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Politique du hip-hop

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Loïc Lafargue de Grangeneuve

1. L’ancrage du hip-hop dans la politique de la ville

Texte intégral

  • 8 Même si le rôle du marché ne doit pas être négligé, notamment pour le rap, qui pour le coup est ég (...)

1Ancrée à l’origine dans un territoire et dans un groupe social, la culture hip-hop est aussi d’emblée ancrée dans une politique, la politique de la ville : en effet, l’arrivée du hip-hop en France coïncide grosso modo avec la naissance de la politique de la ville (au début des années 1980), et son essor véritable est parallèle à l’institutionnalisation de cette politique dans les années 1990. Plus précisément, la mise sur agenda de la culture hip-hop s’effectue par le biais de la politique de la ville, et ce cadrage initial demeure aujourd’hui le fondement principal de l’action publique vis-à-vis du hip-hop. Ainsi, la politique de la ville a d’une certaine façon opéré une captation du hip-hop, tant sur le plan financier que du point de vue idéologique8 : d’une part, les subventions dont bénéficie directement ou indirectement le hip-hop proviennent en grande partie de la politique de la ville ; d’autre part, la grille d’interprétation du phénomène sur laquelle s’appuient les politiques publiques du hip-hop est celle de la politique de la ville.

2Cet ancrage a des effets paradoxaux : d’un côté, le soutien quasi-militant des acteurs de la politique de la ville et de l’animation socioculturelle constitue pour la culture hip-hop un atout très précieux, qui lui a permis de connaître un développement très rapide et une large diffusion en France ; de l’autre, cependant, l’ancrage du hip-hop dans cette politique présente aussi un effet pervers majeur, qui est de maintenir une bonne partie des acteurs du hip-hop dans une grande précarité, à l’écart des circuits classiques de financement des politiques culturelles. En cela, le hip-hop est confronté à l’ambiguïté fondamentale de la politique de la ville : destinée au départ à favoriser un retour vers les dispositifs de droit commun, elle peut aussi devenir une sorte de nasse dont il est ensuite difficile de s’extraire.

3Il s’agit ici d’étudier les causes de cet ancrage du hip-hop dans la politique de la ville, puis certaines de ses conséquences. Tout d’abord, les raisons de l’implication des acteurs de la politique de la ville en faveur du hip-hop doivent être mises au jour : au-delà de l’aspect relativement militant de cette politique, ce sont en effet des engagements individuels qui sont à l’origine de l’émergence de réseaux locaux de soutien à la culture hip-hop, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise ; tous voient dans le hip-hop un support potentiel de leur action. De même, le hip-hop représente une ressource pour l’animation socioculturelle. Néanmoins, si ce soutien a sans doute été utile au hip-hop au début, voire indispensable, son ancrage dans la politique de la ville pousse les acteurs du hip-hop à une concurrence accrue, en raison à la fois de l’atomisation du mouvement hip-hop lui-même et de la faiblesse du budget de cette politique, finalement assez marginale pour la puissance publique ; ainsi, pour nombre d’entre eux, la politique de la ville finit par ressembler à un cercle vicieux dont on sort difficilement.

LA POLITIQUE DE LA VILLE, CADRE INITIAL DES POLITIQUES PUBLIQUES DU HIP-HOP

4La politique de la ville constitue le cadre originel de définition des politiques publiques du hip-hop, parce que la culture hip-hop a été rapidement considérée comme un moyen de réaliser certains de ses objectifs tels que la sortie de la stigmatisation des banlieues, par exemple via la mise en avant de modèles de réussite qui en sont issus, et dans lesquels leurs habitants sont susceptibles de se reconnaître. Plus précisément, il est possible de distinguer deux types de réseaux qui se sont fortement mobilisés pour le développement de la culture hip-hop, à Marseille et dans la métropole bordelaise :

  • d’une part, le réseau en formation autour de la politique de la ville, qui s’est constitué parallèlement à l’évolution de la culture hip-hop, dans la mesure où l’essor de cette culture et celui de la politique de la ville sont concomitants. Il rassemble lui-même deux sortes d’acteurs : des acteurs publics, et des acteurs associatifs ;
  • d’autre part, et en lien étroit avec le premier, le réseau de l’action culturelle « traditionnelle », c’est-à-dire les structures de l’animation socioculturelle ; ce réseau existe depuis longtemps : il est bien antérieur à l’apparition du hip-hop, puisque dans sa forme actuelle, il remonte au moins aux années 1960. Ainsi, les animateurs ont souvent accueilli avec enthousiasme l’arrivée du hip-hop et ont favorisé sa diffusion, car il représente pour eux un outil précieux.

L’implication des militants de la politique de la ville en faveur du hip-hop

La politique de la ville, une politique portée à l’origine par des militants

  • 9 Comme l’illustre l’organisation de débats sur la ville (les Entretiens de la Ville I et II). « C’e (...)
  • 10 Il remarque par exemple que « le constat d’échec que représentaient les événements de Vaulx-en-Vel (...)

5Tout d’abord, la politique de la ville, dès l’origine, se veut l’expression d’une volonté politique forte ; laboratoire de la gestion publique, la politique de la ville prétend incarner un renouveau de l’action publique sur la ville. Cette conception émane d’acteurs déterminés, qui ont su se faire entendre au plus haut niveau de l’État, et qui ont été capables de porter cette politique, puis de la faire entrer dans les mœurs administratives. Autrement dit, la naissance et l’institutionnalisation de la politique de la ville sont le résultat d’une action collective qui a notamment pris la forme d’une forte mobilisation de certains courants intellectuels, en particulier autour de la revue Esprit9, et dont le livre de Jacques Donzelot et Philippe Estèbe, L’État animateur, est d’une certaine manière devenu le symbole ; ils évoquent ainsi un « militantisme d’action publique » (1994 : 110) pour qualifier les débuts de cette politique. Le « primat de l’idéologie » des fonctionnaires de la DIV (Délégation Interministérielle à la Ville) est également attesté par Gérard Chevalier10. En outre, historiquement, la politique de la ville s’inscrit aussi dans une tradition militante bien plus ancienne, qui remonte par exemple aux luttes urbaines des années 1970, ou encore aux multiples combats qui ont eu lieu autour de la question du logement depuis l’après-guerre.

  • 11 Comme l’indique le nom même de la DIV – Délégation Interministérielle à la Ville – et ce, même si (...)
  • 12 La dernière phrase, entre guillemets, est un extrait d’entretien.

6Les institutions de la politique de la ville se définissent donc d’emblée comme une sorte d’« administration de mission », dont les services sont cependant limités : il faut rappeler ici la forme spécifique de la politique de la ville, qui est en effet une politique transversale, interministérielle11. En conséquence, il convient de relativiser quelque peu l’idée d’un militantisme généralisé des acteurs de cette politique : par exemple, pour le ministère de la Culture, dont le budget, en stagnation relative depuis le premier ministère Lang, est de toute façon un des plus faibles par rapport aux autres ministères, la création de la politique de la ville a ainsi constitué une opportunité d’action, dans la mesure où elle signifiait une manne financière supplémentaire bienvenue. Plus généralement, « les ministères les plus pauvres ont été “appâtés” par l’intérêt que représentait pour eux le financement interministériel. Les “petites” administrations (la Culture, la Jeunesse et les sports […]) ont compris le parti qu’elles pouvaient tirer d’un partenariat financier ou des effets de visibilisation et de légitimation de leurs actions dans un moment où la ville disposait d’une large couverture médiatique. Pour ces administrations, pendant longtemps, “la politique de la ville a été surtout appréhendée, sur le plan central, comme une source de financement” » (Damamme, Jobert, 1995 : 23)12. Ainsi, l’engagement d’une partie du personnel de certains ministères dans la politique de la ville est donc souvent très largement « intéressé ».

7Dans le même temps, la création de la DIV (en 1988) est vécue comme une menace par des ministères qui redoutent de perdre la maîtrise de certaines de leurs attributions traditionnelles. Les représentants de la DIV sont alors amenés à justifier leur existence par rapport aux différents ministères, et pour montrer le bien-fondé de leur mission, ils sont tenus de s’investir fortement partout où cela est possible. À cet égard, les manifestations organisées autour de la culture hip-hop (parmi d’autres) remplissent aussi une fonction de légitimation de leur action. Il n’en demeure pas moins que la culture militante des acteurs de la politique de la ville peut expliquer (au moins en partie) le soutien particulier dont le hip-hop bénéficie. Il s’agit maintenant d’examiner au niveau local la formation des réseaux qui se sont mobilisés pour la culture hip-hop.

Des engagements individuels au sein de l’administration

8À Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, dans le cadre de la politique de la ville, un réseau composé d’un petit nombre d’acteurs qui entretiennent des relations privilégiées se met progressivement en place pour mener des opérations autour de la culture hip-hop. Dans les deux cas, la plupart de ses membres ont une caractéristique commune : d’une façon ou d’une autre, ils sont relativement en marge au sein de leur institution. Ce positionnement est à la fois cause et conséquence de leur engagement, selon une causalité circulaire : ces acteurs s’orientent vers la politique de la ville parce qu’ils se situent déjà à la marge de leur organisation d’appartenance, et leur investissement dans cette politique renforce ensuite leur isolement initial au sein de leur administration. En général, cependant, l’esprit militant qui règne à la DIV est moins répandu chez les acteurs locaux de la politique de la ville : en effet, « cette forme d’engagement présente un coût important (l’abandon au moins partiel des principes d’identité et de solidarité institutionnelles) que peu de fonctionnaires souhaitent assumer. Dans ces conditions, les agents publics qui s’investissent fortement sont peu nombreux » (Bachelet, Rangeon, 1996 : 11). Ainsi, en dernier ressort, ce sont donc moins des services qui s’engagent que des individus, ce qui explique la constitution de réseaux sur la base de relations interpersonnelles. Il convient désormais d’identifier plus avant ces acteurs dans les deux métropoles.

9Dans l’agglomération bordelaise, par exemple, la chargée de mission pour la politique de la ville au Secrétariat Général pour les Affaires Régionales (SGAR) joue un rôle essentiel dans la réalisation de nombreux projets artistiques autour du hip-hop. Même si elle vient du ministère de l’Équipement, elle s’implique beaucoup dans les dossiers culturels, et le suivi des actions, ainsi que le fait d’avoir assisté à quelques spectacles, lui ont permis d’acquérir une certaine connaissance de la culture hip-hop. Concrètement, c’est elle qui fait le lien entre les financeurs et les acteurs opérationnels qui souhaitent organiser des manifestations autour du hip-hop. Dotée d’une forte personnalité, elle a su entretenir une dynamique en faveur du hip-hop dans le cadre de la politique de la ville, à partir du milieu des années 1990.

  • 13 Les chefs de projet mettent en œuvre le contrat de ville.
  • 14 Le Développement Social Urbain (DSU) a succédé en 1989 au Développement Social des Quartiers (DSQ) (...)
  • 15 Cet arrondissement se situe dans les quartiers Nord de la ville.
  • 16 Entretien, 10 avril 2001.

