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    Plan détaillé Texte intégral LE RETOURNEMENT DU STIGMATE EN EMBLÈME : MARSEILLE LA BANALISATION DU TERRITOIRE : LA RIVE DROITE DE L’AGGLOMÉRATION BORDELAISE BORDEAUX : UNE INTÉGRATION MESURÉE DU HIP-HOP Notes de bas de page

    Politique du hip-hop

    Ce livre est recensé par

    • Emmanuel Négrier, Métropoles, mis en ligne le 18 novembre 2010. URL : https://journals.openedition.org/metropoles/3770 ; DOI : https://doi.org/10.4000/metropoles.3770
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    Table des matières

    5. Les stratégies des municipalités : culture hip-hop et image des villes

    p. 183-210

    Texte intégral LE RETOURNEMENT DU STIGMATE EN EMBLÈME : MARSEILLE Le Café-musique l’Affranchi, un équipement culturel controversé Un jeu « gagnant-gagnant » entre acteurs du hip-hop et institutions ? LA BANALISATION DU TERRITOIRE : LA RIVE DROITE DE L’AGGLOMÉRATION BORDELAISE Les enjeux du projet de Centre des cultures du monde Une logique de rattrapage par rapport à la ville-centre BORDEAUX : UNE INTÉGRATION MESURÉE DU HIP-HOP Le hip-hop au service de la politique culturelle et de la politique urbaine Deux figures opposées du hip-hop bordelais : réconciliation vs contestation Culture choc, ou les vertus du dialogue Chronic(s) : le retour de la contestation Notes de bas de page

    Texte intégral

    1À Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, une politique d’institutionnalisation de la culture hip-hop est mise en œuvre, de façon plus ou moins marquée. Cependant, pour les municipalités, la culture hip-hop n’est pas uniquement considérée comme un outil de traitement des problèmes sociaux urbains. Les politiques d’image tendent en effet de plus en plus à occuper une place prépondérante dans les stratégies des villes, et la politique menée vis-à-vis du hip-hop dépend fortement de la volonté et de la capacité de ces dernières à intégrer la culture hip-hop à leur politique d’image. La culture joue un rôle essentiel dans la construction de l’image des villes : elle est en quelque sorte une vitrine de ce qu’une ville peut offrir à ses habitants et à ses visiteurs en termes de loisirs et de manifestations artistiques, et en même temps, elle symbolise l’action municipale, c’est-à-dire à la fois la capacité à agir et les grandes orientations politiques. Autrement dit, il existe un lien très fort entre politique culturelle et politique de communication – politiques qui oscillent « entre marketing territorial et identité locale » (Le Bart, 1999) car leur visée est double, interne et externe. La culture devient alors un outil (parmi d’autres) pour attirer les investisseurs, et notamment les cadres (Bianchini, Parkinson, 1993). Elle possède en effet un pouvoir d’attraction élevé, dans la mesure où l’offre de loisirs est désormais considérée comme un élément primordial de la « qualité de la vie ». À partir de là, il est possible de différencier de manière très nette plusieurs modèles :

    • à Marseille, tout d’abord, la municipalité effectue une sorte de pari : elle fait de son soutien au hip-hop un élément d’une politique d’image appuyée et généralisée qui vise à retourner le stigmate en emblème ;
    • les communes de la rive droite de l’agglomération bordelaise, ensuite, optent pour une stratégie inverse : au nom de l’objectif de banalisation du territoire et d’un principe de démocratisation culturelle inséparable d’une idéologie « républicaine », la culture hip-hop n’est pas véritablement mise en avant ; ces villes cherchent en effet avant tout à séduire les classes moyennes, et se situent dans une logique de rattrapage par rapport au reste de l’agglomération en général et à la ville-centre en particulier, symbole de la « grande » culture ;
    • à Bordeaux, enfin, la municipalité opère une intégration mesurée de la culture hip-hop : elle s’accommode sans trop de difficultés de l’énergie d’un mouvement qu’elle réussit à transformer en élément dynamisant de sa politique culturelle.

    LE RETOURNEMENT DU STIGMATE EN EMBLÈME : MARSEILLE

    2À bien des égards, Marseille est une ville stigmatisée. La cité phocéenne possède de longue date une réputation très négative à l’échelon national, liée à son statut de ville d’immigration et, plus généralement, à la présence importante des classes populaires, considérées comme des classes dangereuses. Or, dans l’optique d’attirer les classes moyennes, la municipalité a mis en place une stratégie politique qui consiste à transformer ses stigmates en ressources, et le soutien au hiphop s’inscrit dans le cadre de la promotion d’une nouvelle image.

    3Au début des années 1990, la culture hip-hop bénéficie d’abord d’une politique culturelle municipale qui cherche expressément à mettre en œuvre la démocratie culturelle (Roulleau-Berger, 1996). L’arrivée de Dominique Wallon, ancien responsable de la Direction du Développement Culturel (DDC) au ministère de la Culture, comme chargé de mission auprès du maire pour la politique culturelle, à la fin des années 1980, est significative de l’orientation retenue : sous le premier ministère Lang (1981-1986), l’action de la DDC était en effet guidée par le principe de démocratie culturelle (Teillet, 1991). La mairie subventionne et appuie ainsi fortement l’AMI, qui s’ouvre au hip-hop en 1992 à travers l’accueil de groupes de rap et qui organise la première édition du festival Logique hip-hop en 1995, ainsi que l’Espace Julien, un lieu également très axé sur le rap à cette période, qui obtient le financement de son Café-musique dans le cadre d’un programme initié par le ministère de la Culture, comme on l’a vu. Or, il est frappant de constater la remarquable continuité de la politique menée vis-à-vis du hip-hop malgré le changement de couleur politique de la municipalité en 1995. Certes, le soutien apporté à la culture hip-hop est désormais moins idéologique que pragmatique ; les raisons de celui-ci ont changé ; mais la politique mise en œuvre est, grosso modo, la même : l’AMI et l’Espace Julien continuent par exemple à bénéficier de l’appui d’une municipalité dirigée par la droite. C’est ce que montre également la controverse qui a lieu autour d’un autre projet de Café-musique cette fois entièrement dédié au hip-hop, celui de l’Affranchi, et dont nous allons retracer ici la généalogie.

    Le Café-musique l’Affranchi, un équipement culturel controversé

    4À la fin des années 1980, le centre d’animation municipal de Saint-Marcel doit faire face aux sollicitations de nombreux petits groupes de musique (rock, reggae…) montés par des adolescents du quartier qui cherchent un lieu pour jouer, et le centre n’est pas véritablement équipé pour les accueillir ; il se situe à l’est de la métropole marseillaise, au cœur de la vallée de l’Huveaune, dans un ensemble très disparate qui se compose à la fois de grandes cités, de vastes zones pavillonnaires et de noyaux villageois, et qui relève de la politique de la ville. Son directeur décide alors, d’une part, d’aménager des locaux de répétition, et d’autre part, de fonder avec les musiciens les plus motivés une association destinée à promouvoir ces musiques, Rock Vallée – le choix de ce nom s’explique par le fait que « la catégorie “Rock” fut et est encore largement utilisée pour signifier l’ensemble des pratiques hors institutions » (Touché, 1996 : 59). Progressivement, l’association met en place des ateliers de musique assistée par ordinateur (MAO), mais aussi de graff et de graphisme ; puis, toujours sous la houlette du directeur du centre d’animation, elle envisage la construction d’un équipement à la hauteur de l’engouement suscité par ses activités. L’idée est non seulement de créer une structure insonorisée qui dispose d’un studio d’enregistrement (demande initiale des musiciens), mais aussi et surtout d’en faire un lieu spécialisé dans le hip-hop, dénommé l’Affranchi : il s’agit d’afficher un soutien fort à une culture qui accuse un déficit d’équipements de référence par rapport à d’autres musiques, même amplifiées (mais plus anciennes, comme le rock), et, en même temps, d’apporter une réponse à la multiplication des groupes de rap dans le quartier. Porté par ce qui n’est au départ qu’une petite association de quartier, Rock Vallée, ce projet bénéficie rapidement de l’appui du directeur des affaires culturelles de la mairie de Marseille, et de la DRAC PACA, grâce au chargé de mission pour la politique de la ville – deux acteurs favorables à une politique culturelle innovante.

