Version classiqueVersion mobile

L’État face aux rave-parties

 | 
Loïc Lafargue de Grangeneuve

Chapitre deux. Le ministère de l’intérieur, entre répression et dialogue

Texte intégral

1Chargé d’assurer la sécurité des citoyens, le ministère de l’Intérieur est depuis 2002 l’acteur central qui gère le problème des raves en France, parce que celles-ci sont définies sous un angle sécuritaire et parce que les préfectures sont désormais l’interlocuteur obligé des raveurs (en raison de l’obligation de déclaration préalable). Cependant, cette situation inédite en ce qui concerne les événements culturels induit de nombreuses controverses, au sein même du ministère de l’Intérieur (notamment entre l’administration centrale et les préfectures), parmi les élus locaux, chez les acteurs du mouvement techno, etc. Le ministère de l’Intérieur s’est positionné fortement sur cette question des raves au point d’être quasiment incontournable, et dans le même temps, sa posture apparaît toujours comme relativement fragile, discutée, soumise à la critique. Cette prise de position et les débats, voire les conflits qu’elle suscite sont examinés dans ce deuxième chapitre.

  • 1 MENY Yves, THOENIG Jean-Claude, Politiques publiques, Paris, PUF, Thémis, 1989. De ce point de vue (...)
  • 2 MARCH James Gardner, OLSEN Johan P., « The garbage can model of organizational choice », Administr (...)

2Indéniablement, une politique publique globale vis-à-vis des raves a été définie et mise en œuvre, en France, de 2002 à nos jours. Quelques remarques de méthode s’imposent : certes, la cohérence d’ensemble de cette politique relève pour partie d’une forme de reconstruction a posteriori, et si les tâtonnements et les hésitations sont des traits banals de toute action publique1, il n’empêche que l’objet « rave-parties » a longtemps constitué une énigme pour les autorités politiques, ce qui explique le caractère marqué des flottements et des incertitudes de leur action en la matière. La gestion publique des raves présente en outre certains traits du « modèle de la poubelle », bien connu de la sociologie des organisations2 ; elle entend en effet apporter une solution à des problèmes très disparates, voire hétérogènes, qu’elle cherche précisément à faire interagir : politique des drogues, gestion de l’espace rural, encadrement de manifestations festives… Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans l’excès inverse et considérer que la nature atypique de la cible de l’intervention publique implique une politique publique complètement « hors normes » : des régularités apparaissent, les principes d’action sont stabilisés assez vite, etc. Ainsi, nous chercherons autant à restituer la manière dont les pouvoirs publics font évoluer et définissent progressivement leur « doctrine » en fonction des événements qu’à faire émerger des lignes directrices qui resteraient cachées si on se contentait de décrire l’action publique « au jour le jour », en train de se faire.

3Les fondements de l’action sont donc les suivants : on observe, tout d’abord, une combinaison de répression et de dialogue. Dès la parution du décret, et notamment pendant l’été 2002, les forces de l’ordre répriment les manifestations techno illégales, saisissent les instruments de sonorisation, etc. Même si des évolutions importantes se feront jour ensuite (sur lesquelles on reviendra bientôt), la consigne de répression est une constante de la période étudiée (elle s’oppose en cela très nettement à la période précédente, d’avant 2002, marquée par une répression très faible des événements illégaux, et donc par une bien plus grande liberté d’action de la part des organisateurs). Mais dans le même temps, dès la fin de l’été 2002 en tout cas, le ministère de l’Intérieur manifeste également une incontestable volonté de dialogue avec ces mêmes organisateurs de raves, pourtant au départ tous adeptes de l’illégalité. De ce point de vue, l’été 2002 constitue une période cruciale sur laquelle nous reviendrons en détail : il se révèle être une impasse, tant pour les raveurs que pour les autorités politiques. Le surcroît de risques qui découle de la clandestinité devient insupportable pour le ministère, qui opère un revirement spectaculaire et décide d’entamer le dialogue avec les organisateurs de raves (illégales) – un dialogue toujours en vigueur aujourd’hui, et qui est même très largement « routinisé », conçu comme normal et naturel par les différents acteurs en présence. L’analyse de ces relations fait apparaître une volonté de faire émerger des interlocuteurs responsables et susceptibles de gérer les risques de la part du ministère.

I. LA RÉPRESSION DES RAVES ILLÉGALES

  • 3 Le flou de cette dénomination conduit d’ailleurs le ministère de l’Intérieur à préciser dans une c (...)
  • 4 Par mouvement free, on entend le mouvement qui est issu des Free-parties. Voir glossaire.
  • 5 Les logiques internes à ce mouvement seront examinées dans le dernier chapitre.

4En 2002 comme l’année précédente, l’été représente une période test pour les raves ; mais cette fois, il existe un cadre juridique spécifique pour ces manifestations – pudiquement dénommées « rassemblements exclusivement festifs à caractère musical »3 dans la Loi sur la Sécurité Quotidienne (LSQ) et dans le décret de 2002. Alors dans l’opposition, la droite avait été à l’instigation de celui-ci ; désormais majoritaire à l’issue des élections législatives de juin 2002, elle ne peut se dédire. Le nouveau gouvernement choisit donc la fermeté face à un mouvement free4 décidé à continuer son action en faisant abstraction de la nouvelle législation en vigueur, c’est-à-dire à organiser ses rassemblements hors de tout cadre juridique5.

1. La saisie du matériel sonore, un outil efficace à court et moyen terme

  • 6 POURTAU Lionel, art. cité, p. 135.

5En conséquence, les forces de l’ordre interviennent beaucoup plus fréquemment, et cette fois, utilisent leur nouvelle arme : la saisie du matériel sonore. Désormais, « les forces de police possèdent des outils efficaces pour lutter contre les Free-parties. Si jusqu’ici, la répression ne touchait que rarement les Sound-systems, cela va changer. La loi est d’une redoutable efficacité »6. La saisie du matériel a d’abord un effet immédiat (ou presque) : sans musique, plus de fête, donc le rassemblement n’a plus d’objet. « Couper le son », c’est quasiment mettre un terme à la manifestation festive. L’analyse des articles et dépêches que le journal Le Monde a consacrés aux raves pendant l’été 2002, par exemple, montre ainsi que la saisie du matériel par les forces de l’ordre est en général suivie très rapidement du départ des participants.

  • 7 Entretien, 2007.

