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Du lecteur à l’usager

 | 
Mariangela Roselli
, 
Marc Perrenoud

Chapitre II. Les errants de l’université de masse

Texte intégral

1Les utilisateurs « errants » sont d’abord caractérisés par leur manque de motivation, leur faible confiance dans ce qu’ils ont entrepris ; un sentiment d’incertitude quant à leur raison d’être et leur place à l’université se dégage des témoignages recueillis chez ces usagers. Dans le corpus de nos entretiens, ce profil est très fréquent. L’impression qui se dégage du propos de ces usagers et de leurs attitudes est une sorte d’apathie, de lenteur à s’engager, d’indifférence. Dans certains cas, ils parviennent avec plus ou moins de difficulté et de retard, à obtenir un diplôme de fin de cycle, mais ce titre est moins l’achèvement d’un parcours qu’un aboutissement presque mécanique. On pourrait comparer les errants à des passagers qui sont montés dans un train sans en connaître la destination, en ayant suivi la foule à la sortie des bureaux. Ce sont les enfants de la démocratisation de l’enseignement secondaire et de l’élimination des barrières d’évaluation ; ceux qui arrivent à l’université par un mouvement structurel de massification des études universitaires, à la sortie du bac, sans projet et surtout sans goût pour les études.

  • 53 La proximité naturalisée entre bibliothécaires femmes et livres joue en bibliothèque comme rappel a (...)
  • 54 Nicole Boubée a récemment publié un article sur l’image dans l’activité de recherche d’information (...)

Scène 5 —
Tâtonnements, retours et abandons
Mi-octobre 2007, une semaine avant la rentrée universitaire, 10 h 00. Salle d’accueil général, 2e étage Nord. Un étudiant de ma connaissance consulte sa messagerie personnelle à 10 h 00 pour éviter la file du « midi-quatorze heures » devant les postes informatiques ; il reste un quart d’heure, debout devant l’écran et lit ses messages. Il s’installe ensuite au 3e Nord, dans un box, avec son portable et son câble de connexion Internet. Il prend place à côté des dictionnaires, à côté de la bibliothécaire qui fait régner le silence53. Internet lui sert d’outil de travail : il écrit directement à l’écran, le travail sur les textes obligatoires fait l’objet de fichiers dans lesquels il intègre des citations d’autres auteurs qu’il va chercher sur Wikipedia. Il fait du « copier/coller » pendant plus d’une heure et relit sans cesse le document qu’il est en train de construire. Après une longue pause-cigarette sur la passerelle d’entrée pendant laquelle il discute avec une fille, il revient et change d’activité : il fait des recherches bibliographiques. Pour cela, il utilise Google Scholar, il trouve des notices bibliographiques qu’il réutilise pour cerner un ensemble de mots-clés. Puis il va sur des sites institutionnels (Ministère de la culture, Musées de France, Bpi), il cherche des sites qu’il ne connaît pas grâce aux renvois internes, aux références en ligne (les revues les plus citées à propos d’un sujet, les auteurs récurrents), mais n’utilise pas les bases de données que proposent certains de ces sites. Il clique trois fois sur un renvoi, se perd en chemin, n’aboutit jamais au même point, reste un peu plus de dix minutes sur le dernier point d’arrivée (une image introduisant le site d’un musée parisien), ferme tout et abandonne avec un air dépité54. Regarde la montre, descend aux toilettes, revient, recommence en partant d’un autre site. Il passe plus de deux heures à consulter et suivre les cheminements suggérés par les sites. Au cours de l’entretien qui suit les observations, il affirme n’être resté qu’une demi-heure devant l’écran, comme s’il n’avait pas vu le temps passer.

Les apprentis étudiants : ne pas savoir comment faire

2L’étudiant décrit dans cette scène incarne la figure de l’usager qui passe beaucoup de temps devant l’écran, sans s’en apercevoir et sans réellement en tirer les bénéfices attendus. Il cherche beaucoup et longtemps – ce qui lui permet de dire qu’il « fait de la recherche ». Toutefois il ne trouve pas toujours ce qu’il cherche et abandonne au bout de « quelque temps », quand il se rend compte qu’il n’est pas sur la bonne voie. Cet étudiant fait partie des nombreux « abandonnistes » observés qui ne parviennent pas à convertir leur savoir-faire en méthode de recherche. Comme beaucoup d’autres usagers de la BU que nous avons pu observer aux prises avec des renvois, onglets et (sous-) connexions, il est perdu au bout du troisième niveau d’écran : les bifurcations proposées, les arborescences, les sous-classifications tendent des pièges où se perd la majorité des « bricoleurs » parce qu’elles constituent une entrée codée dans la grammaire complexe de ce que les bibliothécaires appellent les « ressources en ligne ».

  • 55 Cf. Pascal Lardellier, « Pratiques de lectures étudiantes à l’ère d’Internet », in Pascal Lardellie (...)
  • 56 Ce constat converge avec les résultats obtenus par l’enquête sur les lectures étudiantes à Paris V  (...)

3Pour ces usagers, les parcours de lecture sont personnalisés et réticulaires, ludiques et fulgurants, selon les mots de P. Lardellier55 : parcours ni construits ni fléchés où chacun peut édifier son propre cheminement. Dans cette liberté nouvellement acquise, l’individu se voit comme tout-puissant : le sentiment immédiat que l’on peut retirer d’une recherche sur Google n’est presque jamais un sentiment d’échec. Par comparaison avec le livre, contraignant et inerte, synonyme de travail et d’univers scolaire, les nouvelles technologies sont caractérisées par leur ouverture et leur « appel à la curiosité » (rien n’est jamais achevé), leur interface ludique, l’interactivité proposée, la facilité à travailler en groupe lorsqu’on navigue. Une bonne partie des étudiants rencontrés dans le cadre de l’enquête sait télécharger, concevoir des sites, créer un blog, retoucher des photos, travailler à partir de logiciels de musique56. Tous ont appris ces compétences seul ou entre amis, mais aucun en cours ou en famille. Cet apprentissage en autodidactes ou en petits groupes de copains est révélateur de la manière dont ces jeunes ont investi les technologies de l’information et de la communication électroniques : de manière volontaire, intuitive et sans complexe.

