Ô État, Ô Centre !

1Lorsque, pressés par les idées du temps et vos intérêts, vous tournez votre sollicitude réformiste vers la commune, pourquoi écoutez-vous toujours le son de cloche des économistes, des juristes et des politologues et pas celui des sociologues ? Si d'aventure vous consentiez à entendre ceux-ci, voici à peu près ce qu'ils essaieraient de vous dire :

2Une commune est avant tout une société : comme telle et quelles que soient par ailleurs ses spécificités, elle obéit aux règles générales de l'action sociale, articulée autour de deux pôles : celui des objectifs et celui des moyens mis en œuvre pour la réalisation de ces objectifs. Dualité difficile à gérer, toujours à la recherche d'elle-même, toujours plus ou moins ratée et génératrice d'une tension où s'alimentent la dynamique du groupe considéré mais aussi ses dysfonctions internes, ses contradictions mortifères. Lorsque, comme c'est le cas de la commune française, cette société constitue une partition d'une entité sociale plus vaste, la nation, avec laquelle elle entretient des rapports lourds et ambigus depuis un millénaire, la plus petite commune se présente d'emblée comme un microcosme de problèmes sociaux et sociologiques.

3Pour nous en tenir au palier de la domination, objet premier de notre étude, chacune des trois instances concernées par le pouvoir local, l'État, l'institution municipale et la population communale, tendra à faire prévaloir ses propres objectifs sur ceux des deux autres en choisissant, parmi les moyens dont elle dispose, ceux qu'elle perçoit comme les plus adéquats à ses objectifs. À un bout de la chaîne légitime de domination, l'État cherche à imposer ses normes légales et réglementaires : à l'autre bout, sociations territoriales généralement obéissantes, les communes se préoccupent, en fait, surtout, de réaliser leurs objectifs internes malgré et, si nécessaire, contre la loi : entre les deux pôles, l'institution municipale, incarnée par le maire, est tiraillée entre ses deux maîtres. De sorte qu'entre les énoncés législatifs ou administratifs et leurs aboutissements comportementaux à l'échelon communal, s'insère toute une problématique de rapports conjonctifs et disjonctifs qui permettent de considérer l'histoire et la sociologie du pouvoir local respectivement comme l'histoire de ces rapports et comme l'analyse de leur impact sur le fonctionnement de la société communale.

4Grâce à son statut de Prince légitime, l'État de droit possède les moyens officiels d'imposer ses prescriptions jusqu'au recours à la violence légale, afin d'annuler à son profit les vagabondages de ses partitions territoriales autour de la norme légale ou contre elle. Mais, à l'instar de toutes les dominations légitimées, l'État français ne recourt à la violence physique que dans les cas extrêmes, s'appliquant, au contraire, à susciter des représentations collectives qui transfigurent la relation de domination en une adhésion partagée du dominant et des dominés dans des valeurs ultimes. Depuis son avènement, voici plus de deux siècles, à chacune de ses résurrections et jusqu'à nous, la République Française réalise cette fiction idéologique, essentiellement par le recours à une constante axiologique, la Raison. Il n'est que d'ouvrir un manuel de science politique pour retrouver intact le vieil argumentaire jacobin : grâce à sa propriété d'universalité, la Raison possède la connaissance spontanée du Bien général et des moyens de son application aux cas particuliers. En conséquence, seule la Raison centrale peut orienter l'action de la société civile locale en faisant prévaloir le bon sens contre l'approximation, l'impéritie, le népotisme. La fin justifiant les moyens, c'est à titre de missionnaire de la rationalité que le centralisme républicain put longtemps s'employer, en toute bonne foi et bonne conscience, à l'éradication de l'obscurantisme et des irrationalités multiples des périphéries. Toutefois, pas plus convaincus que cela de leurs irrationalités, de l'intérêt qu'elles auraient à s'en sortir et de l'aptitude de l'État à les y aider, ces périphéries, certaines davantage d'autres moins, firent tant et si bien qu'après deux siècles de péripéties décentralisatrices-recentralisatrices, elles-mêmes induites par les mutations socioculturelles ambiantes, le Centre dut progressivement atténuer son autoritarisme initial jusqu'au saut officiel de la décentralisation de 1982 mais, curieusement, sans renoncer à la Raison comme valeur absolue et comme panacée aussi bien aux difficultés internes de la nation qu'à sa rétrogradation sur l'échiquier mondial. Pour ce qui concerne les relations du Centre aux périphéries, le Prince décrète seulement qu'après un siècle d'apprentissage de la démocratie, le peuple français a suffisamment intériorisé la rationalité républicaine pour que soit concédée aux collectivités locales la liberté d'être et de s'exprimer. Comme le précisait un des définisseurs de cette « logique inversée », le Premier Ministre Pierre Mauroy, la grandeur et l'unité nationale sortiront immanquablement revigorées de cette « diversité des raisons locales » réunies en faisceaux pour « remonter » vers « la Raison centrale »… Dans l'esprit du législateur nul doute que la puissance logique de cette métaphore hydraulique ne provoque spontanément son efficacité sociale !

5Beaucoup ont fantasmé autour de cette révolution légale, ceux qui ont intérêt à croire ou à faire croire en elle continuaient à l'exalter dix ans après. Mais dès le démarrage des pratiques décentralisatrices, une évidence prenait corps, devenue aveuglante et consternante dès la fin de la décennie 80 : non seulement le local ne brille pas par sa rationalité mais les nouvelles libertés, les nouvelles compétences et les nouveaux moyens que lui a transférés la réforme de 1982 paraissent avoir d'abord servi à réveiller, à laisser s'épanouir des irrationalités jusque-là tant bien que mal muselées par des siècles de tutelle centraliste. Au début, le Prince opte pour la patience compréhensive : tels ces enfants conditionnés à une pédagogie autoritariste et qui, arrivés à l'âge adulte, restent d'abord désorientés par l'usage trop longtemps différé de leur liberté, les Français ne sauraient se défaire d'un coup des réflexes d'immaturité acquis par une longue sujétion colbertiste. La pratique de la décentralisation représente une méthode par essais et erreurs sans doute zig-zagante et coûteuse, mais nécessaire pour parvenir, à coup sûr, un jour ou l'autre, à la démocratie vécue. Cependant, forts de cette tolérance, anciens « féodaux » et « nouveaux notables » s'en donnent à cœur joie dans leurs juteuses fonctions de relais territoriaux de la rationalité. Tant et si bien que, sous des habillages d'abord discrets, pesant ses mots, au début, pour ne pas paraître se dédire, puis de plus en plus fermement à mesure que le local déchaîné multiplie les preuves de son indéracinable irrationalité, au tournant de la décennie 90, le Centre reconnaît la nécessité d'une reprise en main des effets, désormais avoués comme pervers, de la décentralisation.

6À partir de cette question toujours brûlante de la décentralisation et de ses avatars, au-delà de ses aspects historiques et conjoncturels, trois points essentiels se dégagent :

• En tant que phénomène de domination spécifiquement adaptée au pouvoir local, la décentralisation doit, avant tout, être perçue comme un phénomène de société et de culture.

