1La dimension politique et contestataire de la culture hip-hop peut être appréhendée de plusieurs manières : à travers la pratique de l’activité en elle-même, tout d’abord, qui met en question l’organisation de l’espace public ; à travers ses acteurs, ensuite, qui, en raison de leurs caractéristiques sociales, ont généralement un rapport « populaire » au politique qu’il faudra préciser, et dont témoignent également les œuvres. Dans cette optique, la tendance à l’esthétisation soutenue par l’action publique peut alors être considérée comme une façon de faire « rentrer » dans la catégorie d’art quelque chose qui l’excède : une prise de parole (voice). Plus globalement, les politiques publiques du hip-hop constituent souvent une institutionnalisation ambiguë du conflit : elles mettent en place des espaces de rencontre, de débat et de confrontation avec les administrations, notamment via l’accès à l’expertise obtenu par les acteurs du hiphop, mais en même temps, ceux-ci ont parfois le sentiment d’avoir été dupés, parce qu’ils ne bénéficient que d’une semi-reconnaissance, ou parce que devenus des artistes accomplis, ils sont une nouvelle fois renvoyés à leurs origines quand ils sont présentés comme des modèles d’intégration.

LA CULTURE HIP-HOP, UNE PRISE DE PAROLE DANS L’ESPACE PUBLIC

2La culture hip-hop constitue une prise de parole dans l’espace public : elle est donc fondamentalement imbriquée dans du politique. Elle investit les rues et les places les plus en vue des centres-villes, elle s’expose et sollicite le regard, comme pour prendre à témoin les passants. Ainsi, la culture hiphop possède une dimension politique en raison de l’identité des pratiquants de ses différentes disciplines : l’engagement massif des jeunes des quartiers périphériques, souvent d’origine étrangère, dans cette culture peut être analysé comme une réponse à leur mise à l’écart et à leur stigmatisation. Pour ce groupe social victime de multiples discriminations, et qui n’a pas accès aux canaux politiques traditionnels de revendication, la culture hip-hop représente un moyen détourné et non conventionnel pour se faire entendre. La simple présence d’un groupe dominé au cœur des villes, lieux et symboles historiques du pouvoir, a une signification politique forte.

3Prise de parole, la culture hip-hop consiste du même coup en une appropriation de l’espace public ; une appropriation temporaire et partielle, certes, mais qui prolonge et reproduit l’usage privé que font fréquemment les jeunes de l’espace public en banlieue : « les jeunes transforment l’espace de la cité en véritable espace privé. Ils y sont en “terrain conquis”, colonisent les lieux, et en font clairement un monde en soi qu’ils constituent à part comme un bien précieux (…). Les jeunes modifient la rationalité instrumentale de la scène architecturale et l’utilisation neutre des lieux » (Avenel, 2000 : 146). D’une certaine manière, les acteurs du hip-hop tentent de recréer un monde similaire en centre-ville ; la culture hip-hop s’apparente dès lors à un défi lancé aux institutions et aux pratiquants habituels des lieux publics. L’appropriation de l’espace s’effectue aussi en réaction à la gentrification des centres-villes qui touche Bordeaux et Marseille comme les autres grandes agglomérations françaises, et qui relègue les classes populaires en périphérie. La culture hip-hop met donc le doigt sur la distance qui existe entre l’idéal d’un espace public ouvert à tous sans distinction et la réalité de la ségrégation urbaine.

4À Marseille, par exemple, des danseurs hip-hop s’exerçaient régulièrement près du Vieux-Port, à proximité immédiate de l’Opéra, lieu éminemment symbolique ; mais leur présence n’était pas appréciée par tous, comme l’explique le chef de projet DSU centre-ville :

« Il peut y avoir le conflit de l’usage du terrain, de l’usage du domaine public (…). [On a] eu à gérer un problème d’usage du territoire, de place et tout ça, par des danseurs hip-hop (…) : il y a un usage d’une place qui est plutôt gênant pour les uns et les autres (…). On a eu une problématique, nous, sur le centre-ville, où, sur les places, il y avait des conflits… conflits de voisinage, d’usage (…) : on fait de la musique, on danse, etc., alors que c’est vingt-trois heures, c’est minuit, c’est une heure, etc. (…). C’est des conflits de gestion de locaux : ils mettent le doigt sur un problème, et nous, quand il y a un problème qui naît, on est là aussi pour trouver des solutions.

– Et quels sont les lieux où il y a eu ce genre d’occupation de l’espace ?

– Devant l’Opéra (il y a toujours, d’ailleurs, mais ça se fait de façon beaucoup plus sereine), à la sortie du métro Vieux-Port il y a quelques années (…) : des lieux comme ça qui sont un peu étroits ; mais il s’est pas passé des drames, hein, c’est pas ça ! C’est plutôt des trucs préventifs : on était autant là pour raisonner ceux qui gueulaient que ceux qui faisaient du bruit »94.

5Par leur pratique même, et l’utilisation non conforme de l’espace public qu’elle peut impliquer, ces danseurs dérangent et déclenchent l’intervention des acteurs de la politique de la ville. Plus généralement, la culture hip-hop représente pour certains groupes sociaux une incivilité ; mais en même temps, on peut aussi considérer que ses acteurs défendent une autre conception de l’urbanité, moins étroite, plus ouverte, et compatible avec certains aspects de la culture de la rue. À la retenue constitutive du modèle classique de l’urbanité s’oppose l’idée de la rue comme scène, comme théâtre, qui rend possible, par exemple, l’interpellation, le défi, l’émulation collective, la compétition, la performance, le spectacle.

6Or, les administrations publiques agissent souvent au nom de la définition traditionnelle de l’urbanité, si bien qu’elles refoulent les formes les plus retorses de la culture hip-hop ou les cantonnent à des espaces de plus en plus restreints et circonscrits, ce qui atteste en retour sa dimension politique. La répression du tag illustre parfaitement ce point, mais la danse hip-hop peut également se retrouver dans le collimateur des pouvoirs publics pour les mêmes raisons, comme le montre l’exemple marseillais précité ; dans ce cas précis, les danseurs hip-hop ont été mis en relation avec une structure d’animation socioculturelle, la MJC Corderie, située près du Vieux-Port, qui les a pris en charge, dans le cadre d’un financement octroyé par le chef de projet DSU centre-ville :

« Il y a une rencontre qui peut se faire avec des éducateurs, des animateurs, des médiateurs, ou la police, par exemple, pour trouver d’autres modalités de développement des pratiques (…). Donc on a mis en place un petit dispositif de médiation, et les premiers qui ont porté ce petit dispositif, c’est la MJC Corderie : on leur a demandé de mettre en place deux ou trois postes qu’on a financés pour travailler là-dessus (…) ; c’est essayer de faire des propositions autres que l’usage de la rue comme ça, tardivement, bruyamment, etc. »95.

7Dirigés vers un équipement socioculturel, ces danseurs sont du même coup écartés de l’espace public, ce qui apparaît comme l’objectif prioritaire du chef de projet politique de la ville. Cette situation est le reflet d’un mouvement plus général : dès lors, il convient de souligner « le paradoxe d’une “danse urbaine” qui éloigne des espaces publics de la ville (…). Il est à remarquer une perte de visibilité dans la ville de cette danse, ou du moins un recul très important des usages improvisés des lieux urbains publics (place publique…) ou privés (cages d’escalier…). Plus exactement, les appropriations des places publiques sont généralement autorisées ou tolérées (et donc contrôlées) par les institutions publiques » (Faure, 2003 : 197 et 203), ce qui signifie par conséquent que certains usages de ces espaces sont exclus, bannis.

8En tant que prise de parole d’un groupe dominé, la culture hip-hop possède une dimension politique qui est notamment mise au jour lorsqu’elle est évincée des lieux publics des centres-villes. Avant d’être un outil destiné à contribuer au traitement des problèmes sociaux urbains, la culture hip-hop est en elle-même un problème pour les autorités politiques. Du reste, ses acteurs ont souvent une vision très critique du fonctionnement des institutions.

DES ACTEURS DU HIP-HOP ÉLOIGNÉS DE LA POLITIQUE ET EN DEMANDE DE JUSTICE

9À Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, les acteurs du hip-hop ont une relation ambivalente au politique. D’un côté, leur origine sociale, géographique et ethnique les conduit en règle générale à se montrer extrêmement méfiants vis-à-vis des formes traditionnelles du jeu politique ; les productions de la culture hip-hop attestent le jugement négatif que leurs auteurs portent sur le personnel politique comme sur les administrations. De l’autre, les acteurs du hip-hop expriment également des attentes politiques fortes, au sens où ils inscrivent leurs pratiques artistiques dans le cadre d’une lutte contre les discriminations. Mais le passage au politique est pour autant très rare.

Une vision critique de la politique

10De manière quasi-unanime, les acteurs du hip-hop rejettent le monde politique tel qu’il est ; ils se tiennent à distance de celui-ci, comme s’ils étaient sur leurs gardes, de peur d’être contaminés par un système politique considéré comme gangrené, pourri de l’intérieur. D’une certaine façon, ce rejet est le symétrique de la stigmatisation qui s’exerce à l’encontre des jeunes des quartiers périphériques, et de leur exclusion du monde politique ; objet des débats récurrents sur la délinquance et l’insécurité, ils sont rarement présentés comme des sujets de droits et comme des acteurs légitimes de la vie politique. Le personnel politique français se caractérise en effet à la fois par une moyenne d’âge élevée et par une faible présence des citoyens issus de l’immigration, notamment africaine et maghrébine. En conséquence, les acteurs du hip-hop n’ont généralement pas accès, de fait, à la représentation politique. Comme dans un cercle vicieux, la mise à l’écart du système politique les conduit à développer une vision critique du fonctionnement des institutions, qui alimente en retour une forme d’auto-exclusion et qui accroît encore davantage la distance qui les sépare de ce système. Autrement dit, la politique est pour eux un univers qui ne les reconnaît pas et dans lequel ils ne se reconnaissent pas.

La distance au langage institutionnel

11Le langage institutionnel est un bon exemple de la séparation qui existe entre les acteurs du hip-hop et le système politico-administratif. Dans leurs relations avec les institutions, ceux-ci rencontrent effectivement des difficultés qui résultent de cette distance, et qui la renforcent ensuite. Pour se faire entendre et obtenir gain de cause, dans le cas d’une demande de subvention, par exemple, il faut savoir parler un langage audible par ses interlocuteurs, en l’occurrence des acteurs administratifs, ce qui implique de s’adapter au langage institutionnel, qui, comme tout langage, a ses codes, ses interdits, etc. ; or, la plupart des acteurs du hip-hop ne maîtrisent pas ces codes. Il ne s’agit pas seulement d’une différence de niveau de langue, mais aussi et surtout de la capacité à entrer dans un nouveau langage qui insiste sur les procédures, et qui implique l’utilisation d’un vocabulaire précis, en particulier pour la politique de la ville, centrée autour de la notion de projet. De même, en ce qui concerne les politiques culturelles, les artistes sont de plus en plus tenus de produire un discours sur leur travail ; si les acteurs du hip-hop sont dans l’ensemble plutôt enclins à parler de leur pratique, bien peu justifient celle-ci uniquement à l’aune du plaisir désintéressé, fondement d’une esthétique kantienne qui, pourtant, est devenue un « élément d’une rhétorique professionnelle (…) observable, en France, dans toutes les disciplines artistiques fortement dépendantes d’un subventionnement public » (Leveratto, 2000 : 110). Alors, certes, pour tous les artistes, l’administration constitue généralement un univers étrange ; dans cette perspective, le refus d’une demande de subvention est souvent interprété comme le résultat d’une machination : « les exigences de la gestion administrative associées à celles de la démocratie (…) alimentent, chez les artistes exclus, une vision machiavélique de la distribution des crédits » (Moulin, 1997 : 349). Mais chez les acteurs du hiphop, ce type de représentation est monnaie courante : le langage institutionnel apparaît comme un obstacle qui témoigne de l’opacité du système politique.