Portrait 6. La « débrouille » comme survie

4Aziz, vingt-six ans, deuxième année de M1 de Sciences de l’éducation, de retour de l’Université de Tallinn (Estonie, ERASMUS), rencontré sur la passerelle menant à la BU, lieu de sociabilité juvénile. Septième d’une fratrie de huit enfants, il a été socialisé très tôt aux bibliothèques publiques dont il ne sait utiliser toutefois que les supports les plus visibles et les plus immédiats (Internet et collections). Aucune formation en recherche documentaire, aucune information sur la question. Il ne connaît ni le prêt inter-bibliothèques, ni le magasin, ni le rayon des revues ; il n’utilise pas les collections sur les rayonnages. Il ne semble pas avoir sa carte d’étudiant sur lui, il la cherche pour me la montrer mais n’a pas l’air de l’utiliser régulièrement.

5L’entretien avec Aziz fait suite à mes observations (scène 4). Notre entretien se déroulera sur la passerelle : nous restons debout pendant plus d’une heure, enregistreur installé sur le muret, penchés au mur de la passerelle et dirigeant chacun notre regard droit vers le bâtiment en face. C’est le seul entretien qui se soit déroulé en plein air et sans véritable échange de regards.

6Ayant intériorisé la distinction bon usage/mauvais usage du lieu et des ressources, Aziz se place immédiatement du côté des « mauvais » usagers, de ceux qui détournent la vocation première de la BU qu’il associe spontanément à la lecture savante. Son classement des usages de la BU (bon/mauvais, juste/limite, correct/pas vraiment correct, intéressant/pauvre, large/limité) déborde sur une vision du monde étudiant à trois étages, où le bas de la pyramide est occupé par ceux « qui se débrouillent tout seuls », le milieu par ceux qui « essaient de faire des études » et le sommet par ceux « qui comprennent vraiment ».

7Les couples de mots antagoniques qui structurent son témoignage marquent bien la frontière, systématique et récurrente, entre l’expérience biographique d’Aziz, étudiant issu de parents immigrés ouvriers, et la vision idéale qu’il a développée autour des « études réussies », du succès, du parcours linéaire suivi par certains des camarades de promotion qu’il côtoie. Les propos d’Aziz insistent sur le caractère pénible du moment où il est contraint d’entrer dans un processus d’autonomisation, hors de tout soutien, qu’il n’a pas lui-même souhaité, semble-t-il : « j’ai dû m’habituer », « je me suis habitué peu à peu », « je me suis débrouillé, mais au début ça n’a pas été évident ». L’apprentissage solitaire du métier d’étudiant a été et reste difficile pour Aziz : il a appris à se débrouiller pour rester à flot. Mais avec cette tactique de survie, s’est mise en place une habitude qui ne connaît pas les degrés de compétence ou les paliers de réussite. Le refus net d’entrer dans le moule, dans l’échelle d’avancement telle que les cursus scolaires la font exister est d’ailleurs significatif à cet égard : l’obligation de progression constitue une violence symbolique directement associée à l’institution scolaire. Or beaucoup de bibliothécaires et d’enseignants, surtout lorsqu’ils se trouvent en position d’apporter de l’aide, considèrent que la bibliothèque est le lieu par excellence de l’exercice – jamais trop précoce, jamais trop rigoureux – d’une disposition générale à la recherche, alors que de nombreux étudiants, comme Aziz, n’ont pas une disposition à rentrer durablement dans une posture de quête prolongée.

  • 57 Plus le procédé est coûteux en temps et en efforts, plus Aziz parvient à mettre de la distance entr (...)

8Dans le discours des bibliothécaires et des documentalistes, la « recherche » désigne d’abord la démarche de collecte de documents et d’informations sur un sujet précis, exercice proposé le plus souvent par un enseignant. Cette démarche est censée alimenter une réflexion personnelle qui encourage l’élève devenu étudiant à élaborer des réponses aux questions posées, sans croire que les solutions se trouvent toutes faites, toutes prêtes, n’attendant que d’être cueillies dans les ouvrages consultés. Les bibliothécaires conçoivent leur rôle avec modestie et rigueur. Participant à l’éducation des jeunes et à la formation de leur esprit, ils entendent les aider à acquérir la posture intellectuelle préconisée notamment par le système scolaire et des outils pratiques susceptibles de les soutenir dans cette démarche. Cependant une exigence plus radicale est perceptible dans la déception dont les bibliothécaires font état dès qu’est abordé le thème de la recherche : les étudiants ne savent ni ne veulent chercher ; ils ne sont ni ne veulent devenir autonomes ; ils n’agissent que sous consigne prescrite. On pressent que, dans cette vision marquée par la légitimité culturelle, l’idée même de recherche renvoie à une aptitude et à un besoin, inscrits dans l’essence du sujet, d’orienter de manière autonome son intérêt vers le monde et vers soi. On y trouve sous-jacente la dimension de la quête permanente comme manière d’être et de sentir le monde. Pourtant cette posture, sans être ignorée, n’est pas souhaitée : la plupart des jeunes étudiants que nous avons rencontrés se défendent contre les tentations de la recherche sous sa forme injonctive (ouvrant sur la béance d’une quête métaphysique), se détournent des ateliers de formation à la recherche et se méfient de ce qui leur est présenté comme un passage obligé dans l’avancée toute tracée dans le monde du savoir et de la réflexion. Chez Aziz, par exemple, les étapes sont exploratoires, les avancées discontinues, inégalement rentables pour ses études, fonctionnant en boucle et non en ligne droite. Au cours de l’entretien, Aziz met un point d’honneur à se démarquer d’une posture stratégique, uniquement animée par la réussite aux examens et la validation de la progression par niveau : ce qu’il cherche dans le cursus universitaire, c’est surtout une manière de sentir les choses, une sensibilité intellectuelle qu’il perçoit plus comme un indice de maturation longue que comme des passages par palier. Le parcours de lecteur qu’il décrit n’est pas ascendant, mais composé d’arrêts fréquents ou d’abandons (ce que le système appelle « échec » dans les statistiques des examens) ; composé également de retours et détours sur un cursus (tout comme sur un ouvrage), selon un mouvement progressif/régressif permanent. Pendant sept années, depuis son bac, Aziz s’évertue à s’approprier un cursus, celui des sciences de l’éducation, et à donner du corps à son projet (devenir professeur des écoles). Pour parcourir cet itinéraire, il a mis en place un certain nombre de tactiques. La première vise à déjouer la peur de quitter un savoir pour en aborder un autre inconnu : aussi cloisonne-t-il les contenus et construit des fragments à sa portée (extraits, synthèses, renvois de notion à notion selon un mouvement logique, rationalisé, entendons : qu’il rend à sa portée). La deuxième tactique consiste à classer tout ce qu’il apprend à sa façon, par thématiques, fichiers, auteurs qu’il rebaptise avec des titres allusifs. La classification Dewey et l’arborescence des savoirs institués ne l’intéressent pas (il profite d’ailleurs de l’entretien pour me demander ce que peuvent bien signifier les cotes des collections dans les rayons). L’appropriation passe ici par la transformation des contenus et le marquage personnel par la reconstitution de documents personnalisés (sorte de signature au sens de B. Fraenkel57). Une troisième tactique réside à résister au « tout nouveau » et au « trop-plein » : il préfère stabiliser, consolider par retours, répétitions et doublons.