10De son côté, Marseille possède une culture militante à la fois très ancienne et toujours vivace (Duport, 2000), qui explique que la politique de la ville y a rencontré un écho particulier. De plus, beaucoup d’animateurs ont été attirés par les nouveaux métiers de la politique de la ville : nombre de « chefs de projets marseillais13 (…) ont découvert, par leur implication dès l’enfance dans le “mouvement social”, une voie professionnelle qui les a conduits de l’animation socio-culturelle au DSU » (Peraldi, 1995 : 70)14. Dès lors, rien d’étonnant à ce que ceux-ci accordent une place de choix à l’action culturelle dans leur travail, et donc, entre autres, au hip-hop. Parfois, des relations privilégiées peuvent s’établir avec certains acteurs associatifs, comme pour cette chef de projet du 15e arrondissement Nord15, qui a noué des liens affectifs avec les membres de la Sound Musical School B-Vice, une association de promotion du hip-hop, et qui déclare : « On se connaît depuis des années, on est amis »16. Le président de cette association confirme en ces termes :

  • 17 Entretien, 12 janvier 2001.

« C’est rare de trouver un institutionnel qui écoute dès le début ; elle nous a soutenus dès le début de notre asso’, elle était là dans les bons et les mauvais moments (…). C’est la personne-clef pour notre asso’, c’est elle qui défend nos projets auprès des institutions ; on se connaît depuis dix ans, c’est une amie maintenant, c’est plus la chef de projet, on mange ensemble »17.

11Au-delà de l’aspect affectif, qui révèle un engagement marqué, il apparaît nettement que pour les acteurs du hiphop, ce type de relations représente un appui crucial.

  • 18 En 2001, le FAS est devenu le FASILD (Fonds d’Action et de Soutien pour l’Intégration et la Lutte (...)

12Parmi les différents partenaires du Contrat de Ville de chacune des deux métropoles, le FAS (Fonds d’Action Sociale)18 est également, en règle générale, un fervent défenseur des projets autour du hip-hop. Au nom de sa mission d’intégration, en effet, le FAS soutient le hip-hop en tant que forme d’expression culturelle des jeunes issus de l’immigration, principaux ressortissants de la politique publique qu’il met en œuvre, comme l’explique par exemple la chargée de mission « culture » à la délégation régionale du FAS Aquitaine :

  • 19 Entretien, 14 mai 2000.

« Le souci des institutions, c’est d’aider les jeunes à s’insérer (…). À la limite, le hip-hop, peu importe ; ce serait du jazz, ce serait autre chose… L’enjeu, à partir du moment où il y a des jeunes qui galèrent plus que d’autres, c’est comment les aider à s’insérer dans la société ; l’aide au mouvement hip-hop peut contribuer à cette insertion : donc c’est pas une fin en soi (…). Il s’agit de travailler à la reconnaissance d’une jeunesse, d’une forme d’expression d’une certaine jeunesse ; mais qui dit culture dit leur place dans la société »19.

13Dans la région PACA, la délégation du FAS fait une analyse identique de l’importance de la reconnaissance de la culture hip-hop ; son représentant chargé de l’action culturelle, lui-même d’origine maghrébine – une caractéristique susceptible de renforcer son engagement en faveur du hiphop – affirme ainsi :

  • 20 Entretien, 11 avril 2001.

« Ce mouvement culturel est un terrain d’expression sociale et politique d’un public qui, au-delà de l’engouement artistique (…), trouve là [une forme] de promotion, de valorisation privilégiée pour accéder à une citoyenneté qui reste absente sur le domaine parfois scolaire, économique,… et qui est inexistante souvent. Et le terrain artistique permet cette forme de mobilisation collective (…). Cela suffit pour nous à soutenir cette émergence culturelle portée par des jeunes dont un certain nombre sont issus de l’immigration (…). On a été moins frileux que certains financeurs, on a été plus volontaristes »20.

  • 21 Entretien, 14 mai 2001.

14Dans cette optique, le FAS PACA adopte souvent une tactique qui consiste à commencer à financer seul certains projets, et à utiliser ensuite cette première subvention comme argument pour convaincre ses partenaires de le suivre, comme l’explique le chargé de mission politique de la ville à la Direction Générale des Affaires Culturelles (DGAC) de la mairie de Marseille : « Le Fonds d’action sociale a cette tendance-là, à partir de manière autonome sur des projets, et puis à essayer d’entraîner les autres sur le financement »21.

15Le FAS occupe donc une place importante au sein des réseaux locaux de soutien au hip-hop, même si son poids est relativement limité en raison de la faiblesse de ses moyens financiers. Le hip-hop, cependant, n’est pas venu tout seul à l’administration et à la politique de la ville : la constitution de ces réseaux est aussi le fruit d’une intense mobilisation associative.

Le hip-hop porté par des associations culturelles généralistes

16À côté des acteurs administratifs, certains responsables associatifs sont partie prenante des réseaux de soutien au hip-hop, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise. Autrement dit, l’attention dont bénéficie le hip-hop dans le cadre de la politique de la ville est le résultat de la rencontre d’un volontarisme politique et d’associations culturelles militantes. Celles-ci jouent en effet un rôle de médiateur entre les acteurs du hip-hop et les institutions ; elles ont su convaincre certains acteurs publics de miser sur la culture hip-hop.

  • 22 La crise économique ne tarde pas à faire sentir ses effets sur les politiques culturelles : le bud (...)

17De manière générale, les associations représentent un élément essentiel de la démocratie, y compris en France, où leur poids a longtemps été sous-estimé, voire délibérément minoré, notamment pour des raisons idéologiques, au nom d’un idéal républicain et d’une pensée politique jacobine très centralisatrice ; l’engagement associatif connaît cependant un bond spectaculaire depuis les années 1970, si bien que l’importance des associations tend à être réévaluée positivement (Barthélemy, 2000). En particulier, les associations ont une place déterminante dans la vie culturelle française, dont elles constituent en quelque sorte « le terreau (…), le socle » (Moulinier, 2001 : 13). De même, le fonctionnement quotidien de la politique de la ville repose largement sur l’existence d’une multitude d’associations, dont de nombreuses associations culturelles, comme l’a montré un rapport commandé par Lionel Jospin, alors Premier ministre (Sandrier, 2001). Ainsi, pour les responsables associatifs porteurs de projets autour du hip-hop, la politique de la ville représente une précieuse fenêtre d’opportunité (policy window), à un moment où, après une phase d’euphorie relative liée notamment au doublement du budget du ministère de la Culture en 1981, le financement de la politique culturelle stricto sensu atteint ses limites22.

18Dans la métropole bordelaise, par exemple, le développement du hip-hop doit beaucoup à Musiques de Nuit Diffusion, une association fondée en 1984 par des passionnés de jazz à l’origine. En 1990, Musiques de Nuit signe une convention avec le Conseil Général de la Gironde qui l’incite à élargir son rayon d’action et à intervenir sur tout le territoire du département ; les membres de l’association organisent alors l’opération « Rap dans les cités », qui repose sur le principe de l’atelier-résidence : les artistes invités s’installent dans un quartier, assurent des ateliers de pratique artistique et se produisent en concert pendant leur séjour – Musiques de Nuit fait venir NTM et IAM, qui n’en étaient alors qu’à leurs débuts, mais qui seront bientôt les deux groupes majeurs du rap français. Devant la réussite de la manifestation, Musiques de Nuit décide de mener une action de longue durée autour du hip-hop (et des musiques du monde) sur la rive droite de l’agglomération, qui concentre une grande partie des quartiers d’habitat social : l’idée est que les adolescents de cette banlieue populaire, et en particulier les enfants d’immigrés, sont susceptibles de s’identifier aux premiers pratiquants du hip-hop aux États-Unis. Une série d’opérations est ainsi mise en place tout au long des années 1990 sur le même principe : Cités des musiques, puis le Festival des Hauts de Garonne à partir de 1993, et Quartiers musiques, qui prépare le Carnaval de Bordeaux depuis 1996, en partenariat avec Parallèles Attitudes Diffusion (PAD), association qui gère une salle dédiée aux musiques amplifiées, la Rock School Barbey.

19Dans la mesure où le public visé est précisément le public prioritaire de la politique de la ville, toutes ces manifestations sont financées essentiellement par cette politique ; les responsables de Musiques de Nuit bénéficient en effet d’un appui total de la part de la chargée de mission politique de la ville au SGAR, qui souligne le rôle-clef joué par les acteurs opérationnels (et par cette association en particulier) dans l’animation du volet culturel de cette politique :

  • 23 Entretien, 3 février 2000. Pendant l’entretien, elle fait constamment référence aux actions menées (...)

« La culture, l’importance qu’elle occupe [au sein de la politique de la ville], elle est essentiellement fonction (…) de l’existence d’opérateurs culturels de qualité (…). Ça, je crois profondément que ça conditionne tout le reste. Donc, à la fois, ça dépend de la vitalité des opérateurs culturels, de l’existence ou non de projets, et puis de la force de leur expression »23.

20Musiques de Nuit se présente donc comme un élément moteur du réseau qui œuvre pour promouvoir le hip-hop dans l’agglomération bordelaise.

  • 24 Comme son nom l’indique, l’espace investi est une friche industrielle : c’est une ancienne manufac (...)
  • 25 Même s’il n’a pas encore atteint la notoriété qu’il aura quelques années plus tard.
  • 26 Un atelier d’écriture (rap) avec MC Solaar en 1995, puis avec d’autres rappeurs, dont le marseilla (...)

21L’association AMI (Aide aux Musiques Innovatrices) remplit une fonction analogue à Marseille. Née en 1986, elle est au départ exclusivement centrée sur les musiques improvisées, considérées comme avant-gardistes. Les activités de l’AMI sont partie prenante de la Friche de la Belle de Mai dès son ouverture en 1992, dans un lieu culturel qui regroupe un ensemble de projets artistiques très divers autour d’une autre association, Système Friche Théâtre24. La Friche devient rapidement le repaire des rappeurs marseillais, car un des studios de répétition situés dans ses locaux est mis à disposition du groupe IAM, qui est déjà à l’époque le groupe phare de la ville25 (d’autres groupes de rap suivront) ; elle héberge également une radio associative, radio Grenouille, qui possède une émission consacrée au rap. L’AMI, qui s’installe à la Friche en 1994, entreprend alors de se positionner fortement dans le domaine du hip-hop, et se lance à partir de 1995 dans un ambitieux programme d’action qui comprend principalement deux volets : d’une part, un volet diffusion : l’AMI organise un festival de hip-hop, Logique Hip-Hop, qui est un des plus grands festivals de rap en France ; d’autre part, un volet formation : l’AMI met en place toute une série d’ateliers de pratique artistique (souvent sous la forme d’ateliers-résidences), d’abord ponctuels, puis permanents, dans la plupart des différentes disciplines du hip-hop, avec comme intervenants des artistes locaux ou nationaux26. Le festival et les ateliers rencontrent un succès massif, notamment auprès des jeunes des quartiers Nord, qui composent l’essentiel du public des premières éditions de Logique Hip-Hop (Richard, 2002). Ainsi, comme les actions menées par Musiques de Nuit, ces opérations, reconduites d’année en année, sont largement financées dans le cadre de la politique de la ville ; elles ont un impact considérable sur le développement du hip-hop, et en particulier du rap, à Marseille.