6Mais il s’agit en fait d’une arme à double détente, qui comporte aussi une dimension économique ; généralement objet d’un investissement de plusieurs années, le matériel a un coût élevé, ce qui fait que sa perte (même lorsqu’elle n’est que provisoire) a un effet dissuasif très important sur les organisateurs de raves. C’est ce que confirme le membre de ce Sound-system, qui explique ironiquement7 :

« En France, il y a un bel arsenal ! La loi sur la saisie du matériel, elle est super ! C’est vrai, tu ne peux pas faire mieux ! Le matériel, il y en a pour des dizaines et des dizaines de milliers d’euros ! Soit c’est le tien et t’as ramé pendant dix ans pour l’acheter, soit c’est une boîte de location, et les mecs, après, ils te lâchent pas ! »

  • 8 http://coll-soundz.fr.st
  • 9 ESPTEIN Renaud, FONTAINE Astrid, « La ville des raves », loc. cit.

7L’importance de ce matériel de sonorisation pour les organisateurs apparaît aussi sur le site du Collectif des Sound-systems8, qui recense une liste (non exhaustive) de sons saisis au niveau national. De plus, ce matériel comporte une dimension symbolique manifeste : tout se passe comme si les forces de l’ordre ciblaient le « cœur » du mouvement. Ces outils technologiques constituent en effet à la fois sa faiblesse et sa force : si les raves se sont développées, c’est notamment grâce à la technologie9 ; mais le revers de la médaille est que la saisie en est relativement facile. Dès lors, il devient plus simple d’arrêter une rave.

  • 10 Entretien, 2006.

8Ce type d’action a également un effet à plus long terme : il peut contribuer à miner le mouvement, à le priver de ses ressources, sachant qu’il existe une marginalité importante dans le « milieu ». On peut donc supposer qu’il s’agit d’une arme économique efficace, comme l’explique ce conseiller pour la sécurité au ministère de l’Intérieur10 :

« En général, il n’y a pas une manifestation et puis plus rien, les organisateurs souhaitent pouvoir en refaire, parce que s’il y a un public, il faut aussi du matériel, et du matériel qui coûte quand même cher. Donc certains organisateurs de rave ont consenti des équipements importants en termes de sons, de Sound-systems, ils ont intérêt eux aussi à ce que ça se passe bien pour pouvoir poursuivre ; ils n’ont pas intérêt à ce qu’il y ait des heurts, des troubles ou des tensions ».

9Cependant, la saisie du matériel n’est pas nécessairement un acte aussi simple à accomplir qu’il n’y paraît pour les forces de l’ordre, il ne peut s’effectuer dans n’importe quelles conditions. Dans le premier chapitre, nous avons vu en effet que les conditions d’intervention des forces de l’ordre dans une rave illégale sont loin d’être évidentes, et la nouvelle loi n’a pas tout changé sur ce plan. Plus largement, ce sont donc les techniques d’usage de la force publique qu’il faut examiner.

2. Les techniques et les stratégies des forces de l’ordre face aux raves illégales

10Le facteur déterminant des conditions d’intervention de la force publique est avant tout le nombre de participants à la manifestation festive. La rapidité de cette intervention est donc également cruciale : comme on l’a déjà expliqué, les organisateurs de raves illégales ont longtemps cherché à prendre de vitesse les forces de l’ordre, car l’installation clandestine d’une rave-party associée à l’arrivée massive de teufeurs constituait souvent une garantie de succès.

  • 11 Entretien, 2007.

11Dès lors, la surveillance régulière des terrains susceptibles d’accueillir une rave peut constituer une technique préventive efficace, comme l’explique ce colonel de gendarmerie à propos du département du Morbihan11 :

  • 12 La Bretagne est une région « en pointe » pour les rave-parties.

« L’été, il faut être extrêmement vigilant à tous les capteurs que vous avez au niveau de la population pour se faire renseigner sur toute personne qui peut avoir un look raveur (c’est assez clair le look raveur : manière de s’habiller, type de voiture…) et qui s’intéresse de près à des espaces libres : champs, zones désaffectées (usines…) ; on incite la population à nous le signaler. Et on précise le renseignement avec les patrouilles de gendarmerie, parce que ça veut dire que ce sont des gens qui font des repérages en vue d’organiser des rave-parties. Tous les lieux où il y a déjà eu une rave-party sont à partir de cette saison régulièrement surveillés. Si c’est un lieu identifié et connu, c’est un lieu où les gens auront tendance à arriver plus vite (parce qu’il suffit de dire sur un SMS, par exemple : comme en juin 2004…). C’est un travail de renseignement qui est fait de manière systématique. C’est pas tous les départements, mais nous on l’avait : dans les années 1999-2000, il y a eu une multiplication de petites raves dans le département qui empoisonnaient la vie12, donc il a fallu s’adapter. C’est en même temps un travail dissuasif : si on voit des patrouilles régulièrement tourner autour des lieux qu’ils ont déjà utilisés – les raveurs sont pas plus bêtes que nous – ils changent, parce que c’est identifié. Donc on peut être dissuasif ».

  • 13 Ce qui vaut aussi parfois pour certains événements légaux ; on y reviendra.

12Par définition, pour les forces de l’ordre, éviter qu’une rave ne commence est préférable à la gestion d’un événement imprévu. De ce point de vue, le travail des services de renseignement de la police, dont la redéfinition des missions implique désormais également d’anticiper ce type de rassemblements, est également très important : il s’agit bien entendu d’en découvrir le lieu et la date, mais aussi de tenter d’évaluer le nombre de participants13.

  • 14 On rappelle que le seuil au-delà duquel s’applique le régime de déclaration préalable était à l’or (...)

13S’il ne faut pas négliger ce travail de dissuasion, néanmoins, les principales difficultés concernent donc les manifestations qui ont déjà commencé. Pour les forces de l’ordre, il s’agit d’intervenir le plus tôt possible, afin d’éviter une présence massive de teufeurs qui rendent techniquement compliqué, et politiquement délicat à assumer, un arrêt brutal du rassemblement. Ce colonel de gendarmerie explique ainsi pouvoir stopper des manifestations de mille cinq cent personnes, mais pas celles qui en rassemblent le double14 :

  • 15 Entretien cité.

« Les petites rave-parties inopinées de moins de mille cinq cent personnes, s’il y a une forte volonté de l’autorité administrative et judiciaire d’arrêter la rave-party, on a les moyens de l’arrêter ; au-delà de trois mille, ça devient beaucoup plus problématique. Comme on n’a pas anticipé, on n’a en général pas de forces suffisantes, même en rabattant les forces du département, pour stopper dans la journée la rave-party. On pourra négocier, on pourra demander à ce que ça soit restreint dans le temps, on pourra organiser des contrôles anti-stupéfiants, anti-alcool à la sortie, mais on ne pourra intervenir que si on est dans la tranche de mille cinq cent personnes. Dans ce cas, aucun souci, on stoppe la rave-party dans la nuit. Moi, je l’ai fait dans le Morbihan. La conséquence, c’est qu’après, pendant un an, vous êtes tranquille. Si vous arrêtez une rave-party de mille cinq cent personnes par la force, avec des saisies, avec des poursuites judiciaires, en gros, l’année qui suit, plus personne ne vient « jouer » dans votre département. Si par contre on laisse s’installer pendant trois jours une rave de trois mille personnes et qu’on ne fait rien, dans l’année qui suit, vous en avez cinq »15.