9Le grand pas en avant qu’il a accompli cette année est l’achat d’un câble personnel pour la connexion à Internet : avec son portable et son câble, il a atteint le maximum d’indépendance et de liberté. Aziz a converti certaines formes de nécessité en vertu : boursier et ayant dû prendre très tôt son indépendance économique vis-à-vis de ses parents (père retraité du BTP, immigré d’Algérie ; mère au foyer, à la tête d’une famille de huit enfants), Aziz donne souvent l’impression de se comporter comme s’il risquait de manquer. Il prévoit, se prépare, s’organise à long terme ; se débrouiller signifie pour lui être sur tous les fronts. Il est conscient cependant que cette stratégie de survie recueille de maigres résultats et qu’il est souvent « limite ». Aziz vient à la bibliothèque essentiellement pour Internet. Il s’installe dans un box, au 3e Nord, toujours à la même place, pas loin des dictionnaires. Internet lui sert cette année comme outil de travail : il écrit pour la première fois directement à l’écran, utilisant simultanément Word et les connexions sur Wikipedia. Mais dans la liste des utilisations courantes d’Internet qu’il met en avant, Aziz dérive assez vite vers l’audiovisuel et les réseaux : sites de musique, de photos, téléphone, messagerie, profils, rencontres et mondes virtuels (Second Life). Il finit d’ailleurs par conclure à une distinction entre « travailler », qui signifie essentiellement écrire et penser tout seul, et « aller sur Internet », qui renvoie plutôt à l’exploration, mais aussi au plaisir et à la facilité. Comme bon nombre de garçons d’une génération habituée à copier/coller des bribes d’information non vérifiées glanées ici ou là, Aziz reste rarement plus d’une minute sur une page, ne lisant pas vraiment l’information trouvée en ligne et préférant cliquer sur tous les liens présents sur la page. Il est dans une logique de bonds d’un site à un autre, dont il prend ce qu’il considère indispensable et incontournable, mais a des difficultés réelles à passer à une production personnelle : ses documents – imprimés sous mes yeux – se présentent comme une série d’extraits mis bout à bout ou une liste de références sans commentaire. Aziz n’écrit pas, non seulement parce qu’il a toujours l’impression de ne pas maîtriser la question entièrement, mais parce qu’il ne sait pas comment faire : le point de vue subjectif qui seul permet de donner un fil conducteur aux ressources disponibles n’est pas affirmé dans son cas.

10Aziz ne fait pas partie des « touristes », il s’accroche depuis maintenant sept ans, il a un projet vers lequel il progresse lentement. À vingt-six ans, il a enfin acquis une certaine assurance et se sent à sa place en tant qu’étudiant avancé (Master 1). Qu’il passe son temps sur la passerelle menant vers la BU à essayer de tisser des relations sociales valorisantes (avec des filles qui font des études) n’est pas un hasard. Les lieux occupés par les usagers en disent long sur la place qu’ils s’octroient spontanément sur le territoire lettré et dans le monde social. Mais il est aussi l’étudiant parti de loin, tardivement socialisé aux formes établies du savoir, qui se voit toujours comme un passager clandestin dans un train « bondé » (cet adjectif revient dix-neuf fois dans son témoignage : les bibliothèques sont bondées ainsi que les salles de cours, les amphis, les salles informatiques, les couloirs des UFR, les bureaux des profs). « Me faire larguer », « être largué », « rester coincé », « me faire avoir », ce sont les craintes auxquelles Aziz a opposé une rationalité de survie. Lui aussi, comme Vincent (portrait 5), a pris une deuxième année de master pour bien réussir son mémoire, il a eu besoin de plus de temps. Ces jeunes issus du milieu populaire et, pour Aziz, de parents illettrés, s’approprient les cursus universitaires dans un temps distendu, où ils refusent la compétition, l’esprit de réussite, le formatage par l’évaluation. Souvent recalés aux examens, les étudiants comme Aziz ont tendance à diminuer la valeur des épreuves d’évaluation et à mettre en avant une progression sur le long terme et sur le mode de la résistance au sein du système.

11Le cas d’Aziz montre mieux qu’aucun autre à quel point la médiation dans l’accès direct et mal maîtrisé aux moteurs de recherches reste un levier d’action déterminant : seuls les professionnels peuvent continuer à être intransigeants sur la qualité de l’information, qu’ils sélectionnent, diffusent et valorisent. Dans le cas de cet étudiant, à défaut d’interaction sollicitée auprès des bibliothécaires, seul peut être efficace un catalogue informatisé simplifié ainsi que des liens plus linéaires, des menus plus transparents. L’accent doit être mis sur les chemins qui portent à l’information (pages d’accueil, sites portails, jeux de croisement des sources) qui devraient être conçus comme autant de sentiers où l’usager peut être guidé et non livré à lui-même.

Portrait 7. Une apprentie psychologue

12Laure vient de passer une heure environ sur un poste informatique sans qu’il soit vraiment possible de voir quel site elle fréquente, mais elle a quitté le box après avoir essayé, apparemment sans succès, d’utiliser sa clé USB. Elle a attendu cinq minutes environ au guichet du 2e Nord mais aucun membre du personnel n’était là pour l’aider. Je lui propose l’entretien au moment où elle sort de la salle (mardi 2 octobre 2007, 2e Nord, 15 h 30).

13Laure n’est pas vraiment satisfaite de son séjour à la BU : elle n’a pas pu mener son travail au bout puisque sa clé USB ne fonctionne pas sur le poste informatique, il lui a été impossible d’enregistrer son travail.

14À vingt et un ans, Laure est en deuxième année de psycho. Elle n’a jamais reçu de formation à la recherche documentaire. Elle venait déjà l’année dernière sur les postes informatiques, mais n’avait jamais essayé d’enregistrer son travail avec une clé USB. Elle n’a jamais utilisé la grande salle d’étude annexe (« non, je sais pas trop, ici c’est plus sympa ») et seulement une fois une salle de travail collectif (« c’était pour un dossier l’an dernier avec des copines ; on avait réservé et tout, c’était pas mal »). Elle ne connaît pas le quartier des périodiques au 3e Nord. Quand elle vient à la BU, c’est soit au 2e Nord, soit au 3e Sud, là où se trouvent les collections de sociologie.