    5Or, la victoire de la droite aux élections municipales de 1995 change la donne : alors que l’Affranchi est déjà construit, le maire du 6e secteur110 (qui inclut l’essentiel de la vallée de l’Huveaune) ajourne in extremis son ouverture, parce qu’il voit dans le hip-hop une culture agressive, et déclenche une controverse publique. Il conteste le fait que ce lieu soit exclusivement consacré au hip-hop ; il s’insurge également contre le logo qui orne la façade du bâtiment – un petit bonhomme tient un pistolet dont le canon a été remplacé par un micro – qu’il interprète comme une incitation à la violence, mais qui exprime la doctrine fondatrice du hip-hop : substituer des défis artistiques aux affrontements entres bandes rivales. Cependant, l’équipe de l’Affranchi décide de passer outre l’hostilité du maire de secteur et lance le lieu, qui a obtenu le label national de Café-musique, avec le festival de rap Hip Hop Affair en guise d’inauguration ; puis l’Affranchi obtient finalement le soutien de la mairie centrale : une convention de délégation de service public est signée en 1998.

    6Paradoxalement, l’Affranchi bénéficie en effet de l’intégration administrative de son territoire d’implantation, la vallée de l’Huveaune, à une ville stigmatisée dans son ensemble et qui a la ferme intention de changer d’image : cet objectif, qui vise notamment à attirer capitaux et investisseurs, est en effet pondéré par un impératif politique interne – préserver la place de l’immigration dans l’identité de la cité phocéenne, sous peine de se couper d’une grande partie des habitants. La municipalité privilégie ainsi une stratégie de retournement du stigmate plus adéquate à l’histoire de la ville, intimement liée à l’immigration depuis sa fondation.

    7La politique de soutien à l’Affranchi s’inscrit dans ce cadre général : le rap, pratiqué massivement par les jeunes d’origine étrangère, est transformé en solution – le succès national retentissant du groupe IAM, qui remporte les Victoires de la musique en 1995, et ses retombées positives sur l’image de la ville constituent pour la mairie centrale une justification possible de sa décision. Celle-ci est également facilitée par la localisation de l’Affranchi, qui limite le risque d’une stigmatisation forte de la vallée de l’Huveaune susceptible d’apparaître en raison du lien existant entre le hip-hop et les problèmes sociaux urbains, dans la mesure où ce sont principalement les quartiers Nord qui font office de repoussoir à l’intérieur même de la métropole. Et, de fait, l’Affranchi devient en quelques années un équipement plus polyvalent, qui accueille aussi progressivement des groupes de rock, de reggae, etc., à la fois bien inséré dans le quartier et dans la ville : il s’ouvre à la salsa à la demande du comité de quartier de Saint-Marcel, auparavant très critique, et il prend place dans le réseau marseillais de structures consacrées aux musiques amplifiées en général. La chargée de mission musique et danse à la DGAC de la mairie résume ainsi l’évolution de cet équipement initialement controversé : « Elle est souvent diabolisée, la culture hip-hop, donc c’est souvent ce qui fait peur au début, mais ça se passe très bien, l’intégration dans le quartier est parfaite, au niveau de l’Affranchi. On n’a pas du tout de remontées négatives, au contraire »111.

    8En même temps, l’Affranchi est désormais repéré comme un lieu hip-hop de référence dans la région et au niveau national, qui contribue à élever Marseille au rang de « Mecque du rap » (Vergès, 2001 : 122). De plus, l’administrateur du Café-musique, d’origine maghrébine et né dans les quartiers Nord, est nommé membre du comité d’experts de la DGAC, qui instruit les dossiers de demande de subvention pour des projets artistiques susceptibles d’être réalisés sur le territoire de la commune.

    Un jeu « gagnant-gagnant » entre acteurs du hip-hop et institutions ?

    9Le cas de l’Affranchi illustre une tendance plus générale : les grandes fêtes populaires que sont la Massalia et la Mars-céleste constituent par exemple une célébration de l’immigration, comme on l’a vu. Il faut également replacer la politique culturelle dans son contexte : l’immigration a été très fortement valorisée par l’intermédiaire du sport lors de la Coupe du monde de football de 1998, remportée par une équipe de France « black blanc beur » ; en particulier, la popularité considérable du meneur de jeu Zinedine Zidane, d’origine kabyle, qui a grandi dans les quartiers Nord, a incontestablement contribué à changer l’image de Marseille. Tout se passe comme si, de ville d’immigrés, Marseille était devenue une ville multiculturelle. Mais ce n’est pas seulement l’image de Marseille qui se transforme : la ville, elle aussi, se modifie. L’ouverture en 2001 de la ligne à grande vitesse qui relie Marseille à la capitale en trois heures et la médiatisation qui a accompagné celle-ci ont sans doute contribué à attirer les cadres et les entreprises. La mairie tente de tirer profit de cette évolution et cherche à faire de Marseille une ville synonyme de dynamisme.

    10D’une certaine façon, à Marseille, les relations entre les acteurs du hip-hop et les institutions peuvent s’apparenter à un jeu « gagnant-gagnant », c’est-à-dire un jeu à somme positive pour les deux parties (Wilson, 1973) : la municipalité soutient le développement du rap, et les rappeurs « chantent » leur ville, qui bénéficie ainsi d’une image beaucoup plus positive, notamment auprès des jeunes, comme en témoigne l’apparition il y a quelques années de vêtements sur lesquels on peut lire, pour tout slogan, le nom de la cité phocéenne, et qui sont portés partout en France. Par exemple, en parlant de la « Planète Mars » (chanson extraite de l’album du même nom), IAM semble vouloir faire de Marseille une ville à part, différente, originale. L’attachement déclaré des rappeurs marseillais à leur ville s’explique par « l’importance de l’identité collective marseillaise » (Cesari et al., 2001 : 27) ; le lien qui unit les Marseillais à leur ville est très fort, notamment chez les jeunes. Si le rap produit des effets positifs sur l’image de la ville, c’est notamment parce qu’IAM est considéré en quelque sorte comme le groupe modèle du rap français par la critique musicale, mais aussi par les médias en général, notamment en raison de son engagement citoyen ; IAM est aussi un groupe très « multiethnique », puisque ses membres sont issus de plusieurs vagues d’immigration, y compris relativement anciennes (italienne ou espagnole), alors que beaucoup de groupes de rap sont composés exclusivement de jeunes d’origine maghrébine et/ou africaine ; IAM est souvent considéré comme un groupe à la fois mature et modéré, à l’opposé d’une tendance hardcore du rap français accusée de véhiculer des messages réactionnaires, conservateurs, voire nihilistes.

    11Pour la municipalité, cette forme de « retour sur investissement » est d’autant plus appréciable qu’il n’existe pas véritablement de politique spécifique concernant le hip-hop à la DGAC, ni de stratégie de communication particulière en la matière, comme l’explique la chargée de mission musique et danse :

    « Quel rôle joue la culture hip-hop dans l’image de la ville ? Est-ce que vous développez…
    –… une communication autour de ça ? Non, parce que nous, on ne s’ingère absolument pas sur la programmation des groupes, on n’est pas nous-mêmes producteur de spectacle, donc… on aide à la réalisation… Alors, ça participe à l’image de la ville, ça c’est clair, parce que la ville de Marseille est très identifiée plaque tournante du rap (…), comme Paris, mais on ne récupère pas le phénomène pour pouvoir s’en servir ; moi, je crois pas, non. Mais c’est vrai que c’est aussi l’image de la ville, c’est aussi ça ; mais je ne crois pas qu’il y ait une politique de communication autour de cette image-là ; je crois qu’elle s’est faite toute seule, l’image s’est faite toute seule, par la qualité, justement, des artistes, des rappeurs marseillais »112.

    12La politique menée vis-à-vis du hip-hop n’obéit pas à une logique de communication ; les équipements culturels subventionnés jouent avant tout un rôle dans la formation des artistes, et en un sens, le marché permet de prendre en charge la médiatisation des groupes qui connaissent le succès.

    13Cependant, le jeu gagnant-gagnant entre acteurs du hiphop et institutions a aussi ses limites, en raison du rapport au politique distant et critique que ceux-ci entretiennent. IAM, par exemple, n’hésite pas à formuler un souhait pour le moins radical à l’encontre du maire de Marseille dans la chanson « L’empire du côté obscur » extraite de l’album L’école du micro d’argent (1997) :

    « Mars est l’empire, je lance mes troupes à terre
    Pour éradiquer ce niais de Jean-Claude Gaudin Skywalker ».