12C’est la position défendue notamment par l’association Asphalt, à l’occasion d’une réunion qui a lieu en 1999 à Bordeaux entre plusieurs jeunes associations culturelles d’un côté, et les responsables de la politique de la ville au SGAR et à la préfecture de Gironde accompagnés par des membres du Fonds d’Action Sociale (FAS) de l’autre ; un membre de Quartiers d’Aquitaine, pôle de ressources régional pour la politique de la ville, résume ainsi les problèmes qui ont été soulevés et le discours développé par ces associations : « si tout choix génère de l’exclusion, il en génère 25 fois plus lorsqu’il n’est pas clairement commenté et expliqué. Face aux porteurs de projet, la plupart des institutionnels se contentent de « dire oui ou non » sans développer le moindre argumentaire. Cette pratique, hautaine et malsaine, place les porteurs de projet devant un mur d’incompréhension »96. Plus largement, dans la mesure où la capacité à manier le langage institutionnel constitue indéniablement un critère de sélection des interlocuteurs, et donc des partenaires légitimes des pouvoirs publics, la conscience de la distance qui sépare les acteurs du hip-hop de cette langue accentue leur sentiment d’exclusion et leur mépris pour le monde politique. Nous rejoignons les résultats d’autres enquêtes menées sur le rapport des jeunes des quartiers dits « sensibles » à la politique : selon ces derniers, « il faut pouvoir décoder le langage du politique : c’est une rhétorique qui devient vite une “langue de bois” (…) ; c’est aussi un langage technique, spécialisé, distinct de la langue “vivante”, qui est celle du commun (…). [Ainsi, ils] affirment le plus souvent d’emblée ne pas s’intéresser à la politique » (Perrineau, Rey, 2002 : 29).

Le rap comme chanson politique

13Le rejet du politique tel qu’il est se retrouve en particulier dans le rap. Ce genre musical, qui marque un renouveau de la chanson politique (Pecqueux, 2007), véhicule en effet très souvent une critique radicale des institutions ; « le rapport de la plupart des rappeurs à l’autorité étatique est résolument critique : perçus comme des êtres à la fois incompétents, corrompus et peu représentatifs de la population, les hommes politiques sont généralement dénigrés (…). Une autre défaillance du fonctionnement de la classe politique est dénoncée avec vigueur : l’absence d’écoute vis-à-vis des attentes de la population la plus en détresse » (Vicherat, 2001 : 87). Les élus sont accusés de suivre avant tout leur intérêt personnel – d’où la dénonciation de la corruption – et donc de contribuer au maintien d’une société profondément inégalitaire. Dans cette optique, la police est l’objet des attaques les plus virulentes, notamment en raison de ses pratiques discriminatoires à l’encontre des jeunes d’origine étrangère : « ce sentiment d’injustice (…) atteint naturellement son paroxysme dans les rapports avec la police. Symbole de leur domination, catalyseur de leur “haine”, la police est l’oppresseur absolu (…). Et la justice est considérée comme complice » (Mucchielli, 1999 : 62-63). Dans l’album d’IAM De la planète Mars, par exemple, la chanson intitulée de manière explicite « Non soumis à l’État » illustre bien ces différentes dimensions du discours politique du rap ; en voici un extrait :

« Servile, le peuple vit pour un gouvernement avide
Et ceux qui l’apprennent très bientôt se suicident
Abusant de ses semblables sans aucun scrupule
Et pour avoir de l’argent, devant rien ne reculent
La loi de la jungle n’est pas où l’on croit
Les réels prédateurs ne traînent pas dans les rues
Ils fréquentent les clubs et les cercles bourgeois
Ignorant ce que c’est que d’avoir les flics au cul
Ceux-là sont tranquilles, on ne les traquera pas
Car ils sont protégés par la police et l’État ».

14Le groupe marseillais exprime ici une vision certes caricaturale (la caricature est un procédé classique de la chanson politique), mais de fait assez proche de ce que pensent les jeunes des quartiers périphériques : « le monde politique est perçu comme lointain, déconnecté de la “vraie vie”. C’est un monde à part, qui fonctionne en vase clos, avec ses règles propres et qui s’auto-alimente » (Perrineau, Rey, 2002 : 33). La politique est considérée comme un univers concurrentiel dans lequel l’objectif prioritaire des participants est la captation de ressources financières. Si la politique est une jungle, alors tous les coups sont permis, et celui qui se fait avoir, c’est celui qui n’en profite pas. Une autre chanson d’IAM, « Le nouveau président » (dans le même album), met par exemple en scène un des membres du groupe à la place du président de la République ; les deux extraits qui suivent montrent la volonté de tirer profit au maximum de cette victoire électorale hypothétique :

« C’est logique, le suffrage universel
Recèle de tas de trucs pour le portefeuille présidentiel
Ministériel, j’en mets de côté
Et vous le peuple comme des pigeons vous travaillez (…)
Vous pouvez commencer à lustrer le grand Palais de l’Élysée
Quant j’arriverai voilà tout ce que je désire
Poser mon cul sur un fauteuil en cuir
Et attendre des voyages admirables
Tout ça sur le compte des contribuables, impeccable ».

15En conséquence, de nombreux acteurs du hip-hop sont prêts à utiliser tous les moyens dont ils disposent pour obtenir des subsides en provenance du politique.

Faire pression sur les élus

16Parmi les acteurs du hip-hop, certains cherchent ainsi à nouer des relations privilégiées avec des élus, en les aidant à se constituer une clientèle électorale ; c’est le cas du leader d’un groupe de rap fortement lié à l’association Sound Musical School B-Vice, et très impliqué dans le collectif d’associations du quartier de la Savine à Marseille (dans les quartiers Nord), qui raconte comment il a favorisé l’élection d’un candidat au Conseil Général des Bouches-du-Rhône en 2001 afin de bénéficier ensuite de son soutien :

« Là, on sort des élections, on s’est arrangé de manière à ce qu’on puisse avoir des garanties sur le quartier, sur certaines choses ; et on a travaillé en fonction de ça : on a fait un état des lieux des besoins qu’il y avait sur le quartier (…). Quand [les hommes politiques] sont en campagne, ils viennent au quartier ; donc, à partir de là, ils viennent, ils nous racontent leur bla-bla ; nous, à partir de là, on regarde notre intérêt (…). C’est comme sur les dernières élections ; on était en train de booster un gars, aux cantonales (…) : on connaissait bien son bras droit, son chef de campagne, c’était un gars qui habitait dans le quartier à l’époque, on savait qu’il faisait un peu de politique, donc c’est lui-même qui est venu nous voir, il nous a dit : “cet élu-là, il a des chances de passer, donc mettez-vous derrière lui, mettez-vous derrière nous, et à partir de là, nous on sera derrière vous quand vous ferez vos trucs” (…). Du coup, par rapport à cette personne-là, on s’est mis derrière, mais pas de manière officielle, on n’a pas crié sur tous les toits : “ouais, on est derrière lui”, non ; on a fait ça plus de manière individuelle, en tant que personne, on était là, lorsque des fois il fallait aller dans des quartiers où ils avaient pas accès – parce qu’il y a des quartiers qui sont verrouillés – on arrivait, il y avait la famille, les collègues, j’appelais, “on va passer, tu ouvres la porte”, voilà, c’est des petits trucs comme ça. Donc pour peu de choses (parce que ça a duré, quoi, même pas un mois), pour peu de choses, tu peux essayer d’avoir des choses pour des gens, notamment au niveau du logement, au niveau du travail, au niveau des aides sociales, tu peux avoir pas mal de choses, à travers cette personne-là »97.

17Cet extrait d’entretien met en évidence le fait que l’intérêt pour la politique croît fortement chez les acteurs du hip-hop lorsque apparaît la possibilité de réaliser un profit immédiat, et donc justement de faire valoir ses intérêts. Dans cette optique, le vote semble obéir avant tout à une logique stratégique. Pour autant, et plus généralement, « la demande d’un service ou d’une faveur n’implique pas uniquement chez [les] électeurs des considérations utilitaristes, dépolitisées et dénuées de tout sens civique. [Cela] peut être présenté et conçu comme la revendication tout à fait légitime d’un droit ou comme la réparation d’un tort ou d’une injustice. Des citoyens qui ne sont pas forcément très politisés participent à la politique et aux processus démocratiques avec les codes, les langages et les méthodes qu’ils sont capables d’exprimer par rapport à la perception du métier d’élu qui est la leur, de l’autorité publique et des institutions auxquelles ils s’adressent » (Mattina, 2004 : 144-145). On comprend alors le recours à un lobbying d’un type assez particulier dont témoigne ce même rappeur, qui explique qu’il a cherché à joindre le candidat juste après son élection, et que celui-ci, dans un premier temps, ne lui propose un rendez-vous que six mois plus tard :

« Je lui fais : “bon, écoutez, vous avez vu (…) comment on a été persuasif ; ça, c’est un truc qui est valable pour d’autres personnes, je vous le dis. Faites attention ; des élections, il n’y en a pas qu’une, il y en aura d’autres. En plus, on était derrière vous ; si on n’avait pas été derrière vous, à la rigueur, vous faites ce que vous voulez, mais là, on a été derrière vous, donc, faites attention, vous allez pas passer votre vie au Conseil Général, il va bien falloir que vous sortiez un jour (…) ! Moi, je vous dis : on est dans la merde, et dans la merde, tu as plus rien à perdre ; alors maintenant, c’est à vous de voir : soit vous nous sortez un peu de la merde, soit vous rentrez avec nous dedans (…). ‘ Faut pas prendre ça comme une menace ; mais dites-vous bien qu’on est des gars, on est décidés ; on est décidés ! Comme on vous a fait monter, on peut vous faire descendre”. Et là, le gars, il m’a appelé ce matin, il m’a fait : “bon, faites-moi un dossier, je vais vous le faire passer”. Tu vois ? Donc voilà : à un moment donné, avec les institutions, tu es obligé de fonctionner un peu au donnant-donnant, sans pour autant dire que je roule pour untel ou je roule pour untel ; mais il faut regarder ton intérêt dans ce genre d’histoires : là, il y avait des élections, on n’allait pas passer les élections en tant que spectateurs ! À un moment donné, soit tu te prends en main, et tu essaies justement d’obtenir quelque chose par rapport à ça, soit tu laisses les vieux aller voter et tu t’en fous ! Après, il ne faut pas t’étonner si tu n’as rien »98.