22En définitive, tout se passe comme si l’AMI et Musiques de Nuit (et PAD dans une moindre mesure) étaient devenus les référents en matière de hip-hop pour les administrations publiques concernées par la politique de la ville, alors même que ces associations ne se définissent pas forcément comme telles. Sous l’impulsion de quelques acteurs-clefs de cette politique, les pouvoirs publics accordent en effet leur confiance à des opérateurs qui ont fait leurs preuves dans des domaines similaires : depuis le milieu des années 1980, Musiques de Nuit organise déjà des concerts et des festivals de jazz, et PAD acquiert une certaine notoriété au cours des années 1990 pour tout ce qui touche au rock et aux musiques amplifiées ; de même, à l’origine, l’AMI, dont le directeur est un ancien rockeur, porte une manifestation autour des musiques improvisées qui a longtemps eu lieu en Arles, le festival MIMI (Mouvement International des Musiques Innovatrices). À ce titre, ces associations bénéficient de subventions publiques ; elles peuvent faire valoir leur sérieux et leur savoir-faire ; leurs membres sont considérés comme des « professionnels repérés » (Trépos, 1996 : 17), au sens où ces opérateurs représentent, pour les institutions, les piliers de l’action culturelle en matière de nouvelles pratiques artistiques (en particulier musicales) des jeunes – ce dont témoigne, par exemple, le directeur de Musiques de Nuit :

  • 27 Entretien, 18 février 2000. En outre, des relations étroites unissent l’AMI et Musiques de Nuit, q (...)

« La crédibilité, si tu veux, elle est arrivée (…) d’abord sur les concerts de jazz, d’abord sur les pratiques autour du jazz, tu vois : pas autour du hip-hop ! D’abord autour du jazz. Et après, effectivement, auprès de certaines personnes – pas de tout le monde, auprès de certains – on fait effectivement référence pour ce qui concerne les actions culturelles qui rentrent dans le champ de la politique de la ville. Parce que ce sont des questions qui nous passionnent »27.

23Ils sont donc en quelque sorte intronisés experts généralistes, capables de « sortir des limites » de leurs spécialités initiales (Delmas, 2001 : 17). Ainsi, ces associations forment avec les acteurs les plus militants de la politique de la ville un petit réseau dynamique qui porte le hip-hop, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise. Plus généralement, l’apparition de ce type de réseaux est un résultat important de la politique de la ville : « ce sont des réseaux qui fonctionnent dans, voire autour de la politique de la ville et qui sont créés par la politique de la ville » (de Maillard, 2002a : 98). En même temps, l’action de ces réseaux en faveur du développement du hiphop déborde la politique de la ville stricto sensu, puisqu’elle se greffe sur un autre réseau – connexe, mais néanmoins distinct : celui de l’animation socioculturelle et plus généralement du travail social, qui lui préexiste, et qui fonctionne de façon largement autonome.

Le hip-hop, un outil pour le travail social et l’animation socioculturelle

24Sous l’impulsion de la politique de la ville, le monde du travail social, et de l’animation socioculturelle en particulier, s’est fortement mobilisé autour de la culture hip-hop ; souvent en première ligne des nouveaux dispositifs territoriaux mis en place dans le cadre de la politique de la ville comme tous les métiers du social, les animateurs ont su rebondir et ont rapidement intégré le hip-hop parmi les outils de leurs pratiques professionnelles. En outre, la présence massive du hip-hop dans les structures de l’animation s’inscrit aussi dans une histoire longue : en effet, les relations entre animation et formes d’expression artistiques des jeunes sont anciennes ; dès les années 1960, par exemple, le rock bénéficie d’un soutien important du côté des Maisons des Jeunes et de la Culture (MJC). Ainsi, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, animateurs et directeurs de centres sociaux multiplient les projets autour des différentes disciplines du hip-hop dans les années 1990 et 2000, la plupart du temps en lien étroit avec les acteurs de la politique de la ville.

L’animation et le travail social au cœur des nouveaux dispositifs territoriaux

  • 28 À Marseille, par exemple, en 1999, 65 % des centres sociaux étaient situés dans les territoires pr (...)

25Le travail social est au cœur des transformations de l’action publique opérées par la politique de la ville : celle-ci prend progressivement le pas sur les politiques sociales « classiques », mais en même temps, en raison de leur implantation géographique et de leur histoire, les centres sociaux s’imposent assez naturellement comme des relais de terrain essentiels pour la mise en œuvre des nouveaux dispositifs territoriaux28. Certes, la politique de la ville est d’abord perçue comme une menace par bon nombre de travailleurs sociaux, principalement pour deux raisons : d’une part, la politique de la ville institue de nouveaux métiers (chef de projet, agent de développement local,…) qui ouvrent une brèche dans « le monopole traditionnellement exercé par les professionnels sur l’intervention sociale » (de Maillard, 2002b : 217), et qui représentent donc une forme de concurrence sur le « marché » du traitement des problèmes sociaux urbains, dont les travailleurs sociaux craignent un moment d’être marginalisés ; d’autre part, et plus fondamentalement, cette politique constitue aussi, d’une certaine façon, une critique du travail social : elle implique une remise en question des pratiques et de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux. Ainsi, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques Ion (1996), la politique de la ville met « le travail social à l’épreuve du territoire ».

26Néanmoins, les univers du travail social et de la politique de la ville sont plus proches qu’il n’y paraît au premier abord ; en pratique, les travailleurs sociaux ont effectivement des atouts non négligeables à faire valoir auprès des responsables de ce type de politiques : « l’appel aux “acteurs de terrain” dont sont porteuses ces politiques place les travailleurs sociaux, qui disposent tant d’une proximité avec le public que d’une connaissance des institutions, dans une position potentiellement favorable » (de Maillard, 2002b : 217). De plus, le mode de raisonnement, les concepts et le vocabulaire des deux univers sont similaires : « Les thématiques de la “participation”, de la “mobilisation locale”, de la “construction collective de projets” font écho au travail social communautaire introduit en France au milieu des années 1970 ou, surtout, aux projets de l’animation socio-culturelle », poursuit l’auteur (de Maillard, 2002b : 217).

27Il faut noter ici que parmi tous les métiers du travail social, ce sont les professions de l’animation qui apparaissent le plus en phase avec la politique de la ville : en effet, « historiquement, les animateurs socioculturels pourraient être présentés comme les spécialistes – non dits comme tels – du territorial » (Ion, 1996 : 97) ; le quartier doit toujours constituer le cadre spatial de référence de leur action, par exemple. Les animateurs retrouvent dans la politique de la ville, au moins en partie, une reformulation des objectifs de la mission qui leur est assignée et des valeurs qui fondent leur identité professionnelle. Ainsi, les raisons pour lesquelles la politique de la ville appuie le développement du hip-hop ne sont pas foncièrement différentes de celles qui ont poussé l’animation à soutenir constamment les pratiques artistiques des jeunes.

L’animation, soutien historique et indéfectible des pratiques culturelles des jeunes

28À partir des années 1980 et surtout du début des années 1990, les animateurs se sont emparés du hip-hop sous l’impulsion de la politique de la ville, mais pas seulement : en réalité, le réseau des équipements socioculturels est bien antérieur à l’apparition de cette politique, et il contribue depuis longtemps à l’essor des formes d’expression artistiques des jeunes. Pour mieux comprendre les causes de l’engagement des animateurs en faveur du hip-hop, il convient alors de retracer brièvement deux moments essentiels de l’histoire de l’animation : la période de fondation, autour des mouvements d’éducation populaire, et les années 1960, qui constituent en quelque sorte la « grande époque » de l’animation.

29L’animation a une longue histoire, dont les origines remontent à la fin du xixe siècle. Une centaine d’années avant la naissance de la politique de la ville, les premiers équipements destinés à accueillir les loisirs urbains sont créés ; en effet, un ensemble d’acteurs très divers qui viennent du catholicisme social ou des œuvres laïques se rassemble dans de ce qui n’est encore qu’une nébuleuse : l’éducation populaire. Inspirés par une philosophie d’action commune, qui consiste à « favoriser la démocratisation des savoirs dans le but de compléter l’enseignement scolaire et de former des citoyens » (Augustin, Gillet, 2000 : 135), ils cherchent à organiser l’offre de loisirs en ville, notamment pour les jeunes des classes populaires. De grandes fédérations d’éducation populaire apparaissent, et l’animation est directement issue de ce mouvement.

  • 29 « Les MJC s’ouvrent aux groupes de rock, se font leurs porte-parole (…) ; elles abritent des cours (...)

30Dans les années 1960, les pouvoirs publics, et notamment le ministère de la Jeunesse et des Sports, subventionnent massivement ces fédérations associatives et organisent peu à peu la professionnalisation de l’animation, à une époque où le Plan met très fortement en avant les équipements collectifs (Poujol, 1993). Parallèlement, la réapparition des bandes de jeunes tels que les blousons noirs ne laisse pas d’inquiéter. En conséquence, les structures d’animation se voient confier une mission de prévention de la délinquance sur laquelle elles s’appuient pour apporter leur soutien à une culture juvénile en voie de formation : « ces équipements (…), notamment ceux implantés en périphérie des villes, dans les grands ensembles (…), deviennent donc progressivement des lieux d’expression de nouvelles valeurs ou de nouvelles formes culturelles » (Ion, 1996 : 99-100). En particulier, le rock, musique liée à toute une culture contestataire partagée par une large partie de la jeunesse, est souvent accueilli avec enthousiasme dans les équipements socioculturels29 ; les animateurs comme les responsables de ces structures apprécient en effet le côté rebelle du rock qui s’accorde facilement avec leurs convictions militantes (Mignon, 1996). En même temps, en tout cas du point de vue de la puissance publique, la valorisation du rock doit avant tout permettre de favoriser l’intégration de ses pratiquants : « le rock devient (…) un des aspects des politiques d’insertion (…) ; [dans les MJC], le rock en général [est] pour une bonne part la mise en pratique de l’idée qu’une activité musicale donne des repères, responsabilise, met en valeur ses protagonistes », souligne Patrick Mignon (1991 : 212). Bien que les grilles de lecture soient quelque peu différentes, elles ne sont pas incompatibles, au contraire, et tout le monde s’y retrouve : animateurs et pouvoirs publics s’entendent pour soutenir le développement du rock. La présence massive du hip-hop dans les équipements socioculturels depuis la fin des années 1980 découle directement du lien qui a été établi pendant cette période entre le rock et l’animation.

Le hip-hop comme ressource

  • 30 Le COGESC est une association mise en place en 1964 par la CAF de la Gironde, les bailleurs HLM et (...)

31Le hip-hop est un outil privilégié du travail social contemporain. Peu de temps après son introduction en France, en effet, il a été adopté par le monde de l’animation. Les premiers ateliers autour du hip-hop, qui ont souvent lieu pendant les vacances scolaires, sont financés la plupart du temps dans le cadre du programme Ville-Vie-Vacances (VVV), dispositif de la politique de la ville qui a pris la suite des Opérations Prévention Été (OPE) mises en place après les émeutes de Vénissieux, dans la banlieue lyonnaise, en 1981 ; à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, ils remportent un succès massif : l’engouement chez les jeunes est tel qu’il faut parfois refuser du monde. Parallèlement, les animateurs tentent aussi de répondre aux demandes formulées par les jeunes passionnés de hip-hop qui concernent par exemple l’utilisation des locaux, ce qui ne va pas sans difficultés, comme en témoigne la déléguée générale adjointe du Comité de gestion des équipements socioculturels (COGESC)30 qui a en charge la gestion de dix-huit centres sociaux répartis dans toute la CUB (Communauté Urbaine de Bordeaux) :

  • 31 Entretien, 28 juin 2000.

« Certains ont besoin des centres sociaux ; ils ne pourraient pas répéter sinon : qui supporterait leur musique ? Parce qu’il faut se la supporter quand même ; j’ai quarante-huit ans, et à un moment, ça me fatigue d’entendre du hip-hop ! Trouver des salles pour répéter, c’est aussi bête que ça ! »31.

  • 32 Entretien, 20 mars 2001.
  • 33 Entretien cité.