  • Pourquoi en socio ?

  • Ben je sais pas, j’ai pris l’habitude, c’est au soleil, quand il y en a… et puis c’est ni trop bruyant ni trop mort… je sais pas, c’est un bon endroit que j’ai trouvé un peu par hasard et puis qui me va bien.

15Laure vient régulièrement à la BU, elle la trouve « bien, spacieuse », elle commence à la connaître un peu, même si la topographie et la signalétique restent hermétiques. En effet, bien que se trouvant au 3e étage, elle croit être au 2e. L’enquête montrera que seuls les employés du lieu et les usagers experts ont pleinement conscience de la topographie générale du bâtiment et savent que le 1er étage est un espace de recherche dédié aux magasins, bien qu’invisible.

16Laure vient en général avec des amies, trouve qu’il est beaucoup plus agréable de passer un moment à la fois studieux et convivial : « on s’aide, on discute des cours, tout ça ». Elle n’a jamais eu l’occasion d’entrer en contact avec des membres du personnel avant aujourd’hui mais malheureusement l’accueil était désert. Son travail d’étudiante démarre cette année sur de bonnes résolutions : elle compte faire des fiches de lecture, assister à tous les cours et TD, elle a décidé d’emprunter les ouvrages de la bibliographie. Intéressée par la psychologie, il lui arrive de lire des ouvrages hors bibliographie, elle compte aussi multiplier ces lectures. L’an dernier elle donnait des cours du soir (petit boulot) mais cette année, elle va se consacrer uniquement à ses études.

17Laure aime lire, des romans principalement, de la psycho, nettement moins. Pourtant, elle n’achète presque jamais de livres, préférant emprunter. Laure fréquente occasionnellement la médiathèque Cabanis au centre-ville de Toulouse ainsi que la BM de Pau, chez elle (« enfin chez mes parents, ça, c’est plutôt les vacances, je prends quelques livres »). Elle aime aussi écouter de la musique sur CD, elle ne peut pas télécharger, elle n’a pas d’ordinateur. Sa clé USB doit lui servir à travailler de manière nomade sur différents postes informatiques (BU, chez des amies, etc.) tant qu’elle n’a pas d’ordinateur à elle. Pour l’instant, cet aménagement ne fonctionne pas aussi bien que prévu.

18Laure fait du sport (natation) et elle est bénévole au SAMU social. Elle sort assez régulièrement, plusieurs fois par semaine, les sorties sont probablement le premier poste dans ses dépenses. Ses amis ne sont pas étudiants, certains sont dans la restauration, d’autres employés de bureau. Elle est à Toulouse depuis trois ans, après un bac S à Pau, elle a raté le concours de médecine et s’est réorientée en psycho. Chez ses parents (mère enseignante d’arts plastiques, père CPE), on trouve une bibliothèque à la maison, pas très fournie selon ses dires, mais les livres font malgré tout partie de l’environnement domestique. Chez elle, à Toulouse, quelques livres seulement puisqu’elle emprunte surtout.

19Les parents de Laure sont plutôt divisés quant aux études de leur fille : sa mère est très heureuse, mais son père ne dit rien ; elle a du mal à savoir ce qu’il pense ; il lui semble cependant qu’il ne tient pas les psychologues en haute estime. Elle a un frère moniteur de ski dans les Pyrénées, et des « demis » nettement plus âgés dont elle n’est pas très proche. Laure aimerait bien aller jusqu’en Master pour se réorienter « dans le culturel ». Ses projets professionnels sont encore très flous. Elle veut « faire des trucs intéressants, aider les gens ou travailler sur des projets culturels », mais elle sait qu’une licence de psychologie risque d’être insuffisante.

20Laure est plutôt une « scolaire » qui tente de substituer à ses tendances erratiques (récit de longs moments passés l’année dernière à la BU « sans rien faire, ou pas grand-chose ») une bonne volonté qu’elle commence à mettre en œuvre : emprunt immédiat, dès les premiers jours, des principaux ouvrages de la bibliographie, tentative d’utilisation de la clé USB et de l’informatique en général, intention proclamée de se consacrer pleinement à ses études cette année. Sa première tentative d’interaction avec un des membres du personnel s’étant soldée par un échec, retentera-t-elle un lien ? Au vu de ses pratiques et de son profil, elle se situe à mi-chemin entre l’errance et le travail régulier pouvant déboucher sur une attitude de « bonne volonté » scolaire.

Les touristes : ne pas savoir quoi faire

21Parmi les errants, ce que nous avons qualifié de « touristes » se distinguent par le caractère bienheureux de leur oisiveté, attitude qu’ils acceptent et cultivent à travers le campus tout au long de l’année.

  • 58 L’impression, positive, d’affluence produite par la foule qui entoure les postes informatiques est (...)
  • 59 La conclusion de D. Morley sur la question est éclairante : « Certainly, as the work of Andrea Pres (...)

Scène 6 —
Aux postes informatiques du 2
e Nord-Est
Mardi 17 avril, entre 10 h 30 et 12 h 30.
À 10 h 30, tous les postes informatiques en état de marche sont occupés, comme c’est le cas la plupart du temps entre 10 h et 16 h 0058. Tous les usagers sont seuls, pour l’instant. On voit encore une fois combien l’utilisation de ce service est massive, on observe aussi que la parité entre garçons et filles est atteinte au début de la séance d’observation. Comme dans d’autres espaces de la BU, on peut s’interroger sur la topographie sexuée des lieux où les hommes sont parfois aussi nombreux que les femmes alors que sur l’ensemble de l’UTM on trouve presque trois étudiantes pour un étudiant et cinq lectrices pour un lecteur à la BU. Ici, les utilisateurs des postes informatiques sont donc souvent des hommes et un rapide tour des deux « îlots » de PC permet d’observer une très large consultation de sites en arabe. Ici, comme dans l’aile Sud du même étage, sur les quelques machines en libre accès pour le traitement de texte, on voit combien la « fracture numérique »59 est encore présente dans une université de masse au cœur d’un quartier dont la population est faiblement dotée en capital économique et culturel légitime. 11 h 15 : un usager (environ vingt ans, jean « baggy », sweat-shirt à capuche) téléphone à voix basse, il invite un ami à le rejoindre : « tu vois la salle informatique en bas ? eh ben, j’suis là ! ». Moins de deux minutes plus tard, son ami le rejoint, même tenue vestimentaire, même hexis corporelle, il s’affale sur une chaise exactement comme son compère et ils commencent à chuchoter tout en « surfant » sur ce qui semble être un site universitaire, mais qui contient des pages de photos apparemment particulièrement drôles sur lesquelles ils s’attardent tout spécialement. Ils restent environ une heure à naviguer paresseusement en devisant à voix suffisamment basse pour ne pas s’attirer de remarque, puis ils quittent les lieux un peu avant la cohue de 12 h 30 dans les restaurants environnants.