• Elle s'inscrit, comme l'ensemble de nos pratiques sociales, dans une contradiction entre l'ordre légal et l'ordre du vécu.

• Son axiomatique est étroitement imbriquée dans celle de la rationalité. C’est pourquoi, dans cette conclusion, nous étudierons ce concept. Nous pourrons ainsi appliquer à l’ensemble de la société française certaines des analyses présentées à propos de la société labarthienne.

7Au titre du peuple « le plus rationnel du monde », héritier privilégié de la tradition hellénique, nous nous glorifions d’une rationalité que nous nous plaisons à nommer cartésienne. Trait culturel national, d'abord diffus jusqu'au xvii^e s., puis triomphant et prosélyte depuis, expression ou cause de notre grandeur passée, notre rationalité (ou Raison) traverse les siècles trop imbue d'elle-même pour regarder le monde autour d'elle et s'apercevoir qu'il change et qu'il importe qu'elle s'y adapte pour préserver ses zélateurs d'un anachronisme létal. Encore définie par nos dictionnaires contemporains comme une faculté mentale a priori de juste connaissance du monde, elle pose, tout aussi a priori, sa supériorité, d'une part sur l'irrationalité de la foi, les valeurs dirons-nous, d'autre part sur l'appréhension empirique de la réalité sensible. Son domaine de prédilection, c'est celui de la logique verbale, qui disserte, démontre et convainc. Rationalité chérie de tout un peuple pour qui les objectifs primordiaux du conditionnement social et éducatif sont d'ordre linguistique, et qui fonde l'essentiel de ses jugements sociaux d'intégration et d'exclusion, de distinction et de discrimination sur la virtuosité langagière, rationalité enfin qui n'engage pas l'action mais apparaît comme particulièrement propice à la noyer sous le verbe, à la diluer dans la séduction rhétorique et, de ce fait, à en manipuler la significativité. La relation d'indétermination qui s'instaure ainsi entre l'ordre rationnel du discours et celui du comportement ouvre la voie à toutes les irrationalités : celles qui gravitent, par nature, autour des phénomènes de domination s'y trouvent comme poissons dans l'eau, nous allons y revenir dans un instant.

8Un autre type de rationalité met l'accent, au contraire, sur l'action, envisagée aussi bien dans ses rapports au monde physique que social. Bien que le français Calvin doive être considéré comme son promoteur social involontaire, c'est surtout en Europe du Nord, puis en Amérique du Nord, qu'elle a pris corps puis réalisé sa fulgurante carrière dans les domaines d'abord économique, ensuite politique et social. C'est elle que nous avons déjà brièvement évoquée dans notre Introduction (n.7 et 10). Rappelons qu'elle prend deux formulations, en fait indissociables, en tant que rationalité substantive et rationalité formelle.

9La première, la rationalité substantive, désigne une attitude sociale fondée sur la croyance a priori, d'abord théologique puis laïcisée, en une liberté morale du sujet : au nom de cette dignité inconditionnelle, l'acteur traite égalitairement la totalité de ses partenaires sociaux et s'attend de leur part à la réciprocité. Une telle éthique (un tel éthos) dite universaliste (quoique spécifique à un groupe donné) est censée alors inspirer toutes les expressions privées et publiques, informelles ou juridiquement codées, de l'activité sociale dans un groupe donné et leur conférer leur sens ultime. La démocratie représente la formulation institutionnalisée de cet éthos universaliste.

10Quant à la rationalité formelle, expression qui correspond le mieux au sens courant du concept de rationalité, c'est une attitude instrumentale, orientée vers la réalisation, poussée à la limite des buts que s'est fixés l'acteur. L'originalité de la Réforme a consisté, d'une part à porter jusqu'à la compulsion cette recherche d'efficacité, d'autre part et surtout, à lui avoir donné un sens éthico-religieux, grâce auquel une poursuite méthodique de la maximisation des intérêts matériels et symboliques a pu prendre les formes d'une quête des finalités ultimes jusqu'à apporter une preuve du salut. La rationalité formelle, ainsi mise au service de la rationalité substantive, ou, en d'autres termes, la moralisation (si ce n'est la déification) de la recherche systématique des intérêts terrestres, a permis l’instauration, à travers le capitalisme, de l'hégémonie mondiale, économique, politique et idéologique des sociétés réformées.

11De cette vision du monde officiellement dominante, nous, Français, croyons relever, sans l'ombre d'un doute, étant donné notre rôle déterminant dans la genèse et l'expansion de la culture occidentale. Or, si les survivances de notre passé glorieux réussissent assez bien à nous maintenir dans cette illusion, tel n'est pas, à notre égard, l'avis du reste du monde, et, en particulier, des inventeurs et promoteurs de la rationalité du deuxième type, les sociétés réformées. Si notre morale officielle est universaliste, si notre législation est démocratique, la rationalité substantive qui inspire l'une et l'autre reste théorique, nous ne l'appliquons pas dans notre activité sociale. Au regard des groupes effectivement rationnels, nous apparaissons comme légers, inconséquents et, disons-le, immoraux. En conséquence de cette « immoralité », si nous manipulons avec aisance la terminologie et les principes cognitifs de la rationalité formelle, nous n'en faisons qu'un usage pratique, approximatif. Nous nous manifestons ainsi comme bricoleurs, inefficaces, paresseux, en porte-à-faux par rapport aux exigences de la postmodernité, et, spécifiquement, d'une conjoncture économique mondialisée et inspirée par la rationalité formelle. Plus que tout autre peuple, les Français se réfèrent à la rationalité : elle représente, pour eux, l'argument de légitimation privilégié pour l'accès à la reconnaissance sociale, aux pouvoirs de toutes sortes, ils en ont une connaissance théorique correcte, mais leur vécu s'avère prérationnel, irrationnel, aussi bien dans ses aspects éthiques qu'instrumentaux.

12Voyons, tout d'abord, ce qu'il en est de notre « immoralité » par incapacité collective à pratiquer un universalisme éthique, théoriquement omniprésent dans nos discours sociaux et dans nos lois. Le problème ne date pas d'hier, il est aussi ancien que notre accès institutionnel à la rationalité substantive, avec l'instauration de la Première République. Tandis qu'il s'émerveillait de la « démocratie vécue » dans le quotidien par les Américains, Tocqueville s'interrogeait déjà sur l'incapacité qu'avaient eu les lois républicaines à marquer les conduites sociales des Français et, en particulier, à éradiquer l'inégalitarisme de l'Ancien Régime. C'est que, sous l'identité du concept de démocratie, il faut lire une réalité inversée d'un cas à l'autre. Si les Américains vivaient si bien leur égalitarisme démocratique, c'est qu'il avait été dans les mœurs avant d'être dans les lois et que celles-ci n'avaient fait que codifier une éthique universaliste profondément intériorisée par chaque citoyen.