    14De plus, la valorisation de l’immigration opérée par la municipalité masque mal la prégnance des inégalités et du racisme que subissent les Français d’origine maghrébine ou africaine, comme le remarque le chargé de l’action culturelle à la délégation régionale du FAS (lui-même d’origine maghrébine) :

    « C’est un peu le paradoxe, encore, à Marseille : c’est que la presse nationale parle du phénomène hip-hop, et à côté, il n’y a pas de structure [spécifique] (…). Le paradoxe, c’est un discours politique sur “Marseille, creuset de l’intégration”, mais il n’y a pas de cadres issus de l’immigration, à la mairie par exemple (je ne parle pas des hommes politiques), il n’y pas de cadres, il n’y a pas de chefs de projet issus de l’immigration : donc il y a quand même un ostracisme aussi par rapport à ces questions-là. Il y a quand même des sortes de discriminations, de pratiques discriminatoires implicites ; en même temps, il y a un discours sur “Marseille, porte de l’Orient”, “Marseille, c’est pas comme ailleurs, le métissage, ville multiculturelle” : mais combien de cadres dans des sociétés privées ou publiques ? Il n’y en a pas beaucoup ! C’est le paradoxe marseillais »113.

    15Même si ce chargé de l’action culturelle prend bien soin de ne pas inclure le champ politique dans sa description, il faut pourtant rajouter que la mise en valeur de l’immigration est aussi largement dissociée de la question de la représentation politique : or, les membres du conseil municipal d’origine maghrébine sont extrêmement rares114.

    16À Marseille, la culture hip-hop a donc tout d’abord bénéficié, au début des années 1990, d’une mairie attentive au principe de démocratie culturelle, puis des retombées positives en termes d’image que le succès d’ampleur nationale de certains de ses artistes a eues sur la ville, et dont la nouvelle équipe municipale s’est rapidement rendu compte. La victoire de la droite, aux élections de 1995, n’a donc pas modifié la politique menée vis-à-vis du hip-hop, dans la mesure où la politique de communication de la ville de Marseille mise notamment sur son identité cosmopolite. Il en va tout autrement sur la rive droite de l’agglomération bordelaise.

    LA BANALISATION DU TERRITOIRE : LA RIVE DROITE DE L’AGGLOMÉRATION BORDELAISE

    17Dans la métropole bordelaise, la rive droite est dès l’origine le terrain privilégié (même si non exclusif) des actions menées autour de la culture hip-hop. L’association Musiques de Nuit Diffusion, notamment, y a développé une série d’opérations à partir du début des années 1990, principalement dans le cadre du volet culturel de la politique de la ville : Quartiers Musiques, et surtout le festival des Hauts de Garonne, qui a désormais quinze ans d’existence, constituent d’une certaine manière l’emblème des politiques publiques du hip-hop mises en œuvre sur ce territoire. Celles-ci n’auraient sans doute pas pu voir le jour sans le soutien du DRAC et du SGAR ; mais l’appui des maires de la rive droite, c’est-à-dire les premiers concernés, en quelque sorte, était également indispensable. Pour les communes de Bassens, Cenon, Floirac et Lormont, il s’agit en effet de lutter contre une stigmatisation locale forte via l’organisation d’événements susceptibles de redorer leur blason, et de leur donner une identité plus positive : du point de vue de la rive gauche, elles apparaissent comme des lieux au mieux sans intérêt, au pire dégradés, voire dangereux. Cette stigmatisation partiale résulte avant tout du prestige de la ville-centre, Bordeaux, qui écrase, en quelque sorte, la rive droite ; celle-ci, par contraste, se voit alors réduite à ses faiblesses et à ses défauts. En outre, la rive droite pâtit également de la comparaison avec les villes de banlieue de la rive gauche, plutôt prospères, notamment au nord et à l’ouest de l’agglomération, comme Blanquefort, Mérignac, ou Pessac. Enfin, avec ses problèmes sociaux urbains, elle est considérée comme une sorte de tache dans un département et une région largement ruraux. En conséquence, ces municipalités, « soucieuses de ne pas être étouffées par la métropole bordelaise et de pallier la mauvaise réputation dont elles sont victimes, [font preuve d’une] attitude locale volontariste en matière d’animation et d’équipements socio-culturels » (Villechaise-Dupont, 2000 : 64). Mais ce genre de structures révèle aussi ses limites ; ils ne correspondent pas aux conditions professionnelles d’accueil des artistes et du public.

    18Peu de temps après sa prise de fonction en 1992, le DRAC, désireux d’inscrire le travail de l’association Musiques de Nuit dans la durée et de prouver la valeur des esthétiques qu’il a contribué à introduire sur ce territoire, ambitionne alors la construction d’un équipement culturel majeur, dénommé Centre des cultures du monde : destiné en priorité au hip-hop et aux musiques du monde, le projet consiste en un lieu susceptible à la fois d’accueillir des groupes en résidence et de proposer régulièrement, à terme, des évènements artistiques de dimension régionale, voire nationale. Ce projet, cependant, n’a pas abouti. Or, l’analyse doit considérer aussi les non-décisions, qui, de fait, ne constituent que des formes particulières de décisions (Bachrach, Baratz, 1963) ; c’est ce que suggère également la définition d’une politique publique que donne Thomas Dye (1972) : « tout ce que les acteurs gouvernementaux décident de faire ou de ne pas faire ». Dès lors, il s’agit ici de montrer les enjeux de ce projet, et les raisons qui ont pu conduire à son échec. Ainsi, l’idéologie « républicaine » de la culture, qui est au fondement d’une logique quasi-exclusive de démocratisation culturelle, se combine à la volonté des maires des communes de la rive droite de l’agglomération bordelaise de sortir de la stigmatisation pour expliquer la préférence accordée finalement à un équipement destiné à accueillir une culture plus classique, dans l’optique d’attirer les classes moyennes.

    Les enjeux du projet de Centre des cultures du monde

    19Il convient tout d’abord de rappeler que les équipements culturels occupent une place centrale dans ces politiques d’image, pour au moins deux raisons. D’une part, à la différence d’un événement ponctuel tel qu’un festival, un équipement est un bâtiment pérenne, inscrit dans le paysage urbain et dans la cartographie culturelle de la ville. D’autre part, il représente non seulement un investissement souvent lourd au départ, mais aussi et surtout des dépenses de fonctionnement difficilement compressibles. Bref, un équipement culturel engage durablement l’image de la ville et ses finances.

    20À cet égard, la situation est particulièrement complexe pour les villes de banlieue à l’image dégradée. De manière générale, dans les villes périphériques d’une capitale régionale, les élus « cherchent à doter leur ville d’un ensemble d’équipements et de services qui garantisse l’équilibre de la vie urbaine et constitue un effort indispensable, sans doute pour mieux fixer des populations mouvantes, fidéliser des électorats volatiles, mais aussi pour susciter un réel sentiment d’attachement » (Saez, 1996 : 36). Dès lors, la mise sur agenda éventuelle d’un nouvel équipement culturel place les autorités politiques face à l’alternative suivante, d’autant plus cruciale que leurs ressources budgétaires sont faibles : faut-il miser sur la culture hip-hop, par exemple, au risque de stigmatiser davantage le territoire, ou, à l’inverse, opter pour une esthétique plus traditionnelle, susceptible d’atténuer une image négative, mais en contradiction avec les préférences affichées d’une bonne partie des habitants, et donc au mépris de toute démocratie culturelle ? Un équipement destiné prioritairement au hip-hop sera effectivement considéré comme une forme de reconnaissance des jeunes des quartiers populaires ; cependant, cette caractéristique, qui s’ajoute à l’origine du hip-hop, le ghetto américain, atteste le lien existant entre le hip-hop et les problèmes sociaux urbains – alors même que les villes comptent précisément sur leur politique culturelle pour se défaire de l’image négative qui résulte de ces mêmes problèmes sociaux.

