9. Les valeurs de la carcasse
p. 197-210
Texte intégral
1LA PLUPART DES ÉCRITS sur les relations marchandes ont tendance, soit à séparer, soit à opposer la formation du prix et le jugement sur la qualité. Nous aimerions montrer qu’une telle distinction n’est pas opératoire lorsque le regard de l’observateur se place au niveau de l’activité concrète de mise en marché (Agostini, et Sainte Marie, 2003 ; Callon, Meadel et Rabeharisoa, 2001). Alors que, en général, le produit est appréhendé comme déjà qualifié, ce déplacement du regard amène à le considérer comme objet d’un travail de qualification. Ce changement de focale nous permet de repenser le lien entre évaluation et valorisation. Selon la théorie économique néo-classique, la qualité des biens est révélée par leurs prix ; évaluer et valoriser sont ainsi confondus. L’économie des conventions, en revanche, a souligné la nécessité d’un accord préalable à l’échange sur la qualité des biens et la pluralité des modes d’évaluation possibles. Le jugement sur la qualité est premier et la réalisation de l’échange via la formation d’un prix en dépend. Notre enquête sur les actes d’évaluation et de qualification de l’Agneau fermier Label Rouge nous a montré que, dans ce cas au moins, le rapport entre évaluation et valorisation du produit ne peut ni se réduire à la fusion admise par la théorie néoclassique, ni s’inscrire dans le schéma linéaire suggéré par la théorie des conventions.
2Quand le regard se porte sur l’activité de mise en marché, la valorisation de l’agneau apparaît sous la forme d’une chaîne de valeur. Avant d’arriver à l’étal, l’agneau a d’abord acquis une valeur lors de la transaction entre l’éleveur et l’abatteur. Ensuite, l’abatteur a négocié son prix avec son distributeur1 qui le proposera enfin au consommateur. Dans cette perspective d’analyse longitudinale du marché, l’abattoir apparaît, non seulement comme le lieu où se déroule l’opération technique d’abattage, mais aussi comme un espace économique pivot entre l’univers de l’élevage et celui de la boucherie. L’activité d’évaluation et de valorisation qui s’y déroule opère une médiation entre deux espaces économiques dont les modes de régulation sont a priori disjoints. Nous verrons que ce processus d’évaluation-valorisation se déroule en deux temps, correspondant à deux principes d’évaluation des carcasses. Le premier principe d’évaluation est tourné vers l’amont. Fondé sur une convention d’équivalence et de hiérarchisation du travail d’élevage, il conduit à attribuer aux carcasses une valeur qui se répercute directement sur les revenus des éleveurs. Le second principe d’évaluation est au contraire tourné vers l’aval : il repose sur une singularisation des carcasses en fonction des attentes des consommateurs finaux et des modes de commercialisation (boucheries traditionnelles et grandes surfaces notamment) et confère la valeur commerciale finale au produit.
De l’élevage à l’abattage : la valeur de l’éleveur
3La production d’agneau reste très saisonnière, avec une forte production au second trimestre et un creux avant les fêtes de fin d’années. En conséquence, les fluctuations de prix sur ce marché sont relativement importantes, ce d’autant plus que des importations massives peuvent faire chuter subitement les prix. Par ailleurs et contrairement au cas d’autres produits de boucherie tel le porc, l’agneau n’est pas un animal ayant subi une forte standardisation. Jusqu’à présent, la production d’agneaux est, en France, caractérisée par la variété des modes d’élevage et celle de la morphologie des animaux qui en découle.