  • 16 Cette théorie a en outre fait l’objet d’une vaste controverse dans le champ de la criminologie. El (...)

14L’effet dissuasif de la sanction apparaît nettement (au moins sur une zone géographique précise), puisque celle-ci assure au département concerné une tranquillité totale en la matière, pour une certaine durée en tout cas. Inversement, l’absence de réponse de la part des autorités administratives face à une rave illégale est perçue par les organisateurs comme une forme d’encouragement qui ouvre la voie à une pérennisation du phénomène. Il est d’ailleurs possible d’établir un parallèle avec la fameuse théorie de la « vitre cassée » (broken window), selon laquelle une infraction non sanctionnée constitue une sorte d’incitation à la délinquance16.

15Il reste alors à étudier les modalités concrètes de l’action des forces de l’ordre face à un événement festif imprévu. Il s’agit, d’une part, d’empêcher au maximum les arrivées supplémentaires de teufeurs sur le site en installant des points de contrôles, selon ce même colonel :

« À partir du moment où on a détecté des mouvements, on doit être prêts et donner des consignes à ses personnels pour qu’au coup de sifflet, on arrive à avoir un regroupement de forces assez rapide, parce que la seule manière de lutter efficacement contre l’installation d’une rave-party sauvage, c’est la tuer dans l’œuf. Vous n’empêcherez pas les organisateurs et les premiers Sound-systems de s’installer ; ce qu’il faut empêcher, c’est qu’il y ait un afflux massif de raveurs. Donc dès que vous savez de manière certaine qu’il y a un groupe qui s’est déjà installé quelque part, vous envoyez sur place une patrouille pour préciser et prendre contact, en disant : « c’est interdit, vous n’avez rien à faire là, on va intervenir, donc vous dégagez ». Et simultanément, vous mettez en place des points de contrôle autour (au-delà de cinq kilomètres) pour que tout ce qui peut rayonner en direction de ce point-là soit dissuadé d’y aller, ou soit carrément arrêté. Ça permet de n’avoir sur le site qu’un nombre très limité de personnes, quelques centaines, et donc dans un deuxième temps, dès qu’on a suffisamment de forces (trente gendarmes vis-à-vis de deux cent, trois cent personnes qui sont en début de fête, trente gendarmes suffisent), d’aller sur site et de dire : « maintenant, vous démontez parce qu’on va saisir les sonos, on va saisir éventuellement les véhicules », etc. Mais ça, ça demande d’être appuyé immédiatement par l’autorité préfectorale et par l’autorité judiciaire qui dit : « OK, vous saisissez ». Mais ça se fait, sans souci ; ça a été fait pendant trois ans, ça a marché (…).
C’est une politique continue avec des pics d’avril à octobre, des pics de vigilance et en ayant les procédures d’intervention qui sont qu’il faut agir immédiatement, avec les moyens qu’on a, très vite de manière à contenir la montée en puissance. Si on a réussi à empêcher le regroupement, on a gagné ».

16D’autre part, il convient également d’attendre le moment opportun pour procéder à la saisie des sons – en l’occurrence tôt le matin, de façon à profiter de la fatigue des participants, et donc de leur manque de résistance :

« Si on a un regroupement de mille cinq cent personnes, ça se gèrera en fin de nuit. Comme tout le monde est à moitié K. O., on va pouvoir arriver en ayant programmé une intervention, et on va travailler sur les organisateurs, les Sound-systems et que sur eux ; mais avec des autres qui sont dans un état qui fait que globalement, ils ne réagissent pas, on n’a pas une forte opposition. Et là, on éteint dans la nuit. Si maintenant on est sur quelque chose d’organisé de plus de trois mille, ça va être beaucoup plus dur.
On a arrêté une rave-party qui se tenait sur une zone protégée Natura 2000 sur la presqu’île de Quiberon, au moment de la Fête de la musique, en 2004. Mille cinq cent personnes se sont installés dans la première nuit, la veille de la Fête de la musique ; l’objectif qu’ils ont avoué a posteriori, c’était qu’ils s’installent pendant la durée complète de la Fête de la musique, ça devait monter à dix mille personnes. Il y a eu six sonos saisies le matin à six heures, parce qu’on a détecté la rave-party à trois heures du matin. Cette opération a dissuadé… nous a mis une grande tranquillité dans le département pendant toute l’année 2004. Moi j’ai un principe qui est très simple – maintenant, ça ne dépend pas que des gendarmes et que de moi : c’est que la fermeté est toujours difficile dans un premier temps, mais paye toujours dans la durée. C’est l’expérience qui me le dit ».

17Réprimer les raves illégales le plus vite possible, de façon à éviter des interventions délicates et à stopper l’expansion du mouvement, voilà l’objectif des forces de l’ordre.

3. La tolérance vis-à-vis des petits dépassements du seuil de participants

  • 17 DUPUY François, THOENIG Jean-Claude, L’administration en miettes, Paris, Fayard, 1987.

18Cette fermeté affichée, cependant, ne signifie pas absence de souplesse lorsque l’on estime que l’intervention publique créerait plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait : ainsi, le seuil de deux cent cinquante personnes en vigueur jusqu’en 2006 au-delà duquel une déclaration préalable est nécessaire n’est pas une limite qui, sitôt franchie, déclencherait automatiquement une sanction. Il a pu être dépassé sans que les forces de l’ordre n’interviennent. Sans parler des raves complètement clandestines, dont le nombre est par définition difficile à évaluer, des raves « sauvages » dont le public était au-delà du seuil ont pu être repérées et pourtant tolérées. Certes, l’existence d’une multitude de lois et de règles juridiques non appliquées est un fait bien connu, de même que les arrangements institutionnels locaux17. Mais il faut néanmoins expliquer pourquoi une volonté répressive affichée peut cohabiter avec une forme de tolérance, même circonscrite dans le temps et dans l’espace, vis-à-vis de certains événements illégaux.

19Celle-ci fait d’ailleurs l’objet d’un télégramme adressé aux préfets le 7 juillet 2005, qui stipule notamment :

  • 18 NOR INTD0530040J.

« Vous apprécierez à leur juste mesure les nécessités de l’ordre public, au cas pas cas et de façon circonstanciée. Dans l’immédiat et s’agissant des rassemblements qui n’excèdent pas 500 personnes, il n’y a pas lieu d’imposer des prescriptions excessives »18.