  • 60 Sur les usages ségrégatifs engendrés par les postes informatiques en accès « libre », cf. Mariangel (...)

22Les postes informatiques en nombre élevé constituent la nouveauté et l’attraction de la bibliothèque, c’est pourquoi tant d’usagers y séjournent longuement. Sur ces postes informatiques qui donnent un libre accès à Internet, on trouve aussi de jeunes adultes habitant dans le quartier du Mirail, séparé de l’université par une passerelle piétonne. Le fait que ces adultes se cantonnent à certaines utilisations d’Internet montre combien l’accès libre aux outils multimédias60 est inégalitaire.

Portrait 8. Un presque touriste

23Victor a vingt et un ans, il est en troisième année de Licence de géographie, mais a du mal à se persuader de l’intérêt de ses études. En cet après-midi de fin janvier 2008, il porte un pantalon de toile noire à poches multiples et, même assis à l’intérieur, un anorak léger dont le col lui monte au-dessus des oreilles (dans lesquelles sont vissés deux écouteurs blancs qui laissent deviner un i-pod). Je le repère autour de l’atrium au 3e, un ouvrage ouvert devant lui à côté d’un bloc grand format dont la page visible restera obstinément vierge pendant la demi-heure où je l’observe. Visiblement pas passionné par ce qu’il lit et peu inspiré pour écrire, il finit par se lever, remet le livre à sa place en rayon, et quitte la salle d’un pas lent.

24Mardi 21 janvier 2008, passerelle, 15 h 00 : Victor arrive à l’escalier central et, alors que je le rattrape et m’apprête à l’aborder sur le palier intermédiaire (qui mène aussi au 2e Sud), il rencontre une connaissance, un garçon de son âge avec qui il échange un rapide salut combinant trois ou quatre positions successives de la main droite. Les deux compères se mettent à discuter alors que je remonte les escaliers pour me poster sur la coursive au-dessus d’eux, de façon à pouvoir les entendre. La conversation tourne autour de la musique, chacun des deux jeunes étant apparemment DJ amateur. Ce qui peut frapper l’observateur, c’est qu’à aucun moment ils n’auront fait un effort pour modérer le volume de leur voix. Ils sont dans un espace intermédiaire, une « zone grise », qui favorise à la fois ce type d’usage (sociabilité juvénile) et la forme particulièrement décontractée de celui-ci : on est dans l’enceinte de la bibliothèque, mais on discute comme si on était dans la rue. Les deux jeunes passent ainsi près de cinq minutes à discuter de samples, de mix, de vibe, sans que les employés aux bureaux d’accueil du 3e Nord et du 2e Nord et Sud s’en émeuvent, puis ils en viennent à la diffusion musicale sur Internet, en particulier via le portail Myspace où l’acolyte de Victor a ouvert une page et peut faire profiter le monde entier de ses créations musicales. Victor est intéressé, l’autre écrit l’adresse de sa page Myspace sur un coin de papier qu’il lui donne et chacun reprend son chemin, Victor vers la sortie et son ami vers les étages supérieurs.

25Je suis Victor jusqu’à la passerelle où je compte l’interviewer mais le voyant s’arrêter, se rouler une cigarette et la fumer au soleil adossé au muret, je poursuis mon tracking et l’observe encore quelques instants. En moins de cinq minutes, il discute avec deux groupes de filles qu’il connaît visiblement, badinant avec les trois premières comme avec les deux suivantes, notamment avec l’une d’entre elles qu’il semble « draguer » assez ostensiblement. Après qu’il a récupéré le numéro de téléphone de celle-ci et alors qu’il finit sa cigarette l’air satisfait, je lui propose un entretien qu’il accepte immédiatement.

26En L3 de géographie, Victor dit venir à la BU surtout en période de partiels. En général, il préfère travailler ici que dans sa chambre en cité U : « c’est plus tranquille, dès que j’ai un truc à faire, je préfère venir ici ». Aujourd’hui, il est venu faire une fiche de lecture sur un ouvrage concernant la géographie de l’Asie du Sud-Est. Il apprécie la BU pour son calme, son espace et ses collections : « ouais, ça va, elle est pas mal, franchement, y a de la place, y a pas mal de… de sources et tout ». Il la compare à la BU de l’Université Toulouse 3 où, d’après lui, les étudiants sont entassés, l’ambiance est complètement différente et les locaux peu adaptés. Notons le jugement sévère dont la BU fait l’objet, attitude qui est reçue avec une certaine injustice par le personnel qui se voit ainsi jugé par des usagers trop désinvoltes a son goût. Quand Victor vient à la BU (environ une fois par semaine, au moins deux heures à chaque fois), il se poste généralement au 3e Nord, près des collections d’histoire et géographie, plus rarement « sur les trucs Internet, vite fait », au 2e Nord ou, quand aucun poste n’est disponible, au 3e Sud. Il a eu l’occasion d’aller visiter la vidéothèque au 4e mais, contrairement aux étudiants lettrés qui utilisent ce service sans distinguer « travail » et « loisir », il n’est pas convaincu du bien fondé d’un tel équipement : « franchement, les films sont pas… et après, je viens pas ici me caler un film, bon si je veux me caler un film, je me le cale chez moi ». Il a parfois utilisé les salles de travail collectif lorsqu’il était en première année mais ne va jamais dans la salle d’étude à l’entrée de la BU (« quand j’ai un truc à faire, je préfère me caler, tranquille »). Bien qu’il n’ait jamais essayé de travailler dans la salle d’étude annexe, un a priori défavorable semble le pousser à « se caler » dans les zones qu’il juge « plus tranquilles ». Toutefois, si Victor semble si attaché à sa tranquillité, ses usages (observés et racontés), comme chez d’autres errants, sont largement tournés vers la sociabilité. En effet, ce garçon qui semble avoir constitué un réseau de sociabilité fort étendu reconnaît lui-même que, s’il vient en général seul à la BU, il ne tarde jamais à rencontrer des connaissances, soit dans les salles, soit sur la passerelle où il prend régulièrement des « pauses clope » pour « s’aérer l’esprit ». Finalement, la BU est aussi pour lui un « bon endroit pour rencontrer des gens ».