    21En raison de sa spécialisation esthétique, le projet du DRAC bute ainsi sur de nombreuses réticences : en l’occurrence, les maires de la rive droite de l’agglomération bordelaise, qui invoquent le coût de l’opération, tardent à répondre à ses sollicitations. Il faut remarquer que le fait d’occuper une position hiérarchique importante ne constitue en aucun cas un gage de réussite pour la mise sur agenda : l’idée de Centre des cultures du monde, pourtant lancée par le DRAC en personne, ne rencontre en effet qu’un faible écho auprès des maires de la rive droite. Le DRAC explique ainsi comment il a présenté son projet aux élus :

    « J’avais dit au maire de Cenon : « vous avez une zone, qui s’appelle une ZAC115, vous allez construire là-dedans des choses, vous avez des projets de mettre dans cette zone des logements, des entreprises », il voulait faire une salle de congrès, un centre culturel, bon, c’était programmé pour faire une zone de développement, et il m’avait demandé un avis, alors je lui avais dit : « vous avez le choix entre un centre culturel comme Blanquefort qui fonctionne en rapport avec la population comme vous ; vous avez un pari bien plus intéressant à faire, c’est d’être un pôle culturel attractif sur l’agglomération, parce que vous allez prendre un créneau qui n’est pas occupé par la culture conforme, du centre-ville. Et ce créneau il existe, c’est simple, c’est de dire à Musiques de Nuit de s’installer là, ils travaillent en réseau, ils font toujours un travail en réseau sur l’ensemble de l’agglomération (…) ; votre centre culturel, il sera pas plus gros qu’ailleurs, mais il sera attractif, et ça va redorer l’image de Cenon, ou de Lormont, ou de Floirac. Et donc, avec les financements publics jusqu’à 80 %, vous investissez, et après, l’intercommunalité, le Conseil Régional, le Conseil Général et l’État, ça assure un fonctionnement qui vous coûte pas trop cher, mais qui vous donne, grâce à la présence d’une équipe professionnelle qui travaille en phase avec le quartier et sur un créneau artistique – alors, lui, en émergence – qui attire aussi les intellos du centre-ville, entre le jazz et le hip-hop, eh bien, vous allez avoir cette résonance que vous n’aurez pas si vous faites un centre culturel municipal » »116.

    22Si tous les maires de la rive droite s’accordent sur la nécessité d’un équipement culturel de référence, aucun, néanmoins, ne donne véritablement suite à la proposition que le DRAC leur fait, tour à tour ; ils arguent souvent de la contrainte financière, et il est vrai que l’émiettement communal réduit d’autant les budgets municipaux, si bien qu’une seule commune peut difficilement supporter le coût d’un tel équipement. Or, il n’existe pas de politique culturelle d’agglomération, susceptible d’opérer un rééquilibrage : la Communauté Urbaine de Bordeaux (CUB) n’a pas de compétence culturelle. Cette situation résulte notamment des rapports de force entre la ville-centre et sa banlieue : en effet, « transférer (…) la compétence “culture” à la CUB ôterait au maire de Bordeaux le bénéfice politique qu’il tire des actions culturelles menées sous son égide (…), [tandis que] dans les communes de périphérie (…), les élus craignent que ce transfert de compétences signifie une emprise accrue de la ville-centre sur leurs propres dépenses » (Arpaillange et al., 2001 : 83-84). Préserver son indépendance a un prix pour les villes de la rive droite : une marge de manouvre budgétaire étroite. Mais le DRAC assortit son projet d’un engagement financier exceptionnel de la part de l’institution qu’il dirige, ce qu’il ne ferait certainement pas pour un autre type d’équipement, étant donné ses positions esthétiques ; dès lors, il s’avère que pour les municipalités concernées, la mise en avant de la faiblesse de leurs ressources fonctionne aussi comme un prétexte. Le DRAC fait part de ses interrogations :

    « On a beau avoir fait cinquante mille réunions avec les maires de la rive droite, ça a jamais débouché ! Sauf que ce projet-là est intéressant à analyser : pourquoi c’est pas sorti (…) ? Bon, ils avaient dit oui, et donc on a eu deux ans, trois ans de discussions, j’ai fait des textes, ils en ont fait, on a discuté ; finalement il s’est révélé qu’il y avait des oppositions à l’intérieur même des municipalités, et que tout ça n’a pas pris, ni à Cenon, ni à Lormont, ni à Floirac, on est restés plantés (…). C’était un choix de politique publique : construire un équipement référencé sur ce créneau-là. C’est des histoires compliquées, mais là, l’échec de ce projet-là est révélateur de la place complexe d’une politique culturelle liée à ce référentiel-là dans les zones urbaines en difficulté (…). Et puis on est dans l’aléa, puisque à la fin, on n’arrive pas trop à comprendre quels sont les acteurs, quel est le rapport de force et les arguments de ces acteurs qui ont conduit à la non-décision. Ça a jamais été un échec, puisque personne n’a dit : “on n’en veut plus” ; tout le monde a dit : “oui, on va le faire”, et jamais personne n’a été capable de le faire »117.

    23Les réserves qu’expriment les élus traduisent une hésitation fondamentale quant à l’orientation de la politique culturelle à mener sur ce territoire. De ce point de vue, le rapport à la ville-centre apparaît central : pour ces communes de banlieue stigmatisées, il semble de fait extrêmement difficile de définir une politique culturelle de manière indépendante, et donc d’envisager la mise en place d’une politique différente dans ce domaine.

    Une logique de rattrapage par rapport à la ville-centre

    24Au début des années 2000, un nouveau projet d’équipement voit le jour sur la rive droite de l’agglomération bordelaise, mais dans un contexte différent : le DRAC a changé. Ainsi, un équipement culturel « tête de réseau » est programmé dans le cadre du Grand Projet de Ville (GPV) des Hauts de Garonne (2000-2006), et son contenu artistique devrait être assez classique : le volet culturel du GPV rappelle constamment un impératif de « banalisation » du territoire, qui, s’il a tout son sens pour le logement, les transports, etc., est plus discutable d’un point de vue esthétique – que signifie une politique culturelle dont le seul horizon serait le banal ? Le chargé de mission pour la politique de la ville à la mairie de Cenon, par exemple, reprend à son compte cet objectif :

    « Depuis quelques mois maintenant, nous nous réunissons tous ensemble, les chefs de projet et les acteurs de la politique de la ville de ces quatre villes, pour déterminer ensemble les grands axes de travail, et puis mettre en place pour six ans ce travail, je dirais, un peu monumental, qui prend en compte à la fois une dimension urbanistique, économique, sociale, culturelle, toute la ville dans sa globalité, pour arriver, au bout de six ans, à banaliser la rive droite dans l’agglomération bordelaise »118.

    25L’échec du projet de l’ancien DRAC s’explique donc d’abord par l’idéologie républicaine que partagent les maires de la rive droite et selon laquelle le problème central est celui de l’accès à la (grande) culture : la démocratie culturelle n’est même pas mentionnée dans le GPV. Mais surtout, cette motivation idéologique coïncide avec la volonté de séduire une population plus aisée, ce qui conduit à opter pour un lieu culturel capable de rivaliser avec les équipements prestigieux de la ville-centre. Ces communes refusent de prendre le risque d’une stigmatisation supplémentaire, comme l’explique le responsable du service culture de la mairie de Cenon :

    « Pour nous le hip-hop, c’était une façon de stigmatiser, quelque part (…). On [nous] a dit : “c’est à Cenon, à Lormont, à Floirac, qu’on va faire du hip-hop”, on n’a pas dit “c’est à Bordeaux ou Caudéran119” (…), parce que tout simplement, c’est bien, il y a des pauvres, il y a des Maghrébins, il y a de la délinquance, le hip-hop parle de tout ça, donc, finalement, on y va, ça devient endémique, etc. Donc [nous], on s’est battus contre l’endémie, on s’est battus contre la stigmatisation »120.

    26Le nouveau projet d’équipement, qui devrait voir le jour à Cenon fin 2008, s’intitule ainsi sobrement « Pôle culturel et de spectacle ». Néanmoins, la thématique prioritaire affichée par le lieu est bien celle des cultures du monde, ce qui montre la volonté des élus de prendre en compte la diversité culturelle des habitants. En revanche, la culture hip-hop n’est pas mentionnée : les réticences demeurent devant une forme d’art qui apparaît comme plus « politisée », ou en tout cas plus revendicative. Auteur en 2001 d’un texte extrêmement critique sur le volet culturel du GPV, dans lequel il fustige notamment la nouvelle mouture de ce projet d’équipement121, le DRAC qui était à l’instigation du projet de Centre des cultures du monde et qui n’est plus en fonction depuis la fin des années 1990 exprime son dépit :

    « Comme je suis plus là pour remettre les pendules à l’heure, l’idée initiale est en train de glisser, alors elle va se faire, mais c’est pas la même philosophie. Alors en pratique, ça a l’air… on va avoir les mêmes éléments concrets, on va avoir une salle, on va avoir des concerts, on va avoir des ateliers, mais c’est une philosophie différente. Je veux dire, à un moment, on n’arrive plus à expliquer pourquoi le sens est différent, sur des objets concrets qui se ressemblent : on va faire une salle à Cenon, et c’est [le directeur de Musiques de Nuit] qui va programmer, etc. Mais on va enlever le sens profond qui était de faire que [le directeur de Musiques de Nuit] ait un projet artistique et culturel qui soit en phase avec les quartiers : il va simplement faire de la programmation ; c’est peut-être ça qui va se passer. Et donc plus personne ne peut expliquer que les mêmes apparences cachent des sens différents. Parce qu’il n’y a pas beaucoup d’acteurs prêts à accepter un débat sur le sens de la politique culturelle ! C’est très conformiste, la politique culturelle. C’est très conformiste »122.