4L’engagement des éleveurs du Quercy dans une norme de production, l’agneau « Label Rouge », répond à leur souhait d’une meilleure régulation de ce marché et à leur volonté d’améliorer leur position face aux intermédiaires que constituent les abatteurs, les bouchers et la grande distribution. Cette stratégie des producteurs s’est traduite en premier lieu par la constitution d’un groupement de producteurs. Cette structuration collective visait à stabiliser le revenu des producteurs en éliminant les aléas caractéristiques de la vente directe (marché de gré à gré)2. Les éleveurs attendent d’une telle organisation de marché qu’elle leur garantisse l’écoulement régulier de leur production et une certaine stabilité de leur revenu global, mais aussi qu’elle assure un principe d’équité en valorisant chaque bête à sa « juste valeur ». L’organisation de marché remplit d’abord une fonction assurantielle en réduisant les variations saisonnières du revenu des producteurs. Par ailleurs, la gestion collective du label renforce la stabilité des débouchés. Enfin, la prise en charge de la variété des bêtes s’effectue à travers une tarification différentielle en fonction d’une mesure de la qualité des carcasses, réalisée lors de l’abattage, ce qui permet d’évincer toute logique de marchandage, caractéristique des marchés de gré à gré. Toutefois, dépossédés ainsi de leur capacité à faire valoir directement leur point de vue sur la valeur des bêtes, les éleveurs pourraient en arriver à douter de la justesse des évaluations effectuées sur leurs carcasses et donc de l’équité dans la répartition du revenu au sein du groupement de producteurs qui découle de ces évaluations. C’est ce risque de perte de confiance qui conduit à la stricte organisation économique de l’abattoir que nous allons décrire. La structure technico-économique de l’abattoir vise tout à la fois à assurer l’écoulement fluide de la production, des éleveurs vers les consommateurs, et à garantir une valorisation équitable des bêtes pour les éleveurs. Le classement des carcasses constitue en ce sens l’acte économique central de l’abattage à partir duquel on peut comprendre toute la structuration de la filière, vers l’amont, comme vers l’aval.
5Quels sont les principes du classement des carcasses ? Au regard du rendement boucher, les qualités des animaux ne sont pas identiques. Le classement des carcasses a été progressivement élaboré par les pouvoirs publics à partir de schémas anatomiques vétérinaires (Trift, 2003). Ce classement est censé être un indicateur « objectif » du rendement anticipé en viande (Laville et al., 2002). Il prend comme critères de différenciation la forme et l’épaisseur des muscles, soit la conformation, qu’il associe à la répartition de la graisse et à son volume, soit l’état d’engraissement. A chaque carcasse sont donc affectées deux notes : la première correspond à la classe de conformation représentée, dans un ordre décroissant de qualité par les lettres S, E, U, R, O et P ; la seconde correspond à la classe d’engraissement, notée de 1 à 5) de « très faible » à « très fort ».
6Le système de paiement aux éleveurs repose sur cette classification. Les éleveurs sont en effet payés en fonction du poids de la carcasse pondéré par un indicateur de « qualité » fourni par la grille SEUROP. Le classement des carcasses permet ainsi d’élaborer une grille de paiement, représentée ci-dessous :

Figure 1. Grille de paiement
7Le prix effectivement payé le kilogramme de carcasse varie autour d’un prix de base indexé sur les cours nationaux, fixé pour une « carcasse type » (soit celles appartenant aux classes R2 et R3 et pesant entre 17,5 et 19 kilogrammes). Ce prix est ensuite pondéré suivant la qualité évaluée lors de l’abattage, en prenant en considération la classe de conformation (les carcasses de la classe U sont mieux valorisées que celle de la classe P3) et de la classe d’engraissement (les classes extrêmes 1 et 4 sont les moins bien cotées). Cette combinaison est ensuite croisée avec une classe de poids : le prix est en effet majoré (partie en rouge du graphique) si la carcasse tend vers un idéal de poids. Le prix maximum au kilogramme est finalement atteint pour une carcasse légère et de très bonne conformation (carcasses des classes U2 et U3 pesant de 14,5 à 16 kilogrammes). Il est réduit (partie en bleu du graphique) si la carcasse est aux limites de la labellisation voire non labellisable (carcasses des classes O2 et O3 et/ou pesant plus de 20,5 kilogrammes). Une prime de labellisation, fixe, s’ajoute au prix ainsi calculé. Les animaux labellisables sont ceux des classes O, R et U pour la conformation, et des classes 2 et 3 pour l’engraissement (zone hachurée du graphique)4.