27Le père de Victor travaille au secrétariat d’un établissement d’enseignement secondaire, il utilise depuis longtemps un ordinateur, est passionné d’informatique et a transmis cet intérêt à son fils. Sa mère est laborantine. Depuis le village de Villeneuve-sur-Lot à une centaine de kilomètres de Toulouse où ils vivent, ils portent sur les études de leurs fils (Victor a un frère en L2 d’histoire) un regard plus sceptique qu’admiratif, espérant surtout qu’il va « décrocher » sa licence, si possible, mieux, et « en faire quelque chose ». Victor a passé un bac S puis il a essayé la faculté des sciences pendant un trimestre avant d’abandonner et de travailler en usine pendant le reste de l’année ; ce n’est qu’ensuite qu’il a rejoint l’Université du Mirail.

28Victor correspond au profil de nombreux étudiants de l’UTM issus de la toute petite bourgeoisie (lower middle-class) des départements entourant la Haute-Garonne, inscrits en licence dans des UFR de masse, pas particulièrement passionnés par leurs études, ayant pris l’habitude de n’assister qu’à certains cours (« ça dépend des périodes, des cours aussi, et puis des profs… des fois y sont pas trop pédagogues, enfin ça dépend »). Victor révise plutôt à partir des ouvrages de la bibliographie mais ne lit que très rarement en dehors du cadre scolaire (« des fois, je tombe sur un magazine »). En fait, son centre d’intérêt principal est la musique, en particulier les applications musicales sur ordinateur. Il télécharge beaucoup de « son » et achète des 33 tours qu’il utilise comme DJ. Il commence à se produire en public par le biais d’une association étudiante avec laquelle il organise des soirées. Là aussi, la musique semble être pour lui une activité avant tout propice à la socialisation, il échange beaucoup de disques avec ses « collègues », partage sur Internet, etc. Il sort beaucoup, en particulier dans les nombreux bars de la ville, au bout de trois ans de présence à Toulouse, il estime même en « avoir un peu fait le tour ».

29Après l’obtention de sa licence, Victor envisage de partir un an avec le programme Erasmus, ensuite les projets sont plus flous, éventuellement un « Master pro », peut-être dans le domaine de la télédétection, qui allie la géographie et l’informatique. Avec l’errance bienheureuse des presque touristes, Victor et ses semblables peuplent la BU d’une certaine nonchalance, présents de manière irrégulière (plus en fonction des conditions climatiques ou des circonstances de la sociabilité que pour des raisons universitaires), consultant les collections ou utilisant les équipements à l’improviste, ils n’empruntent que rarement et sont relativement imperméables aux actions incitatives.

Portrait 9. « Passer le temps sans rien faire »

30Luc a vingt ans, il est en L2 d’histoire. Bonnet, plusieurs sweat shirts empilés, baggy, MP3. Je le repère au fond de la salle de l’atrium, près de la baie vitrée qui donne sur le bâtiment de l’arche. Il ne fait rien, son sac est au sol, il regarde dehors. Je l’aborde alors qu’il n’a pas bougé depuis au moins vingt minutes. L’entretien sera bref, j’ai affaire à un presque « non-usager » plutôt désabusé, qui semble ne porter que très peu d’intérêt à ses études et n’avoir que peu d’espoir dans son avenir.

31Lundi 3 décembre 2007, 3e Nord, 14 h 30 : depuis une vingtaine de minutes, Luc écoute son baladeur MP3 en regardant par la fenêtre. Quand je l’aborde, son regard me laisse penser qu’il a peut-être fumé un joint il y a peu. Luc a cours à 16 h 00, un TD auquel il ne peut échapper : « c’est super-pénible, ils font l’appel tout le temps, si on vient pas on se fait triquer… et moi j’ai déjà séché pas mal depuis le début ». En attendant, il ne fait rien, n’a même pas envie de prendre un livre : « ça va, je suis bien, là, calé tranquille », « j’emmerde personne, on m’emmerde pas », un regard me laisse penser que ces derniers mots pourraient presque sonner comme un reproche à mon encontre. L’expression revient chez Luc comme chez Victor : on vient aussi à la BU pour « se caler ». Se caler, c’est se « poser », s’installer tranquillement, mais c’est aussi se stabiliser, s’équilibrer grâce à la BU. On est « calé » dans un lieu calme, mais on se « cale » aussi sur ce lieu, assujetti à son calme, peut-être même « étayé » dans une posture d’étudiant, du moins dans un relatif état de disponibilité, de porosité à l’influence scolaire ou intellectuelle de l’espace où l’on se « cale ». L’emploi de ce verbe est à remarquer chez ce profil d’étudiants puisqu’il n’apparaît pas dans le vocabulaire des autres. Indice de l’appartenance à une jeunesse cool, le verbe « se caler » dans son emploi intransitif montre aussi une attitude particulière à l’égard des études et des institutions qui les incarnent : une distance tranquille, une attitude qui montre que l’on ne s’en fait pas, une manière d’être qui va à l’encontre de l’attitude zélée de certain(e)s. Cette façon de faire ostensiblement relâchée est très mal vécue par les bibliothécaires qui la perçoivent comme une provocation face à leurs tentatives et sollicitations de formation documentaire.

32Luc vient à la BU quand il s’ennuie et qu’il fait froid, il est donc là souvent en cette fin d’automne. Il utilise parfois les postes informatiques du 2e Nord, surtout pour surfer sur Internet, pour « passer le temps » ou pour « aller voir des trucs avec des potes », mais cet usage reste assez rare. Il n’a jamais reçu de formation à la recherche documentaire et estime n’en avoir aucun besoin (« je fais pas de recherche, moi, je m’en fous ! »). De la BU et de ses services, il ne connaît presque rien, n’est jamais monté au 4e (lueur d’intérêt quand je lui apprends l’existence d’une vidéothèque), n’a jamais réservé de salle de travail collectif, n’a jamais eu de contact avec un membre du personnel de la BU, emprunte de manière rarissime (« l’an dernier, j’ai dû emprunter deux trucs, des trucs d’histoire, obligé, pour des fiches de lecture obligatoires »), il reste parfois un petit moment dans la salle d’étude annexe, mais se retrouve en général au 3e Nord, seul ou avec des amis. Ce qui indique une certaine familiarité avec la bibliothèque en général et une forme de rébellion vis-à-vis des livres, associés à l’institution scolaire, et des connaissances comme exercice ascétique.

