Chapitre V. Le pouvoir moderniste face aux aspirations (post)démocratiques et (post)modernistes

1L'engagement de Jean Cazenave dans un second mandat marque l'aboutissement du style de pouvoir local qu'il a mis en place durant le premier. Comme il le dit lui-même pour justifier sa candidature en 1983 : « Si je me suis représenté, c'est d'abord pour finir ce que j'avais commencé ». Aussi, jusqu'à la fin de notre enquête, correspondant avec le début de son troisième mandat en 1989, l'histoire municipale officielle se fige, marque un palier, sans doute nécessaire après la mutation que nous venons de décrire, mais qui exprime surtout les limites d'un maire, d'un homme bien installé dans sa vision du pouvoir et du monde et qui n'a pas l'intention d'aller au-delà et ne verrait du reste pas comment s'y prendre. Durant toute sa jeunesse et sa maturité, il a bataillé pour construire une réalité révolutionnaire par rapport à ses crédibilités natives et à celles de ses compatriotes. La cinquantaine entamée, il a réussi à faire passer son message à sa commune longtemps ingrate, il en a retiré un capital symbolique convenable, bien qu'inférieur peut-être aux ambitions de sa trentaine. Son échec au Conseil général en 1977 lui signifie, semble-t-il, les bornes décentes de son ascension politique. À l'aube de la soixantaine, en 1983, une alerte de santé s'ajoutant à une sorte de pusillanimité naturelle – « C'est un ambitieux mou », dit-on de lui –, le revoilà pour six ans de plus maire de Labarthe, mais seulement maire de Labarthe. Occupé à consolider l'ordre social et politique produit par l'opiniâtreté de ses convictions et pour lequel il a donné tant de ses énergies, il ne veut ni ne sait intégrer à son profit et à celui de sa commune les nouveaux courants évolutifs. Des lois de décentralisation, qui commencent leur carrière en même temps que lui son second mandat, il n'entend que la lettre, il n'exploite pas l’esprit.

2Autour de lui, la société villageoise semble sortie des chambardements démographiques et économiques sous-jacents au premier mandat. Thèze compte 455 habitants en 1982, elle en comptera 568 en 1990. Après avoir presque doublé en vingt ans, la population ne paraît plus pouvoir atteindre les 800 habitants que Jean Cazenave s'était fixés comme objectif douze ans plus tôt. Le gel des terres et la friche ne sont pas pour demain à Labarthe, la SAU (Surface Agricole Utile) n'a que peu diminué entre 1970 et 1990 (530 ha en 1970, 511 ha en 1988) ; si les 24 exploitations agricoles recensées en 1977 se trouvent réduites à une douzaine en 1983, les rescapées non seulement seront toujours là en 1989 mais, à l’exception d’une, elles seront stabilisées, rentables ; la majorité des exploitants seront à l'écoute des lois et de la conjoncture économique, prêts à toutes les adaptations pour ne pas perdre le fil conducteur du profit, réalistes mais relativement confiants dans leur survie à l'échelon européen. Chez les Cazenave, symptomatiquement, tandis que Jean persiste dans ce qui fut voici presque quarante ans son épopée du maïs semence, son fils aîné, héritier, Charles-Antoine, maintenant marié et père de famille, n'écoutant ni sa « passion pour la vache laitière » ni les appels à la prudence de son père, liquide son troupeau laitier et diversifie son cheptel en chevaux de course et bovins à viande.