    27La stratégie d’image s’avère donc prépondérante : sous sa forme initiale, le projet de Centre des cultures du monde est enterré parce qu’il ne correspond pas à la logique de rattrapage (par rapport à la ville-centre) qui prévaut chez les maires de la rive droite. La fragmentation administrative de la métropole bordelaise accuse la différence entre la rive droite et le reste de l’agglomération, et renforce la stigmatisation au niveau local : elle apparaît comme un handicap pour la rive droite. La séparation administrative entre Bordeaux et les communes de la rive droite recoupe pourtant une vieille opposition partisane – la droite règne sur la ville-centre, et la gauche dirige les municipalités de la rive droite ; mais cette situation politique, qui rappelle l’ancienne banlieue rouge autour de Paris, ne conduit pas les maires de gauche à défendre un contre-modèle. Le maire de Bordeaux est pourtant une figure majeure de la vie politique nationale : ancien Premier ministre (comme Jacques Chaban-Delmas), Alain Juppé a été secrétaire général du RPR avant de devenir président de l’UMP (une fonction qu’il a quittée pendant l’été 2004), ce qui aurait pu inciter ces maires de gauche à chercher à se différencier, entre autres, par une politique culturelle en rupture avec celle de la ville-centre. Mais on est loin du temps du « communisme culturel » (Dubois, Poirrier, 1998), une époque pendant laquelle les affinités étaient nombreuses entre le PCF et les artistes : pour ces derniers, les villes de banlieue communistes représentaient souvent une ressource, et réciproquement, les élus du PC prenaient appui sur ces artistes pour affirmer leur contre-modèle politique. De ce point de vue, l’absence de lien avec une perspective politique globale constitue indéniablement une faiblesse pour la culture hip-hop. En revanche, c’est précisément ce manque de relations avec un mouvement social ou politique qui autorise l’intégration du hip-hop à la politique culturelle de la ville de Bordeaux.

    BORDEAUX : UNE INTÉGRATION MESURÉE DU HIP-HOP

    28Même si, dans l’agglomération bordelaise, les actions menées autour du hip-hop se concentrent surtout sur la rive droite, Bordeaux s’ouvre progressivement à cette culture, notamment à partir du milieu des années 1990 ; et depuis, en un sens, la municipalité est allée très loin dans l’ouverture au hip-hop, puisque après une parade hip-hop dans le cadre du Carnaval de 1999, qui emmène cette culture et ses acteurs au cœur de la ville, le hip-hop finit par entrer à l’Opéra, dans le lieu culturel le plus prestigieux de la métropole, au début des années 2000. À Bordeaux, on assiste ainsi à une intégration mesurée du hip-hop, et notamment du hip-hop qui incorpore un certain nombre de conventions du grand art : dans ce cas, le hip-hop trouve assez aisément sa place dans la politique culturelle de la municipalité, car il permet à cette dernière de s’afficher à la pointe de l’innovation esthétique, et de mettre en parallèle le renouvellement artistique, la rénovation urbaine et le renouveau symbolique de la ville.

    29Certes, la politique de reconnaissance de la culture hiphop est partielle, et elle ne s’est pas faite sans mal. D’une part, en effet, toutes ses disciplines ne sont pas logées à la même enseigne : le tag, en particulier, est l’objet d’une politique répressive tous azimuts. Par exemple, lorsqu’il est évoqué dans Bordeaux magazine, le mensuel d’information municipal, en octobre 2000, c’est dans le cadre d’une pleine page consacrée aux nouvelles techniques de lutte contre ce phénomène intitulée : « Opérations tags : le grand nettoyage ». De manière assez logique, la question de l’éventuelle qualification esthétique de cette forme d’expression n’est absolument pas évoquée ; le tag est considéré uniquement comme un ennemi. D’autre part, l’ouverture de la municipalité au hip-hop n’est pas le résultat d’un processus endogène : c’est bien sous l’impulsion du DRAC, de Musiques de Nuit et de Parallèles Attitudes Diffusion, notamment, c’est-à-dire d’acteurs associatifs et étatiques qui sont des militants de la démocratie culturelle, que la mairie décide de mettre en place des manifestations artistiques qui accueillent en leur sein certaines composantes de la culture hip-hop. L’absence d’initiative municipale apparaît en creux, en tout cas au début.

    30Néanmoins, ces porteurs de projets bénéficient d’une attention particulière à partir de 1995 : la nouvelle équipe municipale exprime en effet la ferme volonté de mettre fin aux dérives budgétaires qu’avait connues la politique culturelle sous Chaban-Delmas, et en conséquence, les grandes orientations de cette politique sont redéfinies. Parallèlement, la mairie souhaite renforcer son action dans le domaine de la politique de la ville : le contexte est donc favorable pour la culture hip-hop. Plus généralement, la municipalité tente de combiner différents objectifs, internes et externes : il s’agit à la fois d’opérer symboliquement l’intégration des quartiers périphériques et de leurs habitants, et de mettre en avant l’image d’une ville moderne et dynamique. Or, à ce titre, le hip-hop constitue une fenêtre d’opportunité idéale.

    Le hip-hop au service de la politique culturelle et de la politique urbaine

    31L’entrée de la danse hip-hop à l’Opéra de Bordeaux représente indiscutablement un tournant dans la politique culturelle municipale. Ainsi, la collaboration entre les danseurs du ballet et la compagnie Rêvolution, ardemment souhaitée et initiée par son directeur de l’action culturelle, a lieu en 2001 au Grand Théâtre sous la forme d’un spectacle qui met en scène l’histoire de la danse ; des danseurs de style différent se succèdent, jusqu’aux danseurs hip-hop, qui clôturent l’exercice. Le message est le suivant : Rêvolution représente la danse d’aujourd’hui, elle a toute sa place dans l’équipement majeur de la vie culturelle de la ville, et en même temps, elle s’intègre de façon harmonieuse dans l’histoire de la danse ; le spectacle est la métaphore d’une démocratie culturelle heureuse. D’une certaine façon, la jeunesse des danseurs hip-hop figure la vitalité d’une politique culturelle qui parvient en quelque sorte à concilier l’inconciliable, c’est-à-dire à trouver un terrain d’entente et un point de rencontre entre démocratisation et démocratie culturelle. Du côté des élus, en particulier, le directeur de l’action culturelle de l’Opéra de Bordeaux qui a lancé cette politique semble avoir bénéficié d’un soutien total, comme le prouve, par exemple, la référence désormais régulière au hip-hop faite par le maire de la commune dans la brochure annuelle de présentation de la saison opéra-opérette-danse depuis 2001. Alain Juppé écrivait ainsi dans celle de 2001-2002 : « La saison de ballet allie avec éclat la grande tradition classique vivifiée par Charles Jude123 dans les spectaculaires Lac des cygnes (…) et Casse-Noisette, et les expressions contemporaines de nombreuses compagnies invitées, dont (…) la Compagnie Rêvolution, avec laquelle l’Opéra de Bordeaux poursuit une fructueuse collaboration qui a vu le Grand-Théâtre s’ouvrir au hip-hop. Cette politique de diversité et d’ouverture se traduit également dans les nombreuses actions en faveur des jeunes et des plus démunis ». Le maire de Bordeaux n’a pas non plus hésité à faire venir un membre de la compagnie Rêvolution dans ses réunions politiques, comme on l’a vu.