8Comme on le voit, l’écart de prix au kilogramme peut être conséquent entre deux carcasses. Par exemple, en 2005, les prix de deux carcasses de poids équivalent (compris entre 14,5 et 16 kilogrammes) différaient de 1,67 euro par kilogramme selon qu’elles étaient classées U2 (labellisable) ou R-3 + (non labellisable). Pour mesurer l’importance de cette différence de prix, il faut la rapporter au prix de base de la carcasse d’agneau, qui variait cette année-là entre les valeurs de 4 et 5 euros le kilogramme. La valeur totale de la carcasse est finalement obtenue en multipliant le prix au kilo par le poids à froid5. La grille de paiement établit ainsi l’équivalence entre un dispositif technique d’évaluation et une valeur économique qui constitue le revenu versé aux éleveurs.
9L’évaluation réalisée à travers la grille de paiement a une vocation objectivante, qui vise à obtenir la confiance des éleveurs dans le système de répartition du revenu des élevages. Dans leurs exploitations, les éleveurs opèrent un premier tri sur leur cheptel, afin de distinguer les agneaux qui leur paraissent correspondre aux critères de labellisation6. Mais, ils ne peuvent procéder à cette évaluation de façon sûre, car leurs agneaux ne sont pas alors en état adéquat pour que les critères de labellisation puissent être objectivés. C’est la transformation en carcasse qui va permettre de révéler puis d’interpréter une variété de caractères propres à chaque bête. L’évaluation réalisée lors de l’abattage revient à identifier chaque carcasse comme élément d’une classe de qualité « objective ». Les carcasses sont dès lors hiérarchisables selon leurs qualités individuelles, car comparables dans un espace de calcul objectif (Callon et Muniesa, 2003). Le classement, reposant sur des différences anatomiques, confère à cette évaluation une portée générale, conforme aux normes de valeur zootechniques des éleveurs. Cette grille est un dispositif collectif ayant un caractère de généralité reconnu (Dubuisson-Quellier et Neuville, 2003). Un classement juste pour une valorisation juste est la raison d’être de l’association de la grille de paiement à une évaluation objectivante.
10Ce travail d’évaluation des carcasses est confié à un technicien, le « qualiticien »7. Celui-ci a été conjointement accrédité par l’Office national interprofessionnel des viandes (Ofival) et par l’organisme certificateur qui a en charge le contrôle du label rouge mobilisé ici. Posté dans une cabine en bout de chaîne d’abattage, le qualiticien effectue à chaud, dans le cours de la production, le travail de classement des carcasses. Il examine celles-ci selon les critères du classement SEUROP en suivant la méthode prescrite par l’Office national interprofessionnel de la viande. Il repère ainsi les éléments anatomiques en touchant la carcasse, puis en l’examinant visuellement à l’extérieur et à l’intérieur. Enfin, il valide son classement sur un poste informatique.
11La compétence professionnelle du qualiticien repose sur sa capacité à traduire rapidement8 les caractéristiques de chaque carcasse dans les termes de la grille, c’est à dire à affecter chaque carcasse à une des cases du tableau. Si les éleveurs ne sont pas toujours convaincus du classement de chacune de leur bête, la crédibilité du système de paiement qui résulte du classement tient à la régularité statistique des évaluations effectuées par le qualiticien. Comme le dit un responsable de la coopérative : en général « ce n’est pas trop déconnant ».
12L’évaluation objectivante du qualiticien permet donc de réduire l’hétérogénéité de la production zootechnique (les caractéristiques singulières de chaque agneau) en une grille tarifaire assez simple. Cette rationalisation technique du jugement constitue le verrou pratique du système de labellisation. Elle assure le fonctionnement de l’organisation de marché en ce qu’elle rend possible une certaine régularité dans les revenus des producteurs et assure une équité de principe entre eux, tout en restant sensible aux variations de prix sur le marché. Le cours du marché à la production (prix de base) ne détermine qu’une partie de la valeur des carcasses. La valeur effectivement payée au producteur est établie en pondérant ce prix de base par les paramètres issus de la grille de paiement. La grille est négociée annuellement entre les organisations de producteurs et les entreprises d’abattage et ne peut être remise en cause durant cette période9. De même, la prime de labellisation est fixe. Ces règles de paiement aux éleveurs conduisent donc à la constitution d’un acteur collectif : le groupement de producteurs qui négocie avec l’abatteur, non le prix des carcasses, mais les règles qui président à sa définition. Ainsi, la mesure établie par le classement sert in fine à valider et à concrétiser l’engagement de l’éleveur dans la démarche de labellisation.