33Luc est peu assidu en cours, il se fait régulièrement sermonner en TD, et « sèche » les CM sans vergogne. Il lui est arrivé l’année dernière de rattraper quelques cours en consultant les ouvrages de la BU mais cette année, il a même renoncé à cette démarche. À l’université, il est souvent avec plusieurs amis, certains en L2 d’histoire comme lui, d’autres inscrits ailleurs. Mais aucun d’eux n’a de raison d’être à l’UTM le lundi soir, Luc est donc seul. Interrogé sur le fait qu’il soit quand même en L2, Luc tente d’expliquer comment il a eu sa première année : « je sais pas encore comment… enfin si, un peu de chance, un peu de travail quand même, quelques techniques de base pour ‘tuster les dates’ [des antisèches pour les dates], des fois, c’est con l’histoire ».

34Luc lit un peu, principalement de la science-fiction et de la fantasy, il y consacre « un peu de temps, par périodes », achète des livres en édition de poche, ce qui représente un faible investissement. Il écoute de la musique, beaucoup, télécharge sur le Net, échange des fichiers avec ses amis, il mixe même un peu (du dub), pour lui surtout, parfois dans des petites soirées. Il va parfois au cinéma, souvent au concert (bars, salles, festivals), ses dépenses sont d’abord « festives » : les sorties, le « shit », etc.

35Luc a passé un bac L au lycée Saint Sernin (centre-ville), il vit à Balma chez ses parents, fonctionnaires tous les deux. Son père travaille au rectorat, sa mère aux impôts. Il a deux sœurs plus âgées, une institutrice, l’autre thésarde à l’Université Paul Sabatier. Apparemment, ses parents se rendent compte du fait que les études de leur fils ne le passionnent pas, « ils espèrent que je vais m’accrocher, mais de toute façon je crois qu’ils y croient pas trop. Qu’est ce qu’on peut faire avec deux ou trois ans d’histoire ? ». L’avenir de Luc est à ses propres yeux très incertain, il évoque « la musique peut-être » sans donner sur le coup l’impression d’y croire plus qu’au reste.

  • 61 Jean-Claude Passeron, « Images en bibliothèque, images de bibliothèques », art. cit.

36Usager errant comme on en a déjà rencontré, celui-là semble particulièrement découragé. Quand il est seul et morose, la BU n’est pour lui qu’un refuge, un abri chauffé. Quand il vient avec ses « potes », on peut supposer que la BU devient alors surtout un lieu de sociabilité, mais pas vraiment un lieu de travail, rarement un lieu de lecture. Peu de prise sur ce type d’usager, on est face à un cas limite où, comme pour quelques centaines d’étudiants à l’UTM, le découragement face aux études et à l’avenir en général ne laisse que peu de prise à une action positive et efficace en matière de proposition de service ou de pédagogie. Comme beaucoup d’usagers a minima, Luc a ses habitudes dans le secteur qui abrite les collections en lien avec sa discipline, en l’occurrence le 3e Nord pour l’histoire. Mais le fait de se rendre dans cette zone ressemble plus à un réflexe acquis, un acte presque inconscient, qu’à une véritable démarche volontaire. De fait, dans cette situation d’errance, on ne consulte ni n’emprunte, on vient simplement là par habitude. Il a acquis ce que J.-C. Passeron a appelé un « capital indigène de familiarité »61 grâce auquel il se repère sur le territoire des collections et peut en explorer des bouts.

Portrait 10. Deux touristes en salle d’étude

37Luc et Nicolas se retrouvent régulièrement en salle d’étude annexe mais n’entrent presque jamais dans la BU. Aujourd’hui la salle est peuplée d’une quinzaine d’usagers, quelques-uns sont seuls, les autres sont répartis dans un groupe de quatre, un groupe de trois et deux groupes de deux. Les premiers à partir sont deux jeunes vêtus de jeans « baggy » et de sweat-shirts à capuche. Ils acceptent mollement l’entretien mais se révèlent plutôt loquaces, tutoyant spontanément l’enquêteur (ce que seuls trois autres usagers parmi les plus âgés se sont autorisés à faire en une trentaine d’entretiens). Luc et Nicolas ont dix-neuf et vingt ans. Ces deux étudiants en L1 d’anglais présentent un profil atypique. En effet, ils sont tous les deux fils de médecin – ce qui est plutôt rare parmi les étudiants du Mirail. Leurs pères travaillent dans le même cabinet médical de la région toulousaine mais les deux étudiants partagent un appartement dans le centre de Toulouse. Leur tenue et leurs attitudes semblent au premier abord contraster avec leur origine sociale, mais la « rupture de ban » de ces deux étudiants est surtout une posture, autorisée avant tout par un certain confort socio-économique et un sentiment de supériorité tranquille.

38Jeudi 20 décembre 2007, 2e Nord, 11 h 00 : pendant le temps de l’observation, une demi-heure environ, Luc et Nicolas ont surtout discuté à voix basse, sans gêner les autres usagers, utilisant leurs téléphones portables pour envoyer des SMS et même, dans le cas de Luc, pour une conversation très discrète qui semble passer inaperçue. En entretien, ils assument totalement l’utilisation du portable dans l’enceinte de la BU, expliquant qu’ils « ne gênent personne » et que « tout le monde fait pareil ». Sans qu’ils aillent jusqu’à vraiment apprécier la salle d’étude, Luc et Nicolas reconnaissent que c’est un lieu utile : « il fait bon, c’est tranquille, on peut bosser… ou pas d’ailleurs… là on est morts, on a trop fait la fête ! ».

39Interrogés sur leurs habitudes à la BU, ils expliquent venir régulièrement (au moins deux fois par semaine) dans la salle d’étude mais ne jamais entrer dans la bibliothèque, sauf de temps en temps sur les postes informatiques du 2e Nord pour passer le temps sur Internet. Les deux amis n’empruntent jamais d’ouvrages, préférant les acheter quand c’est vraiment nécessaire (« on va à Études, ou à la FNAC, on habite juste à côté, ou à Ombres Blanches »). Ils ne sont pas particulièrement intéressés par la lecture en général (« le livre, c’est un peu mort quand même » lance Nicolas avec l’air d’être bien informé), ni par les journaux, les revues (« non, pas de journal, on n’est pas politisés »). Leurs études ne les passionnent pas non plus et ils affichent un mépris explicite pour l’UTM en général, ses étudiants comme ses personnels étant uniformément considérés comme des « nuls ». Le blocage de l’université qui vient de s’achever après cinq semaines de grève a – semble-t-il – beaucoup marqué ces étudiants au style streetwear et au racisme de classe chevillé au corps.