32Ce type de lieux a donc pour fonction première de permettre d’héberger des groupes et des cultures qui sont l’objet d’un « malentendu sonore et social », pour reprendre la belle expression de Marc Touché ; plus généralement, explique l’auteur, « les institutions spécialisées du travail social et celles polyvalentes de l’animation socioculturelle et culturelle ont été et sont encore des hauts lieux du dépannage et de l’accueil des musiciens qui sont ailleurs en situation de quasi-illégitimité de pratique et d’intermittents conflits de voisinage » (Touché, 1996 : 62). Que ce soit sous la forme d’ateliers à l’année ou de mise à disposition de leurs équipements, le hip-hop devient un outil fréquemment utilisé par les travailleurs sociaux : dans l’agglomération bordelaise, par exemple, toutes les opérations mises en place par Musiques de Nuit telles que Rap dans les cités, le Festival des Hauts de Garonne, et Quartiers musiques, s’effectuent en partenariat avec des équipements socioculturels. Le succès du hip-hop auprès des professionnels de l’animation a deux raisons majeures ; il est d’abord extrêmement mobilisateur chez les jeunes (condition sine qua non), comme l’indique un des animateurs responsables du secteur jeunes au centre social de Saint-Mauront, à Marseille : « Les centres sociaux, les structures ont exploité le rap parce que c’était la demande des jeunes »32. Mais aussi et surtout, le hip-hop est très efficace, au sens où il permet aux travailleurs sociaux de remplir leur mission. C’est le cas, par exemple, des ateliers d’écriture rap, une activité qui peut servir à réhabiliter l’identité d’adolescents qui connaissent de graves difficultés à l’école, comme l’explique la déléguée du COGESC : « Des jeunes en échec scolaire, auxquels on n’aurait jamais osé demander d’écrire des textes, se sont mis à écrire – et puis des textes (…) au contenu très intéressant ! »33.

33De manière générale, selon les travailleurs sociaux, les jeunes apparaissent transformés, quelle que soit la discipline du hip-hop pratiquée ; pour certains, le hip-hop est même un moyen de tourner le dos à une probable carrière délinquante. La même personne raconte l’histoire des membres d’un groupe de rap de Lormont, sur la rive droite de l’agglomération bordelaise :

  • 34 « Culture(s) urbaine(s) » est l’expression « officielle » utilisée par les responsables associatif (...)
  • 35 Entretien cité.

« Ils étaient mal barrés, ils faisaient des conneries ; quand on a répondu à leur demande de prêt de salle, d’achat de matériel, de négocier des places pour jouer, on a vu ces jeunes arrêter de faire des conneries, changer d’attitude (…). Les cultures urbaines34, c’était un bon outil, parce qu’on mettait en place des deals : “j’accepte de te prêter une salle, mais toi, tu fais un peu le médiateur dans le quartier, le grand frère” ; je ne cautionne pas de l’irresponsabilité, de la délinquance (…). Je porte un regard très positif sur les cultures urbaines, qui sont pour les centres sociaux un moyen de valorisation et d’épanouissement de l’individu, et de reconnaissance des jeunes des cités »35.

34Du point de vue des animateurs, le hip-hop présente de nombreux avantages : il possède une utilité sociale indéniable, puisqu’il participe indirectement de la lutte contre la délinquance, et il est également bénéfique pour l’individu. En outre, la mise en place d’ateliers dans les équipements socioculturels permet aussi d’employer comme intervenants des acteurs du hip-hop locaux : ceux qui cherchent à se professionnaliser peuvent ainsi bénéficier d’une rémunération et commencer à vivre de leur art. En conséquence, le monde de l’animation constitue pour les acteurs du hip-hop une voie d’accès déterminante au marché local du travail artistique, et donc bien souvent un passage obligé pour le démarrage d’une carrière éventuelle. À Marseille, c’est-à-dire dans la ville de France « qui compte le plus d’équipements socioculturels par habitant » (Duport, 2000 : 111), les centres sociaux ont grandement contribué à l’émergence et à la professionnalisation de groupes de rap aujourd’hui célèbres : le centre social Baussenque et celui de Saint-Mauront ont ouvert leurs locaux et fourni du matériel respectivement à la Fonky Family et au Troisième Œil à leurs débuts, et certains membres de ces groupes ont pu ensuite intervenir dans les ateliers d’écriture rap organisés par ces structures, par exemple. Autrement dit, le hip-hop est une ressource pour le travail social parce que l’animation peut être un tremplin pour les acteurs du hip-hop, et réciproquement.

35Le rôle fondamental de l’animation dans le développement du hip-hop apparaît encore plus nettement lorsque l’on compare la situation française avec un pays dont ce type de structures est absent, notamment dans le cas de la danse hiphop : « aux États-Unis (…), il n’existe pas d’analogue du réseau des centres culturels, des MJC et des petites salles, de taille et de notoriété modestes, qui constitue en France, d’une part un maillon important du passage de la pratique amateur à la danse professionnelle, d’autre part un outil d’intervention de l’action sociale » (Shapiro, Bureau, 2000 : 14).

36Le monde de l’animation constitue donc le relais de terrain du réseau mi-associatif, mi-institutionnel qui s’est mobilisé dans le cadre de la politique de la ville en faveur de la culture hip-hop, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise. Issu du militantisme de l’éducation populaire, engagé de longue date autour des pratiques artistiques des jeunes, le réseau des équipements socioculturels est le complément indispensable de l’action initiée, dans chaque cas, par quelques individus seulement. Cependant, si ce cadre initial des politiques publiques du hip-hop permet une large diffusion de cette culture, et représente un tremplin pour certains de ses acteurs, il limite pourtant, par principe, son développement, parce qu’il définit le hip-hop par sa fonction, qui est de contribuer au traitement des problèmes sociaux urbains. À ce titre, le terme même de « socioculturel », qui qualifie l’animation, est significatif : le culturel n’est pas détaché du social, la culture n’est pas séparée de son contexte ; l’animation se situe dans une conception anthropologique de la culture qui n’est pas celle des politiques culturelles. L’ancrage du hip-hop dans la politique de la ville a donc pour conséquence paradoxale d’empêcher de nombreux acteurs du hip-hop d’accéder aux circuits traditionnels de financement de la culture en France, et cette situation induit toute une série d’effets pervers.

LES EFFETS PERVERS DE L’ANCRAGE DU HIP-HOP DANS LA POLITIQUE DE LA VILLE : LES TERMES D’UN DÉBAT

  • 36 Il faut immédiatement préciser qu’il ne s’agit pas de reprendre une « rhétorique réactionnaire » a (...)

37Le soutien apporté par les pouvoirs publics à la culture hip-hop est dû essentiellement à la mise en place de la politique de la ville ; dès l’origine, celle-ci lui a fourni sa principale justification, qui demeure fondamentale aujourd’hui. De plus, le poids de politique de la ville dans l’ensemble des politiques publiques du hip-hop reste prépondérant. Or, l’ancrage du hip-hop dans cette politique a plusieurs conséquences négatives : d’une part, en raison de la faiblesse des moyens de la politique de la ville, une bonne partie des acteurs du hip-hop est dans une grande précarité, et les associations spécialisées dans le hip-hop se livrent entre elles à une concurrence féroce, largement contre-productive du point de vue des objectifs de cette politique ; d’autre part, le fondement même de la politique de la ville est remis en question : alors que cette politique est censée favoriser le retour vers le droit commun à travers des procédures de discrimination positive, de nombreux acteurs du hip-hop restent à l’écart des politiques culturelles classiques, et beaucoup de petites associations, dont les ressources sont faibles, vivotent tant bien que mal depuis plusieurs années sans parvenir à sortir des dispositifs spécifiques de la politique de la ville ; à bien des égards, le hip-hop semble, au moins en partie, « prisonnier » de cette politique36.

Le marché de la subvention et la concurrence pour l’obtention de ressources rares

38Plusieurs facteurs expliquent la précarité qui touche un nombre important d’acteurs du hip-hop. Tout d’abord, la politique de la ville est somme toute une politique secondaire pour l’État – en tout cas, les moyens ne sont pas à la hauteur des ambitions généreuses affichées. Ensuite, au sein même de la politique de la ville, la culture occupe une place finalement assez marginale ; l’urbanisme et le logement, notamment, monopolisent une grande partie des crédits. De plus, à l’intérieur du champ culturel, la concurrence est déjà très rude, en général, pour obtenir des subventions. Dans ce contexte de rareté des ressources, qui renforce l’atomisation du mouvement hip-hop lui-même, les rivalités et les conflits sont nombreux, non seulement entre associations spécialisées, mais aussi entre celles-ci et les associations généralistes, pourtant soutien de la première heure de la culture hip-hop. Au total, la politique de la ville a moins affaire à des acteurs du hip-hop mobilisés en vue de participer activement au traitement des problèmes sociaux qu’à des acteurs aux intérêts divergents, voire contradictoires, qui se livrent à une concurrence acharnée pour accéder au marché de la subvention.

Les limites financières de la politique de la ville

39Même si la ville est au cœur des transformations contemporaines de l’action publique, en dépit des apparences, la politique de la ville n’est pas une priorité pour l’État. Ainsi, un bon indicateur de l’importance d’une politique est l’attention que lui accorde le personnel politique ; or, à l’évidence, les « ténors » des grands partis s’investissent peu dans la politique de la ville, et réciproquement, les élus en charge de cette politique ne sont pas des figures majeures de la vie politique française (de Maillard, 2002a). De même, « au sein des partis politiques, les maires de villes en crise (…) ne tiennent pas le haut du pavé » (Le Galès, 1995 : 255). Pourquoi la majorité des hommes politiques font-ils si peu de cas de la politique de la ville ? Plus fondamentalement, pourquoi cette politique est-elle secondaire pour l’État ?

40Selon les analyses de Gurr et King (1987), qui s’inscrivent dans une perspective fonctionnaliste, une des raisons essentielles du faible intérêt de l’État pour la politique de la ville est que les problèmes sociaux urbains, y compris les émeutes, ne constituent pas pour lui une menace majeure. D’après ces auteurs, en effet, les « violences urbaines » de toute nature constituent certes une atteinte à l’ordre public qui appelle l’intervention de l’État, mais l’important pour lui étant avant tout de réaffirmer son autorité, l’État peut se contenter de donner l’impression qu’il agit. Dans cette optique, la politique de la ville est donc essentiellement une politique symbolique : « la politique de la ville est nécessairement ambitieuse, insuffisante et velléitaire car elle n’est pas fondamentale pour l’État (…). Le retour régulier des émeutes, la pression des médias et la permanence du problème donnent une excellente occasion pour les ministres de se mettre en scène, de montrer qu’ils travaillent, d’affirmer leur légitimité et leur utilité et de se porter garants de la solidarité et de l’action de l’État » (Le Galès, 1995 : 269). Par conséquent, l’État n’a pas besoin d’affecter des sommes considérables à cette politique.

  • 37 L’État peut intervenir pour d’autres raisons que pour maintenir l’ordre et affirmer son autorité. (...)
  • 38 Contrats de ville 2000-2006. Atlas régional, Saint-Denis, DIV, avril 2002, respectivement p. 102 e (...)

41Quelles que soient les limites (soulignées par Le Galès lui-même) de ce type de raisonnement, dont l’aspect réducteur apparaît nettement37, force est de constater qu’au vu des objectifs officiels de la politique de la ville, ses ressources semblent particulièrement modestes : « significativement, et malgré les effets d’annonce, les masses financières qui sont orientées vers elle demeurent réduites » (de Maillard, 2002a : 107) ; la politique de la ville représente en effet autour de 1 % du budget de l’État. En PACA, le Contrat de plan État-Région (2000-2006) fait état d’engagements financiers qui s’élèvent à un peu plus de 200 millions d’euros pour la politique de la ville ; en Aquitaine, les engagements n’atteignent pas 50 millions d’euros38. Même si elles ne sont pas négligeables, ces sommes apparaissent bien faibles si on les rapporte aux enjeux affichés de cette politique, et notamment à la volonté de réhabiliter et de faire sortir de la stigmatisation des pans entiers du territoire urbain.