3Autre forme de la modernisation de l'agriculture, tout aussi nécessaire à sa rentabilité : le changement des modèles familiaux. La décohabitation dramatique des Cami-Debat a comme donné le coup de grâce au type pur de la famille étendue, regroupant trois ou quatre générations et des collatéraux « au même feu et au même pot ». L'entreprise agricole reste le lieu de travail et la source principale de revenus. Mais, soit en aménageant un espace dans les énormes granges, soit en y accotant un bâtiment neuf, toutes les jeunes générations et leurs enfants se logent désormais indépendamment des anciennes, quitte à saisir toutes les occasions pour se retrouver autour de la table de la maison mère. Lorsque les héritiers se marient, comme ce fut le cas de cinq d'entre eux entre 1983 et 1989, ils continuent à épouser des filles d'agriculteurs des villages voisins mais aucune d'elles ne travaillera régulièrement sur l'exploitation. Seulement, à la différence de Francine Cazenave qui, localement, lança en quelque sorte le modèle tant décrié de « celle qui ne fait rien à la ferme », ces jeunes femmes sont salariées à l'extérieur de la maison et de la commune. Outre l'argent frais qui soutient de sa régularité les aléas des revenus agricoles, elles apportent dans la famille et la commune des langages, des idées, des sentiments appris de leur milieu professionnel urbain. Nous verrons plus loin comment ce tout nouveau déplacement du statut féminin agricole retentit non seulement sur l'ébranlement des structures familiales mais aussi sur l'éradication en profondeur de la culture traditionnelle.

4Quant aux nouveaux, leur flux déstabilisant des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt s’est d'abord allégé puis tari. Tout ce qu'avaient à vendre les vieux paysans célibataires est maintenant vendu et loti, les quelques terres qui se libèrent encore sont repérées, convoitées, achetées ou surtout louées par les exploitants qui sont en assez bons termes avec les propriétaires pour que ceux-ci résistent à la pression foncière. Si l'on achète moins, c'est aussi parce que c'en est fini des prix de terrains « vraiment intéressants » et des impôts locaux particulièrement attractifs du début du premier mandat. Même s'il a scrupuleusement limité les dettes de la commune, le maire a bien dû répercuter sur les taxes locales le coût de la modernisation, même modérée, des équipements. Pour ceux, enfin, qui recherchent un urbanisme « préservé » et « l’authenticité » des modes de vie traditionnels, ce n'est plus à Labarthe qu'il faut venir habiter. Parler ici de périurbain ou de rurbain serait peut-être excessif mais, si le concept de « rural » s'applique encore à notre commune, c'est bien d’une néo-ruralité qu'il s'agit.

5Ainsi, malgré quelques nouvelles arrivées et les départs de ceux qui ont quitté la commune suite à un déplacement professionnel ou parce qu'ils n'ont pas réussi à supporter la campagne, peu à peu les anciens nouveaux s'inscrivent et se fondent dans l'espace géographique et social local. Leurs enfants y naissent, y fréquentent la crèche, la halte-garderie et l'école maternelle (créée au temps de Sébastien), pépinière pour l'école primaire que boudaient naguère les nouveaux Labarthiens. À la rentrée de 1989 s'ouvrent une seconde classe maternelle et une cinquième classe primaire.

6Ces écoles sont l’occasion de contacts inédits entre les anciens et les nouveaux, nous y reviendrons. Il n’y a certes pas encore indifférenciation ni intercommunication spontanée entre les deux groupes mais les péripéties de leurs affrontements ne font plus la une de l'actualité villageoise, les langages et les savoirs collectifs ne se nourrissent plus des spasmes de leur acculturation réciproque. L'indice considéré comme le plus représentatif de l'assimilation des étrangers, leur alliance matrimoniale avec des autochtones, a tardé à se mettre en place. Au début des années quatre-vingt, un premier cas de concubinage raté, entre jeunes appartenant à deux familles « peu recommandables », avait retardé le rapprochement des deux groupes mais voici qu’il se réalise, d'abord informellement puis dans la légalité : comme par hasard, il trouve son lieu d'ancrage chez les Estarziau, cette famille souche atypique déjà évoquée comme économiquement concurrente et politiquement antagoniste de celle des Cazenave. Après quelques années d'un concubinage décrié, parce qu'encore exceptionnel à Labarthe, l’aîné, héritier, épouse la fille d'une famille de néos. Certes c’est une famille « honorable », arrivée voici déjà une trentaine d'années, dont les enfants sont nés ici mais, comme l'indique son nom à consonance flamande, triplement étrangère à la commune, au Béarn et peut-être à la nation. Toujours attentif à faire son profit des symboles pertinents, en 1989 Jean Cazenave offrira à la jeune épouse, Véronique Estarziau-Van de Velde, d'occuper sur sa liste une place que sa belle-sœur, Andrée Estarziau, avait dédaignée au précédent scrutin. L'acceptation, puis l'élection de Véronique scellera le rapprochement des Cazenave avec les Estarziau et contribuera dans un même mouvement à celui des anciens avec les nouveaux.