13La genèse de la démocratie française a suivi un tout autre parcours. La Révolution émerge d'une société hiérarchisée en ordres légitimés et reproduits par un éthos inégalitaire, vécu depuis la nuit des temps aussi bien par ses bénéficiaires, les ordres privilégiés, que par ses victimes, le reste du corps social. Les philosophies universalistes qui visent et réussissent le renversement de l'Ancien Régime, n'atteindront guère cet éthos. Tout d'abord, elles n'émanent pas d'un dynamisme de vécu collectif mais d'une poignée de penseurs. De plus, leurs utilisateurs, essentiellement bourgeois, s'en servent comme d'une arme de combat politique, sans éthique correspondante et, à quelques exceptions près, sans intention d'y conformer leurs pratiques sociales. Leurs objectifs ne consistent pas à instaurer un ordre social universellement égalitaire mais à le réaliser à leur seul profit, en se hissant au niveau des ordres précédemment privilégiés, en s'appropriant le pouvoir, les avantages matériels et symboliques jusque-là réservés à ceux-ci. Les thèmes révolutionnaires et ceux de notre devise républicaine révèlent ces finalités pseudo-universalistes : la liberté, toujours primordiale, vise l'inconditionnalité du droit d'accès de la bourgeoisie aux biens et aux processus économiques. L'égalité, aux connotations totalement étrangères à l'égalitarisme puritain, cible la légitimation de l'accaparement du pouvoir et des biens ci-devant aristocratiques. De fraternité, il ne sera question qu'un demi-siècle plus tard, lorsque la domination et la richesse de la bourgeoisie, désormais consacrées, lui permettront cette générosité, ou cette concession, aux masses demeurées gourmandes.

14Cependant, par les effets du pathos révolutionnaire, cette vision du monde de la nouvelle couche dominante gagne l'ensemble de la nation et conforte chaque Français dans la conviction de son droit désormais acquis à passer du bon côté de la barrière des privilèges et selon l'heureuse expression de Tocqueville lui donne « le sentiment de sa supériorité sur tous les autres » : cette allergie française à la conception « d'une société formée d'autant de parts égales » ne nous lâchera plus. Paradoxalement, l'institutionnalisation de l'universalisme n'aura pas eu pour effet de générer une éthique et des conduites sociales égalitaires mais de mettre à la portée de tous, de démocratiser « l'esprit d'aristocratie » prédémocratique et ses crédibilités inégalitaires.

15Dès l'émergence sociale de cette rationalité substantive verbale, est mis en place le dédoublement schizoïde de toute une nation entre, d'une part un attachement théorique, sourcilleux aux idéaux universalistes, moraux et politiques, et, d'autre part, une adhésion de fait à des crédibilités, des schémas comportementaux quasi-féodaux, sous des formes variées. Cette contradiction s'est reproduite jusqu'à nous par conditionnement culturel, indifférente aux changements de régimes politiques, aux mutations sociales internes et à l'évolution de la conjoncture planétaire : elle est à la base de nombre de nos difficultés politiques et sociales, dont, pour ce qui concerne notre propos, celles qui accompagnent la décentralisation.

16Cette rupture reçoit une réponse collective qui en permet la résolution ou, tout au moins, le replâtrage : le contournement. Héritée d'une longue tradition d'esquive mise au point par les générations successives de nos ancêtres paysans contre les prédations royales et seigneuriales, ravivée par les conditions mêmes de notre accès à la démocratie, une culture de contournement raffinée, « acquise au berceau », nous fournit la vie durant les réflexes fonctionnels pour la gestion de notre « schizophrénie » nationale. Par le truchement de ceux que la fiction définit comme nos représentants, nous produisons, dans l'enthousiasme, constitutions, lois et règlements universalistes mais, spontanément, avec une motivation moins claironnante mais tout aussi opiniâtre, nous inventons les procédés adéquats à leur désamorçage, avec une virtuosité, une jouissance telles que le démocratisme de plus en plus poussé de nos lois peut paraître émaner du plaisir de corser le jeu. Cette dérive, qui ne prend qu'exceptionnellement des formes conflictuelles et violentes, ne doit pas être confondue avec des revendications autonomistes, régionalistes, ou seulement anticolbertistes par ailleurs existantes. Il s'agit d'une attitude mentale syncrétique d'adhésion authentique aux valeurs républicaines, d'une reconnaissance des prescriptions légales qu'elles inspirent, ce qui n'empêche que l'on s'active aussitôt pour en repérer les fissures, pour y ensemencer des germes de contournement.

17La permanence et la vigueur d'une telle mobilisation collective pour refouler la rationalité substantive, en particulier celle qui inspire nos lois démocratiques, laisse supposer un enjeu de taille, vital pour le dynamisme, la reproduction de notre Être collectif. Il s'agit ni plus ni moins de la préservation de notre éthos culturel vernaculaire, que nous connaissons bien pour l'avoir rencontré à Labarthe tout au long de notre étude : celui que la terminologie de Tocqueville, appliquée plus spécifiquement aux structures politiques désignait comme un « esprit d'aristocratie ». Sous des appellations diverses, il a été maintes fois interrogé, analysé, par les théoriciens du social. Pour le caractériser dans une perspective d'opposition aux principes universalistes, nous le qualifierons de particulariste. Est dit particulariste un éthos qui distingue les acteurs en référence aux valeurs reconnues, dans un groupe donné, qui les classe d'après ces critères et prescrit des comportements relationnels différenciés selon ces positionnements classificatoires. Le cas de Labarthe nous a montré la totalité des Labarthiens distribués selon ces partitions à partir de l'opposition fondamentale entre « le nous » (in-group) et « les autres » (out-groups) ramifiée en dichotomisations entraînant les rôles de chacun et le contenu de ses attitudes affectives, mentales, verbales, comportementales à l'égard de chacun de ses partenaires, selon leur propre positionnement. La conscience morale de chacun, le sens de ses intérêts et le contrôle social conjuguent leurs prescriptions dans le sens du fonctionnement optimal de cette dynamique.

18Certes toutes les sociétés distinguent, classent et hiérarchisent leurs membres. Mais, tandis que dans les groupes particularistes cette logique s'inscrit officiellement dans des crédibilités explicitement valorisées, les sociétés universalistes la stigmatisent comme immorale, incompatible avec leurs propres valeurs ultimes posant a priori la dignité inconditionnelle de l'être humain. Il s'agit, dans ce cas, d'un idéal qui peut être, selon les cas, plus ou moins éloigné de la réalité des pratiques, mais qui constitue un pôle de référence significatif inducteur d'un ordre légal et éthique opposable. Que cette couverture juridique et morale serve, en fait, à certains, pour en berner d'autres, jusqu'à pratiquer impunément un particularisme occulte, c'est une autre histoire, qui n'entre pas dans notre propos actuel.