20Un certain nombre de conditions entoure ces nouvelles instructions, qui préparent le décret de mars 2006 (évoqué supra), telles que l’accord du propriétaire du terrain, la coopération avec les forces de l’ordre et les services de secours, etc.

  • 19 Entretien, 2007.

21De surcroît, il faut également noter que des instructions officieuses peuvent être données aux services de l’État sur le terrain, qui laissent une certaine marge vis-à-vis du seuil officiel. C’est ce que dit le chef du bureau Prévention et protection sociales de la Direction des Libertés Publiques et des Affaires Juridiques (DLPAJ, qui relève de la Direction des Libertés Publiques et de la Police Administrative) du ministère de l’Intérieur19 :

« D’ailleurs, je vous dirais très honnêtement que le seuil est fixé à cinq cent personnes, la tolérance est à mille. C’est comme ça que ça marche ».

22Si le ministère de l’Intérieur cherche à empêcher les raves illégales, il tente également d’éviter autant que possible la confrontation. Dans cette optique, les petits rassemblements qui se situent à la limite de la légalité ne représentent pas un danger majeur ; il convient donc de les surveiller et de les contrôler, mais sans faire usage de la force si ce n’est pas nécessaire. Le télégramme en question se termine d’ailleurs par un rappel :

« Ces prescriptions (…) doivent être accompagnées de la plus grande fermeté de votre part à l’égard des rassemblements illégaux (…). Je ne peux que vous recommander de rappeler aux organisateurs la responsabilité qui est la leur, y compris au plan pénal ».

23La tolérance à l’égard des petits rassemblements est donc une exception. Si la politique du ministère de l’Intérieur a connu des évolutions entre 2002 et 2007, les consignes de fermeté vis-à-vis des raves illégales ne sont donc modifiées qu’à la marge.

4. Résultat : une diminution notable des free-parties

24Les relations entre mouvement techno et pouvoirs publics ne se limitent pas, loin s’en faut, à la question des free-parties. Néanmoins, si l’on examine uniquement le sort réservé à ce type de fêtes techno depuis 2002, force est de constater que leur expansion de la fin des années 1990 et du début des années 2000 a été stoppée, et qu’elles ont connu une forte régression lors de ces dernières années.

  • 20 RACINE Étienne, op. cit., p. 203.

25Il faut rappeler, tout d’abord, que la loi et le décret de 2002 visent d’abord et avant tout les free-parties. Plus précisément, on peut faire l’hypothèse que le but ultime poursuivi par les pouvoirs publics était de mettre fin aux raves « sauvages » : « officieusement, [le régime d’autorisation] a un objectif, ou tout du moins un effet d’interdiction et de forte limitation des événements techno des acteurs issus de la scène des free-parties »20.

26Ce constat est d’abord corroboré par le membre de ce Sound-system, actif depuis de longues années, qui peut facilement comparer les deux périodes, avant et après le décret de 2002 :

  • 21 Entretien cité.

« Qu’est-ce que la loi a changé, concrètement ? Par exemple, est-ce que ça a été plus difficile de faire des free ?
– À partir du décret, la free, c’est fini. L’époque où il se passe plein de trucs, où il y a des free tous les week-ends, plusieurs free par week-end c’est complètement fini (…). Le problème, c’était la saisie du matériel. Et à partir de ce moment-là, il ne se passe plus rien : c’est-à-dire qu’il n’y a plus aucune grosse free, et les seuls trucs qui subsistent, c’est des petites fêtes de deux, trois cent, quatre cent personnes, super à l’écart, vraiment « underground ». Et depuis ce temps-là, ça s’est complètement arrêté. Ça subsiste, il y a toujours ces fêtes de deux, trois cent, quatre cent personnes un peu partout, il y en a plein en Normandie, vers Toulouse, en Bretagne, il y en a plein plein plein, il y en a encore tous les week-ends, des tous petits trucs. Mais tout l’essor des fêtes illégales de deux, trois, quatre mille personnes qu’il y avait à l’époque, ça s’est complètement arrêté »21.

27Certes, l’affirmation de départ sur la fin des free-parties est nuancée ensuite : selon lui, les petites raves qui se situent à la limite du seuil demeurent, et en nombre relativement important ; en revanche, les événements qui relèvent clairement du régime de déclaration préalable ont très fortement décrû.

  • 22 STRJD, Les « rave » en 2006, DGGN, avant-propos.

28Une approche quantitative plus précise et plus objective de l’évolution des raves est fournie par la Direction Générale de la Gendarmerie Nationale (DGGN), plus exactement par son service technique de recherches judiciaires et de documentation (STRJD)22 :

  • 23 Ce document présente également quelques données sur les raves en zone police nationale (ZPN), mais (...)

« Les rave-parties, un phénomène en forte baisse en zone gendarmerie23. L’année 2006 confirme et accentue une tendance : la diminution de l’organisation des soirées raves depuis l’élaboration et la mise en application du décret [de] mai 2002 ».

  • 24 Plus précisément, on observe une forte chute entre 2002 et 2003, puis une légère remontée en 2004, (...)
  • 25 Ces données doivent être examinées avec précaution : on sait depuis longtemps que les chiffres de (...)

29Entre 2002 et 2006, on observe une baisse quasiment continue du nombre global de raves portées à la connaissance des services en ZGN (zone gendarmerie nationale) : on passe de près de 350 raves en 2002 à moins de 150 en 2006, soit moins de la moitié24. On observe également qu’en 2006, près d’un tiers des raves recensées (43) bénéficient d’une autorisation ; la gendarmerie a donc comptabilisé une centaine de raves illégales, ce qui atteste l’ampleur de la diminution du phénomène depuis 2002, et donc indirectement l’efficacité de la répression, si l’on s’en tient à cette question des free-parties25.

30Enfin, une autre source officielle importante apporte des résultats convergents : l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies (OFDT), sous la forme du rapport du dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues). Dès le rapport consacré à l’année 2002, la tendance est nette :

  • 26 BELLO Pierre-Yves, TOUFIK Abdalla, GANGILHON Michel, GIRAUDON Isabelle, BONNET Nicolas, Phénomènes (...)

« Au cours de l’année 2002, les modifications du contexte légal et des stratégies des forces de l’ordre ont eu un impact certain sur les (…) espaces d’intervention du dispositif TREND (…). Au sein de l’espace festif techno, d’importantes modifications ont été observées, [notamment] la raréfaction des événements festifs non commerciaux (type free-party) »26.

  • 27 BELLO Pierre-Yves, TOUFIK Abdalla, GANGILHON Michel, GIRAUDON Isabelle, Phénomènes émergents liés (...)