    32La volonté de lier en permanence démocratisation et démocratie culturelle se retrouve dans la présentation de ce même spectacle qui mélange danses de salon et hip-hop sur les quais de la Garonne, lors de la deuxième édition de la Fête du Fleuve, en juin 2001. Le directeur de l’action culturelle et du développement territorial cherche en effet à rapprocher l’Opéra du (grand) public : pour faciliter l’accès à la culture au sens géographique, il ne s’agit plus seulement d’inciter la population à venir à l’Opéra, il faut aussi aller à sa rencontre, là où elle est. Ainsi, dans le cadre de la manifestation gratuite et « hors les murs », donc potentiellement ouverte à tous, qu’est la Fête du Fleuve, le hip-hop est présent, adoubé, en quelque sorte, par la politique culturelle municipale. De même, l’année précédente, après le succès qu’elle a remporté au Fémina, la création issue du projet Hip’Opéra est présentée au public pendant la seconde édition de la Fête du Vin, qui se déroule également sur les quais au début de l’été. La recherche de complémentarité entre la politique culturelle et la politique urbaine de la municipalité est manifeste : il convient de préciser que les quais font l’objet d’une grande opération de renouvellement urbain, lié notamment à l’arrivée (ou plutôt au grand retour) du tramway dans la métropole bordelaise. De ce point de vue, le lieu choisi pour ces deux grandes fêtes « populaires », qui ont lieu alternativement chaque année depuis 1998, est loin d’être anodin : il s’agit de mettre au premier plan une partie du centre historique de la ville qui était jusque-là relativement ignorée et dévalorisée, malgré la proximité de l’hypercentre. De plus, ces évènements artistiques sont nouveaux, et sont pilotés par l’office de tourisme : la période de l’année à laquelle ils se déroulent indique également que le public visé n’est pas seulement les habitants, mais aussi les touristes – l’Aquitaine est une des premières régions touristiques françaises. On a donc affaire à une municipalité qui connaît parfaitement le rôle majeur de la culture en général, et des équipements ou des évènements culturels en particulier, dans la construction de l’image des villes.

    33Finalement, la tradition de politique culturelle de prestige propre à cette ville se révèle être à la fois un atout pour la culture hip-hop et un obstacle à sa reconnaissance pleine et entière : assainie, la politique culturelle demeure une politique forte, parce qu’elle est liée à une politique d’image, et bon gré mal gré, le hip-hop y trouve sa place, entre dans les structures existantes, et bénéficie progressivement des subventions publiques, au même titre que les autres disciplines artistiques. Pourtant, la politique culturelle de la ville de Bordeaux reste prisonnière d’une logique de démocratisation qui oblige les acteurs du hip-hop à incorporer les codes d’une esthétique plus savante s’ils veulent se faire accepter.

    Deux figures opposées du hip-hop bordelais : réconciliation vs contestation

    34Il s’agit ici de revenir sur deux « figures » centrales du milieu hip-hop de la métropole bordelaise, qui ont connu une trajectoire commune avant de se séparer, notamment en raison de positions de plus en plus divergentes vis-à-vis de l’action publique en matière de hip-hop en général, et de la politique culturelle de la ville de Bordeaux en particulier. Les deux danseurs fondateurs de la compagnie Rêvolution, en l’occurrence, se sont professionnalisés ensemble ; puis l’un des deux a quitté Rêvolution, et a créé en 2000 la compagnie Hors-Série, tandis que l’autre est devenu l’unique chorégraphe de Rêvolution. Or, d’une certaine façon, tout se passe comme si ce dernier avait adhéré au message politique délivré par la mairie de Bordeaux (entre autres) à propos du hip-hop, et que le chorégraphe de la compagnie Hors-Série, inversement, l’avait rejeté. Deux œuvres au sens politique opposé retiendront plus particulièrement notre attention : l’une dessine une perspective de réconciliation, alors que l’autre dresse un bilan sombre des politiques publiques du hip-hop et se présente comme une forme de contestation.

    Culture choc, ou les vertus du dialogue

    35La compagnie Rêvolution, tout d’abord, a toujours réussi à se conformer aux attentes des institutions ; le parcours de ses membres fondateurs en témoigne, de même que leurs créations, qui empruntent aux styles de danse les plus divers, et qui respectent un nombre important de conventions des ballets classiques. En même temps, cette persévérance, et le succès qui accompagne leurs différents spectacles, ont permis à Rêvolution de conquérir progressivement une assez grande liberté de ton, comme le montre par exemple Culture choc, que nous avons déjà analysé en partie (et qui est postérieur à la scission de la compagnie) : la durée très courte de cette création – environ un quart d’heure – pourrait l’empêcher de recevoir le statut d’œuvre, dans la mesure où elle est très inférieure à la norme temporelle d’un spectacle de danse, mais l’immense effet qu’elle produit sur le public compense très largement ce handicap. Rêvolution a donc trouvé un espace de liberté à l’intérieur d’un cadre défini par les institutions, et notamment par l’Opéra de Bordeaux. Or, d’une certaine manière, c’est ce que dit, quasi-explicitement, Culture choc : cette création peut en effet être considérée comme une métaphore de la trajectoire à la fois personnelle et professionnelle des danseurs de la compagnie, puisqu’elle met en valeur le rôle de l’apprentissage et de la transmission, de la découverte de l’autre, et du dialogue, autant de processus qui sont présentés comme un enrichissement mutuel. Le chorégraphe de la compagnie souligne les bienfaits de la coopération d’individus différents engagés dans une action collective, « assumant sans complexes, mais non sans humour, de créer une danse hybride et de donner un enseignement moral. Ainsi, les danseurs de Culture choc incarnent clairement un désir d’échange et une utopie d’entente (…). En tant que promotion du métissage esthétique et culturel et en tant qu’utopie de paix sociale, le spectacle est réussi » (Shapiro, 2004 : 201-202). Rêvolution propose donc un modèle de résolution pacifique des conflits qui « colle » parfaitement à la position – indissociablement esthétique et politique – de la mairie de Bordeaux.

    36Il convient également de noter que la dimension politique du hip-hop n’est pas uniquement contestataire : le hiphop représente certes une prise de parole, mais dans le cas de Culture choc, celle-ci prend la forme d’un message assez net d’adhésion à la politique que mène la municipalité en direction de cette culture. De même que les acteurs du hip-hop dénoncent le fonctionnement du monde politique et défendent en même temps certaines valeurs, la culture hip-hop n’est pas exclusivement critique, elle possède également une dimension politique « positive », elle peut aussi affirmer, proposer, soutenir une politique.

    37Ainsi, lorsque la mairie de Bordeaux met en place en juin 2001 un Conseil consultatif « Arts et culture », qui est composé d’artistes, de directeurs d’équipements et de responsables culturels associatifs, et présidé par l’adjoint au maire chargé des affaires culturelles, elle nomme le chorégraphe de la compagnie Rêvolution membre de celui-ci, comme pour le récompenser de sa loyauté, mais pas seulement : elle reconnaît en effet son statut d’expert, et lui offre une tribune officielle pour qu’il s’exprime sur les grandes orientations de la politique culturelle municipale. En un sens, elle l’intègre au jeu politique, et même si cette nomination obéit aussi à une logique d’image – dans la mesure où la mairie montre sa volonté de donner la parole aux acteurs du hip-hop – elle ne s’y réduit donc pas, puisque la mairie donne effectivement la parole à ce chorégraphe. Certes, comme son nom l’indique, ce Conseil n’est qu’un organe consultatif ; de plus, le chorégraphe de Rêvolution est bien conscient du rôle que la mairie de Bordeaux et les autorités politiques en général entendent faire jouer au hip-hop, mais il estime néanmoins que les relations avec les institutions ont changé, comme il l’explique :

    « Et si tu devais faire un bilan du rapport entre le hip-hop et les institutions, par rapport à quand t’as commencé à danser ?
    – C’est tout à fait différent, maintenant. Avant, déjà, ils nous ignoraient grave, ils voulaient pas savoir qui on était. Et puis maintenant, c’est beaucoup mieux, et je pense que le hip-hop s’est institutionnalisé : le fait que des compagnies soient subventionnées par le ministère de la Culture, donc reconnues en tant que compagnies chorégraphiques ; le fait qu’il y ait des compagnies hip-hop qui tournent dans les Scènes nationales et les plus grands plateaux, et qui commencent à intégrer les opéras (…). Tout n’a pas été fait encore ; mais il commence à y avoir un bon rapport entre les institutions et le hip-hop, les institutions commencent à voir notre travail comme un véritable travail artistique, et pas un travail de danseurs de rue.
    Mais c’est vrai qu’après, il y a tout l’aspect social. C’est vrai que nous, on s’est servi des institutions pour pouvoir gagner notre vie, parce que les institutions, c’est l’argent aussi ; c’est pour ça qu’on a intérêt à être bien avec les institutions, parce que c’est eux qui nous donnent de l’argent, qui nous programment dans les salles de théâtre. Mais on sait très bien que les institutions se servent de nous ; ils se servent de nous pour aller calmer les jeunes dans les cités. On le sait ; mais on joue avec ça, tu vois. Le Carnaval et tout ça : ils nous ont donné de l’argent pour qu’on aille les calmer dans les cités, aller les faire danser au lieu qu’ils cassent tout. C’est vrai que les institutions aiment bien donner de l’argent pour le social… au début, surtout au début, ils nous ont donné beaucoup d’argent, style ils voulaient nous faire croire qu’ils nous reconnaissaient, mais alors qu’en fait, c’était pour qu’on aille dans les quartiers donner des stages et calmer les jeunes. Maintenant, ça a changé »124.