19Jusqu'à la Réforme, toutes les sociétés humaines ont fonctionné à l'éthos particulariste, selon des variantes culturelles multiples. L'histoire avait bien été traversée de balbutiements universalistes, dont le christianisme représente une expression aboutie au niveau théorique, mais nulle part les pratiques sociales de masse, celles de l'Église pas plus que les autres, ne s'y étaient conformées. Il fallut attendre le xvi^e siècle pour qu'un usage social authentique de l'universalisme soit réalisé par les Puritains, d'abord à des fins religieuses puis sous forme d'une éthique laïcisée. Lorsque nous traiterons de la rationalité formelle, nous reviendrons sur l’origine et la carrière de la rationalité substantive mais pour l'instant revenons à son effet sur le particularisme jusque-là généralisé : grâce à la domination planétaire qu'elle permit à ses propriétaires historiques, toutes les collectivités humaines furent successivement contaminées par elle à divers degrés, sans pouvoir d'ailleurs se l'approprier pleinement, et aucune ne réussit plus à vivre à l'authentique ses crédibilités particularistes et leurs applications sociales. La rationalité représente, plus que la violence physique, le facteur surdéterminant de l'empire de l'Europe puis de l'Amérique Réformée sur le reste du monde et de la détérioration des traditions particularistes, y compris européennes non réformées. Les groupes les plus fragiles y perdirent leur existence physique, beaucoup y laissèrent leur « âme ». Les plus forts et les plus habiles, dont nous sommes, résistèrent plus longtemps et s'en tirèrent par des syncrétismes particularisme/universalisme qui leur donnèrent quelques siècles de répit sur l'échiquier de la compétitivité mondiale.

20En effet, nous possédons des avantages importants par rapport aux sociétés particularistes de type pur. Tout d'abord même contourné, dénaturé, l'universalisme s'inscrit dans notre imaginaire axiologique au point que nous n'avons cessé durant deux siècles de combattre pour lui et son institutionnalisation. Sa présence, à l'arrière-plan de nos certitudes, nous rassure sur notre identité individuelle et collective, nous donne cette bonne conscience, cet esprit missionnaire cocardier, stupéfiants et agaçants pour l'étranger. Dans la mesure où l'on ne nous fréquente pas de trop près, nous réussissons encore à vivre sur des images paradigmatiques, même auprès des groupes que nous avons asservis, que nous continuons à dominer au nom de ces idéaux égalitaires et de liberté. Les sociétés universalistes ne sont pas dupes mais il faudrait bien d'autres raisons que leurs jugements négatifs pour porter atteinte à notre superbe.

21Surtout, sans en avoir une conscience très claire, nous ne doutons pas un seul instant que, loin d'être une faiblesse, ce dédoublement éthique ne représente une richesse, un incomparable instrument d'adaptation, voire de contrôle, à l'égard de n'importe quel contexte socio-politico-économique à l'intérieur ou à l'extérieur du territoire national. Alimentée par ces convictions absolues, reproduite spontanément par conditionnement socioculturel précoce, perçue comme manifestation de notre intelligence supérieure (« le peuple le plus intelligent de la terre »), notre culture de contournement se porte bien.

22Citons rapidement les modalités typiques de cette dérive, en particulier dans ses rapports avec les phénomènes de domination.

23Par rapport au niveau informel de l'éthique universaliste, celui de la morale sociale, encore apprise à l'école, naguère au catéchisme, un peu à la maison dans des cas de plus en plus rares, il n’y a pas de précautions particulières à prendre. Une fois que le langage de celle-ci est assimilé et disponible pour des usages codés, dont ceux des rituels civiques, religieux ou politiques, nous sommes dispensés de quelque déférence que ce soit à son endroit : des efforts de contournement seraient eux-mêmes superflus puisque l'opinion et notre propre conscience ne les attendent pas. Ouvertement et de bonne foi, tout comme les Labarthiens, nous pouvons donc vivre ardemment notre particularisme vernaculaire, ses attitudes relationnelles, ses classements complexes appris dès le berceau, l'emboîtement de ses structures d'inclusion et d'exclusion, les hiérarchies de ses systèmes différenciés de significativité et d'insignifiance, accessibles aux déterminants « natifs » de notre Être collectif et en conséquence, de l'identité personnelle, de la cohérence intérieure et de l'équilibre mental accordés aux acteurs bien socialisés. Ce faisant, nous ne transgressons pas la morale universaliste, nous vivons et agissons seulement dans un cosmos axiologique autre. Les jugements d'immoralité portés contre nous par les groupes universalistes et qui s'appliquent effectivement à ceux d'entre eux, nombreux, qui violent leur propre éthique de référence, ne nous concernent pas.

24Mais, comme nous l'avons évoqué plus haut, nous éprouvons une sorte de jouissance masochiste à émettre un ordre légal et réglementaire inspiré d'un universalisme que nous n'éprouvons pas, juste, semblerait-il, pour contrarier la paisible jouissance de nos modèles particularistes. De sorte que le champ d'exercice de ceux-ci est extrêmement réduit parce qu’épié, désigné, malmené par nos normes juridiques postées à l'affût des « immoralités » particularistes de notre vie privée et publique, et apparemment bien décidées à nous en punir par tous les moyens mis à leur disposition. La mobilisation « contournementale » s'impose alors, inspirée par le réflexe dichotomique fondamental de la logique particulariste : en s'appuyant sur la solidarité des « nous », pousser systématiquement la réalisation de nos intérêts et des leurs, au détriment de ceux des « autres », jusqu'au point limite où « l'immoralité » de ces pratiques ne peut plus éviter la confrontation avec la règle juridique et les risques subséquents.

25Très schématiquement et malgré les imbrications de plus en plus complexes du droit privé et du droit public, deux cas de figure s'imposent alors. Ou bien, les « autres » sont des personnes privées, elles-mêmes vigilantes à l'égard de leurs propres intérêts et de ceux de leurs in-groups, prêtes pour les défendre à actionner publiquement la loi universaliste à notre détriment. Dans cette perspective, une évaluation réaliste nous engage alors à la prudence « contournementale », c'est-à-dire à une moralité (universaliste) stratégique. Effectivement, en opposition avec « l'immoralité » débridée de nos comportements privés ne tombant pas sous le coup de la loi, nos conduites interrelationnelles juridiquement opposables s'avèrent éthiquement correctes : « l'honnêteté », « la confiance » font partie de nos valeurs effectives, peut-être par sensibilité grégaire et par une juste évaluation des dangers encourus à plus ou moins long terme par le dévoilement judiciaire des contours et détours secrets de notre sociabilité.

26La confrontation avec nos out-groups publics, tels que notre histoire et notre culture propres les ont établis, c'est-à-dire l'État et l'ensemble de ses émanations, obéit à de tout autres considérations. Tout d'abord, même en admettant le zèle et la loyauté des agents qui les représentent et ont la charge de défendre l'intérêt public, jamais leur vigilance n'atteindra celle des personnes privées défendant leurs propres biens matériels et symboliques. Le contournement des lois concernant la gestion et la préservation de l'intérêt public présente donc déjà moins de difficultés, moins de risques. Il recèle aussi des enjeux bien plus considérables étant donné les richesses supposées infinies et infiniment renouvelables de cet out-group public plein de zones d'ombres et d'indéterminations juridiques si propices à nos prédations. Enfin, en opposition à la quasi-moralité de mise au niveau de « l'autre » privé, la longue tradition de nos antagonismes collectifs à l'égard de l'État non seulement nous dispense de toute obligation morale à son égard, mais fait vertu des sévices que nous lui faisons subir. Ce grand méchant « autre » absolu, sadiquement appliqué depuis toujours à l'extorsion de nos biens privés, de nos énergies et de notre substance vitale, ne s'est-il pas désigné lui-même à ce traitement vengeur ? Les choses se compliquent peut-être un peu lorsqu'il nous faut concilier cette perception avec l'image de l'État devenant de plus en plus nourricier, au point de rejoindre, au pôle positif, le grand « nous » tout aussi absolu et aimé que représente depuis toujours notre « Mère Patrie » : mais que pèsent ces paradoxes lorsque notre crédibilité particulariste, le sens de nos intérêts particuliers et tout notre contexte social, s'épaulant l'un l'autre, ont fait du contournement de la morale civique républicaine et des lois qu'elle inspire un exercice national unanime, éthiquement licite ? Il faudra attendre le tournant des années quatre-vingt-dix pour que la « conscience collective », aussitôt relayée par les langages officiels commence à s'interroger sur ce que nous considérions depuis toujours comme un droit universel au contournement et à le penser dans une perspective de transgression déontologique. Mais, de là à passer à une pratique collective de la morale publique, c'est une autre affaire.