31Le rapport suivant confirme les évolutions observées, et avant tout la baisse du nombre de free-parties27.

32On pourrait être tenté de déduire de ces chiffres et observations que la loi, bien appliquée, a porté ses fruits, et que la répression des événements illégaux a quasiment permis d’atteindre l’objectif de disparition de ces derniers. Mais cette politique publique a un point aveugle qui oblige à nuancer fortement cette conclusion intermédiaire.

5. Un point aveugle de la politique de répression : le maintien de grands rassemblements illégaux et d’affrontements violents

33Si l’on observe depuis 2002 une diminution sensible des free-parties, et notamment des petits rassemblements, il convient cependant de noter la persistance de raves illégales de grande ampleur (plusieurs milliers de personnes, voire parfois des dizaines de milliers). Ces regroupements sont certes épisodiques – de l’ordre de quelques-uns par an – mais ils incitent à relativiser les résultats obtenus dans le cas des raves de taille modeste.

  • 28 Sur ce concept, cf. COLLOVALD Annie, GAÏTI Brigitte (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la rad (...)

34Le plus « célèbre » de ces rassemblements, également décisif à bien des égards, a lieu à la fin de l’été 2002. La répression exercée à l’encontre des petites free-parties crée en retour une forme de radicalisation28 au sein du mouvement free, qui se traduit par une volonté d’échapper coûte que coûte au droit français. Celle-ci culmine – dans tous les sens du terme – avec le teknival du 15 août 2002, qui a lieu au col de Larche, près de Barcelonnette, à la frontière franco-italienne. Des cars de CRS barrent la route aux teufeurs qui affluent en nombre ; des affrontements ont lieu. Sous la pression, le barrage est finalement levé. Plus de quinze mille personnes participent finalement à ce teknival, qui se déroule de fait hors du territoire national, côté italien, de manière à éviter le cadre juridique français. Bref, c’est l’impasse. Pour en sortir, le ministère de l’Intérieur entreprend alors un changement de cap substantiel sur lequel on reviendra bientôt.

35Ce type de rassemblements illégaux massifs, même peu fréquents, perdurent jusqu’à aujourd’hui ; ils peuvent donner lieu à des affrontements violents entre teufeurs et forces de l’ordre, même si l’État cherche en général à éviter l’épreuve de force, comme on l’a déjà indiqué. C’est le cas notamment de la rave « sauvage » organisée en marge du festival des Vieilles Charrues (en Bretagne) en juillet 2003 : elle donne lieu à de violents affrontements avec les forces de l’ordre qui occasionnent de nombreux blessés. Une situation a priori inverse peut produire des effets identiques : l’interdiction de la rave organisée habituellement en marge du festival des Transmusicales à Rennes en décembre 2005 a soulevé un tollé chez les teufeurs qui ont investi le centre-ville ; des affrontements avec les forces de l’ordre se sont également produits.

  • 29 Entretien cité.

36Il faut noter aussi que ces grands rassemblements illégaux sont parfois tolérés par un État qui n’oppose pas de résistance à leur déroulement. Ainsi, un teknival complètement illégal (que j’ai pu observer) qui a accueilli plusieurs milliers de personnes pendant trois jours a eu lieu en août 2006 sur le plateau du Larzac sans que l’État cherche à y mettre fin. Le chef du bureau Prévention et protection sociales de la DLPAJ du ministère de l’Intérieur explique ainsi29 :

« C’est une rave sur laquelle on a été, je dirais, bienveillants. On a relayé le problème par l’intermédiaire des préfectures locales, puisqu’il y avait plusieurs départements qui étaient éventuellement concernés – je ne sais plus lequel, finalement, a accepté de la gérer. Ça n’a pas posé de problème majeur. Il n’y a pas eu de nouveau des instructions pour envoyer une escouade de CRS. – Donc c’était une sorte de tolérance, finalement…
– Oui (…). Ça s’est réglé au cabinet du ministre, qui a été aussi contacté par les organisateurs. Certains départements n’en voulaient pas du tout. Ça s’est géré sur le plan local. On n’est pas intervenus, et on n’est pas intervenus non plus négativement, en donnant des instructions [négatives], non ».

37Dans ce cas précis, le site retenu par les organisateurs – à l’écart de toute habitation – et la faiblesse des nuisances susceptibles d’être produites, notamment en matière d’environnement (il ne s’agissait pas d’un terrain agricole) expliquent sans doute en partie l’absence de mesures répressives, comme l’explique notre interlocuteur :

« En plus le Larzac, ça s’y prête quand même pas mal. C’est pas comme si c’était une invasion dans un entrepôt, une chambre de commerce… je pense que là, il y aurait des boucliers qui se lèveraient. Il faut être proportionné, et il faut être concret, surtout. Il y a une manifestation qui surgit : concrètement, quelle est la population exposée ? Quels sont les risques les plus dangereux ? Est-ce qu’il y a blocage d’une route, d’une voie de chemin de fer, d’un aéroport, d’une entreprise ? C’est des choses comme ça qu’il faut considérer. S’il y a une proportion à donner, c’est par rapport à ce type de risques, et ensuite on réagit. Et vous n’allez pas réagir si vous êtes sur un plateau où il n’y a que des moutons. Ça, nous, on relaye au niveau local. C’est le préfet qui localement sait où se situe l’intérêt général ».

38Néanmoins, même si la bienveillance manifestée par les autorités est compréhensible, elle est en contradiction totale avec les intentions affichées de diminution, voire de disparition des événements illégaux.

  • 30 Entretien cité.

39Les teufeurs ont d’ailleurs très bien compris ce qui fait leur force et repéré les failles du dispositif mis en place par le ministère de l’Intérieur. Ils ont conscience de leur pouvoir, même si ce type d’action n’est pas sans risque (la tolérance n’est pas garantie), comme l’indique le membre de ce Sound-system30 :

« L’arme secrète qu’ils ont toujours, c’est qu’ils peuvent toujours lancer un flyer et lancer un teknival illégal à n’importe quel moment. C’est quand même un réseau énorme : c’est des mecs partout en France, qui sont « en place » dans ce milieu-là, et qui sont suivis localement ; quand t’as cent soixante-dix mecs qui sont suivis localement, c’est vraiment un gros gros truc. Ils peuvent à tout moment lancer un truc illégal, le truc se passera. Mais c’est quand même envoyer plein de mecs au casse-pipe, qui vont se faire saisir leur matos, etc.
Ils l’avaient vachement bien fait quand il y a eu le teknival en Italie, à la frontière ; ça, c’est le truc qui a le plus fait chier le ministère. Les Italiens n’étaient pas contents du tout : « vous vous démerdez avec vos problèmes ! Qu’est-ce que vous faites ? ». Ils n’avaient pas du tout apprécié au ministère et ça les a fait rouvrir les négociations, alors qu’ils s’étaient dit : on a fait notre décret, on a fait notre loi, ils vont arrêter de nous faire chier, on s’en fout, maintenant ils n’ont plus le droit, s’ils font les malins on saisit tout et ils vont s’arrêter. Là, ils n’étaient pas contents du tout, ils ont vraiment eu l’impression de se faire niquer. Ce qui est vrai, ils se sont vraiment fait niquer ! C’était le bordel en Italie, les mecs à la douane ils en pouvaient plus… ça, c’est un peu le joker. C’est toujours possible de le faire en Belgique, à la frontière espagnole… c’est le plus gros moyen de pression, c’est d’aller juste à l’étranger ou de faire un truc complètement illégal en France ».

