des deux porteurs du projet clermontois nous rappelle que les liens marchands anachroniques et délocalisés qui prennent forme au cœur de la communauté se révèlent souvent hautement exclusifs et sont par conséquent nuisibles à la préservation de l’élan citoyen.

43Si dans le premier cas, l’entreprise Hellea manifeste du respect pour une proposition non-marchande attractive, la soutient et la revisite dans une perspective commerciale (coopération et bouture)22, dans le second, on voit que l’entreprise Noodo démantèle sa communauté d’accueil pour mieux redéfinir les liens tissés avec le cortège d’acteurs qu’elle entraîne dans son sillage. Elle choisit donc de tenir en respect une alternative citoyenne jugée concurrente (confrontation et rupture)23.

44L’ensemble des éléments recueillis nous amènent à considérer la possibilité de voir des liens marchands et communautaires s’entremêler jusqu’à se confondre lors de l’exécution d’une tâche précise ou en vue d’un objectif partagé. La difficulté de tout observateur à qualifier un lien de ce type tient au fait qu’il ne peut être uniquement rapporté à la sphère communautaire ou marchande. Ce constat nous invite à prendre un peu de hauteur sur l’ensemble des liens tissés dans et hors du marché et à interroger leur univocité supposée. Cette univocité se trouve démentie par le fait qu’un lien concentre différents niveaux de réalité (économique, social, politique), qu’il met en jeu différentes logiques d’action (affectuelles, traditionnelles, rationnelles), qu’il évolue dans le temps et s’ajuste en fonction de configurations changeantes. Retenons donc que pour caractériser un lien, il faut distinguer les différentes périodes de son évolution et déterminer, pour chacune d’elles, la prédominance de facteurs économiques, sociaux, politiques qui ont joué dans sa constitution. Autrement dit, il est indispensable de cultiver une grande sensibilité à la réalité plurielle et dynamique du lien. Une sensibilité qui nous a permis, à l’occasion de cette contribution, de mettre au jour la fibre communautaire du lien marchand.