18Il s’agit bel et bien ici de faire pression directement sur les élus, y compris en utilisant la menace et l’intimidation si nécessaire, quoi qu’en dise ce rappeur. Certes, pour tout groupe d’intérêt, la capacité à faire pression est un ressort déterminant des chances de succès de l’action collective ; mais menacer de s’en prendre physiquement à une personne, même de manière voilée, comme c’est le cas dans l’extrait d’entretien précédent, est une pratique exclue du répertoire d’action contemporain en France, au sens où elle n’est pas considérée comme légitime. Cette possibilité de mener une action violente confirme donc l’existence d’un rapport populaire au politique chez les acteurs du hip-hop, dans la mesure où, dominées symboliquement, les classes populaires ont plus fréquemment recours à la force pour se défendre.

19Cependant, aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, cette vision apparemment cynique et stratégique de la politique ne doit pas masquer pour autant le fait que les acteurs du hip-hop aient aussi des attentes politiques très élevées ; d’une certaine façon, même, les deux choses sont liées : cette critique virulente de la politique ne peut se comprendre que si on la rapporte à l’idéal politique qui habite nombre de ces acteurs.

Des attentes politiques fortes

20Les acteurs du hip-hop ont des attentes politiques fortes ; en demande de justice, ils jettent un regard éthique sur le politique qui les conduit souvent à se tenir à l’écart du monde politique tel qu’il est, car la plupart de leurs attentes sont déçues. Souvent victimes de discriminations, les acteurs du hip-hop dénoncent sans relâche les inégalités, et le système politique qui, selon eux, les reproduit ; mais cette dénonciation et le rejet du politique tel qu’il est ne peuvent s’effectuer qu’au nom de certaines valeurs, qui révèlent l’existence d’attentes politiques très importantes chez les acteurs du hip-hop. « Liberté, égalité, fraternité » : en un sens, ces derniers ne demandent pas autre chose que l’application de la devise de la République française, contre l’oppression, les discriminations, et le racisme. Ils mettent le doigt sur les promesses non tenues des institutions républicaines, et la violence qu’ils expriment à l’égard de celles-ci, en parole ou en acte, est à la hauteur de leur déception. Plus généralement, au-delà des requêtes matérielles individuelles (logement, emploi) qui peuvent être à l’origine d’une rencontre avec un élu, dans la mesure où ceux-ci sont censés avoir beaucoup de pouvoir (une idée liée à la méconnaissance du fonctionnement administratif et à la confusion des niveaux de pouvoir), les jeunes des quartiers périphériques formulent également des demandes collectives : « la politique reste investie d’espérances et (…) le manque de confiance déclaré est plutôt la conséquence d’une déception de ces attentes que d’une défiance spontanée » (Perrineau, Rey, 2002 : 44).

21La culture hip-hop, en tant que culture populaire, témoigne avant tout d’une demande de reconnaissance, et semble « jeter d’abord un regard éthique sur le politique. La culture (…) fait entendre deux valeurs fondamentales dans des situations politiques concrètes : la dignité et la justice » (Martin, 2000 : 178). Plus précisément, les acteurs du hip-hop critiquent le système politique français, et en même temps, ils s’appuient sur les principes qui le fondent pour le juger ; loin de dénigrer la démocratie, la plupart s’en revendiquent, au contraire, pour souligner l’écart criant entre les faits et ces principes. Didier Lapeyronnie (1987) avait déjà montré que l’indignation morale manifestée par les jeunes issus de la seconde génération de l’immigration maghrébine, en particulier lors de la Marche des beurs de 1983, comme celle des Noirs américains pendant les mouvements des droits civiques dans les années 1960, était la conséquente d’une frustration relative qui découlait directement de leur assimilation99 ; de même, la socialisation politique des acteurs du hip-hop les conduit massivement à adhérer aux principes démocratiques.

22Les acteurs du hip-hop étant dépités par la politique telle qu’elle se pratique, tout laisse donc supposer que ceux-ci font un usage restreint d’un droit politique pourtant essentiel : le vote. Le comportement électoral des jeunes des quartiers périphériques se caractérise en effet par une abstention massive qui s’explique au moins autant par un rejet de l’offre politique que par leur distance à la politique. Leur sentiment d’incompétence en la matière résulte assurément d’une certaine méconnaissance de l’espace politique, mais aussi et surtout d’une volonté d’afficher leur désintérêt pour la vie politique telle qu’elle est. En ce sens, leur comportement électoral n’est que l’exacerbation de comportements que l’on retrouve dans d’autres catégories de la population : par exemple, l’abstention peut aussi être un outil politique et correspondre à un comportement stratégique ; ainsi, de façon générale, la montée régulière de l’abstention en France depuis le début des années 1980 est moins le signe d’une indifférence croissante à l’égard de la chose publique que la manifestation d’une insatisfaction (Subileau, 2001).

« Représenter »

23De manière corrélative, il faut remarquer l’insistance avec laquelle les acteurs du hip-hop, au premier rang desquels les rappeurs, affirment vouloir représenter leurs semblables : « les rappeurs se conçoivent eux-mêmes comme des porte-parole de leur milieu social » (Mucchielli, 2003 : 333). Ceux-ci répètent en effet inlassablement dans leurs textes qu’ils représentent leur cité ou leur quartier d’origine, et donc, à travers ce territoire, le groupe social qui y habite et dont ils sont issus – en particulier les jeunes d’origine étrangère. Le fanzine lancé par l’association Coast II Coast dans l’agglomération bordelaise, à l’instigation d’un jeune rappeur d’origine sénégalaise, s’intitule tout simplement Represent, par exemple. Même si les jeunes des quartiers stigmatisés « n’ont qu’une idée floue de la notion de représentation » (Perrineau, Rey, 2002 : 33), les rappeurs retrouvent pourtant le lien consubstantiel entre légitimité politique et territoire : assise traditionnelle du pouvoir politique, le territoire est au fondement de la légitimité des élus ; ceux-ci représentent les citoyens de leur circonscription, et par extension, ils représentent aussi le territoire qui correspond à cette dernière. Or, de manière générale, les jeunes des quartiers périphériques « s’estiment mal représentés par les élus » (Perrineau, Rey, 2002 : 33) ; représentants autoproclamés de leur territoire d’origine, les rappeurs comblent un manque, et mettent également en question la représentativité des élus. D’un certain point de vue, les acteurs du hip-hop qui accèdent à la reconnaissance artistique sont dans une situation comparable à celle de l’écrivain qui, après un prix littéraire, est placé dans « la position de “représentant” : représentant de ses pairs, de ses contemporains, voire de ses concitoyens lorsque, à l’étranger, on attend de lui qu’il “représente” son pays, se transformant ainsi en symbole » (Heinich, 1999 : 194) ; mais à la différence de celui-ci, les rappeurs revendiquent cette position de porte-parole et affirment haut et fort vouloir défendre les intérêts de leur groupe d’origine. Pourtant, parmi les acteurs du hip-hop, rares sont ceux qui vont jusqu’à l’engagement politique au sens classique du terme.

Un passage au politique limité

24Il ne s’agit pas ici de dire que les acteurs du hip-hop ne sont absolument pas engagés politiquement : bien au contraire, puisque la culture hip-hop est une prise de parole dans l’espace public, et que le contenu du rap, par exemple, est souvent explicitement politique, comme on l’a vu ; de plus, beaucoup de rappeurs cherchent à « susciter une prise de conscience » (Mucchielli, 2003 : 333). Comme d’autres pratiques et œuvres culturelles, et sans doute plus que nombre d’entre elles, le hip-hop recèle donc « un considérable potentiel politique » (Martin, 2000 : 179) ; mais il existe une différence de taille entre « proférer publiquement ce qui est longtemps demeuré caché ou déguisé [et] organiser des efforts visant au renversement ou à l’abolition des rapports de domination » (Martin, 2000 : 176). Or, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer au premier abord, en dehors de leur pratique artistique, les acteurs du hip-hop sont peu nombreux à s’engager politiquement, c’est-à-dire à s’engager publiquement en faveur d’une cause, à soutenir un mouvement social ou a fortiori un parti politique, par exemple. Ce contraste entre le potentiel protestataire de la culture hip-hop et la faiblesse de l’engagement politique de ses acteurs est en outre à l’origine de bien des désillusions : la culture hip-hop a pu en effet être l’objet d’un investissement important de la part de certains intellectuels, chercheurs, ou journalistes, qui ont vu en elle une source de renouvellement des institutions et de la vie politique, ou les germes d’un mouvement social susceptible d’entraîner dans son sillage, selon les cas, les classes populaires, la jeunesse, les Français issus de l’immigration, etc. Or, force est de constater que ces espoirs ont été déçus ; « le rap a avorté en tant qu’aspiration à une mobilisation collective », estime par exemple Laurent Mucchielli (2003 : 352), tandis que Marie-Hélène Bacqué et Yves Sintomer (2001 : 245) écrivent : « mouvement culturel, vecteur d’identité, le rap n’est cependant pas structuré, même de façon souple, et ne constitue pas à proprement parler un mouvement social ». Eu égard à sa réussite commerciale, le rap est alors devenu la cible de violentes critiques, comme celle de Louis Genton (2000 : 57) par exemple, pour lequel « le rappeur est, avec le policier, l’un des meilleurs soutiens des aliénations qui construisent et maintiennent cette société ». Cependant, ce refus quasi-systématique de l’engagement s’explique simplement : la vision politique d’ensemble des acteurs du hip-hop, et notamment le rejet de l’offre politique et la dénonciation de la politique telle qu’elle est, augurent en effet assez mal d’un engagement partisan ; de même, la volonté de rester en dehors du jeu politique paraît incompatible avec le fait de s’investir dans des luttes sociales.

25Il n’empêche : du point de vue de leur engagement, les acteurs du hip-hop pâtissent de la comparaison avec le groupe de musique toulousain Zebda (dont plusieurs membres sont d’origine maghrébine), qui mène depuis de nombreuses années une action associative intense ; Zebda est intimement lié à la formation de la liste Motivé-e-s présente aux élections municipales de 2001 à Toulouse, qui a obtenu plus de 12 % des voix et qui a eu un écho national. Cependant, il faut immédiatement préciser que les membres du groupe Zebda ont été des militants associatifs avant d’être des musiciens professionnels : « il ne s’agit donc pas d’“un groupe de musique qui se lance dans la politique” (…). La musique est l’une des formes de l’engagement » (Visier, Zoïa, 2001 : 63). La portée de cette comparaison est donc limitée.