13Nous pouvons donc conclure ce point en remarquant que la concurrence marchande (celle qui se traduit par le prix de base) ne définit qu’en partie la valeur reconnue au producteur pour chaque carcasse. L’opérateur de l’échange entre l’éleveur et l’abatteur est d’abord une évaluation technique, soit une convention de qualité (Eymard-Duvernay, 1989 ; Gomez, 1994), qui conduit, notamment, à l’attribution du label. Ce label constitue également un lien en aval, qui relie producteur et consommateur via l’abatteur. En effet, l’équivalence entre les carcasses opérée par la grille permet d’assurer la régularité du produit selon le cahier des charges du label. Le produit est régulier dans les deux sens du terme. Il est constant et cette constance correspond à la règle établie par la convention de qualité du label. En termes de valeur marchande, le label se traduit par une disposition des consommateurs à payer le produit plus cher.
14Toutefois, comme nous allons le voir, la question n’est pas si simple. Si nous descendons la chaîne de commercialisation de l’abattoir, en aval du poste de qualiticien, la logique marchande reprend ses droits, mais de manière assez singulière.
De l’abattage à la consommation : la valeur du boucher
15Les « clients » de l’abattoir ne sont pas les consommateurs finaux de viande ; ce sont les bouchers et les centres commerciaux. Ces acteurs n’ont pas forcément des attentes homogènes en termes de qualité de viande. Tous, par exemple, ne demandent pas de la viande labellisée, certains parce que cela ne correspond pas à leur stratégie commerciale, d’autres parce qu’ils refusent les tracasseries administratives (contrôles supplémentaires) qu’impose la vente de ce type de produits. Mais, même les clients qui demandent de l’agneau labellisé (bouchers artisanaux ou magasins de grande distribution), peuvent avoir des exigences différenciées en termes de volumes, de qualités et de prix.
16Les différentes configurations marchandes ouvertes par la variabilité des attentes nécessitent donc, après l’attribution du label, une réévaluation des carcasses qui prenne en compte ces attentes. Ni la qualification du produit ni son évaluation ne s’arrêtent au classement effectué par le qualiticien. L’une et l’autre doivent être ajustées à l’état de la demande. Le travail d’expédition, dernière étape de la carcasse avant la sortie de l’abattoir, opère cet ajustement. Il revient au « commercial », c’est-à-dire à l’employé chargé de négocier et de préparer les commandes, d’opérer ce nouveau tri parmi les carcasses. Deux possibilités s’offrent à lui pour commercialiser les carcasses labélisées par le qualiticien : il peut conserver cette qualification (vendre l’agneau comme « label rouge ») ou au contraire déclasser la carcasse et l’expédier comme agneau « basique ».
17Tous les agneaux obtenant le certificat du qualiticien ne sont pas vendus en tant que produit Label Rouge. Pour éclairer les choses, il faut reprendre l’ensemble du circuit parcouru par les agneaux avant d’arriver sur l’étal des bouchers. Le processus de qualification de l’agneau « Label rouge » se décompose en fait en trois étapes. Avant l’abattage, l’agneau élevé selon le cahier des charges est dit « (pré-) labellisable ». Après l’évaluation du qualiticien, l’agneau conforme aux normes de la grille SEUROP est dit « prélabellisé » ; il est alors payé au producteur avec la prime de label. Ce n’est toutefois seulement que lorsqu’il est expédié et vendu avec le certificat qu’il est dit « labellisé ». La figure ci-dessous illustre le système d’un point de vue statistique.