40Luc et Nicolas se déplacent toujours ensemble, ont peu d’amis sur le campus, essaient encore sans conviction d’aller en cours (« on s’en fout, on va faire un gros séjour linguistique cet été, à Londres ou aux States, on va ‘déchirer’ en anglais après ! »), mais préfèrent de loin jouer à la console, sortir en ville (« les bars, les clubs, on connaît du monde ») ou jouer avec leur groupe (depuis deux ans, Luc joue de la batterie et Nicolas joue de la guitare et chante, ils répètent dans un studio en ville). Ils sont fiers de se considérer comme « de gros fêtards, des noctambules, comme on dit ». En milieu d’entretien, Nicolas résume leur situation : « là, c’est les vacances, c’est l’année sabbatique, mais l’an prochain, ça rigole plus : école de commerce ! ».

41Malgré tout, la salle d’étude annexe reste pour ces usagers atypiques un point de repère comme elle l’est pour nombre d’étudiants qui fréquentent ou non la BU (et il semble que certains, à l’instar de Luc et Nicolas, ne la fréquentent qu’exceptionnellement) mais ont besoin d’espaces de travail et d’étude, où d’ailleurs l’autogestion fonctionne en général très bien.

42À la différence de la majorité des « errants » pour qui le parcours universitaire s’avère laborieux et pénible, Luc et Nicolas sont de véritables « touristes » prenant du bon temps. Pas de regrets pour eux, ni d’amertume, ils savaient qu’ils intégraient l’UTM pour y travailler le moins possible, profitant de la souplesse du dispositif pédagogique et de la démotivation qui touche autant les enseignants que les étudiants en première année. Ils profitent d’une position sociale dominante, plutôt rare parmi les étudiants de l’UTM, et de la confiance inébranlable que peut conférer dans certains domaines une naissance bourgeoise.

Notes

53 La proximité naturalisée entre bibliothécaires femmes et livres joue en bibliothèque comme rappel aux règles et aux normes et, ce faisant, renforce à la fois la dimension féminine du monde de la bibliothèque et la féminité des pratiques associées à la lecture de l’imprimé. En BU, la présence de personnel féminin dans les étages fonctionne à elle seule comme une injonction au silence, à la discipline et aux comportements corrects. Nous sommes en présence d’une performativité genrée, au sens de cadre social qui s’impose automatiquement (la bibliothèque comme lieu institutionnalisé de pratiques de lecture) et de cadre donné par les lectrices qui, représentant la majorité de la population qui occupe le lieu, le marquent fortement. La dimension genrée résulte alors non pas tant du fait d’être femme (bibliothécaire ou et lectrice) en bibliothèque mais de faire de la bibliothèque un lieu conçu par les femmes pour d’autres femmes : « In common with poststructuralist theorists, we see gendered and sexual identities as “performative”, about doing rather than being : (110) that is, rather than already-existing identities that can be simply “reported on”, they are brought into being and consolidated through repeated acts, but are also continuously negotiated, open to change and challenge. The media play a role in this process of identity construction, as both gendered and gendering” (p. 110), Bragg Sara, Buckingam David, « I think I am too young to understand : young people, the media, gender and sexuality », in Isabelle Charpentier (dir.), op. cit., p. 107-117. Cette définition de la dimension genrée comme résultant de l’action des individus et non pas de leur être biologique est particulièrement utile pour penser les effets de la surreprésentation féminine en bibliothèque sur les hommes, et notamment sur les jeunes étudiants en construction identitaire.

54 Nicole Boubée a récemment publié un article sur l’image dans l’activité de recherche d’information des élèves du secondaire, où elle révèle que l’image peut constituer une stratégie d’accès rapide à l’information, mais aussi un « critère de pertinence négatif » dans la mesure où une image jugée non pertinente sur un site peut entraîner le rejet d’un site dont le contenu l’est pourtant : Nicole Boubée, « L’image dans l’activité de recherche d’information des élèves du secondaire », Spirales, no 40, octobre 2007, p. 141-150.

55 Cf. Pascal Lardellier, « Pratiques de lectures étudiantes à l’ère d’Internet », in Pascal Lardellier et Michel Melot (dir.), Demain, le livre, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 47-58.

56 Ce constat converge avec les résultats obtenus par l’enquête sur les lectures étudiantes à Paris V : cf. François de Singly (dir. et avec la coll. de C. Giraud, V. Cicchelli, O. Martin, S. Mougel), Enquête du CERLIS sur les lectures étudiantes réalisée dans le cadre de l’enseignement de méthodes (Deug II, en 2003 et en 2004, Paris-V), Paris, CERLIS, 2004.

57 Plus le procédé est coûteux en temps et en efforts, plus Aziz parvient à mettre de la distance entre l’auteur et le format d’origine : grâce au nouveau document qu’il crée, il fait comme s’il oubliait la relation auteur-lecteur pour s’inscrire dans une relation d’énonciation où l’autorité de “dire” ce qu’il faut retenir lui revient in fine. C’est une forme comme une autre pour tenter d’inverser la domination. En ce sens, les marques de son intervention sur le texte font office de « signature », cf. Béatrice Fraenkel, La signature : genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1995.

58 L’impression, positive, d’affluence produite par la foule qui entoure les postes informatiques est largement atténuée lorsqu’on regarde de plus près ce que font les gens : “The “netizens” of the world of the new media automatically accrue a positive value, by contrast – as they are all presumed to be sitting forward (or, at least, upright) interacting significantly with the new media of their choice. Apart from anything else, the problem here is that, as we know, a lot of their activity is of a relatively trivial nature” (p. 280), David Morley, “Unanswered questions in audience research”, in Isabelle Charpentier (dir.), op. cit., p. 263-281.

59 La conclusion de D. Morley sur la question est éclairante : « Certainly, as the work of Andrea Press (“Tracing the everyday nature of the digital divide”, paper to AR-SRP conference, 2003) and Lyn Thomas (“La construction et l’interprétation de l’appartenance de classe dans l’étude qualitative de la réception”, ibid.) shows us that, despite the claims of much post-structuralist theory, class is still very much with us, if in new and always changing forms”, ibid., p. 270.

60 Sur les usages ségrégatifs engendrés par les postes informatiques en accès « libre », cf. Mariangela Roselli, art. cit.

61 Jean-Claude Passeron, « Images en bibliothèque, images de bibliothèques », art. cit.

© Presses universitaires du Midi, 2010

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