40Si elle n’est pas permanente, cette menace du recours à la force existe toujours, des deux côtés. Pour les autorités politiques, la répression n’est pas entièrement abandonnée face aux grands événements ; elle demeure un outil susceptible d’être utilisé dans les cas extrêmes, même si pour le ministère, elle ne permet pas de traiter le problème à long terme. Inversement, le mouvement free atteste qu’il peut encore organiser d’immenses raves sauvages, même s’il en paie aussi les dégâts lorsque la tolérance n’est pas de mise. Dans les deux cas, il s’agit de montrer que sa capacité d’action violente est intacte afin de faire pression sur l’autre.

41Qu’ils soient tolérés ou réprimés, l’existence de ces grands rassemblements illégaux met donc en évidence les limites de la politique de répression des free-parties. Ainsi, parallèlement, un dialogue est instauré avec les organisateurs de raves dès la fin de l’été 2002, suite à l’impasse du teknival de la frontière italienne.

II. LA NÉGOCIATION ET LE DIALOGUE AVEC LES SOUND-SYSTEMS

1. L’ouverture du dialogue et le tournant du pragmatisme

  • 31 Or, « la mise au jour des conséquences non-attendues et non-voulues de l’action se révèle fondamen (...)
  • 32 POURTAU Lionel, art. cité, p. 135.
  • 33 « Les conséquences constituent de fait la vraie mesure de la performance des autorités publiques » (...)
  • 34 Selon Simmel, un conflit peut se solder notamment soit par la victoire de l’un des deux ennemis, s (...)
  • 35 Entretien cité.

42À la fin de l’été 2002, le ministère de l’Intérieur décide d’entrer en contact avec les Sound-systems. Le teknival du 15 août a mis en évidence les limites et surtout les effets pervers de la ligne politique défendue jusque-là31 : face à un mouvement free déterminé et prêt à défendre sa pratique festive jusqu’au bout, s’en tenir à la répression risque de provoquer des drames et de mettre encore davantage en danger le public de ces raves. « Nicolas Sarkozy (…) raconte que c’est cet événement qui l’a conduit à ouvrir des négociations avec les Sound-systems »32. On assiste ainsi en quelques mois à un revirement très important de l’attitude du ministère de l’Intérieur vis-à-vis des free-parties. La volonté d’éradiquer les raves sauvages par la force demeure, mais combinée à une gestion plus pragmatique et à un raisonnement fondé sur une anticipation des conséquences de l’action33. De toute évidence, le ministère de l’Intérieur abandonne l’idée de « triompher » facilement des free-parties ; il s’agit plutôt de trouver un compromis34. C’est un véritable tournant, qui est expliqué en ces termes par le chef du bureau Prévention et protection sociales de la DLPAJ du ministère35 :

« L’idée générale qui a prévalu, c’est déjà de ne pas fixer d’interdit général et absolu sur tout ce qui concerne les rassemblements festifs à caractère musical. Contrairement à un spectacle organisé, avec des places louées, le propre d’une rave-party, c’est justement de surgir de n’importe où, à n’importe quel moment, et d’avoir un caractère soudain. Là, on est par nature en contradiction avec la démarche d’ordre public qui est une démarche d’anticipation, de contrôle, de prévention, ou d’organisation, de sécurité, etc. ; c’est tout à fait antinomique, si vous voulez, d’avoir des rassemblements qui soient d’une telle importance, d’une telle spontanéité, par rapport à un schéma d’ordre public qui est à l’ opposé.
Donc pas d’interdit général : nous allons malgré tout essayer de vivre avec et de faire avec. C’est aussi une volonté de faire en sorte que l’on sorte de la clandestinité. Il y avait des situations difficiles à gérer dans la mesure où nous ne connaissions pas les organisateurs, nous ne savions pas analyser exactement d’où venaient les initiateurs de ces rassemblements festifs à caractère musical. D’où cette démarche de rencontrer les organisateurs ».

  • 36 HIRSCHMAN Albert O., Défection et prise de parole, Paris, Fayard, L’espace du politique, 1995 (Exi (...)
  • 37 Entretien cité.

43Dans cette optique, les Sound-systems ne sont plus considérés uniquement comme des ennemis, mais aussi comme des interlocuteurs potentiels ; mais ce changement ne peut pas s’effectuer du jour au lendemain. Il faut donc d’abord sortir de la logique de l’affrontement et de la clandestinité, qui génèrent des risques supplémentaires, pour ensuite inciter les organisateurs des free-parties à rentrer dans la légalité. Pour reprendre les catégories d’Albert Hirschman36, l’objectif est d’emmener le mouvement free, qui a longtemps choisi l’exit, vers la loyalty, la conformité (au droit). C’est ce qu’explique un conseiller pour la sécurité au ministère de l’Intérieur37 :

« Ce qui est sûr, c’est que jusqu’en 2002, il y avait des difficultés réelles, des situations tendues systématiquement (…) ; parfois, les pouvoirs publics étaient relativement désemparés parce qu’on arrivait trop tard, ou dans des situations délicates pour intervenir. Depuis l’automne 2002, il y a eu une volonté de clarifier les choses (…). Notre position est d’amener les organisateurs de ces mouvements à sortir de la clandestinité, contrairement à ce qui se passait il y a quelques années, plutôt que de faire des phénomènes sauvages dans lesquels il y a une prise de risque importante – en termes de sécurité des personnes, voire atteinte aux biens, risques divers – de façon à les amener, à travers un dialogue, à s’organiser, comme d’autres… comme l’ensemble des organisateurs de réunions, de mouvements, à se déclarer, à avoir une sorte de cahier des charges, à tenir compte d’un certain nombre de critères dans l’organisation de la manifestation, de façon à sécuriser le plus possible ces rassemblements ».

  • 38 Le site internet du Collectif des Sound-systems contient de nombreuses archives qui concernent not (...)