18Ce graphique montre l’écart entre le volume d’agneaux pour lesquels les éleveurs ont perçu une prime de labellisation (zones hachurée et pointillée) et le volume d’agneaux qui ont été réellement vendus au prix du label rouge chez les bouchers ou dans les grandes surfaces sur le cours d’une année (zone pointillée uniquement). Nous pouvons constater l’importance de l’écart entre ces deux volumes. De même, la distribution de la plus-value du label n’est pas linéaire. Alors que cette plus-value est encaissée par l’abatteur au prorata du nombre d’agneaux vendus labellisés, elle est distribuée au producteur au prorata du nombre d’agneaux prélabellisés.
19Il faut noter à cet égard l’allure des variations saisonnières de prélabellisation et de labellisation effective. Mis à part un pic prononcé à la période de Pâques (semaine 12 à 15), les ventes en label sont relativement régulières. Cette régularité permet d’assurer un prix constant sur l’année, soit 6,40 euros le kilogramme en moyenne en 2005. En revanche, la courbe de prix des agneaux prélabellisés connait des variations importantes au cours de l’année, en fonction des conditions zootechniques de production. Les producteurs conservent ainsi une garantie de revenu (paiement au label), même lorsque le marché ne peut pas absorber la totalité de leur production qui ouvre droit au label. Ce dispositif économique complexe fonctionne selon un mécanisme de péréquation saisonnière. Le prix de base indexé sur le cours du marché constitue la partie variable du prix-éleveur (4,20 euros en moyenne sur l’année 2005). La prime de labellisation correspondant à la plus-value reversée à l’éleveur en constitue la partie fixe (0,38 euros en moyenne en 2005). Quand des agneaux prélabellisés sont vendus sur le marché comme agneaux basiques, l’abatteur perd sa part de plus-value liée au label, alors qu’il doit pourtant financer la part de cette plus-value qui revient au producteur. Il reporte donc la plus-value manquante sur le prix payé au producteur les agneaux qu’il revend comme agneaux labellisés :
« On redonne les 0,38 sur les 1300. C’est ceux-là qui comptent [pour l’organisation de producteurs]. Par contre [l’abatteur], quand il vend ses 800 agneaux pour retrouver les, enfin dans le calcul des 6,40 euros, ça tient compte des 0,38 qui sont donnés. Enfin, en interne tout le monde retombe sur ses pattes » (J.P., responsable groupement de producteurs).
20La crédibilité du système de paiement aux éleveurs obtenue par la régularité statistique des évaluations du qualiticien se double d’un mécanisme assurantiel garanti par la régularité statistique des ventes d’agneaux labellisés qui permet de « lisser » sur l’année le revenu de la vente des agneaux. Le risque commercial est ainsi reporté sur l’abatteur. L’offre d’agneau respectant les caractéristiques du label est toujours supérieure à la demande d’agneau « label rouge », mais, grâce au système de péréquation financé par l’abatteur, ce surcroît tendanciel de l’offre ne fait baisser la valeur de l’agneau ni pour le consommateur ni pour le producteur. Cette péréquation n’est réalisable que parce que le système de prélabellisation permet grâce à la pratique du « déclassement » un jeu sur l’évaluation.