42Ainsi, dans la mesure où les projets culturels ne constituent qu’une partie des projets que porte la politique de la ville, l’ancrage du hip-hop dans cette politique signifie que la culture hip-hop, de toute manière, ne peut bénéficier que d’un soutien financier limité, quelle que soit la force de l’engagement des acteurs qui se mobilisent pour son développement – et ce, d’autant plus que la culture n’est qu’un domaine d’intervention mineur de la politique de la ville.

La place marginale de la culture dans la politique de la ville

43Transversale par définition, la politique de la ville traite un ensemble de volets thématiques, dont un volet culturel ; or, celui-ci est incontestablement marginal par rapport aux « poids lourds » que constituent l’urbanisme, l’habitat, la sécurité et l’emploi notamment. À première vue, en effet, le budget de la politique de la ville est tout à fait comparable au budget du ministère de la Culture ; mais si l’on considère uniquement le volet culturel de cette politique, alors la comparaison s’arrête là, car la culture n’est pas une priorité de la politique de la ville.

  • 39 Le programme Habitat et vie sociale (HVS) mené dans les grands ensembles à la fin des années 1970 (...)
  • 40 Et si l’on prend au mot cette fois l’expression « politique symbolique », c’est-à-dire sans consid (...)
  • 41 Bien après le renouvellement urbain, la revitalisation économique et l’emploi, et la prévention de (...)
  • 42 Projet de loi de finances pour 2001. État récapitulatif de l’effort financier consacré à la politi (...)
  • 43 Contrat de Ville de Marseille (2000-2006). Convention-cadre, 2000.
  • 44 Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (2000-2006). Convention-cadre, 2000, p. 25-26.
  • 45 Entretien, 19 février 2000. On reviendra longuement sur le rôle du ministère de la Culture en géné (...)

44Historiquement, la politique de la ville s’est d’abord construite autour de la question du logement39, puis les émeutes des années 1980 et du début des années 1990 ont conduit à mettre au centre de cette politique la lutte contre la délinquance et l’insécurité, parallèlement à la revitalisation économique des quartiers prioritaires, particulièrement touchés par le chômage ; ces trois thématiques demeurent aujourd’hui les plus importantes au sein de la politique de la ville. Certes, la culture a toute sa place dans cette politique, et ce, dès le début, avec les Opérations Prévention Été (OPE) dès 1982, car elle peut aussi être un outil de prévention de la délinquance ; de plus, si l’on suit l’idée selon laquelle la politique de la ville est une politique essentiellement symbolique40, alors l’existence d’un volet culturel se justifie pleinement, puisque la culture, domaine par excellence du symbolique, agit (entre autres) sur les représentations, et peut contribuer à changer l’image d’un territoire et/ou d’une population, par exemple. Néanmoins, cette place reste largement secondaire, comme en témoigne le rapport d’activité du ministère délégué à la Ville de 2001, qui consacre seulement quelques lignes aux pratiques culturelles, au sein d’une rubrique « lien social et services publics » qui figure en fin de liste des grandes orientations du ministère41. En 2000, par exemple, le ministère de la Culture contribue pour 115 millions de francs à la politique de la ville, alors que le total des crédits relevant de divers ministères contribuant à cette politique s’élève à près de 11,8 milliards de francs : la contribution du ministère de la Culture est donc inférieure à 1 %42. Localement, la situation est à peu près identique : de manière significative, sur les neuf « priorités » du Contrat de Ville de Marseille (2000-2006), la thématique « Culture et nouvelles technologies » n’arrive qu’au sixième rang43 ; de même, le Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (2000-2006) présente l’action socioculturelle en une page, à l’intérieur d’une rubrique « Développement social » extrêmement disparate, puisqu’elle inclut aussi, par exemple, des actions en matière de santé44. Le Directeur Régional des Affaires Culturelles d’Aquitaine résume ainsi la place de la culture dans la politique de la ville : « Les gens de la santé, du social, de la prévention de la délinquance, ils ont toujours eu plus de poids que les gens de la culture dans la politique de la ville ! »45.

45La culture occupe donc une position assez marginale dans la politique de la ville, qui est déjà elle-même relativement annexe pour l’État. Dans ces conditions, la culture hiphop, qui est assez largement captée par cette politique, peut difficilement échapper à une certaine précarité financière. Or, de surcroît, l’accès aux subventions publiques dans le champ artistique est régi par une rude concurrence.

La concurrence pour l’accès aux subventions dans le champ artistique

46De manière générale, le champ artistique se caractérise par une très forte segmentation, et ce, quel que ce soit le niveau d’analyse : en effet, une hiérarchie très précise pèse aussi bien sur les œuvres (Leveratto, 2000) que sur les statuts et les rémunérations des artistes (Menger, 2002) ou les pratiques culturelles (Bourdieu, 1979). Le monde de la culture est donc marqué par de profondes divisions qui se retrouvent dans la compétition à laquelle se livre une grande partie des acteurs culturels que sont les artistes, les associations, et les équipements pour bénéficier d’un financement public souvent indispensable, notamment en ce qui concerne le spectacle vivant (danse, théâtre,…).

47Selon une causalité circulaire, la fragmentation du champ artistique produit mécaniquement de la concurrence sur ce qu’il faut bien appeler un marché de la subvention, et réciproquement, celle-ci renforce l’atomisation des acteurs culturels. Aussi les rivalités sont-elles fréquentes dans les milieux artistiques : « les jalousies, les défiances assorties d’un certain mépris ne sont pas rares. Dans la course aux ressources rares (locaux, subventions), l’essentiel c’est de se mettre en valeur, de se différencier » (Friedberg, Urfalino, 1984 : 31). Localement, dans les années 1970 et 1980, le jeu du catalogue, qui consiste pour les élus municipaux à répondre presque toujours positivement aux sollicitations croissantes des acteurs culturels de leur ville, entretient déjà cette concurrence, car l’élu « peut espérer trouver dans l’augmentation du nombre des interlocuteurs aidés un élargissement de sa marge de manœuvre et de son influence. En d’autres termes, il aura aussi tendance à jouer la concurrence entre acteurs culturels, renforçant par là leur méfiance les uns par rapport aux autres » (Friedberg, Urfalino, 1984 : 60). Mais l’accroissement continu des dépenses culturelles a cependant des limites, et la fin du jeu du catalogue se traduit de fait par une situation de concurrence encore accrue, puisqu’avec un budget qui stagne, il faut traiter des demandes de financement toujours plus nombreuses.

48Plus précisément, il en résulte un problème structurel difficile à résoudre pour les autorités politiques : comment prendre en compte les émergences artistiques, alors même que le soutien à l’existant, c’est-à-dire aux acteurs culturels en place (et notamment les grandes institutions culturelles, mais pas seulement), monopolise déjà la quasi-totalité des dépenses ? À partir du moment où une subvention est accordée, il est en effet pratiquement impossible de ne pas la renouveler les années suivantes. En conséquence, les possibilités de financer de nouveaux acteurs ou des projets culturels novateurs sont très réduites, ou existent seulement à la marge. Ce problème se pose de façon quasi-identique dans le volet culturel de la politique de la ville et, en l’occurrence, autour du hip-hop.

La marginalisation des associations spécialisées dans le hip-hop

49Alors même que les crédits du volet culturel de la politique de la ville sont étroitement limités, le champ artistique s’avère extrêmement concurrentiel, notamment entre acteurs culturels « établis » et nouveaux prétendants à la subvention : à cet égard, le cas du hip-hop est exemplaire. Dans l’agglomération bordelaise et à Marseille, le financement du hiphop dans le cadre de la politique de la ville est l’objet d’un affrontement incessant, à partir du milieu des années 1990, entre associations généralistes, soutien fidèle de cette culture et premières bénéficiaires de ce type de crédits dans ce domaine, et associations spécialisées, qui apparaissent durant cette période, et qui revendiquent une place sur le marché de la subvention.

50La naissance d’associations spécialisées et le début de professionnalisation de certains rappeurs, graffeurs ou danseurs bouleversent en effet le système de financement public du hip-hop. Musiques de Nuit, PAD et l’AMI deviennent la cible d’une double accusation : d’une part, les artistes des métropoles bordelaise et marseillaise qui s’estiment lésés par les choix effectués en matière de programmation dénoncent un verrouillage du marché local du travail artistique ; d’autre part, et plus fondamentalement, les associations spécialisées dans le hip-hop contestent le quasi-monopole exercé de fait par ces opérateurs sur des disciplines dont elles considèrent être les seuls experts dignes de ce nom.

  • 46 Ce type de pressions en faveur d’une « préférence locale » se retrouve dans des secteurs plus clas (...)

51Dès le début des années 1990, de nombreux adolescents des quartiers populaires des métropoles bordelaise et marseillaise se découvrent une passion pour le hip-hop, dans le sillage des actions menées par Musiques de Nuit et PAD ou par l’AMI ; certains deviennent des pratiquants réguliers et intensifs, et une partie d’entre eux tente de se professionnaliser dans leurs disciplines de prédilection, non sans difficultés : de manière générale, il faut souvent attendre des années avant de pouvoir vivre de son art (Menger, 1989). Les acteurs du hip-hop qui « galèrent » se retournent alors vers les associations généralistes, qui accomplissent l’essentiel du travail de sélection des artistes et des intervenants hip-hop, directement, pour les manifestations qu’elles organisent, ou indirectement, sous la forme de conseils auprès des structures de l’animation socioculturelle qui mettent en place des ateliers. Ils considèrent en effet que la place qui leur est accordée est trop faible, même si les opérateurs offrent l’opportunité aux jeunes groupes de rap de se produire en première partie de concerts, par exemple. Plus précisément, ils leur reprochent de préférer des artistes nationaux ou internationaux, plus prestigieux, aux artistes locaux, comme si ces derniers étaient nécessairement de niveau inférieur46. Or, ce jugement esthétique implicite est totalement illégitime aux yeux des acteurs du hip-hop, dans la mesure où à l’origine, ces opérateurs n’en sont pas de réels spécialistes : le pouvoir dont disposent ces associations, qui contrôlent en grande partie le marché artistique local du hip-hop grâce aux crédits du volet culturel de la politique de la ville, leur paraît donc très largement usurpé. Le festival Logique Hip-Hop, par exemple, a pu être l’objet de ce type de critiques : des voix (de rappeurs) se sont élevées pour mettre en cause la programmation des concerts qui ferait la part trop belle aux « allogènes », c’est-à-dire concrètement aux non marseillais, et deux membres de l’association Marathon hip-hop, qui organise également une manifestation autour de cette culture à la Busserine, dans les quartiers Nord, s’en font l’écho :

  • 47 Entretien, 17 mai 2001.

« [Les organisateurs du festival] préfèrent payer le voyage d’un groupe new-yorkais !
–… alors qu’à Marseille, tu as des dizaines et des dizaines de groupes qui travaillent, qui galèrent et qui auraient aimé être reconnus en tant qu’artistes (…) ; c’est toujours des groupes d’ailleurs, Logique hip-hop (…), beaucoup trop »47.