44Cette nouvelle doctrine est donc toujours en vigueur aujourd’hui. Cependant, au départ, après un été 2002 catastrophique, il faut d’abord regagner la confiance des Sound-systems (organisés en collectif), ce qui n’est pas chose aisée. Pendant plusieurs mois, les deux parties en présence vont échanger de nombreux courriers, se rencontrer fréquemment, bref, apprendre à se connaître38. Le dialogue s’institutionnalise progressivement.

2. Des négociations destinées à faire émerger des représentants

  • 39 On y reviendra bientôt.
  • 40 Il existe en effet un conflit avec la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musi (...)
  • 41 Entretien cité.

45Au début, les discussions se focalisent sur les teknivals39 ; puis, au fil des années, le spectre des questions abordées s’élargit, des droits d’auteur40 aux difficultés persistantes pour organiser des petites raves en raison des réticences qui subsistent au niveau local, comme l’explique le chef du bureau « Prévention et protection sociales » de la DLPAJ41 :

  • 42 Le ministre de l’Intérieur réside place Beauvau, dans le 8e arrondissement de Paris.

« Ils nous écrivent sur leurs projets, leurs difficultés. On essaie de les remettre, je dirais, sur la voie de la réalité juridique. Ou bien ce sont des projets, je dirais, trop fous pour être soutenus, ou bien on arrive à quelque chose de raisonnable et à ce moment-là, on peut faire intervenir le directeur de cabinet du préfet, le sous-préfet local, qui à son tour va activer le maire, etc., de manière à ce que tout se passe le plus simplement possible. C’est moins de trente personnes dont nous connaissons les adresses e-mail, les téléphones portables, etc. Ce sont toujours les mêmes. Ils sont très unis entre eux, ils parlent beaucoup entre eux. Ils se répartissent entre eux les territoires, ça c’est clair et net. Et c’est du matériel très lourd et très coûteux, donc à mon avis on ne peut pas être des centaines sur le territoire français. Quand ils sont à Beauvau42, ils sont une trentaine ».

  • 43 Entretien cité.

46Indéniablement, le ministère a en face de lui des membres de Sound-systems qu’il considère comme des interlocuteurs capables de l’aider à traiter les problèmes que posent les raves. Au ministère de l’Intérieur, la relation avec les Sound-systems est commentée en ces termes par ce conseiller pour la sécurité43 :

« On fait un peu un tour d’horizon de la situation. Dans nos interlocuteurs, on retrouve un noyau de personnes qui sont un peu des porte-parole, qui représentent les Sound-systems sans avoir mandat formel, mais qui font passer des messages ; donc il y a aussi des retours d’expériences (…). Ceux qui viennent, c’est de leur propre initiative. Personne ne les force. On a des contacts, et eux ça les intéresse de venir discuter, de venir partager… de nous faire part de leurs attentes, de leur analyse de la situation, comment ils voient les choses, ce qui va, ce qui va moins bien de leur point de vue, etc. Et nous, on est amené à réagir, à préciser un certain nombre de règles (…). N’avoir aucun contact préalable n’est pas forcément la bonne solution, surtout si on est dans une logique d’éviter des désordres ou des risques, notamment aux personnes et aux biens. Il n’y a que dans la discussion qu’on peut faire avancer un certain nombre de points (…). Ils se connaissent bien entre eux, même au niveau national, parce qu’ils se retrouvent, parce qu’ils dialoguent, donc ils ont leur réseau ; et ils font vite circuler une information. Et nous, à la limite, lorsqu’il y a un aménagement de la réglementation ou autre, on préfère leur dire de vive voix plutôt que de laisser circuler des rumeurs complètement folles, parce que là aussi après, il peut y avoir de l’intoxication.
– Ce que vous voulez dire, c’est que c’est une sorte de relais, finalement, pour tester éventuellement certaines évolutions de la politique menée ?
– Oui, ils se présentent comme des « faciliteurs » et ils relaient aussi nos messages ».

  • 44 On pense ici aux travaux de Claire de Galembert sur la gestion publique de l’islam, et notamment a (...)

47Les Sound-systems se font l’écho des difficultés rencontrées sur le terrain qui « remontent » ainsi vers l’administration centrale ; réciproquement, le ministère de l’Intérieur peut utiliser les représentants des Sound-systems comme une sorte de « courroie de transmission » visiblement très efficace pour diffuser des informations auprès de la « base » des teufeurs. À l’instar d’autres politiques publiques initiées également par le ministère de l’Intérieur (voire par le même ministre), un des objectifs centraux est de faire émerger des porte-parole44.

48Pourtant, notamment au début, les relations entre le ministère de l’Intérieur et le Collectif des Sound-systems sont fragiles en raison de l’incertitude qui demeure sur les intentions réelles de chaque « camp » : de ce point de vue, certains événements constituent une sorte de mise à l’épreuve. La rave autorisée qui a lieu en marge du festival des Transmusicales de Rennes en décembre 2002, par exemple, se solde par des terrains ravagés et déclenche la colère des riverains. Le ministre de l’Intérieur déclare vouloir se retourner « contre les organisateurs qui n’ont pas pris leurs engagements » et stigmatise des fêtes qui se transforment en « « drogues-parties » (…) au vu et au su de tout le monde ». Il faut donc se garder de tout présentisme : ce qui peut apparaître aujourd’hui, rétrospectivement, comme une stratégie politique claire (y compris dans les extraits d’entretien supra) s’avère bien plutôt être une construction progressive, lente, avec de nombreuses hésitations ; à chaque étape, il est toujours possible de revenir en arrière. Ainsi, malgré l’existence d’un cadre formel de discussion, les deux parties peuvent encore avoir recours à leur mode d’action antérieur.

49Plus généralement, on a bel et bien affaire à une oscillation entre la répression et le dialogue dans les relations entre pouvoirs publics et mouvement techno free. Séparés analytiquement pour des raisons d’exposition, ces deux volets relèvent d’une seule et même politique publique : ainsi, la répression des événements illégaux, établie au rang de doctrine unique au début de l’été 2002, a certes été freinée en partie depuis, mais elle demeure un élément fondamental et permanent de l’action publique menée vis-à-vis des raves. Inversement, l’institutionnalisation des relations entre le ministère de l’Intérieur et les Sound-systems peut être considérée comme un socle de cette politique publique, mais le recours potentiel à l’illégalité ou à la force publique est une toile de fond permanente des discussions, comme le montrent les événements relatés supra. Il convient alors d’examiner plus avant le produit de ces négociations, c’est-à-dire la mise en place de manifestations festives encadrées par le ministère ou les préfectures.