21Reste à savoir comment s’opère le choix du commercial, c’est à dire comment il procède au déclassement. C’est ici que la logique marchande retrouve ses droits :
« Ils vous disent : « Je veux 30 agneaux labels. Je veux des agneaux qui pèsent de 16 à 18 kg ». Un autre les voudra de 18 à 20. Nous, c’est purement commercial. Ça, c’est notre job. Pour qu’il soit fidèle, il faut bien trier la marchandise. Et malheureusement, l’agneau, ça ne se fait pas comme un stylo. Vous avez des agneaux qui ont des défauts, d’autres des qualités. Bon, là on rentre dans des techniques vraiment… des prises commerciales. Il faut tenir compte du souhait du client. On ne va pas au frigo et on ne pousse pas les 20 premiers agneaux label qu’on trouve. On les lui trie. Derrière, il y a un prix. Le gars qui vous met 40 francs dans des agneaux labels, j’estime que, à moins d’être un peu con, celui qui y met 48 francs on va mieux le lui trier. C’est logique. Il faut être raisonnable et réglo. » (J.-C., commercial)
22Du point de vue de l’activité du commercial, l’opération de déclassement n’est qu’un résultat par défaut. Son activité est plus globale ; elle consiste à trier l’ensemble de la marchandise en fonction des attentes différentiées de sa clientèle. Le commercial a en commun avec le qualiticien un « savoir juger » la carcasse, une capacité à rentrer dans ses plis, avec des gestes quasi identiques aux siens, pour l’évaluer (Bessy et Chateauraynaud, 1993). Néanmoins, la « prise » de la carcasse du qualiticien et celle du commercial diffèrent, car la nature technico-économique de leurs évaluations diffère aussi. Le qualiticien se saisit de la carcasse dans sa globalité pour la ramener à une case de la grille SEUROP ; son classement est tourné vers l’amont : le paiement de la bête au producteur. Au contraire, l’évaluation du commercial repose sur l’hétérogénéité interne des carcasses, car il est tourné vers l’aval : la découpe de viande par les bouchers. Le classement réducteur selon la grille SEUROP est alors suspendu lors d’un corps à corps engageant la carcasse et le commercial qui l’évalue en fonction des attentes diversifiées de sa clientèle.
23Donnons des exemples pour éclairer cette nouvelle configuration de travail. Dans certains cas la conformation globale de la carcasse n’a que peu d’importance commerciale. Ainsi, la clientèle du sud-est de la France préfère des carcasses légères (16-17 kg) et n’est pas trop exigeante sur la forme des muscles. Ailleurs, certaines carcasses bien conformées et dont la couleur est suffisante pour la labellisation ne seront pas acceptées par certains clients qui exigent une couleur de chair bien plus claire10. De même, même si pour le commercial le point de repère principal reste les gigots, une carcasse allongée (les O sont labellisables) sera appréciée par certains bouchers qui privilégient les épaules. Enfin, en règle générale, les bouchers traditionnels sont plus exigeants sur la conformation que les grandes surfaces. Dans son évaluation des carcasses, le commercial cherche donc à se rapprocher du jugement des bouchers. Comme son client, il évalue la carcasse en termes de morceaux de viandes.
24La communauté de jugement entre les commerciaux de l’abattoir et les bouchers ouvre sur un type particulier de relations marchandes. Nous ne sommes pas dans une configuration de concurrence classique où l’équilibre entre l’offre et la demande repose sur l’homogénéité supposée du bien. L’échange est rendu possible par une qualification de l’offre dans un accord local entre le commercial et un boucher. Une relation de confiance, basée sur la capacité du commercial à répondre à une attente spécifique, s’instaure entre eux. Cette attente est comblée quand il y a la communauté de jugement, c’est-à-dire quand le boucher sait que le commercial mobilise une connaissance de la viande en adéquation avec la sienne propre. C’est ainsi que l’acheteur se transforme en client (Eymard-Duvernay, 1994). Pour le commercial, connaissance des bouchers (dans leur spécificité) et connaissance de la marchandise (dans son hétérogénéité) vont de pair.
25En revanche, si le boucher ne dispose pas des compétences nécessaires pour avoir une prise directe sur la carcasse, ou si les caractéristiques de sa propre clientèle font qu’il n’a pas de raisons d’entrer dans ce registre « domestique » de qualification du produit, son jugement peut se reporter sur une forme standard de qualification, soit la classification du qualiticien. C’est le cas le plus souvent dans la grande distribution. Dans ce type d’espaces commerciaux, les compétences bouchères s’effacent devant la logique d’interchangeabilité des produits : la concurrence « visible » des linéaires. Les stratégies commerciales de différenciation des viandes par des marques et labels divers conduisent à une grande instabilité des achats. En conséquence, le chef de rayon boucherie est plus attentif aux variations de ces standards commerciaux qu’à la recherche d’une connaissance singulière de sa clientèle et de sa marchandise.