    38Le chorégraphe de Rêvolution n’est pas dupe : il connaît les usages sociaux que les politiques publiques font de sa pratique. Mais dans le même temps, il fait aussi observer que la situation a évolué : une véritable politique de reconnaissance est en place, elle fonctionne, et même si cette reconnaissance n’est pas totale, elle est en grande partie gagnée.

    Chronic(s) : le retour de la contestation

    39En revanche, si le chorégraphe de la compagnie Hors-Série fait un constat similaire sur le rôle que peut jouer le hiphop pour les institutions, sa prise de parole est radicalement différente : elle est nettement et ouvertement contestataire.

    40Tout d’abord, il convient de rappeler rapidement les raisons qui ont poussé ce danseur à quitter Rêvolution : confronté à l’esthétisation de sa discipline, il ne se reconnaissait plus dans ce qu’il faisait et avait éprouvé le besoin de prendre ses distances avec une compagnie qu’il avait pourtant cofondée. Il monte ensuite la compagnie Hors-Série, et le spectacle Édition spéciale, qui renoue, non sans humour, avec les codes initiaux de la danse hip-hop : il interroge à la fois sa pratique et les attentes du public et des institutions.

    41Mais il va plus loin encore avec Chronic(s), solo programmé au Molière Scène d’Aquitaine (salle de spectacles qui dépend de l’OARA125), à Bordeaux, en janvier et février 2003, par exemple. Comme son nom l’indique, cette création se présente comme une chronique de la vie du danseur, ou plutôt comme un retour réflexif sur certains moments-clefs de son histoire. Et cette fois, ce chorégraphe ne se contente pas de suggérer, à travers sa danse, ce qu’il pense de l’évolution du hip-hop ; il prend littéralement la parole, si bien que dans ce spectacle, il parle plus qu’il ne danse. Il commence par raconter son enfance, et parle de ses parents algériens qui ont émigré en France. Il évoque le racisme, et le regard des autres lorsque, adolescent, il se promenait en centre-ville. Il porte un T-shirt sur lequel est inscrit : « Produit de banlieue – produit dangereux ». Une bande-son cite Henri-Pierre Jeudy (1999 : 29) : « ces cultures urbaines deviennent les objets exotiques des périphéries urbaines » ; puis sous une musique très forte, oppressante, brutale, il se lance dans une danse folle, comme s’il perdait le contrôle de ses mouvements, et se prend la tête entre les mains, le visage complètement masqué par un bonnet Nike, comme pour figurer l’aliénation. Enfin, il projette une diapositive sur laquelle on le voit aux côtés de Jacques Chirac, souriant tous les deux, comme s’il voulait souligner après coup le caractère incongru de cette rencontre officielle entre le président de la République et « un jeune issu de l’immigration qui a réussi ». Le message politique est clair : il dénonce (entre autres) les politiques publiques qui sont menées dans les quartiers périphériques, et notamment le traitement qui est réservé aux jeunes d’origine étrangère, y compris la façon dont les élus mettent en scène ce groupe social pour en retirer un bénéfice politique.

    42Dès lors, il apparaît qu’une des raisons majeures de la divergence qui existe entre le chorégraphe de la compagnie Hors-Série et celui de Rêvolution réside dans l’origine ethnique : le premier est d’origine maghrébine, tandis que le second est d’origine espagnole. Or, le racisme et les discriminations dont les Espagnols ont pu être l’objet ont aujourd’hui quasiment disparu, et inversement, les personnes d’origine maghrébine sont devenues la cible principale de la xénophobie en France. Autrement dit, si ces deux danseurs ont pu faire l’expérience commune de la stigmatisation en tant que jeunes des quartiers périphériques, le racisme dont a été victime le futur chorégraphe de Hors-Série a changé le sens de cette expérience.

    43Il faut également remarquer que Chronic(s) se présente comme une critique des institutions, alors que cette création est aussi, au moins en partie, le résultat des politiques publiques. De manière a priori paradoxale, elle apparaît marquée par une esthétisation très importante : le spectacle, qui a été conçu avec le metteur en scène de théâtre Michel Schweizer, se situe aux antipodes des origines du hip-hop, mais il ne s’agit pas pour autant d’un « ballet hip-hop » (ce qu’est Noir/Blanc, par exemple). On a affaire à une œuvre autobiographique, à la frontière de plusieurs formes d’expression artistique, représentative d’une tendance actuelle majeure de l’art, qui consiste justement à dépasser les clivages disciplinaires. En outre, il est possible de définir Chronic(s) comme un spectacle de danse contemporaine, au sens où cette danse est souvent aussi et avant tout une sorte de discours sur la danse, une méta-danse. S’il remet en cause les institutions, ce spectacle répond donc aussi à leurs attentes, puisque les responsables culturels valorisent la dimension heuristique de l’art au détriment de la performance. Et en même temps, cette œuvre est ouvertement politique et contestataire, ce qui montre que l’esthétisation n’est pas nécessairement synonyme de dépolitisation, au contraire.

    44Dans cette optique, la présentation de Chronic(s) au Molière Scène d’Aquitaine n’est pas anodine : elle résulte aussi des rivalités politiques, nationales et locales. La critique adressée au président de la République dans le spectacle n’est sans doute pas pour déplaire au Conseil Régional, qui finance cet équipement, et qui est dirigé par la gauche. De plus, elle atteint aussi indirectement le maire de Bordeaux, Alain Juppé, ancien Premier ministre de Jacques Chirac, auquel le président du Conseil Régional, Alain Rousset, était également opposé à la CUB126. La politisation affichée de Chronic(s) s’inscrit dans le clivage gauche/droite, et dans un sens favorable à l’institution qui soutient ce spectacle : ceci explique que la radicalité politique qui s’exprime dans la dénonciation plus générale des politiques publiques présente dans cette œuvre ne constitue pas un obstacle à ce soutien.

    45Autre paradoxe apparent : lorsqu’il est programmé au Molière Scène d’Aquitaine, Chronic(s) est présenté à des lycéens, invités dans le cadre d’une opération pilotée par le Conseil Régional (qui a en charge les lycées). Après le spectacle proprement dit, un temps de discussion est prévu avec le chorégraphe de Hors-Série, qui doit encore décliner son identité et rappeler sa trajectoire – le spectacle est pourtant déjà largement explicite. Alors que Chronic(s) dénonce la façon dont les hommes politiques utilisent les jeunes issus de l’immigration, par exemple en les renvoyant à leurs origines, le chorégraphe de Hors-Série accepte malgré tout de jouer le jeu : il ne peut échapper à la dépendance à l’égard des subventions publiques qui caractérise l’ensemble du spectacle vivant.

    46Néanmoins, cette situation de dépendance doit être relativisée : elle peut en effet se retourner, changer de sens. Les équipements culturels ont aussi besoin des artistes, et notamment de ceux qui remplissent les salles, pour justifier leur existence. De plus, les salles de spectacle sont dans une situation de concurrence les unes par rapport aux autres. Ainsi, malgré la dimension politique de Chronic(s), qui peut être interprété comme une critique du maire de Bordeaux, la compagnie Hors-Série est quand même invitée à l’Opéra en avril 2003 pour présenter Édition spéciale. Son aura auprès du public de la métropole bordelaise est sans doute trop importante pour que l’Opéra puisse se passer de ses services. En raison de la concurrence qui existe entre les institutions culturelles, et de l’obligation qui leur est faite de gagner les faveurs du public pour conserver leur légitimité, il est donc possible, pour les acteurs du hip-hop qui réussissent, autrement dit ceux qui sont les plus reconnus dans le champ artistique, de développer un discours politique contestataire au sein même de leurs œuvres, sans que cela ait des conséquences négatives sur leur carrière.