7Ainsi il n’aura fallu qu’une dizaine d'années, moins de deux mandats municipaux, pour que la mort des vieux, l'exode d'une partie des jeunes et la faible fécondité effritent le poids démographique et socioculturel des anciens, donnant le coup de grâce à leur résistance active à l'invasion des barbares modernistes. L'histoire retiendra le rôle du maire comme orchestrateur de ce retournement démographique, elle lui reconnaîtra le mérite de l'avoir mené de main de maître, en l'accélérant, puisqu'il était nécessaire d'en passer par là un jour ou l'autre, mais aussi en en rognant les angles les plus aigus, les plus douloureux pour les souches. Tant par stratégie que par sollicitude spontanée à l'égard de ceux qui ne cesseront pas d'être « les siens », il aura su, au moindre coût social, insérer sa commune dans le mouvement plus général d'une périurbanisation de toute façon inéluctable mais que le traditionalisme xénophobe d'un Sébastien aurait rendue beaucoup plus conflictuelle. Enrobés dans le modernisme d'ambiance véhiculé par la lente invasion, considérée comme presque naturelle, des nouveaux, les objectifs modernistes de Jean Cazenave apparaissent aux anciens plus dilués, moins menaçants, intégrés à l'ordre normal des choses et, de ce fait, crédibles. C'est presque à son insu que l'ensemble de la population réalise des changements que son chef a voulus mais dont peu à peu son image se détache.

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8Mais le maire ne risque-t-il pas d'être débordé par une modernisation inductrice de phénomènes qu'il n'avait que vaguement prévus et qui porteront les aspirations de ses concitoyens, horopèts (étrangers) et souches de plus en plus confondus, bien au-delà des satisfactions qu'il veut et peut leur apporter ? Parmi les types d’attentes qu’il aura, plus ou moins délibérément, contribué à transporter de la société globale sur Labarthe, deux auront les meilleures chances de se manifester. Tout d'abord celles qui se rapportent au partage effectif des responsabilités municipales du maire, d'abord avec les conseillers mais aussi avec les populations, selon le modèle dit « postdémocratique » ou du « nouveau citoyen ». Deuxièmement, les aspirations modernistes, ou plus spécifiquement postmodernistes, qui adaptent à la sphère politique les modèles de la société post-industrielle de consommation, risquent d'accroître les demandes de faveurs matérielles et symboliques adressées par la population au maire, dont l’une des fonctions modales est d’être un pourvoyeur universel de bienfaits.

9À ces courants symboliques, certes importés mais entrés dans la vision du monde locale, s'ajoute, plus ponctuel, le poids massif des réalités juridiques exogènes incluses dans les lois de décentralisation. Or, parce qu'avec une logique et une formulation spécifiques, ces dernières s'inscrivent en fait dans les mêmes courants évolutifs que les mouvements idéologiques que nous venons d’évoquer, les nouvelles lois vont les renforcer et les légitimer. Déjà le titre général et le préambule des lois de décentralisation affirment cette parenté et précisent les fonctions réifiantes du juridique sur le social : il s'agit bien d’une part d'un transfert de l'État aux populations des collectivités locales d'un surcroît de « droits » et de « libertés », d'autre part d'un gonflement des ressources publiques indispensable à la réalisation concrète de ces droits et de ces libertés. Production légale et aspirations sociales communient dans un consensus axiologique. La complicité institutionnalisée de l'évolution socioculturelle et des réformes légales destinées à matérialiser, à contrôler aussi cette évolution, devrait donc enserrer le pouvoir local, faire beau jeu de ses singularités, de son arbitraire. En effet, si les nouvelles lois concèdent formellement des prérogatives accrues aux maires, elles les circonscrivent étroitement en en subordonnant l'exercice à l'effacement de sa volonté derrière celle du législateur pour tout ce qui concerne les modalités de cette démocratisation accrue.