La lutte contre l’extrême droite

26Malgré tout, il existe quand même une « cause » qui réunit l’ensemble des acteurs du hip-hop : la lutte contre l’extrême droite. Violemment pris à parti dans les textes des rappeurs, le Front National et ses idées sont également combattus et critiqués publiquement, dans des interviews ou des débats, par exemple ; « le leader du FN constitue à ce titre le repère politique le plus puissant et fonctionne comme un véritable repoussoir pour ces jeunes habitués à vivre dans un environnement multiculturel et dont les parents sont bien souvent étrangers » (Perrineau, Rey, 2002 : 32). IAM, notamment, a multiplié les prises de positions publiques hostiles à l’extrême droite. Il faut dire qu’à Marseille et dans toute la région PACA, celle-ci est particulièrement présente : elle y a conquis plusieurs mairies (Toulon, Vitrolles, Marignane, Orange), le FN y fait souvent ses meilleurs scores, et le Mouvement National Républicain a cherché également à s’y implanter, à Vitrolles, puis à Marseille, où Bruno Mégret était candidat aux élections municipales de 2001. Les acteurs du hip-hop se sentent d’autant plus concernés que l’extrême droite est directement responsable de la mort de l’un d’entre eux : Ibrahim Ali, un adolescent d’origine comorienne, membre du groupe de rap B-Vice, a été tué en 1995 par des colleurs d’affiche du FN, alors qu’il rentrait d’une répétition. Cet événement a changé la donne, au moins en partie ; il a contribué à modifier le rapport au politique des acteurs du hip-hop, qui regardent parfois le vote autrement, comme le leader de ce groupe de rap de La Savine, ancien membre des B-Vice :

« À l’époque, je trouvais ça idiot, mais maintenant, comme on s’y intéresse d’un peu plus près, on se rend compte que, voilà, soit le système, tu rentres dedans, et tu cherches à trouver ta place, soit tu le subis, comme j’ai vu mes parents le subir toute leur vie, pour se retrouver à la sortie avec pas grand-chose (…). Quand j’ai vu l’état dans lequel était mon père à cinquante ans, je me suis dit : il y a un problème (…). Je veux pas faire partie de ces gens qui ont trimé toute leur vie pour se retrouver à la sortie comme il est arrivé, ça m’intéresse pas ; on est là, on habite dans un pays, il y a un système qui est en place, et moi je trouve qu’il est normal qu’on y participe à notre manière – que ça plaise ou non, d’ailleurs : là j’ai des collègues à Vitrolles (…), c’est la merde (…). Si tu fais pas gaffe, si tu t’occupes pas de toi, il y en a d’autres qui s’en occuperont ; et Vitrolles, le problème, ça a été ça : pendant des années (…), les gens, quand ils voyaient [Bruno Mégret], il faisait sa campagne dans les marchés, les mecs ils rigolaient, ils le laissaient faire, maintenant voilà (…). Je pense qu’à Marseille il faut pas qu’on en arrive là, parce que la ville ne le supporterait pas ; c’est pour ça que c’est important de s’investir politiquement un minimum. Il s’agit pas de devenir président, mais de dire qui on aimerait voir président (…). Ça me fait rire quand j’entends les jeunes qui me disent “la politique on s’en fout, on n’en a rien à foutre, c’est loin de nous tout ça” : c’est pas si loin que ça ! C’est pas si loin que ça ! Et à l’époque, quand j’étais minot, je me demandais ce qui pouvait faire changer les choses ; et après, je me suis rendu compte qu’en fait, elles ne peuvent changer que si tu rentres dans le circuit de ceux qui peuvent faire changer les choses ! Si tu n’es pas dedans, s’ils ont pas envie que ça change, ça changera pas ; c’est bien de pouvoir donner son avis, moi je trouve(…).

– Et vous incitez les jeunes à aller voter, à s’inscrire sur les listes électorales ?

– Oui : on leur explique que c’est leur avenir qu’ils sont en train de négliger. On leur explique comment ça se fait que dans certaines entreprises, on leur claque souvent la porte au nez, ou quand ils recherchent des apparts, ou autre ; on essaie de leur expliquer que tout ça, ça fait partie d’un système (…), et que si nous on rentre pas dedans, ça changera jamais. On n’est pas du genre à prendre les gens, à les tirer, à les emmener jusqu’à la mairie, et à leur dire : “allez, vas-y, inscris-toi” ; parce que même si tu leur fais ça (…), ça veut pas dire que le jour où il faudra voter ils vont aller voter. Il faut vraiment que ça soit une démarche volontaire, que les mecs, ils aient compris cette démarche-là ; nous, c’est surtout au niveau de l’information qu’on travaille (…). Les jeunes d’aujourd’hui, ils ont tellement été amadoués qu’ils savent plus mordre. Quand on leur demande de créer un rapport de force, ils savent plus trop ce que c’est : pour eux, c’est quelque chose de ridicule ; ils connaissent la force, mais que de manière individuelle »100.

27Cet extrait d’entretien montre l’évolution progressive du rapport au politique en général, et de la conception du vote en particulier, chez ce rappeur : la prise de conscience des effets des inégalités et du danger que représente l’extrême droite l’amène à vouloir participer à la vie politique. Le vote n’est donc pas strictement utilitaire : il atteste aussi l’appartenance à la nation ; et la politique ne se réduit plus à un monde régi par l’intérêt, mais elle engage des idées et des valeurs qu’il faut défendre. Depuis longtemps, IAM appelle aussi les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. En outre, au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, qui permet à Jean-Marie Le Pen d’être présent au second tour, Akhenaton, membre du groupe IAM, est à l’instigation d’une cassette vidéo d’une trentaine de minutes, appelant explicitement à voter pour Jacques Chirac, qui réunit plusieurs rappeurs français, mais aussi des artistes aussi divers que les membres du groupe de rock Noir Désir, Jean-Jacques Goldman, Romain Goupil, Gérard Depardieu, Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, par exemple, et qui a été distribuée à soixante mille exemplaires dans vingt-cinq grandes villes françaises où le FN a fait un score supérieur à 18 % des voix. Dans l’ensemble, on a donc affaire à un engagement politique essentiellement « négatif », d’opposition, voire défensif.

28Au total, les acteurs du hip-hop ont un rapport au politique à première vue extrêmement paradoxal, mais qui en même temps, n’est jamais que l’exacerbation de comportements et de représentations politiques qui traversent l’ensemble de la société française. Par leur pratique artistique tout d’abord, les acteurs du hip-hop sont d’emblée mis en relation avec la sphère politique : leur présence dans l’espace public équivaut à une prise de parole. Conscients de la domination qu’ils subissent, et des mécanismes politiques et sociaux qui la déterminent, ils se montrent très critiques envers un monde politique considéré comme corrompu et opaque, fermé sur lui-même. En conséquence, ils semblent chercher avant tout à maintenir ce monde à distance. Pourtant, il existe aussi « une valorisation dans l’abstrait de la politique » (Perrineau, Rey, 2002 : 43) chez les acteurs du hip-hop ; et c’est précisément au nom d’un idéal de justice sociale que s’effectue la critique de la politique telle qu’elle est. Mais la dénonciation des discriminations et des inégalités ne conduit guère à l’engagement politique au sens traditionnel du terme, en raison notamment du rejet de l’offre politique et du discrédit des institutions, même si à Marseille en particulier, la présence de l’extrême droite peut amener certains de ces acteurs à modifier leur rapport au politique et à réhabiliter le vote. Les politiques publiques du hip-hop ont donc affaire à des acteurs du hip-hop sur leurs gardes, à la fois critiques et déçus, et en attente d’une reconnaissance.

UNE INSTITUTIONNALISATION AMBIGUË DU CONFLIT

29La mise en politiques de la culture hip-hop représente, par définition, une forme d’institutionnalisation. Il s’agit d’examiner plus avant la nature de cette opération, à la lumière de la caractérisation politique de cette culture et de ses acteurs que l’on vient d’effectuer : si l’action publique vis-à-vis du hip-hop consiste à traiter la prise de parole d’un groupe social dominé, il reste à déterminer précisément la signification politique de ce traitement. D’un côté, les politiques publiques du hip-hop permettent la constitution d’un espace d’action publique autour de cette culture : à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, les acteurs du hip-hop accèdent à une forme de reconnaissance, non seulement artistique, mais aussi politique, dans la mesure où ils deviennent les interlocuteurs des administrations, en tant qu’experts de leur discipline. En ce sens, ces politiques favorisent l’émergence d’une véritable action collective à partir du hip-hop. Mais elles ne sont pas pour autant dépourvues d’ambiguïté : d’un autre côté, en effet, ces politiques représentent également une forme de canalisation d’un art contestataire. Les acteurs du hip-hop mettent en garde contre la tentative de contrôle social que celles-ci pourraient constituer ; l’esthétisation, en particulier, est vue par certains comme une dépolitisation. Enfin, ceux qui ont réussi vivent très mal le fait d’être présentés comme des modèles d’intégration.

La constitution d’un espace d’action publique

30Les politiques publiques du hip-hop apportent une double réponse à la prise de parole des acteurs de cette culture, qui se situent en retrait du champ politique. D’une part, elles réintroduisent de la mixité sociale là où celle-ci est menacée, comme dans les espaces publics des centres-villes, ou avait largement disparu, comme dans certains équipements culturels. D’autre part, les administrations contribuent à rapprocher les acteurs du hip-hop d’un système politique qu’ils dénigrent habituellement, dans la mesure où elles procèdent peu à peu à leur intégration au sein des instances de négociation ordinaires de l’action publique : leur capacité d’expertise est notamment valorisée. Certes, dans les deux cas, cela ne va pas sans difficultés ; mais celles-ci constituent d’une certaine manière un phénomène « normal », au sens où elles sont inhérentes au processus d’institutionnalisation du conflit.

Favoriser la mixité sociale

31Tout d’abord, les demandes et les revendications qu’exprime la culture hip-hop sont progressivement prises en compte par les administrations. Après un temps de confrontation entre acteurs du hip-hop et pouvoirs publics, qui résultait de l’entrée « par effraction » dans les centres-villes de nouvelles formes culturelles associées à des pratiques de détournement de l’espace urbain, les autorités politiques officialisent l’installation du hip-hop au cœur des villes par le biais de grandes manifestations artistiques ; puis les équipements culturels prennent le relais et accueillent à leur tour les différentes disciplines de la culture hip-hop. En un sens, la prise en charge d’un groupe de danseurs hip-hop du centre-ville de Marseille par la MJC Corderie peut être interprétée aussi comme le traitement d’une demande informelle : la MJC organise en effet des stages de perfectionnement pour ces jeunes amateurs de hip-hop, et soutient dans leurs démarches ceux qui sont les plus motivés par la professionnalisation. Le processus de reconnaissance qui a lieu est avant tout esthétique, mais sa portée politique est également très forte : il vise notamment à lutter contre la stigmatisation qui pèse sur les jeunes des quartiers populaires, en donnant une image positive de leurs pratiques. Il s’agit aussi de faire se rencontrer, ou en tout cas se croiser, les classes sociales, et des groupes sociaux originaires de territoires différents.