26Comment, au final, la communauté de jugement entre commerciaux de l’abattoir et bouchers conditionne-t-elle la valeur commerciale de la carcasse ? En fait, c’est le prix payé par le boucher qui va mobiliser le travail du commercial : « celui qui met 48 francs [au lieu de 40] on va mieux le lui trier ». La relation de service spécifiant la qualification du produit participe ainsi elle-même de la qualité du produit (Gadrey, 2002) et tire le prix vers le haut. Le magasin de grande distribution qui n’est prêt à mettre que 40 francs au kilo aura une marchandise peu spécifiée. Le boucher par contre est prêt à mettre plus, car il exige une marchandise finement spécifiée. Le prix règle un niveau de spécification de la qualité.
27Au final, s’il y a bien une valeur qui est établie par la classification assortie au « label rouge », celle-ci ne suffit pas à déterminer automatiquement une valeur marchande équivalente à un prix de marché. Il faut effectivement qu’il y ait une opération de mesure pour qu’un bien acquière une valeur. Mais l’obtention d’un prix nécessite que cette valeur soit soumise aux conditions de fonctionnement du réseau sociotechnique attaché à la mise en marché. Le fonctionnement de ce réseau repose sur une série de médiations entre la mesure et le prix. Ainsi deux biens construits comme homogènes en vertu de la grille SEUROP pourront différer fortement dans leurs valeurs marchandes finales. Au vu de cet exemple, le « prix de marché », tel que l’entend la théorie économique standard (prix d’équilibre » entre une offre et une demande), ne constitue qu’une représentation très grossière de ce mécanisme complexe d’agrégation d’une pluralité d’évaluations se répartissant tout au long de la mise en marché.
Notes de bas de page
1 Dans le cadre du Label Rouge étudié ici, les grossistes sont très peu présents. Même si leur médiation rend plus complexe la formation du prix, elle ne modifie en aucun cas le propos général tenu ici. Pour simplifier nous assimilerons les grossistes à l’ensemble des distributeurs.
2 Pour une illustration historique et argumentée, je renvoie au chapitre III de ma thèse (Escala, 2007).
3 La classe E n’est pas utilisée dans l’abattoir de Gramat où nous avons fait nos observations, car il est exceptionnel que le type d’agneau qui y est abattu puisse en relever.
4 La couleur de la chair est également un critère de labellisation. Seulement elle n’intervient pas dans la formation du prix au niveau des producteurs. Nous verrons par contre par la suite qu’elle a son importance pour certains clients.
5 C’est à dire le poids après ressuage, lorsque la carcasse s’est vidée du sang de l’animal et que les muscles se sont refroidis. Ce poids est obtenu en soustrayant 2 % au poids observé au moment du passage de la carcasse à la pesée à la fin de la chaîne d’abattage. Il s’agit là d’une convention réglementaire fixée par les services vétérinaires du ministère de l’agriculture pour l’espèce ovine.
6 Les agnelages s’étalent dans le temps et la croissance des agneaux n’est pas homogène. Les éleveurs doivent donc concilier l’urgence de faire partir certains agneaux avant qu’ils ne soient trop lourds ou trop gras pour le label et la nécessité de regrouper au maximum les départs à l’abattoir pour éviter des déplacements trop fréquents. À cela s’ajoute l’exclusion des agneaux qui ne sont pas conformes au cahier des charges (élevage au biberon, problème sanitaire, perte de la boucle d’identification, etc.).
7 C’est une expression indigène. Il n’existe aucune formation ni aucune qualification officielle portant ce titre, tout au moins pour cette activité.
8 Selon les périodes de l’année, le débit des agneaux varie de 150 à 250 par heure, ce qui correspond, dans tous les cas, à moins de 30 secondes en moyenne pour l’évaluation d’une carcasse.
9 En fait, même si le partenariat entre les deux opérateurs prévoit une négociation annuelle, la grille est restée inchangée pendant plusieurs années.
10 Voir note 6.
Auteur
Post-doctorant en sociologie au Centre d’Études et de Recherche Travail, Organisation, Pouvoir (CERTOP).
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2001