10En fait, la conjonction des nouvelles contraintes juridiques et des pressions sociales n’ébranleront guère le modernisme modéré et le démocratisme très relatif que, sous couvert de rationalité, Jean Cazenave a pratiqués durant son premier mandat et dont sa nouvelle victoire a démontré, à lui et aux autres, le bien-fondé. La rapide description de quelques-unes de ses pratiques de pouvoir montrera à l'œuvre cette tranquille détermination, que ne semblent contrecarrer ni ses sujets, conseillers ou simples citoyens, ni, moins encore, l'autorité, naguère de tutelle. Les aptitudes du pouvoir local au contournement des contraintes légales et à la récupération des attentes populaires, que nous avons déjà constatées en phase traditionaliste puis en phase « moderniste », gardent toute leur vigueur en phase de décentralisation, seules varient les modalités de cette liberté.

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11Transportons-nous d'abord au cœur actif de l'institution communale, une séance du Conseil municipal. Symptomatiquement, tandis que le premier mandat s'était immédiatement préoccupé d'installer la rationalité bureaucratique « dans ses meubles », l'assemblée délibérante s'était contentée de la vieille mairie quasi délabrée de Sébastien. Rien ne change au second mandat bien que, dès 1987, le château de Baliros, somptueusement rénové, soit prêt pour entamer son rôle de vitrine de la (post) modernité politico-sociale. Mais, fidélité au vieux territoire de pouvoir si laborieusement enlevé ou réticence à voisiner au château avec le SIVOM et son glorieux président Birou, Jean Cazenave attendra sa réélection de 1989 pour laisser à des usages moins nobles les murs gris, la table ellipsoïdale devenue trop petite et les chaises dépareillées de la vieille salle du Conseil.

12C'est là que nous le retrouvons une fin d'après-midi glacial de l'automne 85, comme réfugié avec ses conseillers dans la vague tiédeur d'un petit radiateur électrique. Ils sont disposés réglementairement autour de la table. Au milieu du grand côté, le maire préside, avec son premier puis son troisième adjoint à sa droite, sa seconde adjointe à sa gauche. À partir du troisième adjoint, les autres conseillers s'échelonnent selon l'ordre hiérarchique donné pour six ans par le nombre de voix qu'ils ont « fait », de sorte que le dernier élu rejoint la seconde adjointe. Toutefois cet ordre hiérarchique, décrété par le peuple souverain, subit trois transgressions révélatrices de partitions sociales si profondes, si insurmontables qu'elles ont pris le pas sur l'ordre règlementaire et qu’elles ont été tacitement acceptées par le légalisme sourcilleux du président. Si, étant donné leur score plus élevé, les anciens se retrouvent à juste titre ensemble sur l'aile droite du maire, on y trouve aussi, abusivement, l'un d'entre eux que son faible score aurait dû repousser de quatre crans, donc sur l'aile gauche, c'est-à-dire parmi les nouveaux. De même, un nouveau qui aurait dû s'asseoir au beau milieu des anciens d'après ses voix a préféré rétrograder de quelques sièges pour se retrouver parmi ses semblables. Informelle, non perçue peut-être, la vieille opposition anciens/nouveaux a structuré spontanément l'espace institutionnel, par dessus une structure réglementaire que personne ne tient à rappeler. Enfin, comme par hasard, totalement excentré par rapport à son faible score, l'hybride et marginal Poeymarie est posé en borne frontière entre les deux blocs, spatialement désigné pour sa fonction de tête de turc, de bouc émissaire des tensions du groupe.