27Cependant, dans la logique de notre République particulariste, un droit universel ne se concrétise pas en pratiques égalitaires. Comme à tous les paliers du social, une probabilité différentielle stratifie les Français selon leurs chances de contournement, reposant sur des causes spécifiques d'âge, de sexe, de classe, de statuts sociaux et d'appartenance religieuse et philosophique, de tradition culturelle régionale etc. Selon les estimations du sens commun, qui n'ont encore guère reçu de validations scientifiques, le Sud serait plus « contourneur » que le Nord, le rural profond plus que l'urbain, les terroirs catholiques plus que les enclaves protestantes etc. En tout cas, rurale profonde, catholique et pyrénéenne, Labarthe nous est apparue comme le cas cynique d'une institutionnalisation raffinée du contournement, qui ne concède rien à une « moralisation » universaliste légalement prescrite et théoriquement acceptée par la collectivité communale.

28La plus grande probabilité de chances positives de contournements aux moindres risques est localisée sur les acteurs qui possèdent une aptitude institutionnelle à la manipulation de l'universalisme légal, parce qu'ils ont la légitimité de le définir, de le produire et de réaliser certaines de ses applications. Dans cette perspective, la maximisation des chances appartient donc à la classe politique : droit implicite au contournement, pouvoir de contournement et pouvoir politique se confondent et sont quantitativement en proportion l'un des autres. Cette triple attribution induite par l'originalité de notre syncrétisme (universalisme théorique, particularisme vécu), introduit une supériorité statutaire inégalable de la classe politique : elle constitue, pensons-nous, le fondement essentiel de la stratification de l'inégalitarisme social français, d'autant plus pernicieux qu'ils n'est pas perçu comme tel.

29Contrairement à l'image courante, renforcée par la médiatisation des « affaires », la classe politique n'est pas plus « immorale » que chacun d'entre nous mais elle jouit seulement d'une capacité institutionnelle privilégiée pour le « traitement » a priori et a posteriori des règles, des services, des biens et des fonds publics. Mais allons plus loin dans la significativité de ces pratiques, en les considérant non seulement comme l'expression de privilèges mais comme celle de devoirs particularistes que notre société impose à ceux qui la représentent et ont la charge de son fonctionnement. Portés par le suffrage populaire à l'interface de notre imaginaire républicain légalisé et de notre vécu quasi féodal, nos élus sont précisément portés au pouvoir en raison de leur capacité estimée à gérer cet équilibre délicat : leur image, leurs mandats, leur carrière publique et privée, leur existence physique à l'extrême, dépendent des preuves et des satisfactions qu'ils réussissent à nous apporter en ce sens. En réponse à ces attentes, l'obligation de contournement est inséparable de l'exercice du pouvoir.

30Ces attentes, dont nous avons développé les contenus au cours de ce volume, à partir de l'exemple de Labarthe, restent typiquement, en cette fin de xx^e siècle, celles de sujets particularistes à l'égard de leurs chefs et font partie des contraintes statutaires incontournables de ces derniers. Outre une obligation d'exemplarité à l'égard des valeurs et des normes collectives du fonctionnement et de la reproduction sociaux, impliquant donc, en régime démocratique officiel, les nécessités du contournement, nos chefs ont la responsabilité de la mise sur pied et de l'animation des réseaux d'échanges à l'échelle de leurs fiefs respectifs, nationaux, régionaux, cantonaux et locaux. Selon leur proximité institutionnelle avec le Centre, leur appartenance à la majorité et/ou à un courant dominant, leur notoriété personnelle, leur charisme aussi, ils se trouvent, de droit et de fait, à la tête d'une masse plus ou moins importante de « grâces » dont ils ont à assumer la gestion, la redistribution selon les normes particularistes de l'équité.

31Loin d'être un transgresseur, le contourneur est socialement conforme, moralement « normal ». À la différence de certains acteurs universalistes qui s'entendent eux aussi particulièrement bien à bafouer la loi mais dans un style antisocial, individualiste, coupable aux yeux de l'opinion et de leur propre conscience, le contourneur éprouve, lui, la quiétude intérieure du devoir accompli, de l'effort éthique récompensé. L'élu qui « aide », « rend service », « fait beaucoup », presque ouvertement et grâce à la solidarité de ses cascades de réseaux parentaux, amicaux, politiques, dans la perspective sans mystère de la reconnaissance électoraliste ou de toute autre forme de contre-don, suscite la considération collective. Sa réussite, qui suppose la virtuosité de ses techniques de prédations sur « les autres » et avant tout sur l'Autre absolu qu'est l'État, provoque une franche admiration, même de la part de ceux qui n'ont rien reçu mais restent implicitement ses attributaires potentiels. Si, par un concours de malchances ou de maladresses, il lui arrive de tomber sous les coups de la loi malgré l'infinité des ressources particularistes de déculpabilisation légale dont il dispose à tous les étages de la procédure judiciaire, il sera plaint et soutenu par l'opinion : les seuls jugements négatifs à son égard portent non pas sur sa corruption mais sur sa légèreté stratégique, sa « connerie », qui abîment notre imagerie chevaleresque du héros. Parmi les innombrables motifs de nos luttes sociales, aucun n'a jamais eu pour motif « l'immoralité » de nos chefs : parmi les grandes causes auxquelles nous aimons associer notre « label France », aucune n'a jamais porté sur la moralisation des mœurs politiques et, plus généralement, civiques.

32À partir d'une impulsion lancée au Centre par les ténors particularistes responsables des gros câbles porteurs de l'échange, par réseaux, connexions, circuits, relais etc., un maillage particulariste, sans solution de continuité, quadrille l'Hexagone. Si les grandes franc-maçonneries classiques des « nous » centraux se servent d'abord, puis s'occupent de leur clientèle directe des grands corps administratifs, universitaires, scientifiques, judiciaires, médicaux, culturels etc., il n'est pas un seul citoyen, aussi obscur soit-il qui n'ait des chances raisonnables de profiter peu ou prou des avantages du système. Chaque Français dispose non seulement d'une petite unité personnelle de réseau mais d'un certain potentiel de branchement sur des réseaux plus prestigieux, plus « juteux », grâce à son génie particulariste du relais acrobatique dans la hiérarchie nationale des « nous ». Tandis que les faveurs ainsi obtenues lui apparaissent et apparaissent même à ses ennemis comme la juste récompense de son activité intelligente et de l'usage rationnel de nos outils socioculturels, les rares acteurs qui s'entêtent dans l'adhésion vécue à la morale universaliste publique en font les frais sous forme d'absence de crédibilité, de marginalisation occulte pouvant aller jusqu'à la privation de leurs droits universalistes légaux. La réussite professionnelle est étroitement assujettie à ces principes, surtout dans le secteur public mais pas exclusivement.