52Dans le même temps, le mouvement hip-hop essaie de s’auto-organiser : de nombreuses petites associations spécialisées se montent, notamment à partir du milieu des années 1990, le plus souvent autour d’un noyau dur de passionnés, dont certains animent par exemple des émissions de rap sur les radios locales. La raison de cette prolifération est double : insatisfaites de l’offre institutionnelle en matière de hip-hop, considérée comme nettement insuffisante, elles entendent avant tout accroître la diffusion ; mais cette volonté première est difficilement dissociable d’un engagement en parallèle dans la production locale de hip-hop. Pour la plupart, ces associations sont également, au moins en partie, des collectifs d’artistes, dans la mesure où leurs membres sont aussi rappeurs, graffeurs, danseurs, etc. (cette caractéristique les différencie radicalement des opérateurs généralistes). Dans la mesure où elles sont susceptibles d’assurer leur promotion, elles constituent donc pour eux une vitrine, voire un tremplin professionnel essentiel pour démarrer. Dans l’agglomération bordelaise, par exemple, Coast II Coast est fondée en 1999 par un jeune rappeur d’origine sénégalaise, qui a déjà organisé des concerts sur la rive droite ; l’association lance un fanzine, qui mélange chroniques de disques et interviews d’artistes locaux et nationaux, et engage un partenariat avec PAD, qui lui délègue en grande partie la programmation rap de sa salle (Barbey). Mais paradoxalement, cette coopération vaut à Coast II Coast de subir les foudres d’autres associations spécialisées, qui l’accusent quasiment de « collaboration », ou tout au moins de contribuer au maintien du « système » en place.

  • 48 Entretien, 11 mai 2000.

53La plupart de ces associations se construisent en effet dans une dynamique d’opposition à Musiques de Nuit et à PAD ou à l’AMI, bien plus que dans une relation partenariale, précisément parce qu’elles regroupent souvent des artistes qui ont du mal à « percer » localement et dont elles se font les porte-parole. Leur objectif est d’être reconnues comme interlocuteurs auprès des acteurs de la politique de la ville pour obtenir des subventions, qui permettent de financer la professionnalisation des artistes comme celle des organisateurs eux-mêmes – ce que le trésorier de Coast II Coast résume d’une formule lapidaire : « Les institutions, c’est des banques ! »48.

54Les associations spécialisées dans le hip-hop représentent ainsi un groupe d’intérêt à double titre, en tant que collectif d’artistes, et en tant que structure de production et de diffusion. Les opérateurs généralistes sont donc rapidement accusés de bénéficier d’une rente de situation injustifiée, de profiter de leurs relations privilégiées avec les administrations publiques, voire de brider volontairement le développement du hip-hop afin de conserver leur place. Dans le cas de l’agglomération bordelaise, notamment, il faut préciser en effet que si Musiques de Nuit et PAD ont été en quelque sorte labellisés référents hip-hop, pour ces associations comme pour leurs financeurs, c’était seulement de façon provisoire, dans l’attente de la formation progressive de « véritables » spécialistes du hip-hop, susceptibles de prendre en charge l’essor de cette culture de façon autonome (ce qui ne veut pas dire sans soutien public, bien au contraire). Ces opérateurs ont joué grosso modo un rôle de tuteur, et ont tenté de générer une dynamique destinée ensuite à fonctionner sans eux, ou alors avec une participation seulement à la marge, afin de créer les conditions d’un futur développement endogène du hip-hop. Le passage de relais, cependant, ne se déroule pas tout à fait comme prévu, il tarde à être effectué, car les opérateurs en place ne se désengagent pas complètement. La chargée de mission politique de la ville au SGAR témoigne par exemple des difficultés qu’elle rencontre pour financer les petites associations, dans la mesure où Musiques de Nuit et PAD mobilisent déjà une partie importante des crédits :

  • 49 Entretien cité.

« Les institutions, au travers de la politique de la ville, ont recréé un volant d’opérateurs légitimés ou d’opérateurs vedettes, ont recréé finalement un fonctionnement un peu similaire à ce qu’on constate dans la culture plus traditionnelle, au détriment de toutes les émergences qu’il y a dans les quartiers, qui sont moins structurées, moins professionnalisées (…). Bon, ça c’est une question qui est posée par un certain nombre de jeunes groupes aujourd’hui, je pense notamment à des jeunes qui sont liés au mouvement hip-hop comme les jeunes de l’association Asphalt, là, sur Bordeaux (…). Ce sont des jeunes issus de l’immigration qui ont monté une association (…), ils sont très très branchés sur le mouvement hip-hop, ils connaissent ça parfaitement, et ils trouvent, justement, que les pouvoirs publics ne sont pas assez sensibles au mouvement hip-hop, enfin que l’évolution des pouvoirs publics et même de la politique de la ville se fait un peu trop au détriment du hip-hop (…). Ils nous ont demandé le financement pour accompagner tous les projets de jeunes, aider les jeunes qui sont musiciens à se perfectionner, le cas échéant, à aller jusqu’à des disques, enfin voilà (…). Alors, c’est un vrai questionnement, je me suis moi-même interrogée là-dessus, c’est-à-dire que ça me tracasse, quand même. Voilà. Ça me tracasse. Alors j’ai pas la réponse, encore. Je ne sais même pas quelle réponse on donnera à ça. Le tout dans un budget qui est quand même un peu constant, donc, dès lors qu’on multiplie le spectre, qu’on l’élargit, on diminue forcément les financements à ceux à qui on en donnait déjà et qui a priori n’ont pas démérité, et qui eux, d’ailleurs, continuent à faire du bon travail. J’ai pas de réponse à ça. Je ne sais pas du tout comment le résoudre. Ça fait partie des interrogations »49.

55Ainsi, les opérateurs généralistes des métropoles bordelaise et marseillaise tirent profit de leur travail pionnier et de leur position d’antériorité qui se traduisent par un ancrage durable dans le volet culturel de la politique de la ville, si bien que les acteurs du hip-hop qui se considèrent comme pratiquement exclus du marché artistique local s’investissent dans des associations spécialisées (comme Asphalt) dont la fonction est de créer un rapport de force destiné à modifier la répartition du soutien public au hip-hop, mais qui ne forment pas, pour autant, un véritable acteur collectif, en raison de leur atomisation.

56Au total, la conjonction de la faiblesse des crédits disponibles et de la concurrence inhérente au champ artistique produit une situation paradoxale, puisque la politique de la ville permet la naissance d’associations spécialisées sans doute à même d’assurer le développement du hip-hop, mais sans leur donner les moyens d’agir, d’où des conflits contre-productifs au regard des objectifs de cette politique. De plus, une grande partie des acteurs du hip-hop n’a pas accès non plus aux circuits classiques de financement de la culture, ce qui conduit à revenir sur le principe même de la politique de la ville : la discrimination positive.

Le risque majeur de la politique de la ville : le maintien hors du droit commun

57La politique de la ville est bâtie autour du principe de discrimination positive, qui consiste à définir un certain nombre de territoires stigmatisés comme prioritaires pour l’action publique. Or, ce principe se heurte à un problème majeur : comment sortir de la stigmatisation avec des crédits et des dispositifs spécifiques ? La politique de la ville est en effet confrontée à un risque considérable, celui de renforcer la stigmatisation des quartiers et des villes dans lesquels elle est mise en œuvre, précisément à cause du ciblage territorial qu’elle implique, et donc de rendre très difficile le retour rapide de ces territoires vers le droit commun qu’elle est censée favoriser. Il s’agit en l’occurrence d’un cas typique d’effet pervers – puisque la politique de la ville, de façon inhérente, menace de reproduire le mécanisme qu’elle tente de combattre – qui renvoie à un questionnement sociologique classique autour de la théorie de l’étiquetage.

58Dans le domaine culturel, en particulier, la subvention (non seulement son montant, mais aussi et surtout son origine) joue un rôle de label déterminant dans la construction de la valeur artistique. En conséquence, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, pour bon nombre d’associations spécialisées dans le hip-hop, l’accès – même limité – aux dispositifs de la politique de la ville, paradoxalement, leur interdit l’entrée dans les circuits de financement classiques des politiques culturelles. Le soutien apporté par la politique de la ville au hip-hop apparaît alors fondamentalement ambigu.

Le débat autour de la discrimination positive : comment sortir de la stigmatisation ?

  • 50 Contrat de Ville de Marseille, op. cit., p. 6.

59Alors qu’une politique publique est traditionnellement caractérisée par un secteur d’intervention, la politique de la ville, politique transversale, est définie avant tout par les territoires sur lesquels elle est appliquée. Plus exactement, la politique de la ville obéit à une logique de discrimination positive territoriale, c’est-à-dire qu’elle procède à une division de l’espace qui permet de répertorier les zones urbaines éligibles à ses crédits et à ses dispositifs. Dans cette perspective, l’objectif initial de cette politique est de permettre à ces territoires qui « cumulent les handicaps » (en termes de taux de chômage, de pourcentage de logements sociaux,…) de résorber rapidement ces derniers, de combler leur retard, et, à terme, de sortir de la stigmatisation. Autrement dit, la discrimination positive territoriale « consiste à opérer un détour par l’inégalité pour rétablir l’égalité, et ce en ciblant des populations et des quartiers » (Damon, 1998 : 108). Le Contrat de Ville de Marseille (2000-2006) stipule par exemple que la politique de la ville « repose sur la contractualisation d’objectifs de politiques urbaines et sociales au bénéfice de territoires précis. Elle doit donc mobiliser et mettre en cohérence, au profit des objectifs de solidarité et d’équité, les différentes politiques de droit commun : tout en disposant de moyens exceptionnels, le contrat de ville doit mobiliser prioritairement les ressources réglementaires des partenaires »50. Au départ, l’inscription d’un quartier dans la politique de la ville est donc toujours conçue comme transitoire, avec l’idée d’un retour progressif au droit commun, au moins comme horizon : en ce sens, cette politique est et doit demeurer « une politique d’exception » (Donzelot et al., 2003 : 204).

60Or, par sa logique même, la politique de la ville fait courir de grands risques aux territoires qu’elle inclut dans son périmètre. Tout d’abord, dans la mesure où ces territoires sont déjà montrés du doigt, la politique de la ville peut contribuer à accroître leur stigmatisation, parce qu’elle confirme, par sa « présence » même, l’existence et la gravité des problèmes qu’ils connaissent ; corrélativement, elle peut aussi discréditer les porteurs de projets qu’elle soutient aux yeux des autres financeurs éventuels, qui considèrent généralement la politique de la ville plutôt comme un repoussoir.

61D’une part, en effet, la politique de la ville agit en partie comme un révélateur : si un territoire bénéficie des crédits de la politique de la ville, alors il rencontre manifestement de sérieuses difficultés. Certes, la politique de la ville ne crée pas cette stigmatisation ex nihilo – les « quartiers à problèmes » sont connus et repérés localement, à l’échelle d’une ville ou d’une agglomération – mais elle peut néanmoins l’amplifier au niveau local, c’est-à-dire augmenter son intensité, et surtout l’étendre géographiquement, jusqu’à l’échelon national. Or, dans la concurrence à laquelle se livrent les villes entre elles, et notamment les grandes villes, pour attirer capitaux et investisseurs, les politiques de communication deviennent une arme essentielle. Dans cette optique, les municipalités ont donc intérêt à masquer autant que possible leurs handicaps éventuels, et celles qui possèdent des quartiers relevant de la politique de la ville sont clairement désavantagées, car le « marketing territorial » s’accommode mal des Zones Urbaines Sensibles (ZUS) et autres dispositifs de cette politique, en raison de la « tendance du stigmate à se répandre » (Goffman, 1975 : 44). En conséquence, certains élus locaux hésitent à s’engager dans la politique de la ville : « l’empressement à bénéficier de crédits étatiques est parfois tempéré par les effets néfastes du point de vue de l’image, lorsque ces crédits sanctionnent un diagnostic pessimiste sur la situation locale (DSQ, politique de la ville, ZEP…) » (Le Bart, 1999 : 418).