32D’une certaine manière, les politiques publiques du hiphop réactualisent le modèle politique de l’éducation populaire, qui prônait une sorte de réconciliation entre les classes : l’éducation populaire « fabrique, selon les cas, du consensus politique, de l’humanisme, de la paix sociale, elle est une instance de régulation, elle se situe dans la troisième voie… Elle contient en elle l’utopie d’un possible progrès social, qui se gagnerait dans la compréhension réciproque des groupes sociaux beaucoup plus que dans la lutte des classes, dans la mise à distance du politique » (Tétard, 2002 : 44). Et en l’occurrence, le succès de la culture hiphop résulte incontestablement d’une alliance entre les classes, plus précisément entre classes populaires et classes moyennes, à double titre : d’une part, les fonctionnaires, les membres d’associations culturelles généralistes, les animateurs, les travailleurs sociaux, et également les journalistes qui soutiennent le développement de la culture hip-hop appartiennent le plus souvent aux classes moyennes ; d’autre part, au sein même du mouvement hip-hop et des associations spécialisées, ou encore dans les groupes de pratiquants, on trouve aussi (et de plus en plus) des jeunes des classes moyennes. Roberta Shapiro (2001 : 107) écrit par exemple : « nous avons noté, à répétition, la rencontre entre ce jeune adulte diplômé de l’enseignement supérieur et des hip-hoppeurs autodidactes encore adolescents, qui se transforme en un engagement intense, d’abord bénévole, puis rémunéré (…). Il s’établit une sorte d’alliance de classes et de générations entre ces jeunes adultes des classes moyennes et des adolescents des classes populaires, et qui semble redoubler celle qui réunit animateurs, hip-hoppeurs et fonctionnaires depuis les débuts ». Or, les classes moyennes apportent des ressources précieuses : des ressources financières, mais aussi des compétences et un réseau de relations.

La mixité sociale dans les équipements culturels

33La mixité sociale est un objectif qui apparaît clairement chez les responsables d’équipements culturels : en programmant du hip-hop, il s’agit d’abord de faire venir dans ce type de lieux un public inhabituel, c’est-à-dire les amateurs de hiphop de la première heure. Mais autant que possible, il faut également éviter de recréer une homogénéité sociale trop forte ; plutôt que de substituer un public à un autre, le festival Logique hip-hop à Marseille comme l’Opéra de Bordeaux tentent de faire cohabiter ou de réunir des publics différents, comme on l’a vu – quitte à en payer le prix, lorsque les danseurs hip-hop tenus d’assister au spectacle de Stomp se manifestent bruyamment, et provoquent l’ire d’autres spectateurs, par exemple. Cet événement inspire ce commentaire à une animatrice du centre social et culturel de La Benauge, situé sur la rive droite de la ville de Bordeaux, qui a en charge le Hip’Opéra :

« Ces jeunes, ils sont intégrés, même s’ils foutent le bordel dans le spectacle de Stomp, parce qu’il y a des choses qu’ils ont du mal encore à respecter. Mais c’est aussi en les amenant, comme ça, sur des lieux de… de vie – j’allais dire de culture, mais enfin de vie – forcément, ils ont pas toujours l’occasion d’avoir un animateur ou un éducateur, et c’est bien aussi qu’ils sachent que dans la vie, peut-être pour deux heures, ils rencontreront quelqu’un qui s’adressera à eux – alors, pas toujours gentiment, puisque certains des gens du public qui, eux, avaient payé la place et qui étaient là comme spectateurs leur ont demandé quand même un peu de se taire – mais c’est aussi important qu’ils envisagent comme ça les relations de la vie autrement qu’avec des éducateurs et des animateurs ; qu’il y ait des gens, comme ça, qu’ils reverront plus jamais, mais n’empêche qu’ils ont vu à un moment précis et qui leur ont demandé des choses, quoi, et qui se sont adressés à eux autrement que par le biais des éducateurs, des assistantes sociales et des animateurs. Voilà. Bon, ça a donné lieu à une lettre que j’ai reçue (…) du théâtre Fémina me disant qu’effectivement, ça s’était pas très bien passé, mais ils ont l’intelligence, aussi, d’ajouter qu’ils ne baisseront pas les bras et qu’on sera accueillis et que bon, ça avait été un incident, et puis que les fois précédentes, ça s’était toujours très bien passé ; et que si eux décident de s’inscrire dans une démarche “sociale” et tout ce que tu veux, ils en assument aussi la responsabilité »101.

34Pour les jeunes des quartiers périphériques, entrer dans un équipement culturel prestigieux, c’est faire l’épreuve de l’altérité et de ses dangers. Selon l’animatrice, cette forme de socialisation est dure, mais utile – dans les deux sens d’ailleurs, car elle fustige aussi la réaction hostile des spectateurs mécontents :

« Sur des spectacles comme Stomp, [les jeunes] se décrivent vraiment comme les gens s’y attendent (…). C’est des représentations qui sont peut-être en train d’évoluer dans la tête des gens (…) ; c’est des mondes, comme ça, qui s’ignorent. Et je crois que nous, on essaie de valoriser ça : que ces jeunes, d’abord, ils sont très bien intégrés, même si à certains moments, ils peuvent pas s’empêcher d’être “le jeune du quartier”, parce que souvent, aussi, c’est une protection (…). Quand on les balance dans le Grand Théâtre, quand on les balance dans des contextes, comme ça, ou des situations qu’ils n’ont pas l’habitude de vivre, ils réagissent en fonction de ce que eux vivent ; et il faut que les gens soient aussi tolérants (…). Stomp, ça s’est très mal passé, parce qu’à la fin du spectacle, il y a un monsieur qui est intervenu lors du spectacle pour demander silence, qui s’y est peut-être pas très bien pris, parce que c’est un monsieur qui envisage pas du tout ce monde dans sa vie-là, dans sa vie à lui, et que moi j’ai eu affaire à ce monsieur à la fin du spectacle, puisqu’il a refait un spectacle à la fin du spectacle, lui, pour le coup, et qu’il a hurlé, quoi, à la fin du spectacle en demandant qui était d’abord la responsable, qu’il voulait qu’on lui rembourse la place, que son spectacle, ça avait été un fiasco – ce que j’entends, hein, d’ailleurs ; parce qu’effectivement, ça a pas dû être très rigolo pour lui, et qu’il a pas du tout compris ce qui lui est arrivé (…) – donc de suite, j’ai compris qu’effectivement, ça allait pas être simple à expliquer… Enfin il n’y a rien à expliquer, on n’est pas là non plus pour les protéger (…), ça leur rend pas service, aux jeunes, en disant : “ah mais non, excusez-les, ils viennent des quartiers”, ah non, pas ça, quoi, surtout pas (…). Et c’est bien aussi que les gens se frottent à tout ça »102.

35Contre la ségrégation et l’ignorance réciproque des différentes classes sociales, cette animatrice semble plaider pour une confrontation qui n’est pas toujours entièrement pacifique, mais qui a le mérite de rappeler l’existence de certains groupes sociaux à ceux qui voudraient l’oublier, et donc de montrer que ces groupes font pleinement partie de la collectivité nationale. L’idée d’intégration conflictuelle est ici revendiquée, à juste titre : même si la reconnaissance de la culture hip-hop ne se fait pas sans heurts, elle atteste que les pratiquants de ses différentes disciplines sont des membres à part entière de la société, de même que la participation de la classe ouvrière à la société française découlait avant tout de l’engagement de celle-ci dans des combats politiques et syndicaux.

36Les politiques publiques du hip-hop tentent donc de favoriser la mixité sociale dans les lieux publics et dans les équipements culturels pour répondre aux demandes formulées, explicitement ou non, à travers cette culture. Cependant, même si, conformément à l’idéal de l’éducation populaire, l’objectif est de parvenir à une réconciliation entre les classes, ou à un compromis, qui est effectivement une des voies principales d’achèvement du conflit (Simmel, 1995), ces politiques impliquent aussi une confrontation qui ressemble à la « socialisation par frottement » des individus à l’intérieur de la famille (de Singly, 2000), et qui peut s’avérer parfois assez rude. On retrouve ces tensions constitutives du processus d’institutionnalisation du conflit dans l’accès à l’expertise.

L’accès à l’expertise, un enjeu crucial

37Prise de parole dans l’espace public, la culture hip-hop réclame des autorités politiques une égalité de traitement pour les territoires périphériques et leurs habitants. Les politiques publiques du hip-hop cherchent également à répondre à cette attente, dans la mesure où les acteurs de cette culture entrent progressivement en négociation avec les administrations, comme n’importe quel groupe d’intérêt mobilisé, en l’occurrence à travers des associations spécialisées. Celles-ci deviennent des partenaires des pouvoirs publics, notamment en raison de leur capacité d’expertise.

38À Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, de nombreux pratiquants des différentes disciplines du hip-hop se regroupent dans des associations spécialisées, notamment à partir du milieu des années 1990, comme on l’a vu. Les associations généralistes que sont Musiques de Nuit, Parallèles Attitudes Diffusion et l’AMI favorisent en effet l’émergence du hip-hop dans les deux métropoles, leurs actions font croître considérablement le nombre d’amateurs de cette culture, mais parmi ceux-ci, certains en savent bientôt plus que ces experts généralistes et revendiquent alors un accès à la production d’expertise « officielle » : d’une certaine façon, la politique que ces associations ont mise en œuvre se retourne contre elles, puisque ceux qu’elles ont contribué à former comme experts mettent à profit leur savoir pour les critiquer. L’enjeu est crucial pour les acteurs du hip-hop, car l’expertise est une des rares scènes susceptibles de leur offrir l’occasion de se faire entendre : de manière générale, l’expertise est un élément central, quoique relativement récent, du répertoire de l’action collective. La faiblesse relative des crédits disponibles et la place occupée par les associations généralistes privent un temps les acteurs du hip-hop de cette scène, mais certaines associations spécialisées dans la promotion de cette culture réussissent néanmoins à acquérir la maîtrise du langage institutionnel et ont peu à peu voix au chapitre.

39Dans l’agglomération bordelaise, le cas de l’association Asphalt illustre bien ce passage d’une position de contestation systématique à une reconnaissance progressive par les administrations. Très critique à l’encontre du langage institutionnel et de la complexité des procédures qui guident l’accès aux subventions, comme on l’a vu au début de ce chapitre, Asphalt prend le parti de porter le conflit sur la place publique. Ainsi, pendant les Entretiens Culture et Ville, organisés par Musiques de Nuit et à l’instigation du SGAR, qui se déroulent en juillet 1999 sur la rive droite de l’agglomération bordelaise, et qui réunissent la plupart des professionnels du secteur (c’est-à-dire les élus, administrations, opérateurs et animateurs concernés par le volet culturel de la politique de la ville), certains de ses membres s’introduisent dans les débats par effraction (sans y avoir été invités) et attaquent ouvertement à la fois Musiques de Nuit et les représentants des différentes institutions. Directement interpellée et consciente des difficultés auxquelles est confronté ce type de « petites » associations, la chargée de mission pour la politique de la ville au SGAR accorde alors son soutien à Asphalt. Pour ne pas s’en tenir uniquement à une posture de dénonciation, et dans le but de prouver sa capacité à organiser des évènements, Asphalt, qui se définit comme une avant-garde, met en place en octobre et novembre 2000 une semaine d’ateliers et de rencontres intitulée Université hip-hop (ce qui atteste une ambition « savante » destinée à montrer que les disciplines du hip-hop sont aussi exigeantes que n’importe quel art), avec des « pointures » et des artistes « alternatifs » internationaux (tels que les Flying Steps, champions du monde de danse hiphop, ou des rappeurs de l’underground new-yorkais), et qui se termine par une soirée nommée « Performentalz » – alors même que la performance dans le hip-hop est généralement dévalorisée par les experts des institutions culturelles – incluant donc des compétitions de DJing et de danse hip-hop. Parallèlement, Asphalt est convié à la deuxième édition des Entretiens Culture et Ville, qui ont lieu fin novembre 2000 à Mérignac : appelé à intervenir dans un débat sur les métiers culturels, un membre d’Asphalt qui possède le statut d’emploi-jeune essaie de centrer la discussion sur la question de la pérennisation de ce type d’emplois, ce qui est une manière d’insister sur la précarité financière de son association, et donc, in fine, de mettre en doute la sincérité de l’engagement des autorités politiques en faveur du hip-hop. Quelques mois plus tard, un autre membre de l’association, doctorant en sciences de l’information et de la communication, négocie la commande d’une étude financée par les responsables de la politique de la ville à la préfecture de Gironde, à la DRAC et à la Direction Régionale et Départementale du ministère de la Jeunesse et des Sports (DRDJS) ; il remet en janvier 2002 un rapport intitulé « Hip-hop et politiques publiques dans le contexte bordelais » d’une tonalité à nouveau très virulente vis-à-vis des opérateurs généralistes.