33Le Français modèle retire de sa participation, même infime, au contournement, le sentiment d'une justice immanente qui ne contribue pas peu à alimenter sa fierté, sa foi républicaines. Au-delà de ses déceptions, de ses rancœurs sociales, il garde la conviction d'une certaine liberté vis-à-vis de la loi, sur laquelle il se sent une certaine emprise, d'une quasi-égalité au moins à cet égard avec les riches, les puissants : quant à la fraternité, c'est quotidiennement qu'il en fait l'expérience réconfortante avec ses in-groups. Ainsi notre société, durement inégalitaire, traversée de privilèges exorbitants et bloquée dans la répétitivité de cet état prédémocratique, réussit paradoxalement à entretenir ses membres et spécifiquement les victimes de cet inégalitarisme, sinon dans l'autosatisfaction, au moins dans l'inconscience d'une des causes essentielles de leurs difficultés. Cette aliénation consensuelle qui dilue nos combats politiques vers des objectifs ponctuels de moindre importance reste un des plus sûrs garants du conservatisme social et de ses fondements particularistes. Le remue-ménage verbal, bien dans notre manière, qui entoure depuis quelques années la spectacularisation de « l'immoralité » publique de quelques vedettes politiques ou politiquement patronnées, a peut-être eu des effets politiques (l'alternance aux législatives de mars 1993, par exemple), en aura peut-être d'autres, dont des réformes des langages républicain, constitutionnel et légal, voire un renforcement des garanties universalistes des procédures judiciaires et pénales. Mais le fossé entre une moralisation déclamée, décrétée, et la mutation socioculturelle que représenterait le passage collectivement vécu du particularisme à l'universalisme ne semble pas devoir être comblé prochainement : aux élections législatives de 1993, il y a eu un rapport d'indétermination absolu entre la réélection des députés sortants et leur implication dans les « affaires » à la précédente législature.

34Voilà pour ce qui concerne notre « immoralité » par manquement aux principes de la rationalité substantive. Passons maintenant à notre insuffisance à l'égard de la rationalité formelle, plus grave encore dans un contexte mondial voué à la performance généralisée à tous les paliers de l'activité humaine, avec l'accent mis sur la rentabilité économique. À première vue, la rationalité formelle définie, rappelons-le, comme la recherche et la pratique des moyens les plus aptes à la réalisation des objectifs poursuivis, apparaît universelle en tant qu'attribut spécifique de l'espèce Homo Sapiens, naturellement « raisonnable » et agissant, de ce fait, spontanément dans le sens de ses intérêts matériels et symboliques. Mais, en supposant que la raison individuelle soit répartie de manière égale, ou tout au moins aléatoire, entre tous les humains, les sociétés, et donc leurs membres, se comportent différemment les unes des autres quant à son usage et aux effets observables qui en découlent. À cet égard, la rationalité formelle représente une exaspération de cette faculté, dans le sens de la maximisation de l'efficacité du rapport entre objectifs et moyens. Nous l'avons évoqué précédemment, ce phénomène, historiquement localisé et daté, résulte d'une innovation due à la Réforme. Pour mieux situer par contraste l'irrationalité formelle française, et tout particulièrement labarthienne, nous examinerons la logique de cette innovation, qui consiste, dans la ligne de la thèse célèbre de Weber (L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme), en une moralisation de la poursuite des intérêts privés.

35On pourra considérer la rationalité formelle comme une attitude mentale orientée vers le tri évaluatif et la mise en œuvre, jusqu'à la limite extrême de leur réalisation, de moyens qui apparaissent ainsi comme les instruments les plus rationnellement adéquats aux objectifs définis. Cette activité, dite alors instrumentale, porte sur le traitement et le contrôle des matériaux naturels et du « matériau humain » utilisés précisément comme moyens, ce qui, en soit n'a rien d'original dans l'histoire de l'humanité. Mais ce qui l'est et qui explique le succès de l'opération et de ses opérateurs, ce sont les méthodes complètement inédites de cette instrumentalisation et, d'une manière générale, la relégation, la négation par l'opérateur de toute considération étrangère ou néfaste à la réalisation des buts qu'il s'est fixés.

36Le premier matériau ainsi instrumentalisé et manipulé par le Puritain, ce sera sa propre personne, mentale et affective, dont il nie et refoule systématiquement les aspects qu'il juge défavorables à ses objectifs ou seulement indifférents par rapport à eux, et dont au contraire il exaspère, aussi systématiquement, ceux qui lui paraissent aller dans leur sens. On aura reconnu là l'évocation de la fameuse « ascèse mondaine » depuis « l'oubli » des besoins de sommeil, de nourriture, de confort, jusqu'au refus du plaisir sous toutes ses formes, même esthétiques (excepté la musique à la gloire de Dieu) et cognitives (excepté l'étude des textes sacrés) et, nous allons y revenir, grégaires. Par contre, le religionnaire se focalise sur ses « obligations d'état » avec, au premier plan, son labeur professionnel auquel il voue, non seulement son temps et ses énergies mais toutes les ressources de son intelligence, de son imagination et de sa motivation, afin d'organiser, d'évaluer, de prévoir méthodiquement ses tâches, de les adapter aux réalités et aux changements de contextes dans la perspective exclusive de la performance. Ainsi la personnalité entière de l'individu, ses aspirations, son image identitaire et son surmoi se moulent compulsivement sur les impératifs de l'efficacité professionnelle, l'essentiel de son cosmos de valeurs et de normes s'organise par rapport à son éthique de la besogne. La rationalité formelle protestante est indissociable d'un engagement moral global de la personne, fruit de circonstances historiques uniques, et non, contrairement à la représentation que s'en fait le sens commun, comme un corpus de recettes techniques qu'il suffirait d'apprendre pour s'en approprier l'efficacité.

37L’opposition entre cet engagement puritain et l’éthos labarthien montre bien les limites de la pénétration de la rationalité formelle dans notre commune, comme dans bien d’autres communes rurales françaises. Pourtant le maire-seigneur Sébastien avait déjà quelque peu sacrifié au formalisme bureaucratique recommandé par le Centre. Son successeur avait une expérience plus intime de la rationalité formelle puisque, seul ou presque dans sa commune, il en appliqua les principes dans sa vie professionnelle et en démontra ainsi l’efficacité. C’est fort de cette réussite qu’il conquit la mairie. Mais l’exercice de la rationalité formelle qu’il afficha dans sa gestion, avec l’approbation de ses électeurs, n’était en fait que le moyen le plus efficace, déjà pressenti par son prédécesseur, pour un pouvoir local moderne et démocratique, de neutraliser le pouvoir central et de lui dérober la réalité de ses pratiques vernaculaires, essentiellement particularistes. Le maire moderniste, au-delà de son caractère de novateur et du retrait qu’il manifestait par rapport à la sociabilité labarthienne, était lui aussi profondément imprégné de l’éthos local.