  • 51 Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (2000-2006), op. cit., p. 18.

62Face aux réticences des maires, et pour éviter le renforcement de la stigmatisation de nombreux quartiers, la stratégie initiale de la politique de la ville a été progressivement modifiée, et le principe de discrimination positive territoriale a subi une inflexion importante : la politique de la ville doit désormais être pensée et mise en œuvre à l’échelle de l’agglomération (Sueur, 1998). Le Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (2000-2006) mentionne ainsi explicitement les objectifs suivants : « renouveler la Ville à l’échelle intercommunale ou d’agglomération (…) [et] mieux insérer les territoires en difficultés dans la vie de l’agglomération » ; il affirme également que « la réussite d’un retour au droit commun de l’ensemble des quartiers déqualifiés et d’une intégration des publics défavorisés ou isolés dépend fortement des politiques menées à l’échelle intercommunale ou d’agglomération »51. Autrement dit, même si de fait, elle se concentre toujours sur des quartiers, il s’agit d’affirmer que cette politique concerne au plus haut point chaque ville et chaque agglomération qui incluent des territoires prioritaires. L’objectif de la mise en avant de ce principe de solidarité urbaine est en quelque sorte de « diluer » à l’échelle de l’agglomération la stigmatisation qui pèse sur certains quartiers bien précis, dans l’espoir que l’élargissement du périmètre de la politique de la ville contribue à diminuer d’autant l’intensité de cette stigmatisation.

63D’autre part, et quels que soient les résultats de cette tentative d’atténuation de la réputation défavorable de ces territoires et de leurs habitants, la politique de la ville peut aussi éloigner du droit commun les porteurs de projets qu’elle subventionne. Tout d’abord, en effet, cette possibilité d’éloignement doit être entendue au sens propre, c’est-à-dire géographique : pour faciliter l’accès à ses dispositifs, et dans le cadre d’une volonté de se rapprocher des habitants, la politique de la ville a installé des antennes au cœur des cités ; or, par ce biais, elle détourne du droit commun les porteurs de projets issus de ces territoires, car la plupart des administrations publiques ne sont pas directement présentes dans ces quartiers, comme l’explique le chargé de mission politique de la ville à la DGAC de la mairie de Marseille :

  • 52 Entretien cité.

« Le dispositif de la politique de la ville, il a un inconvénient majeur, c’est que souvent, il opacifie les autres entrées possibles : comme c’est l’entrée qui est la plus près géographiquement, on a tendance à voir midi à sa porte, donc à aller taper à cette porte-là ; et [ça] devient une sorte de facilité qui s’installe, et quand il s’agit d’aller taper à la porte qui est au centre-ville, sur un service qui est plus institutionnel, quelque part – parce que les chefs de projet politique de la ville sont des gens qui sont assez près du terrain, que ce soit physiquement ou intellectuellement – c’est sûr que pour une équipe de jeunes dans une cité, c’est plus facile d’aller rencontrer ces personnes-là, y compris de les rencontrer par l’intermédiaire d’un directeur de centre social, ou d’un éducateur, que d’aller rencontrer quelqu’un à la Direction Générale des Affaires Culturelles. Moi, j’ai jamais vu un éducateur ou un directeur de centre social accompagner des jeunes ici pour leur expliquer comment ça marche (…), alors que certains pourraient venir interpeller directement le droit commun, et peut-être recevoir des financements »52.

  • 53 Conférence de presse du 1er juillet 1997.

64En outre, comme toute politique publique, la politique de la ville produit des routines, si bien que ce qui à l’origine devait rester provisoire a tendance à devenir permanent : les porteurs de projet peuvent ainsi se couper durablement des circuits traditionnels de financement. L’association Sound Musical School B-Vice (cf. supra), par exemple, se trouve dans cette situation : fondée en 1991, elle est toujours largement financée par la politique de la ville, et c’est seulement en 2001 qu’elle adresse sa première demande de financement au titre du droit commun à la DGAC de la ville de Marseille. Dans ce cas, la politique de la ville n’échappe pas au risque de se transformer en une « politique-ghetto de subventions particulières », selon les termes mêmes de Martine Aubry, alors ministre de l’Emploi et de la Solidarité, en charge de cette politique53. Malgré tout, la chef de projet DSU qui suit cette association depuis le début se déclare plutôt optimiste :

  • 54 Entretien cité.

« Je pense que dans l’avenir, ils auront des financements de droit commun parce que ça peut être un équipement culturel reconnu par la ville, et la DRAC (…). Ils tiennent la route, ils sont professionnels (…). Nous, on va les soutenir, on fera des courriers pour soutenir cette démarche ; la politique de la ville, elle est là pour initier les actions, et après, les pérenniser ; donc nous, on pense qu’il faut pérenniser ce type d’équipements »54.

65Pourtant, plus une association est éloignée du droit commun, moins elle a de chances d’y accéder facilement. Plus fondamentalement, la politique de la ville stigmatise en effet non seulement des territoires, mais aussi et surtout les porteurs de projet qu’elle soutient : de même que pour un quartier, il n’est pas nécessairement avantageux d’être inscrit dans un dispositif de cette politique, pour une association, par exemple, le fait de bénéficier de crédits « politique de la ville » peut être perçu très négativement par les administrations classiques, parce que cette politique est généralement considérée comme marginale. De ce point de vue, la discrimination positive « a peut-être plus contribué à asseoir une dynamique de dualisation qu’à l’enrayer » (Damon, 1998 : 108) : pour certains porteurs de projets en tout cas, la politique de la ville ressemble à un cercle vicieux, ou à une sorte de nasse ; tout se passe comme s’ils étaient enfermés dans la catégorie « politique de la ville » et qu’ils ne pouvaient en sortir.

66Ce problème est particulièrement saillant dans le domaine culturel. Les pouvoirs publics, et l’État au premier chef, attribuent en effet aux acteurs culturels toute une série de labels qui déterminent fortement la qualité artistique : « l’État est pour les artistes un fournisseur d’emplois, de ressources et de crédits réputationnels » (Moulin, 1997 : 348). Le montant et l’origine des subventions, notamment, sont des signes essentiels de la valeur artistique : « l’État participe à la production artistique à la fois par l’argent qu’il donne et par l’argument de qualité artistique dont sont porteurs ses choix financiers » (Leveratto, 2000 : 189). Or, l’inscription d’un projet culturel dans un dispositif de la politique de la ville constitue en règle générale une caractéristique extrêmement défavorable pour les financeurs habituels de la culture, car la définition de l’art qui prévaut dans le champ des politiques culturelles plus traditionnelles est celle d’un art « pur », c’est-à-dire en principe « libéré » de toute fonction sociale manifeste ; elle est donc en totale contradiction avec les raisons profondes du soutien que la politique de la ville apporte à certaines pratiques culturelles. Ainsi, de nombreux acteurs du hip-hop font les frais de l’ancrage de leur culture dans cette politique.

Les difficultés d’accès aux financements classiques de la politique culturelle

  • 55 Entretien, 15 mai 2001.

67Pour une bonne partie des acteurs du hip-hop, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, la politique de la ville n’a pas joué son rôle de transition vers le droit commun. Au contraire, tout se passe comme si la politique de la ville avait créé une sorte de circuit parallèle, relativement en marge des grandes institutions culturelles, pour certaines associations spécialisées. Déjà en position de faiblesse au sein même de cette politique, et peu subventionnées, celles-ci semblent en effet condamnées à relever indéfiniment de la politique de la ville, à l’exclusion d’autres financements, et donc à demeurer dans une grande précarité. Le passage au droit commun est parfois délicat, de « l’aveu » même du chef de projet DSU centre-ville à Marseille : « Normalement, c’est aussi notre job, [mais] il y a toujours des projets qu’on traîne en financement, qu’on trouve pertinents depuis longtemps et qu’on n’arrive pas à faire financer en culture »55.

68À cet égard, la situation de l’association marseillaise Body and Soul est exemplaire. Même si elle n’a pas été fondée par des passionnés de hip-hop, cette petite structure implantée à la Busserine multiplie les activités autour de cette culture depuis de très nombreuses années, et ce, dans toutes les disciplines. Subventionnée pour une bonne part dans le cadre de la politique de la ville, elle ne bénéficiait pourtant en 2001 d’aucun financement « culture » au titre du droit commun, malgré des demandes maintes fois renouvelées. Cette exclusion de fait alimente le sentiment d’être tenu à l’écart du monde « officiel » de la culture qu’exprime le directeur de l’association :

  • 56 Entretien, 20 mars 2001.

« Nous n’avons aucun financement de la culture, ni la DRAC, ni au niveau du Conseil Régional, ni au niveau du Conseil Général, dans des créneaux spécifiques culturels (…). Donc on peut parler, réellement, d’une culture à deux vitesses, d’une culture légitimée, reconnue, etc., et d’une culture underground »56.

69La chargée de mission musique et danse à la DGAC de la mairie de Marseille confirme, d’une certaine manière, ce diagnostic :

  • 57 Entretien, 12 avril 2001.

« Body and Soul, je les connais (…), ils ont déjà postulé, [mais] ils mènent une action sociale, et qui ne relève pas de nos critères d’attributions ; c’est pas par manque de qualité (…). C’est pas péjoratif de ma part, mais s’ils développent une action sociale… »57.

  • 58 Entretien cité.

70Cette situation a découragé les membres de l’association, qui ont décidé de ne plus déposer de demande de subvention à la DRAC, par exemple, comme l’explique le directeur de Body and Soul : « C’est usant : les dossiers sont compliqués à monter, quand on a toujours des réponses négatives, on arrête de les faire. La DRAC, on a arrêté »58.

71Beaucoup de petites associations marseillaises spécialisées dans le hip-hop sont dans cette situation, au point que la frontière qui sépare la politique de la ville du droit commun finit par leur sembler infranchissable. Le constat est similaire dans l’agglomération bordelaise : même si elles sont sans doute comparativement moins nombreuses parce que la culture hiphop y est globalement moins présente, la grande majorité de ce type de structures ne parvient pas à obtenir de subventions « culture » d’une collectivité locale, par exemple. Ce problème n’est pas propre aux associations culturelles ; de manière générale, en effet, en ce qui concerne les associations œuvrant pour la politique de la ville, la taille est une variable déterminante de la possibilité de diversifier ses financements, et donc d’accéder au droit commun : « globalement, plus l’association est petite et peu institutionnalisée, plus elle dépend directement (parfois jusqu’à 100 %) des crédits spécifiques de la politique de la ville ; inversement, plus l’association est importante, plus l’apport de crédits spécifiques est marginal dans le financement de l’action » (Sandrier, 2001 : 42). Ainsi, l’AMI, Musiques de Nuit et PAD, qui reçoivent des sommes non négligeables pour leurs activités autour du hip-hop dans le cadre de la politique de la ville, bénéficient aussi de financements de droit commun d’un montant nettement supérieur, en lien avec leur caractère d’association généraliste. À l’opposé, les associations spécialisées dans le hip-hop qui ont démarré leurs actions avec la politique de la ville ont beaucoup moins de chances d’en sortir.