40Au total, la participation progressive des acteurs du hiphop à la production d’expertise officielle semble s’imposer en pratique comme une solution pour les pouvoirs publics, sous la forme d’une intégration nécessairement conflictuelle : elle conditionne donc, par principe, la recevabilité de l’expertise, mais ne garantit pas pour autant l’arrêt de la contestation. En un sens, le développement endogène du hip-hop est effectif : à travers la conquête d’un statut d’expert (pour une partie d’entre eux au moins), ses pratiquants « fabriquent » de l’action collective et cherchent à contribuer à la définition des politiques publiques. Les administrations valorisent en effet les compétences acquises par les acteurs du hip-hop, compétences qui sont non seulement artistiques, mais aussi pleinement politiques : « quand les compétences politiques des jeunes se manifestent sur un mode “positif”, elles apparaissent dans un rapport de proximité et de conciliation avec les compétences attendues par les acteurs publics, elles deviennent “visibles”. Les jeunes cherchent à développer des savoirs procéduraux même s’ils critiquent en même temps les institutions (…). L’acceptation est toujours nuancée de réserve, de distance critique » (Roulleau-Berger, 1999 : 136). Même s’ils ne se départent pas entièrement de leur méfiance à l’égard du système politique, les acteurs du hip-hop acceptent de devenir des interlocuteurs réguliers des pouvoirs publics.

41Ainsi, les politiques publiques du hip-hop parviennent à créer les conditions d’une forme d’action collective qui réunit les jeunes des quartiers populaires, malgré les obstacles qui empêchent généralement ce type de mobilisation de voir le jour. Très souvent, en effet, la stigmatisation qui pèse sur ces territoires et sur leurs habitants et l’intériorisation d’une identité négative qui en résulte minent toute velléité d’action collective, même si ces habitants sont conscients de la domination qu’ils subissent. Or, en procédant à la reconnaissance de la culture hip-hop, et en intégrant les pratiquants de ses différentes disciplines dans un processus de négociation qui leur donne un statut d’experts, les autorités politiques favorisent l’émergence d’une identité positive, qui fonde une action collective durable. La politique de la ville, en particulier, « a répondu aux demandes d’espace public (…) en dégageant, sur le terrain culturel, un espace où la “diversité endogène” a été prise en compte non plus sur le registre négatif de la correction d’un “handicap”, mais sur celui, positif, de la valorisation culturelle » (Milliot, 2000 : 158). Cependant, tous les acteurs du hip-hop n’y trouvent pas leur compte ; pour nombre d’entre eux, l’institutionnalisation de leur culture équivaut à une forme de dépolitisation.

L’encadrement institutionnel

42Éloignés de la vie politique, les acteurs du hip-hop regardent avec méfiance la mise en place des dispositifs de soutien à cette culture : pour beaucoup, l’institutionnalisation progressive du hip-hop est vécue comme une dénaturation de leur activité, et en l’occurrence, comme une amputation de sa dimension politique. Tout d’abord, ceux-ci remettent en cause la finalité même du soutien public au hip-hop, qu’ils perçoivent comme une forme de contrôle social. Ensuite, le processus d’esthétisation est la cible de nombreuses critiques : une partie des acteurs du hip-hop l’interprète comme une tentative de dépolitisation. Enfin, ceux qui réussissent refusent également d’être présentés comme des « modèles d’intégration ».

Une tentative de contrôle social ?

43Alors qu’ils se tiennent à distance de la sphère politique, les acteurs du hip-hop sont nombreux à s’interroger sur les objectifs latents d’un processus d’institutionnalisation alimenté par la puissance publique. Le soupçon naît en particulier de l’inscription très importante du financement public du hip-hop dans la politique de la ville : dans la mesure où celle-ci entend apporter une réponse aux « violences urbaines », notamment via la prévention de la délinquance, les acteurs du hip-hop s’inquiètent d’une possible utilisation de leur art à des fins de maintien de la paix sociale.

44Plusieurs éléments les incitent à interpréter les politiques publiques du hip-hop comme un outil de répression. Ainsi, le fait que la mise sur agenda de ces politiques résulte largement des émeutes survenues en banlieue semble montrer que l’objectif prioritaire est la régulation de la violence. Les acteurs du hip-hop rejoignent ici les analyses de Gurr et King, par exemple, selon lesquelles, comme l’explique Patrick Le Galès (1995 : 262), « les politiques mises en œuvre ont alors avant tout pour objectif de contrôler les populations dans les quartiers, de protéger les autres, de rassurer et de susciter le soutien de l’ensemble de la population. Politique d’accompagnement social, de développement social et politique sécuritaire sont deux faces de l’action de l’État qui se recoupent ». Dans une optique similaire, Piven et Cloward (1971) estiment que le développement de l’État-Providence est une manière de répondre aux demandes des pauvres qui s’expriment parfois de façon violente, et donc in fine de contrôler cette catégorie de la population. À la limite, il est possible d’interpréter dans le même sens l’idée selon laquelle la politique de la ville, notamment, a de fait des objectifs nécessairement restreints, bien en deçà des ambitions ordinairement affichées – idée que défend par exemple la chargée de mission pour cette politique au SGAR Aquitaine :

« On sait bien qu’on fait une politique d’amortissage social, tout ce qu’on fait ne modifie en rien, fondamentalement, les causes de l’existence de ces quartiers »103.

45Ainsi, la citoyenneté, mise en avant de façon récurrente, ressemble à une coquille vide lorsqu’elle est réduite à la lutte contre les « incivilités » : « les politiques de la ville sont un des vecteurs du brouillage des niveaux de réalité et d’analyse qui assimilent le plus souvent l’apprentissage des civilités à l’apprentissage de la citoyenneté » (Métral, 2000 : 12). De même, le contrôle social est un des ressorts constants des politiques de jeunesse (Loncle, 2003) : dans la partie consacrée à la culture, le Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (1994-1998), par exemple, faisait état d’une démarche qui « a pour principale ambition d’animer le quartier et de répondre au souci d’occupation du temps libre des populations, en particulier les jeunes, avec des visées principalement socio-éducatives »104. Plus généralement, les acteurs publics qui mettent en œuvre les politiques du hip-hop sont d’ailleurs bien conscients du soupçon qui pèse sur eux, et tentent de s’en démarquer ; c’est le cas en particulier des responsables d’équipements culturels, comme en témoigne le directeur de l’action culturelle de l’Opéra de Bordeaux :

« Nous, on regarde les danseurs de la compagnie Rêvolution comme des artistes à part entière, et pas simplement comme des animateurs qui sont capables de restaurer du lien social dans les quartiers en difficulté. C’est d’abord et avant tout des artistes. On leur demande d’être des créateurs ; à nous après de mettre leurs créations au centre de stratégies plus générales, qui visent à faire que les gens vivent mieux ensemble. C’est pas leur problème, d’inventer ces stratégies-là. Trop souvent, notamment sur le hip-hop, on a eu tendance à considérer qu’au moins, l’intérêt du hip-hop, c’était que pendant qu’ils dansaient, ils cassaient pas des voitures, et que les jeunes qui les regardaient danser, ils volaient pas dans les magasins, quoi. Nous, on se situe pas dans ces logiques-là »105.

46Le directeur de l’action culturelle affirme haut et fort le primat de la dimension artistique du hip-hop sur sa dimension sociale, sous peine de perdre toute crédibilité auprès de danseurs hip-hop (professionnels ou amateurs) prêts à dénoncer toute tentative de contrôle social, et d’aboutir à un échec sur tous les plans ; mais en même temps, il ne nie pas le fait que cette politique culturelle s’articule à une politique de traitement des problèmes sociaux. En conséquence, les associations spécialisées accusent les administrations et les responsables d’équipements de faire primer un critère directement politique dans leurs choix des projets soutenus, et concrètement, de privilégier un hip-hop politiquement inoffensif, comme si les institutions cherchaient à « calmer le jobard » (Goffman, 1989).

47La rencontre organisée en avril 2000 par Musiques de Nuit autour de Freeman, membre du groupe IAM, ainsi que d’autres représentants du rap marseillais, à l’issue d’une semaine d’ateliers et la veille de son concert, et qui a lieu à Cenon, dans la banlieue bordelaise, en présence du maire de la ville et du vice-président du Conseil Général (deux collectivités locales qui financent le travail de l’association), illustre bien ce point. La résidence de Freeman s’inscrit dans la continuité d’une collaboration qui a commencé dès les premières interventions de Musiques de Nuit sur la rive droite de l’agglomération, alors qu’IAM n’était encore qu’un groupe très jeune, quasiment inconnu du grand public, et dont les membres sortaient à peine de l’adolescence ; mais c’est aujourd’hui un groupe phare du rap français, qui a vendu plusieurs millions d’albums, si bien que pour certains acteurs du hip-hop de l’agglomération, cette rencontre est l’occasion de formuler de vives critiques à l’encontre de Musiques de Nuit – et indirectement, ce sont les autorités politiques qui sont visées : des artistes qui parlent en leur nom propre et des représentants d’associations spécialisées leur reprochent de se soumettre à « l’économie du star-system » (Benhamou, 2002), la notoriété acquise par IAM devenant alors un élément à charge.

Le travail social en accusation

48Le travail social fait également l’objet de multiples récriminations de la part des acteurs du hip-hop, qui accusent en particulier les animateurs de se servir du hip-hop pour pacifier les quartiers plutôt que d’en faire un outil d’émancipation ; ils renouent en cela avec une vieille critique du travail social. Du reste, l’idéologie des travailleurs sociaux les conduit souvent à vouloir isoler les adolescents de la rue, et en l’occurrence, à éloigner les acteurs du hip-hop des espaces publics : « les animateurs participent, à leur façon, de la logique scolaire qui préconise un encadrement des enfants et des adolescents le plus long possible, afin de ne pas les laisser livrés à “eux-mêmes”. Leurs actions éducatives (…) les détachent aussi des sociabilités juvéniles de leurs quartiers HLM, perçues comme dangereuses par les personnels socioculturels » (Faure, 2003 : 200). De plus, les acteurs du hip-hop mettent en garde les autorités politiques contre les dangers de l’utilisation abusive du hip-hop par les structures de l’animation socioculturelle ; pour ceux-ci, en effet, cette utilisation résulte d’un raisonnement à courte vue, qui risque de se révéler à terme contre-productif du point de vue même des objectifs affichés par les pouvoirs publics, comme l’explique par exemple ce membre de l’association Coast II Coast : « Il faut arrêter avec le social ! C’est dangereux ! On produit des frustrés, parce qu’on fait croire que tout le monde peut se faire sa place dans le hip-hop ! Les groupes de rap qui se montent maintenant ont un manager au bout de deux mois ! »106.