    ***

    47Les villes, dont le poids est considérable dans le financement des politiques culturelles, adoptent des stratégies très nettement différenciées vis-à-vis du hip-hop. De plus en plus soumises à une logique d’image, elles misent beaucoup sur la culture, non seulement dans une optique de traitement des problèmes sociaux urbains, mais aussi pour leur développement économique : il faut attirer les cadres, les investisseurs et les jeunes diplômés. De ce point de vue, la culture hip-hop peut être considérée comme un atout, ou au contraire comme un repoussoir. En raison de l’intégration administrative des quartiers périphériques les plus stigmatisés de la métropole marseillaise à la municipalité, et de l’impossibilité de se couper de l’immigration, dont est issue une grande partie des habitants, Marseille s’engage dans une stratégie de retournement du stigmate, et opte de fait pour l’intégration du hip-hop à sa politique de communication, comme le montre le soutien apporté finalement au Café-musique l’Affranchi, équipement dédié au rap. Dans ce cas, la culture hip-hop est rattachée au registre de la modernité et du dynamisme, ainsi qu’à celui du métissage et du multiculturalisme. Inversement, les maires de la rive droite de l’agglomération bordelaise, qui cherchent avant tout à banaliser ce territoire, cible principale de la politique de la ville au niveau local, hésitent à promouvoir une esthétique différente de celle de la ville-centre, comme en témoigne l’échec du projet de Centre des cultures du monde, pourtant porté par le DRAC en personne. Au nom d’une idéologie « républicaine » de la culture, et surtout dans l’espoir de séduire les classes moyennes, ils choisissent un projet d’équipement culturel dans lequel le hip-hop n’est pas mis en avant. Enfin, Bordeaux procède à une intégration mesurée du hip-hop : nécessairement sélective, la politique de reconnaissance de cette culture et de ses acteurs que la mairie met en place cherche à lier démocratisation et démocratie culturelle, de manière à rajeunir l’image de la ville, tout en préservant la tradition d’une politique culturelle de prestige. Dans le cadre des nouvelles grandes fêtes « populaires » que sont la Fête du Fleuve et la Fête du Vin, le hip-hop est également appelé à contribuer au renouveau de la politique urbaine : pour la municipalité, les habitants doivent ainsi reconquérir une zone délaissée du centre-ville. De plus, l’étude de deux figures du milieu hip-hop bordelais permet de mettre en évidence deux résultats essentiels : la dimension politique du hip-hop n’est pas seulement contestataire127, et l’esthétisation n’est pas nécessairement synonyme de dépolitisation.

    Notes de bas de page

    110 Comme Paris et Lyon, Marseille compte plusieurs arrondissements ; les maires de secteur dirigent deux arrondissements.

    111 Entretien cité.

    112 Ibid.

    113 Entretien cité.

    114 Sur ce point, voir aussi l’ouvrage de Michel Peraldi et Michel Samson (2005).

    115 ZAC : Zone d’Aménagement Concerté.

    116 Entretien cité.

    117 Ibid.

    118 Entretien, 5 décembre 2000.

    119 Caudéran est un quartier résidentiel de Bordeaux.

    120 Entretien, 5 décembre 2000.

    121 LUCAS Jean-Michel, Notes interrogatives sur la conception du volet culturel du GPV des Hauts de Garonne, 2001 (non publié).

    122 Entretien cité.

    123 Charles Jude est le directeur artistique du ballet de l’Opéra de Bordeaux.

    124 Entretien cité.

    125 Office Artistique de la Région Aquitaine.

    126 Malgré une majorité d’élus de gauche siégeant dans cette institution à l’issue des élections municipales de 2001, Alain Juppé a été réélu président de la CUB, et Alain Rousset, ancien maire de Pessac, vice-président. En 2004, à la suite de la démission d’Alain Juppé, une nouvelle élection a permis à Alain Rousset de devenir président de cette institution. Les élections municipales de 2008 à Bordeaux ont consacré cette opposition puisque Alain Rousset était le chef de file du PS (mais Alain Juppé a été réélu).

    127 Sur ce point, voir aussi Pecqueux (2007).

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    110 Comme Paris et Lyon, Marseille compte plusieurs arrondissements ; les maires de secteur dirigent deux arrondissements.

    111 Entretien cité.

    112 Ibid.

    113 Entretien cité.

    114 Sur ce point, voir aussi l’ouvrage de Michel Peraldi et Michel Samson (2005).

    115 ZAC : Zone d’Aménagement Concerté.

    116 Entretien cité.

    117 Ibid.

    118 Entretien, 5 décembre 2000.

    119 Caudéran est un quartier résidentiel de Bordeaux.

    120 Entretien, 5 décembre 2000.

    121 LUCAS Jean-Michel, Notes interrogatives sur la conception du volet culturel du GPV des Hauts de Garonne, 2001 (non publié).

    122 Entretien cité.

    123 Charles Jude est le directeur artistique du ballet de l’Opéra de Bordeaux.

    124 Entretien cité.

    125 Office Artistique de la Région Aquitaine.

    126 Malgré une majorité d’élus de gauche siégeant dans cette institution à l’issue des élections municipales de 2001, Alain Juppé a été réélu président de la CUB, et Alain Rousset, ancien maire de Pessac, vice-président. En 2004, à la suite de la démission d’Alain Juppé, une nouvelle élection a permis à Alain Rousset de devenir président de cette institution. Les élections municipales de 2008 à Bordeaux ont consacré cette opposition puisque Alain Rousset était le chef de file du PS (mais Alain Juppé a été réélu).

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    Ce livre est cité par

    • Seca, Jean-Marie. (2013) Sociology of Crime, Law and Deviance Music and Law. DOI: 10.1108/S1521-6136(2013)0000018008
    • (2021) Culture et Société Mettre la ville en musique (Paris-Berlin). DOI: 10.3917/puv.picau.2021.01.0305
    • (2022) 40 ans de musiques hip-hop en France. DOI: 10.3917/deps.hammo.2022.01.0213
    • Niang, Abdoulaye. (2013) Hommes et sociétés Les arts de la citoyenneté au Sénégal. DOI: 10.3917/kart.diouf.2013.01.0327
    • Jesu, Louis. (2017) La transmission du hip-hop. Agora débats/jeunesses, N° 77. DOI: 10.3917/agora.077.0027
    • Jesu, Louis. Nazareth, Cyril. (2016) Encadrer les jeunes de cités par le football et le rap. Genèses, n° 104. DOI: 10.3917/gen.104.0073
    • Soler, Marina. (2016) Cultures jeunes. Les Cahiers Dynamiques, N° 65. DOI: 10.3917/lcd.065.0089
    • Quittelier, Benoit. (2015) Hiphop in Brussel: eindelijk uit het getto?. Brussels Studies. DOI: 10.4000/brussels.1272
    • Compaoré, Seth A.. (2020) À République séculaire, public pluriel : Abd al Malik rappe sa transnationalité et sa transmusicalité. French Cultural Studies, 31. DOI: 10.1177/0957155820910865
    • Quittelier, Benoit. (2015) Les lieux du hip-hop à Bruxelles : vers la fin du ghetto ?. Brussels Studies. DOI: 10.4000/brussels.1270
    • Toledo, Roberto Domingo. (2012) Repenser la prévention à travers le mouvement hip-hop. L'Autre, Volume 13. DOI: 10.3917/lautr.039.0318
    • Dubois, Vincent. (2011) Lowbrow culture and French cultural policy: the socio‐political logics of a changing and paradoxical relationship. International Journal of Cultural Policy, 17. DOI: 10.1080/10286632.2010.549563
    • Quittelier, Benoit. (2015) Hip-hop in Brussels: has breakdance left the ghetto?. Brussels Studies. DOI: 10.4000/brussels.1273

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    Lafargue de Grangeneuve, Loïc. « 5. Les stratégies des municipalités : culture hip-hop et image des villes ». In Politique du hip-hop. Toulouse: Presses universitaires du Midi, 2008. https://doi.org/10.4000/books.pumi.7203.
    Lafargue de Grangeneuve, Loïc. « 5. Les stratégies des municipalités : culture hip-hop et image des villes ». Politique du hip-hop, Presses universitaires du Midi, 2008, https://doi.org/10.4000/books.pumi.7203.

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