Notes

1 MENY Yves, THOENIG Jean-Claude, Politiques publiques, Paris, PUF, Thémis, 1989. De ce point de vue, nous nous situons à l’opposé d’une conception balistique de l’action publique « qui n’est le plus souvent qu’une représentation erronée et embellie de la réalité qu’une culture de gouvernement mâtinée de puissance publique et de service public a, en France, clairement favorisée et longtemps entretenue », comme l’explique Patrice Duran (Penser l’action publique, Paris, LGDJ, 1999, p. 32).

2 MARCH James Gardner, OLSEN Johan P., « The garbage can model of organizational choice », Administrative Science Quarterly, vol. 17, no 1, 1972 (traduit in MARCH James Gardner, Décisions et organisations, Paris, éd. d’Organisation, 1991).

3 Le flou de cette dénomination conduit d’ailleurs le ministère de l’Intérieur à préciser dans une circulaire du 24 juillet 2002 que « les diverses fêtes de village n’entrent pas dans le champ d’application de ce nouveau dispositif »…

4 Par mouvement free, on entend le mouvement qui est issu des Free-parties. Voir glossaire.

5 Les logiques internes à ce mouvement seront examinées dans le dernier chapitre.

6 POURTAU Lionel, art. cité, p. 135.

7 Entretien, 2007.

8 http://coll-soundz.fr.st

9 ESPTEIN Renaud, FONTAINE Astrid, « La ville des raves », loc. cit.

10 Entretien, 2006.

11 Entretien, 2007.

12 La Bretagne est une région « en pointe » pour les rave-parties.

13 Ce qui vaut aussi parfois pour certains événements légaux ; on y reviendra.

14 On rappelle que le seuil au-delà duquel s’applique le régime de déclaration préalable était à l’origine de deux cent cinquante personnes ; suite à un nouveau décret, il a été fixé à cinq cent personnes en mars 2006 (on reviendra sur cette modification infra).

15 Entretien cité.

16 Cette théorie a en outre fait l’objet d’une vaste controverse dans le champ de la criminologie. Elle a été abondamment utilisée par les tenants de la répression.

17 DUPUY François, THOENIG Jean-Claude, L’administration en miettes, Paris, Fayard, 1987.

18 NOR INTD0530040J.

19 Entretien, 2007.

20 RACINE Étienne, op. cit., p. 203.

21 Entretien cité.

22 STRJD, Les « rave » en 2006, DGGN, avant-propos.

23 Ce document présente également quelques données sur les raves en zone police nationale (ZPN), mais qui sont très parcellaires. Néanmoins, on sait bien que les raves ont lieu le plus souvent en zone rurale, donc en zone gendarmerie.

24 Plus précisément, on observe une forte chute entre 2002 et 2003, puis une légère remontée en 2004, mais ensuite la baisse reprend et continue.

25 Ces données doivent être examinées avec précaution : on sait depuis longtemps que les chiffres de la délinquance sont avant tout un reflet de l’activité policière (cf. par exemple Cahiers français, « Etat, société et délinquance », n ° 308, mai-juin 2002). Néanmoins, on peut faire l’hypothèse que l’activité de la gendarmerie à l’égard des free-parties est à peu près constante depuis 2002, vu la continuité de la politique menée.

26 BELLO Pierre-Yves, TOUFIK Abdalla, GANGILHON Michel, GIRAUDON Isabelle, BONNET Nicolas, Phénomènes émergents liés aux drogues en 2002. Quatrième rapport national du dispositif TREND, Saint-Denis, OFDT, 2003, p. 18.

27 BELLO Pierre-Yves, TOUFIK Abdalla, GANGILHON Michel, GIRAUDON Isabelle, Phénomènes émergents liés aux drogues en 2003. Cinquième rapport national du dispositif TREND, Saint-Denis, OFDT, 2004.

28 Sur ce concept, cf. COLLOVALD Annie, GAÏTI Brigitte (dir.), La démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006.

29 Entretien cité.

30 Entretien cité.

31 Or, « la mise au jour des conséquences non-attendues et non-voulues de l’action se révèle fondamentale pour une sociologie de l’action publique compte tenu du fait que les autorités publiques doivent en assumer la responsabilité » (DURAN Patrice, op. cit., p. 55).

32 POURTAU Lionel, art. cité, p. 135.

33 « Les conséquences constituent de fait la vraie mesure de la performance des autorités publiques » (DURAN Patrice, op. cit., p. 47. Souligné par l’auteur).

34 Selon Simmel, un conflit peut se solder notamment soit par la victoire de l’un des deux ennemis, soit par un compromis (SIMMEL Georg, Le conflit, Paris, Circé/Poche, 1995 (1903)).

35 Entretien cité.

36 HIRSCHMAN Albert O., Défection et prise de parole, Paris, Fayard, L’espace du politique, 1995 (Exit, Voice and Loyalty, 1970).

37 Entretien cité.

38 Le site internet du Collectif des Sound-systems contient de nombreuses archives qui concernent notamment ses relations avec le ministère de l’Intérieur : courriers, comptes-rendus de réunions, etc.

39 On y reviendra bientôt.

40 Il existe en effet un conflit avec la SACEM (Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique).

41 Entretien cité.

42 Le ministre de l’Intérieur réside place Beauvau, dans le 8e arrondissement de Paris.

43 Entretien cité.

44 On pense ici aux travaux de Claire de Galembert sur la gestion publique de l’islam, et notamment au Conseil Français du Culte Musulman. On retrouve une problématique similaire au niveau local, par exemple à Mantes-la-Jolie : « tout en érigeant la mosquée en centre symbolique du paysage islamique local, le pouvoir local la transforme en un relais de communication entre les différentes personnalités composant les pouvoirs publics locaux et la population du Val Fourré. De fait (…), la mosquée n’est pas seulement un truchement par lequel remontent un certain nombre d’informations sur les problèmes sociaux rencontrés par la population qui la fréquentent ou encore de demandes diverses. Elle est aussi une tribune, utilisée par les acteurs publics pour s’adresser à la population du Val Fourré » (GALEMBERT Claire (de), « La construction de l’islam comme ressource symbolique du pouvoir local : la parabole de Mantes-la-Jolie », in JOUVE Bernard, GAGNON Alain G. (dir.), Les métropoles et la question de la diversité culturelle : nouveaux enjeux, nouveaux défis, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Symposium, 2006, p. 89). La question des représentants apparaît aussi dans les politiques publiques qui concernent un autre mouvement artistique « émergent » en France : la culture hip-hop ; cf. mon article : LAFARGUE de GRANGENEUVE Loïc, « Le hip-hop, une expertise artistique pour une reconnaissance politique », in DU-MOULIN Laurence, LA BRANCHE Stéphane, ROBERT Cécile, WARIN Philippe (dir.), Le recours aux experts. Raisons et usages politiques, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, Symposium, 2005, pp. 345-359.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search