49Dans un débat autour du hip-hop organisé à l’occasion de la venue de Freeman et évoqué supra, le même individu rappelle que tous les jeunes de banlieue ne vont pas devenir rappeurs ou danseurs hip-hop et insiste sur le rôle de l’école. Une partie des acteurs du hip-hop se tient donc délibérément à l’écart des équipements socioculturels : dans ce cas, « les jeunes se placent à distance des dispositifs de réparation sociale qu’ils voient comme des appareils disciplinaires (…). [Leur] sentiment d’injustice s’est généralement développé dans l’accumulation d’expériences institutionnelles où [ils] n’ont pas été reconnus » (Roulleau-Berger, 1999 : 136).

50Que leurs cibles soient les administrations, les équipements culturels ou le travail social, de nombreux acteurs du hip-hop accusent donc plus ou moins explicitement l’ensemble des politiques publiques de viser avant tout la pacification des quartiers populaires. Certes, la logique d’institutionnalisation « peut être contradictoire avec le recours aux répertoires les plus énergiques de l’action collective » (Neveu, 1996 : 98-99). Mais il ne faut pas se méprendre : dire que les autorités politiques cherchent à éviter les émeutes est une chose, prétendre qu’elles essaient également de briser toute action collective dans ces territoires en est une autre. Les émeutes représentent il est vrai un moyen de pression et une forme d’action collective, même embryonnaire ; cependant, « baston et manifestation ne sont pas équivalentes », pour reprendre les mots de Sebastian Roché (2001 : 259-260), qui affirme aussi que « la délinquance n’est pas une lutte sociale ». Dans cette optique, la répression de la délinquance n’est pas en soi un obstacle à la formation d’une action collective ; pour Sebastian Roché, c’est bien plutôt la délinquance qui est un obstacle à la mobilisation. Autrement dit, si la volonté de contrôle social n’est pas étrangère aux politiques publiques du hip-hop, elle n’est pas nécessairement exclusive, ni incompatible avec le soutien à la constitution d’une action collective. Les critiques que les acteurs du hip-hop adressent aux travailleurs sociaux doivent alors être réinterprétées, car elles sont aussi un signe de l’institutionnalisation du conflit ; les tensions sont nombreuses, mais elles se déroulent en grande partie à l’intérieur des équipements socioculturels. Cependant, la dénonciation du contrôle social ne se limite pas au travail social : l’esthétisation est également une cible privilégiée des attaques des acteurs du hip-hop.

L’esthétisation comme dépolitisation

51L’esthétisation du hip-hop est diversement appréciée par ses acteurs : ceux qui n’y trouvent pas leur compte sont nombreux. Or, l’esthétisation peut entrer en contradiction avec la dimension politique du hip-hop, dans la mesure où ce processus consiste précisément à faire rentrer dans la catégorie d’art quelque chose qui l’excède : une prise de parole. Une partie des acteurs du hip-hop résiste donc à cette tendance pour des raisons politiques : pour le dire autrement, la résistance à l’esthétisation n’est pas qu’une résistance artistique et culturelle, elle peut aussi posséder une dimension directement politique.

52Tout d’abord, par définition, en quelque sorte, l’esthétisation consiste à isoler la dimension artistique d’une pratique de tout ce qui n’est pas de l’art ; elle suppose donc de rompre l’imbrication du politique et du culturel qui caractérise le hip-hop. L’esthétisation implique également la séparation des différentes disciplines du hip-hop, comme on l’a vu ; or, la destruction de l’unité de la culture hip-hop a des conséquences politiques très importantes : comme le dit Hugues Bazin (2000 : 44), « les différentes politiques, volontairement ou involontairement, ont encouragé une spécialisation. C’est avant tout la spécialisation dans une seule dimension processuelle (la sensibilisation pour les structures de proximité, la transmission pour les conservatoires, la création pour les scènes nationales, la diffusion pour les scènes de musiques actuelles, etc.) qui rend non seulement impossible la prise en compte du mouvement d’une forme dans sa globalité mais contribue même à sa déstructuration. En effet, la spécialisation des processus contribue à laisser chacun s’enfermer dans sa propre logique. La création en se repliant dans l’art pour l’art s’opposera à la diffusion qui sera d’autant plus soumise aux lois du marché. La transmission sera tentée par l’académisme à mépriser une sensibilisation rejetée à des activités occupationnelles ». L’esthétisation contribue à diviser le mouvement hip-hop : elle instaure à l’intérieur de celui-ci des frontières et des clivages qui lui préexistent, tels que la coupure entre le culturel et le socioculturel, par exemple ; paradoxalement, l’intégration (même partielle) du hip-hop au champ artistique produit de la division, parce que ce champ est fragmenté, hiérarchisé et hyperconcurrentiel. Ainsi, lorsque l’association Asphalt organise une grande soirée qui réunit les différentes disciplines du hip-hop (cf. supra), elle donne à son action une dimension politique, de même que le graffeur Blade, par exemple, qui parle d’un combat à propos de la lutte contre cette tendance à la séparation des formes d’expression du hip-hop, comme on l’a vu dans le chapitre précédent.

53La critique de l’esthétisation répond ensuite à l’exigence d’authenticité des créations, dont les acteurs du hip-hop estiment être les seuls garants. En l’occurrence, il s’agit d’examiner la fidélité à l’esprit du hip-hop, à ses valeurs fondatrices (respect, attitudes positives,…) ; or, de ce point de vue, pour un nombre important de ses acteurs, les transformations que subit le hip-hop, tant dans sa production que dans sa « consommation », équivalent à une perte de sens de l’activité. L’évolution du hip-hop témoigne d’une forte diversification non seulement de ses publics, mais aussi de ses pratiquants (dans des proportions variables selon les disciplines), qui résulte notamment de l’esthétisation ; en conséquence, la pratique d’une discipline du hip-hop n’a plus forcément la même signification pour tous : loisir occasionnel pour certains, c’est en revanche une activité hautement sérieuse pour le passionné de la première heure, le pratiquant acharné qui s’y investit corps et biens. Le parallèle est frappant avec la distinction wébérienne entre religiosité de masse et religiosité de virtuose (Weber, 1996) : selon les puristes, le hip-hop suppose un engagement de la personne tout entière. Ils craignent donc que la « massification » ne provoque une altération de la radicalité du mouvement, comme en témoigne ce membre de l’association Coast II Coast, par exemple : « Une jeune fille a contacté l’asso’ parce qu’elle hésitait à s’inscrire dans un cours de danse hip-hop l’année prochaine : j’ai discuté avec elle, en gros, elle peut aussi bien faire du tennis ! »107. Dès lors, la croissance du nombre d’amateurs pour lesquels le hip-hop se réduit à un simple divertissement conduit les virtuoses du hip-hop à demander des comptes directement aux autorités administratives, accusées d’annihiler la dimension politique du hip-hop.

54Les acteurs du hip-hop ne sont a priori pas opposés à une diffusion massive, bien au contraire, parce que le hip-hop se nourrit du regard d’autrui, et parce que s’il y a un « message » à faire passer, autant qu’il soit entendu par le plus grand nombre ; mais selon eux, cette diffusion ne doit pas se faire à n’importe quel prix. Or, de manière générale, l’intensité de la pratique diminue au fur et à mesure que le hip-hop se diffuse ; et une partie des acteurs du hip-hop redoute que la signification politique qu’ils donnent à leur activité se dissolve dans l’extension à l’infini du nombre de pratiquants. Comme pour tout domaine artistique, les acteurs qui s’investissent le plus dans une discipline et les pionniers de celle-ci revendiquent un droit de regard sur l’évolution ultérieure de leur pratique ; pour certains rockeurs par exemple, « le rock dans la définition la plus pure dont ils ont tendance à se faire les croisés, peut constituer une cause à laquelle consacrer [toute son énergie] » (Mignon, 1991 : 210). De même, les acteurs du hip-hop cherchent à préserver la définition initiale du hip-hop à laquelle ils sont très attachés, parce qu’elle leur permet de garder la pleine maîtrise de leur art ; leur engagement total dans et pour cette culture, de type militant, les conduit à voir dans l’esthétisation une forme de dépolitisation. En conséquence, la tentative de réconciliation sociale que représente l’institutionnalisation « est rejetée ou ignorée par ceux qui affirment une altérité radicale, basée non seulement sur une différence culturelle, mais surtout sur une irréductible distance de classe » (Shapiro, Bureau, 2000 : 28) : le processus d’esthétisation implique en effet aussi d’opérer un polissage et de gommer les rugosités des différentes formes d’expression de la culture hip-hop. L’esthétisation représente donc une forme d’encadrement que beaucoup n’acceptent pas.

L’intégration

55Les politiques publiques du hip-hop constituent une politique d’intégration par la culture ; mais cet objectif d’intégration ne peut être énoncé comme tel, car il s’avère de fait extrêmement ambigu. Par définition, il laisse entendre en effet que les acteurs du hip-hop, au départ, ne sont pas intégrés. Or, si les jeunes des quartiers populaires sont au moins dans une certaine mesure économiquement exclus, ils sont culturellement intégrés : leurs désirs de consommation, par exemple, sont les mêmes que ceux des classes moyennes. Les populations démunies des banlieues sont « tout à la fois virtuellement intégrées à notre société de consommation et de loisirs, et effectivement empêchées d’y accéder du fait de leurs faibles ressources économiques » (Villechaise-Dupont, 2000 : 20). Dans cette optique, la banlieue peut alors être considérée comme une « machine à intégrer » (Iteanu, 2000 : 182). D’une certaine manière, les jeunes qui habitent ces territoires sont même « surintégrés », dans la mesure où ils se soumettent parfois totalement à une logique de groupe et n’existent plus en tant que sujets, comme lorsqu’ils adoptent un comportement violent, par exemple : dans ce cas, « c’est bien le groupe en tant que tel qui est le vecteur de la violence et des conduites d’incivilité ou d’agression, et non une personnalité “déstructurée” ou mal “socialisée”. De ce point de vue, le groupe de pairs joue, au contraire, un rôle profondément socialisateur et même “hypersocialisateur” (…). Dans un espace public qu’il perçoit comme étranger ou hostile, l’individu se fond au groupe » (Lapeyronnie, 1999a : 49). Les jeunes issus de l’immigration, en particulier, sont souvent présentés comme ayant des problèmes « identitaires » ou comme « tiraillés entre deux cultures » ; or, la différence culturelle qu’ils peuvent afficher est le résultat de leur assimilation : dans ce cas, l’ethnicité n’est pas héritée, elle est recréée et découle d’un choix stratégique.