38À l’opposé, la relation utilitariste à soi conditionne la sociabilité du puritain. À première vue, renfermé comme il est dans sa bulle professionnelle, il ne paraît avoir à l'égard de ses partenaires proches ou lointains qu'une seule attente : qu'ils ne gênent pas son travail. Effectivement parce que l'amour, comme la haine, pompe l'énergie, engendre le désordre, la dispersion intérieure, parce qu'aussi l'ouverture au prochain risque d'entraîner sa jalousie, sa malveillance ou au moins son désir d'interférer avec les projets, les pratiques de son ego, celui-ci rejette toute cette irrationalité. Pour se tenir à l'abri des mauvaises, mais aussi des bonnes intentions d'autrui, tout aussi encombrantes, notre sujet adopte, d'une manière générale, même à l'égard des membres de sa famille, une attitude uniformément courtoise mais réservée, pacifique mais froide, qui signifie aussi bien sa volonté d'indépendance à l'égard de ses partenaires sociaux que son souci de les traiter tous avec la même discrétion, le même respect de leur liberté et de leurs volontés propres. Cette attitude relationnelle est tout à fait inédite dans l'histoire de l'humanité, fondamentalement opposée au besoin vital de l'acteur particulariste d'être noyé dans la chaleur, la solidarité, et, aussi, la surveillance de son groupe. Le fondement de l'individualisme contemporain, avec, certes, les menaces de désocialisation qu'il portait en germe mais aussi l'aptitude du sujet à la prise de conscience et au développement de son ego, jusqu'au sentiment d'être seul responsable de son destin terrestre, de ses performances, est déjà en place.

39Pour retiré qu'ait été ce style relationnel, la nouvelle sociabilité qu'il allait générer et l'éthique qui allait en découler devaient pourtant bouleverser l'Occident et le monde en instaurant un sens complètement nouveau du rapport social interindividuel et, de là, un usage social inédit d'autrui que nous décrirons à l'aide du concept d'instrumentalisation. Nous en distinguerons deux types, qui correspondent également à deux phases chronologiques de l'instrumentalisation.

40Premier type, qui émerge dès les débuts de la Réforme, celui de l'universalisation du rapport à l'autre. Malgré la violence des oppositions et des sévices que subissent les groupes protestants initiaux, une évidence s'impose rapidement : ils réussissent leurs entreprises professionnelles (commerciales, artisanales, industrielles, bancaires, mais aussi bien agricoles), ils s'y enrichissent autant puis mieux que leurs concurrents non réformés : mais, surtout, ils le font d'une manière déroutante, selon des façons d'être et d'agir qui jusque-là n'attiraient pas l'argent, ne signifiaient ni le désir, ni la réalisation du profit : train de vie modeste, terne, pas d'ostentation consommatoire ou consumatoire et, plus troublant encore, une sorte d'apparence de détachement de leurs propres intérêts. En premier lieu, ils paraissent renoncer à la dualité particulariste de base, aux avantages jusque-là normalement attendus de la solidarité inconditionnelle des « nous », des malversations systématiquement exercées sur « les autres ». Tous les partenaires professionnels et, plus généralement, sociaux du Réformé sont mis sur le même plan, indépendamment des antagonismes ou des alliances antérieures éventuelles, sans prise en compte de leurs appartenances familiales, de statut, de classe, d'ethnie, de religion ou autres. Le Réformé ne favorise ni ne défavorise personne, il se montre juste, équitable. Cette impartialité est si poussée qu'il paraît l'appliquer à sa propre personne en manifestant pour les intérêts d'autrui autant de motivation, de rigueur que pour les siens propres : il est honnête, sérieux, fiable.

41L'extension universaliste de ces vertus jusque-là réservées aux membres des in-groups aurait pu être interprétée comme une stratégie de mystification si leurs auteurs n'avaient donné en même temps les clés explicatives de ce rapport, sinon suspect, entre leur évidente prospérité et leur détachement apparent à son égard : leur labeur professionnel ostensible, quasi exclusif et visiblement seule source de ses profits. C'est à partir de cette innovation « géniale » consistant à faire du travail professionnel la cause nécessaire et suffisante de l'enrichissement qu'allaient se mettre en place et se déployer la sociabilité bientôt typiquement capitaliste, l'universalisme idéologique qui la soutiendra et l'efficacité menant au plus grand profit économique, politique et social.

42Sans campagnes publicitaires et vraisemblablement sans perception initiale très claire de leurs objectifs, les Pères fondateurs construisent ainsi une image subliminale mais très parlante du sens de leurs pratiques laborieuses : jusque-là méprisé, associé depuis toujours à la pauvreté, à l'insignifiance économique et sociale, voici que le travail, même le travail manuel, devient valeur, parce qu'il génère la valeur. Il autoproduit assez de biens, de plus-value pour que le profit ainsi réalisé dispense ses opérateurs de vivre sur autrui, sur l'aide des leurs mais surtout sur les ponctions jusque-là exercées sur les faibles, les étrangers, les adversaires défaits. Il explique, il authentifie les vertus du Réformé, et offre une garantie d'assurance tous risques sur les biens et les personnes à tous ceux qui, coreligionnaires ou non, entrent en relation avec lui, en relation d'affaire en particulier. Sa prospérité ne menace rien ni personne : elle désamorce, au contraire, les suspicions, désarme les animosités et attire préférentiellement vers lui clients, collègues, confrères, concurrents même, partenaires de toutes sortes, pour le plus grand avantage, la plus grande efficacité de ses entreprises économiques et autres. Comme l'avait bien repéré B. Franklin : « La vertu rapporte ». Cette captation universaliste de l'autre par la manipulation du sens de ses intérêts, peut être considérée comme la phase initiale, peu intentionnelle, de l'instrumentalisation qui prépare à des formules plus concertées. Cette motivation intéressée des partenaires du religionnaire pouvait aller jusqu'au dessein d'user et d'abuser de cette moralité à première vue si complaisante et que la plupart ne comprenaient pas, ne pratiquaient pas, pas encore. Or, autre miracle du travail puritain, non seulement il interpelle, il attire, mais il convertit en jouant de nouveau sur des motifs utilitaires, sur l'attrait du profit. L'exemple des Pères fondateurs, celui des premiers convertis, dispense d'autres formes de preuve : leur labeur professionnel les enrichit, constatation intéressante par sa nouveauté, mais surtout il les enrichit en plus grand nombre et chacun dans des proportions très vite bien plus considérables que jusque-là ne pouvait le faire l'appropriation particulariste. En effet, tandis que celle-ci résultait essentiellement d'une « redistribution » par ponctionnement et extorsion d'une masse de biens finis, le travail produit ces biens de manière illimitée, sans autres conditions que son propre exercice. Alors que l'accès au profit, jusque-là réservé à une minorité de privilégiés, dépendait de considérations statutaires, d'appartenances définies, désormais tous peuvent y prétendre, dans la mesure et seulement dans la mesure où les exigences quantitatives et qualitatives professionnelles, dont l'ensemble deviendra l'éthique protestante du labeur, sont scrupuleusement et sincèrement respectées. Pas facile cette nouvelle morale, moins en raison de ses contraintes physiques (peut-être moins valorisées en tant qu'ascèse rédemptrice que pour le catholique) que par ses nouvelles contraintes intellectuelles, par la tension méthodique en vue de prévoir, organiser, évaluer sans relâche et, surtout, par cette obligation incontournable de traiter l'autre, tous les autres, comme si leurs intérêts nous tenaient à cœur autant que les nôtres ou ceux de nos proches. Mais combien attrayante au regard des avantages infinis, assurés, qu'elle promet !