72La politique de la ville maintient donc une partie des acteurs du hip-hop dans une précarité durable – cet oxymoron souligne l’aspect paradoxal de cette politique, qui finit, dans certains cas, par se substituer au droit commun. À Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, cette dérive – au regard des objectifs affichés – est très nettement perceptible, puisque de nombreuses associations spécialisées dans le hiphop déposent leur premier dossier de subvention auprès de leur chef de projet DSU, et attendent souvent plusieurs années avant de solliciter un financement « culture » que pour la plupart, elles n’obtiennent pas. Pour certains acteurs du hip-hop, la politique de la ville ressemble à un cercle vicieux, car elle les enferme dans une catégorie qui fait obstacle à leur passage vers les politiques culturelles classiques. Jacques de Maillard fait un constat général similaire à propos du volet culturel de la politique de la ville à Grenoble : il met en évidence « un lien difficile entre politique de la ville et politique culturelle » (de Maillard, 2004 : 110) ; en conséquence, « pour un certain nombre d’associations rencontrées, le fait d’être financé sur des crédits de la politique de la ville est perçu comme, au mieux, un arrangement administratif, au pire, une forme de stigmatisation » (de Maillard, 2004 : 123).

***

73Ancré dans les problèmes sociaux urbains, le hip-hop a été rapidement investi par la politique de la ville, car ses acteurs ont vu dans cette culture un outil susceptible de les aider à remplir leur mission. Plus précisément, à Marseille comme dans l’agglomération bordelaise, la mise sur agenda de la culture hip-hop résulte d’une triple mobilisation : celle des militants de la politique de la ville, celle de certaines associations culturelles généralistes, et enfin celle du monde de l’animation et des équipements socioculturels. Ainsi, des réseaux informels de soutien à la culture hip-hop ont pu être mis au jour sur les deux terrains ; l’histoire de la politique de la ville, le dynamisme des acteurs associatifs et les liens traditionnels entre l’animation et les pratiques culturelles des jeunes expliquent en grande partie l’engagement de ces différents types d’acteurs en faveur de cette culture. De ce point de vue, la politique de la ville a été incontestablement un tremplin pour la culture hip-hop, puisqu’elle a permis d’élargir considérablement son audience.

74Mais au total, l’ancrage du hip-hop dans la politique de la ville se révèle à double tranchant. D’une part, la faiblesse structurelle de cette politique, qui n’est pas une priorité pour l’État, et dont le volet culturel est lui-même largement secondaire, conduit en effet à la marginalisation de nombreuses petites associations spécialisées dans le hip-hop qui se livrent à une concurrence acharnée sur un marché de la subvention dont les dimensions sont pourtant étroitement limitées, et contribue à l’atomisation du mouvement hip-hop. D’autre part, la politique de la ville a opéré une sorte de captation de la culture hip-hop, au sens où une part importante de ses acteurs éprouvent les plus grandes difficultés à s’extraire de cette politique, c’est-à-dire à s’émanciper de son circuit de financement et de la stigmatisation qui lui est inhérente, car l’institutionnalisation de la culture hip-hop à laquelle procèdent la politique de la ville et l’animation est en contradiction complète avec la définition « pure » de l’art qui est au principe des politiques culturelles « classiques ». Autrement dit, d’une certaine manière, la politique de la ville et le travail social, qui étaient censés représenter un sas pour la culture hip-hop vers les politiques culturelles, s’avèrent finalement ressembler plutôt à une nasse, au moins pour une partie de ses acteurs.

75Néanmoins, la politique de la ville peut aussi jouer un rôle de sas ; malgré ses effets pervers, elle permet à des rappeurs, des danseurs ou des graffeurs d’effectuer le passage vers la « grande » culture et les lieux de centre-ville. Il s’agit alors de comprendre pourquoi et sous quelles conditions ces déplacements sont possibles.

Notes

8 Même si le rôle du marché ne doit pas être négligé, notamment pour le rap, qui pour le coup est également largement accaparé par certaines radios commerciales et par l’industrie du disque (Jouvenet, 2006). La politique de la ville, elle, a en tout cas opéré une captation de l’intervention publique qui concerne la culture hip-hop.

9 Comme l’illustre l’organisation de débats sur la ville (les Entretiens de la Ville I et II). « C’est à elle [la revue] que le gouvernement de Michel Rocard et la DIV attribuent la mission de définir les orientations théoriques de la politique de la ville », rappelle Philippe Genestier (1999 : 144). Dans un registre critique, voir Tissot (2007).

10 Il remarque par exemple que « le constat d’échec que représentaient les événements de Vaulx-en-Velin n’a pas entraîné de modification significative des orientations de cette politique » lors de son institutionnalisation (Chevalier, 1996 : 232-233).

11 Comme l’indique le nom même de la DIV – Délégation Interministérielle à la Ville – et ce, même si plusieurs gouvernements ont eu un « ministre de la Ville ».

12 La dernière phrase, entre guillemets, est un extrait d’entretien.

13 Les chefs de projet mettent en œuvre le contrat de ville.

14 Le Développement Social Urbain (DSU) a succédé en 1989 au Développement Social des Quartiers (DSQ), « ancêtre » de la politique de la ville.

15 Cet arrondissement se situe dans les quartiers Nord de la ville.

16 Entretien, 10 avril 2001.

17 Entretien, 12 janvier 2001.

18 En 2001, le FAS est devenu le FASILD (Fonds d’Action et de Soutien pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations), qui a ensuite été remplacé en 2006 par l’ACSÉ (Agence nationale pour la Cohésion Sociale et l’Égalité des chances).

19 Entretien, 14 mai 2000.

20 Entretien, 11 avril 2001.

21 Entretien, 14 mai 2001.

22 La crise économique ne tarde pas à faire sentir ses effets sur les politiques culturelles : le budget de la culture, au niveau municipal, a tendance à stagner à la fin des années 1980 ; le « jeu du catalogue », qui consistait pour des élus sans capacités d’expertise à étendre indéfiniment la liste des artistes subventionnés, est terminé (Friedberg, Urfalino, 1984).

23 Entretien, 3 février 2000. Pendant l’entretien, elle fait constamment référence aux actions menées par Musiques de Nuit.

24 Comme son nom l’indique, l’espace investi est une friche industrielle : c’est une ancienne manufacture de tabac de la SEITA, située dans le quartier de la Belle de Mai, donc, qui est un vieux quartier ouvrier, limitrophe des quartiers Nord.

25 Même s’il n’a pas encore atteint la notoriété qu’il aura quelques années plus tard.

26 Un atelier d’écriture (rap) avec MC Solaar en 1995, puis avec d’autres rappeurs, dont le marseillais Namor (du groupe Prodige Namor) ; un atelier scratch (platines) avec notamment DJ Rebel, qui anime l’émission consacrée au rap sur radio Grenouille ; un atelier de danse hip-hop avec des compagnies locales comme Massilia Force et 13e Cercle.

27 Entretien, 18 février 2000. En outre, des relations étroites unissent l’AMI et Musiques de Nuit, qui ont participé en 1998 à la création du réseau Fanfare (ou Association pour l’Émergence Artistique et Culturelle).

28 À Marseille, par exemple, en 1999, 65 % des centres sociaux étaient situés dans les territoires prioritaires de la politique de la ville, indique Jean-Claude Sandrier (2001 : 57).

29 « Les MJC s’ouvrent aux groupes de rock, se font leurs porte-parole (…) ; elles abritent des cours de guitares, les locaux de répétition, le siège d’un fanzine ; certaines se lancent même dans l’édition discographique », raconte Patrick Mignon (1991 : 211).

30 Le COGESC est une association mise en place en 1964 par la CAF de la Gironde, les bailleurs HLM et les associations familiales.

31 Entretien, 28 juin 2000.

32 Entretien, 20 mars 2001.

33 Entretien cité.

34 « Culture(s) urbaine(s) » est l’expression « officielle » utilisée par les responsables associatifs et institutionnels pour désigner la culture hip-hop. On y reviendra.

35 Entretien cité.

36 Il faut immédiatement préciser qu’il ne s’agit pas de reprendre une « rhétorique réactionnaire » au sein de laquelle la dénonciation des effets pervers a toujours joué un rôle majeur (Hirschman, 1991) : les chapitres suivants mettront en évidence d’autres conséquences de la politique de la ville, qui répondent davantage à ses objectifs.

37 L’État peut intervenir pour d’autres raisons que pour maintenir l’ordre et affirmer son autorité. De plus, la conception monolithique de l’État que suppose ce genre d’argumentation ne correspond pas à la réalité.

38 Contrats de ville 2000-2006. Atlas régional, Saint-Denis, DIV, avril 2002, respectivement p. 102 et 22.

39 Le programme Habitat et vie sociale (HVS) mené dans les grands ensembles à la fin des années 1970 (qui consiste, comme son nom l’indique en partie, en une série d’opérations de réhabilitation visant à créer de nouveaux rapports sociaux entre les habitants) est souvent identifié comme un des préludes de la politique de la ville. Dans une perspective généalogique, il est également possible de faire remonter les origines de cette politique jusqu’aux combats qui ont eu lieu autour de la question du logement dans l’immédiat après-guerre (Bachmann, Le Guennec, 1996).

40 Et si l’on prend au mot cette fois l’expression « politique symbolique », c’est-à-dire sans considérer a priori que cette politique est nécessairement en trompe-l’œil, qu’elle a une fonction latente qu’il faudrait dévoiler, ou qu’elle masque l’absence d’une « véritable » politique, d’une politique digne de ce nom. Dans les analyses évoquées dans la section précédente (« Les limites financières de la politique de la ville »), toutes ces idées (qui sont celles d’Edelman (1991), et que reprend en partie Le Galès) étaient incontestablement présentes.

41 Bien après le renouvellement urbain, la revitalisation économique et l’emploi, et la prévention de la délinquance et la sécurité, thématiques détaillées chacune sur plusieurs pages. Cf. Ministère délégué à la ville et à la rénovation urbaine, Rapport d’activité 2001, Saint-Denis, DIV, 2002.

42 Projet de loi de finances pour 2001. État récapitulatif de l’effort financier consacré à la politique des villes et du développement social urbain, Paris, Imprimerie nationale, 2000, p. 11 et 39.

43 Contrat de Ville de Marseille (2000-2006). Convention-cadre, 2000.

44 Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (2000-2006). Convention-cadre, 2000, p. 25-26.

45 Entretien, 19 février 2000. On reviendra longuement sur le rôle du ministère de la Culture en général et des DRAC en particulier dans le chapitre trois.

46 Ce type de pressions en faveur d’une « préférence locale » se retrouve dans des secteurs plus classiques de la vie économique, dès lors qu’une entreprise s’implante dans un territoire où le taux de chômage est élevé. Le dispositif des Zones Franches Urbaines (ZFU) mis en place en 1996 dans le cadre de la politique de la ville pour inciter les entreprises à s’installer dans ce type de territoires, et qui inclut toute une série d’allègements fiscaux, comporte une clause permettant d’obtenir des exonérations de charges supplémentaires à condition de recruter une partie des salariés parmi les habitants du territoire concerné.

47 Entretien, 17 mai 2001.

48 Entretien, 11 mai 2000.

49 Entretien cité.

50 Contrat de Ville de Marseille, op. cit., p. 6.

51 Contrat de Ville de l’agglomération bordelaise (2000-2006), op. cit., p. 18.

52 Entretien cité.

53 Conférence de presse du 1er juillet 1997.

54 Entretien cité.

55 Entretien, 15 mai 2001.

56 Entretien, 20 mars 2001.

57 Entretien, 12 avril 2001.

58 Entretien cité.

© Presses universitaires du Midi, 2008

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