56En conséquence, les politiques publiques du hip-hop sont en porte-à-faux avec leurs ressortissants lorsqu’elles sont présentées comme une politique d’intégration. L’énonciation publique de l’intégration comme objectif et comme résultat de ces politiques est particulièrement mal vécue par ceux qui en sont pourtant les « bénéficiaires » : les acteurs du hip-hop la ressentent comme une insulte, dans la mesure où ils sont déjà culturellement intégrés. Tout se passe comme si ceux-ci devaient prouver leur volonté d’intégration pour réussir, comme s’ils étaient récompensés pour leur parcours d’intégration. Dès lors, les acteurs du hip-hop ont l’impression d’avoir été dupés : même s’ils ont réussi, « beaucoup de jeunes d’origine africaine et maghrébine ont en même temps le sentiment d’être l’objet de “vol identitaire”, d’être dépossédés par des acteurs institutionnels de leurs projets, d’être limités dans leur espace de revendication identitaire, d’être victimes de formes de colonialisme intérieures et de discriminations diverses » (Roulleau-Berger, 1999 : 164). C’est ce que laisse entendre par exemple ce rappeur, membre de l’association Coast II Coast : « Une des chances et un des malheurs du hip-hop, en termes de relation avec les institutions, c’est que le hip-hop, ça va être une culture, ça va être aussi un moyen de prévention, et un moyen d’intégration – un des mots que je déteste le plus depuis que j’ai compris ce que ça voulait dire »108.

57Si le travail social, notamment, est l’objet de toutes les critiques, c’est aussi parce que dans son principe même, il stigmatise ceux qui sont l’objet de l’intervention sociale : il leur signifie qu’ils ne sont pas intégrés. Dans une certaine mesure, il est donc possible « d’analyser les relations des travailleurs sociaux (…) et des fonctionnaires avec les habitants des quartiers “difficiles” en termes de colonialisme interne. De façon euphémisée sans doute, il s’agit de “civiliser” les cas sociaux » (Dubet, Martuccelli, 1998 : 137). En cela, les politiques publiques du hip-hop ressemblent aux politiques sociales et à leurs dispositifs d’insertion, face auxquels les individus les plus précarisés n’ont d’autre monnaie d’échange que leur bonne foi et leur volonté de se réinsérer.

58Il faut alors revenir sur les œuvres et les parcours analysés dans le chapitre précédent : lorsque les institutions culturelles demandent aux acteurs du hip-hop d’incorporer des codes de l’art savant dans leurs productions, elles cherchent aussi à vérifier leur capacité à « s’intégrer » ; et ceux qui modifient leur pratique en ce sens, comme par exemple les danseurs de la compagnie bordelaise Rêvolution pour Noir/Blanc, attestent leur bonne volonté. L’imposition des critères d’appartenance au monde artistique revêt donc une dimension politique : pour être accepté dans ce monde, il faut montrer son désir d’intégration tout court. Les acteurs du hip-hop sont souvent désarçonnés devant cette exigence inattendue : une partie d’entre eux ne joue plus le jeu, et fait défection, ou refuse de se soumettre à ces injonctions, comme on l’a vu. Ces démissions et ces révoltes contre l’esthétisation possèdent elles aussi un caractère politique : elles représentent une forme de résistance à l’encadrement institutionnel qui règne dans les quartiers populaires, où la dépendance à l’égard des aides sociales est très forte, par exemple. Pour les acteurs du hip-hop, cet encadrement, dont l’impératif d’intégration est un élément essentiel, contribue à la dépolitisation ; dans ces territoires, tout se passe comme si la moindre prise de parole (telle que celle que le hip-hop constitue) ne pouvait échapper à une mise en forme opérée par les différents dispositifs institutionnels – mise en forme qui aboutirait finalement à la confiscation de cette parole.

59Dans cette optique, il faut noter que les médias contribuent à la dépolitisation des « violences urbaines », car celles-ci sont généralement analysées du point de vue des classes moyennes, ou encore du point de vue des institutions. De même, il existe un déficit de représentation politique des habitants des quartiers stigmatisés : outre la faible présence des Français issus de l’immigration au sein du personnel politique, « l’espace politique est fermé pratiquement et symboliquement aux populations des quartiers sensibles » (Lapeyronnie, 1999b : 57). Dès lors, le modèle républicain, qui exige notamment une stricte séparation entre privé et public, apparaît plutôt comme une barrière à l’entrée pour ces groupes sociaux : l’universel abstrait qu’il prétend incarner ressemble de fait à un « mono-culturalisme français qui régit défensivement le champ public en se raidissant » (Khosrokhavar, 1997 : 151).

La politisation des parcours de réussite par les élus

60Parallèlement, il existe pourtant une forme de politisation de la culture hip-hop liée à la question de l’intégration : celle qu’opèrent les élus. Les acteurs du hip-hop qui ont réussi sont en effet présentés comme des modèles d’intégration par les élus, ce qui a pour conséquence de les renvoyer à nouveau à leurs origines sociales, géographiques et/ou ethniques. Dans un premier temps, certes, ce type de présentation publique peut être vécu positivement par les acteurs du hip-hop, comme une sorte de reconnaissance officielle ; mais ce n’est plus le cas lorsqu’ils comprennent qu’ils sont l’objet d’une forme de politisation, comme l’explique par exemple l’administratrice de la compagnie Rêvolution à propos de l’un des danseurs, d’origine maghrébine :

« En 1999, il est allé soutenir le maire de Bordeaux, Juppé, à une réunion sur sa politique dans les quartiers parce que l’Opéra de Bordeaux le lui a demandé, et donc il y est allé, Juppé a dit : “je suis avec mon ami, qui était dans la rue et qui maintenant est au pinacle, en haut des marches de l’Opéra”, etc. La troisième réunion que le RPR a demandée, moi j’ai dit stop, on arrête maintenant, je lui ai dit : “tu vas pas aux réunions du RPR” ! Le hip-hop, c’est pas de la représentation politique pour Alain Juppé (…). Les gens de l’Opéra lui ont dit que c’était très important de venir, que c’était toute la nouvelle politique sociale de Juppé vers les quartiers, et tout ça et tout ça ; il a même serré la main à Chirac, dans ce genre de réunions. Il n’y a pas beaucoup de gens qui résisteraient à ce genre de pressions sur des personnes très jeunes, et parmi toutes ces personnes très jeunes, celles qui effectivement viennent des quartiers difficiles et ont le sentiment qu’elles sont en train de grimper (…). Il était mal à l’aise après, quand il a vu la photo de lui avec Chirac. Il est pas très politisé, mais il est pas pro-chiraquien ! »109.

61À la fois éloignés du monde politique tel qu’il est et généralement sur leurs gardes vis-à-vis des élus, les acteurs du hip-hop sont néanmoins tenus par un certain nombre d’obligations qui dépassent le cadre strictement professionnel, et qu’ils peuvent considérer initialement comme du donnant donnant : ainsi, pour ce danseur, le soutien que l’Opéra de Bordeaux apporte à la compagnie Rêvolution a pour contrepartie sa présence dans une réunion politique du maire de la ville. Mais ce genre de présentation publique n’est pas sans effet, car les acteurs du hip-hop se retrouvent du même coup dans une situation de double contrainte : d’un côté, ils souhaitent être reconnus comme artistes, ce qui implique qu’ils se débarrassent (au moins en partie) de ce qui les lie encore à leur milieu d’origine, et ce rappel des origines ruine leurs efforts en ce sens ; de l’autre, les acteurs du hip-hop entendent également revendiquer leurs « racines », mais l’évocation de celles-ci par les élus mine complètement cette revendication.

62Cette forme de politisation de la culture hip-hop par les élus, d’une façon ou d’une autre, ne peut donc que susciter des réserves, voire des critiques chez les acteurs du hip-hop ; accaparé de la sorte par les élus, le sens des politiques publiques du hip-hop leur échappe. Par conséquent, comme le dit Patrick Simon (2000 : 27) à propos des rappeurs, « beaucoup sont tentés de se dégager de la double injonction : être à la hauteur des attentes de ceux qu’ils représentent, volontairement ou non, et se conformer aux exhortations des pouvoirs publics à produire et incarner des modèles positifs pour les “jeunes des banlieues”. La lassitude gagne le rappeur qui voudrait être reconnu comme artiste et se voit renvoyé à ses responsabilités sociales ». Dans la chanson intitulée « À vouloir toucher Dieu… », extraite de Black album (2002), Akhenaton, membre du groupe IAM, se défend par exemple d’être une sorte de produit miracle et refuse d’endosser le rôle que les autorités politiques veulent lui faire jouer :

« J’suis pas celui qu’on attendait (…)
Quelle sorte d’espoir places-tu en moi ?
J’suis pas celui qui changera l’ciel
Ou allègera le fardeau ici-bas (…)
J’vais rien changer, j’suis pas celui que les écrits annoncent (…)
Je déteste être présenté comme une possible solution
Moi j’fais juste partie des problèmes que nous avons ».

63Le refus massif de l’engagement politique traditionnel peut s’analyser en des termes similaires : plutôt que de risquer d’être dépossédés du sens de ce qu’ils font, les acteurs du hip-hop préfèrent généralement se tenir à distance du monde politique. De même, la volonté que manifestent les acteurs du hip-hop d’échapper à toute « récupération », notamment sur le thème de l’intégration, donc, exprime bien le refus d’une politisation exogène susceptible de se retourner contre eux.

64Au total, l’institutionnalisation du conflit que représentent les politiques publiques du hip-hop apparaît fondamentalement ambivalente. De manière générale, le rap, notamment, étant considéré comme trop violent et pas assez citoyen (Pecqueux, 2007), il s’agit en effet, pour les autorités politiques, de transformer cet excès de violence en citoyenneté, ou en tout cas, d’un côté, de contribuer à faire émerger une citoyenneté en acte, et de l’autre, de réduire cette violence. Ainsi, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, on assiste bel et bien à la formation d’un espace d’action publique, notamment via l’accès à l’expertise, au moins pour une partie des acteurs du hip-hop ; et leur intégration à l’activité d’expertise ne signifie pas que ces derniers perdent leur capacité critique, bien au contraire. Mais l’encadrement institutionnel qui pèse sur les acteurs du hip-hop a pour conséquence le fait que parmi ceux-ci, beaucoup ne se reconnaissent plus dans ce qu’ils font, soit parce qu’ils ont le sentiment que leur art est utilisé pour occuper les jeunes des quartiers populaires dans une optique de régulation de la violence, soit parce que l’esthétisation est vécue comme une dépolitisation, soit, enfin, parce que ceux qui ont réussi sont présentés comme des modèles d’intégration.

65On retrouve l’ambiguïté inhérente à toute dynamique d’institutionnalisation du conflit : ce processus doit permettre de traiter un problème qu’il contribue pourtant à maintenir ; il légitime l’existence du conflit, et en même temps, il l’encadre. D’une certaine manière, la culture hip-hop est soumise à la tension que connaît tout mouvement social, qui oscille entre un rôle de trublion souvent synonyme d’inefficacité car toujours sous la menace de la répression, et l’entrée dans la négociation avec les pouvoirs publics, qui implique la possibilité de la domestication (Piven, Cloward, 1979). Cette tension est même exacerbée, en raison de la distance au politique tel qu’il est qui caractérise les acteurs du hip-hop. Il reste alors à examiner les stratégies des villes, car celles-ci déterminent fortement le sens précis que prend, pour les acteurs du hiphop, l’institutionnalisation de leur pratique.