43Telle était l'évidence rationnelle du lien entre le profit et cette nouvelle vision du monde que les partenaires effectifs ou potentiels du Réformé, séduits, en oubliaient que leur conversion à sa morale et à la foi qui en assuraient le fondement axiologique ultime rapportait d'abord, et avant tout, à ses promoteurs. Car si, comme nous venons de le voir, l'expansion des entreprises de ceux-ci allait de pair avec l'accroissement de leur partenariat, la maximisation de leur profit supposait que la communauté d'intérêt ainsi formée partage les mêmes principes techniques, mentaux et éthiques : c'est-à-dire que l'initiateur de l'opération ait à sa disposition l'énergie, l'esprit d'efficacité et les vertus d'honnêteté de ceux qu'il avait ainsi captés, séduits, par l'appât du gain. Que ces derniers tirent ou non du profit de leur ralliement, plus ou moins de profit, à plus ou moins brève échéance, peu importait au religionnaire, l'essentiel pour lui c'était que les représentations qu'il avait réussi à faire intérioriser à ses partenaires gardent toute leur tonicité pour continuer à les motiver dans le bon sens.

44On peut supposer qu'au moins initialement cette « pâle et fade morale de commerçant » (Weber) fut authentiquement vécue par les adeptes de la Réforme et qu'en conséquence la pacifique violence symbolique, le décervelage que, comme toutes les idéologies bien faites, l'éthique du labeur exerça sur ses « victimes », se réalisa d'abord à l'insu de ses inventeurs-propriétaires, à titre bénéfiquement « pervers » de leur propre ascèse laborieuse et morale. Mais l'immanquable prise de conscience du retentissement pratique, donc économique, de cette dynamique allait rapidement inciter les descendants des Pères fondateurs et leurs émules à en exploiter la rationalité dans le sens d'une efficacité, donc d'un profit, sans cesse accrus. C'est dans cette perspective que ce qui désormais peut être appelé capitalisme mit sur pied et exerça l'instrumentalisation, que nous appellerons du second type, du matériau humain.

45Pour bien situer celle-ci, reparlons de l'étape première de la focalisation du Puritain sur sa tâche professionnelle, motif d'une sociabilité retirée, profitable au rendement de son travail. Cette distanciation relationnelle, socialement et économiquement risquée parce qu'incongrue dans un contexte encore particulariste, allait au contraire démontrer qu'une moindre sociabilité allait paradoxalement de pair avec un profit accru. D'abord, sans intentionnalité, puis de manière de plus en plus concertée, notre puritain se détache de ses obligations de solidarité inconditionnelle à l'égard de ses in-groups, de malversation active tout aussi obligatoire envers ses out-groups. L'intérêt différentiel passionné du traditionnel pour son environnement humain s'atténue en même temps que ses amours et ses haines statutaires : une attitude mentale de neutralité bienveillante, d'abord pragmatique puis carrément stratégique lorsqu'elle révèle ses effets bénéfiques, se met peu à peu en place, s'intègre à tout jamais à la personnalité protestante, conditionnant d'abord les relations au milieu proche puis, progressivement, à l'ensemble du monde. Parce que son profit matériel mais aussi symbolique lui commande de se concilier à tout prix le plus grand nombre de partenaires bien disposés à son égard, il passe formellement par dessus leurs différences, leurs écarts socioculturels ou individuels, les désagréments, les atteintes éthiques, narcissiques qu'elles peuvent lui infliger : il tolère, admet, comprend tout dans la limite et dans le sens de ses intérêts, il noie a priori l'humanité dans une froide indistinction égalitaire, une indifférenciation intellectuelle et affective universaliste qui, en gommant les spécificités de tous, rend tous les humains interchangeables. De l'indifférenciation à l'indifférence il n'y a qu'un pas, de l'universalisme théorique à la négation de la significativité de l'autre, l'écart ne tient qu'à l'authenticité des convictions éthiques.

46Lorsque, consécutivement à l'affaissement de la foi religieuse, l'intériorisation de l'éthique du labeur puritain fit place à une morale sociale de renforcement identitaire et de légitimation économique, le traitement instrumental de l'homme par l'homme, déjà en germe dans la phase d'éthique de conviction, ne connaît plus de frein. La dichotomisation entre possesseurs et non-possesseurs des moyens de production économiques, exacerbée par l'explosion capitaliste appelait, justifiait et masquait cette instrumentalisation en terme « d'organisation rationnelle du travail » : formellement pacifique, reposant sur un libre contrat entre les parties concernées, et égalitaire, cette rationalisation entretenait et reproduisait l'image de la symbiose entre la morale et le profit par le truchement de l'efficacité laborieuse. À partir de là, malgré les démarcations idéologiques de cette mystification et la violence des luttes sociales qu'elle déclenche, l'esprit du capitalisme en germe dans l'éthique protestante aura définitivement raison d'elle. L'autonomisation, puis la « fétichisation » de la rationalité formelle mettra doucement à mort la rationalité substantive et exercera impunément les ravages d'une instrumentalisation généralisée du matériau humain : sur les séquelles du taylorisme et du fordisme, les techniques du management, des relations humaines puis des ressources humaines, surrationalisées par la crise économique, exaspèrent impunément cette instrumentalisation, toujours plus indolore, gratifiante pour ses victimes.

47On nous objectera, à juste titre, que celle-ci ne représente qu'une forme parmi d'autres du processus universel et aussi vieux que l'humanité, d'exploitation, d'aliénation de l'homme par l'homme. Mais la supériorité de l'instrumentalisation dite capitaliste sur toute autre a été, est encore telle que, sous son habillage de rationalité, elle a fasciné tout l'Occident et, désormais, le reste du monde, qu'elle tend à régner partout inconditionnellement. En effet, par sa couverture de moralité, de démocratisme, par son aptitude à motiver ses victimes dans le sens des intérêts de leurs exploiteurs, par son universalisme même, elle se met apparemment à la portée de tous, elle se présente comme un objectif aisément réalisable dont il suffit d'apprendre les recettes de fonctionnement pour en recevoir les infinis bienfaits, les profits financiers, matériels et symboliques quasi illimités qu'elle procure à ses zélateurs. Elle s'impose d'autant plus facilement depuis que, dégraissée des pesanteurs religieuses et éthiques de ses débuts, la rationalité, qui ne veut plus distinguer ses aspects substantifs de ses aspects formels mais être la rationalité tout court, affecte de se confondre avec des techniques précisément instrumentales, idéologiquement, politiquement, moralement neutres mais relevant du seul domaine de la cognition.