13À notre arrivée, quelques minutes après l'heure de la convocation, la séance est déjà commencée, l'atmosphère est solennelle. La tenue vestimentaire soutenue (mais seul le maire porte cravate), les cheveux frais coupés pour les conseillers, mise en plis pour les conseillères, les attitudes raides et les regards fixés sur Monsieur Cazenave-qui parle, tout dénote le sentiment d'une participation à un temps fort de la vie collective et de son fonctionnement. Durant une heure, d'une voix sans aspérité, le maire expose, comme il l’a toujours fait, les points de sa gestion qu'il estime « intéressants » pour les élus et, à partir d'eux, pour la population : difficultés rencontrées, décisions prises et, soulignés d'un sourire complice heureux, résultats obtenus. Progressivement, les regards fléchissent, les postures se relâchent, l'orateur progresse, imperturbable, dans le déroulement de son discours. À un moment donné, deux anciens échangent quelques mots qui les plongent dans une hilarité mal réprimée, un regard un peu appuyé du maire les ramène à la réalité.

14Mais lui-même, à son insu, a déjà infléchi sa posture neutre du début vers des attitudes plus significatives, à la fois plus relationnelles et plus sélectives. D'abord strictement perpendiculaire à la table, attentif à poser successivement les yeux sur chacun des conseillers, il pivote insensiblement sur sa gauche, du côté des nouveaux, à qui il adresse à peu près exclusivement ses regards et ses propos ; quitte, dans un sursaut de conscience, à devoir sporadiquement tordre le cou vers sa droite pour signifier aux anciens qu'il n'ignore pas leur présence. Cependant, ceux-ci se démobilisent peu à peu, leur gestuelle retrouve le confort des attitudes familières, le balancement sur les deux pieds arrière de la chaise ou le pied sur un barreau du siège du voisin, pour tous le recul par rapport à la table légale. Un furieux désir d'aparté les démange, qu'ils arrivent à satisfaire en profitant d'une orientation plus appuyée du maire vers les nouveaux. Deux ou trois fois, sans doute par souci d'un rééquilibrage de ses attentions, celui-ci pose une question aux souches, évoque à leur endroit un événement de leur commun passé, ou même se risquera à un semblant de plaisanterie dont les éléments d'appréciation manquent aux nouveaux. Du coup, la dissidence des anciens fait place à une surabondance participatoire, leur loyauté un instant menacée par la visible désaffection du chef est toute entière réanimée par ses marques d'attention. Ils se bousculent, se coupent la parole pour lui offrir qui son anecdote, qui sa plaisanterie ou son commentaire, confirmatifs de la parole sacrée. La crainte du débordement par « le bavardage », la hantise du temps perdu portent Jean Cazenave à mettre un terme assez rapide à ces effusions ; reprenant simplement son discours là où il l'avait laissé quelques instants auparavant, il laisse la parole de l'autre sans objet, suspendue dans le vide de l'inattention générale.

15Tout en contraste avec les attitudes des anciens, celles des nouveaux témoignent de leurs conceptions différentes du pouvoir et de son exercice. Déjà moins mobilisée, moins formaliste au départ, leur gestuelle restera constante tout au long de la séance, sans ce relâchement d'écoliers fatigués si caractéristique de l'autre groupe. Il est vrai que, presque constamment tenus sous les regards du maire et ses messages intentionnels, ils ne peuvent guère s'accorder de récréation. Mais ils n'en ont pas envie non plus ; ils ne sont pas là pour vivre une tranche de vie et un épisode significatif de leur relation au chef mais pour réaliser dans un temps minimal – car ils n'ont pas de temps à perdre – un certain nombre d'objectifs en rapport rationnel avec leur statut d'élus. Deux d'entre eux (outre Poeymarie) possèdent déjà quelque expérience gestionnaire, acquise au précédent mandat, les deux autres ont « tout à apprendre », comme ils disent, et veulent apprendre. Aussi prennent-ils au sérieux les informations fournies par le maire, ils les suivent attentivement, Pierrette Hourquette les consigne avec soin par écrit. Lorsqu'une précision leur paraît nécessaire, ils questionnent l'orateur ; plus rarement, s'ils ne sont pas d'accord avec lui, ils expriment ouvertement leur désaccord. Ils ne paraissent pas concernés par la personne du maire, par la qualité de leurs relations propres avec lui, ni par les attentions qu'il leur témoigne mais par les seuls contenus de son discours. Ils ne communiquent qu’exceptionnellement entre eux, et alors publiquement ; ils ne racontent pas mais argumentent, ils n'évoquent pas des personnes mais se réfèrent à des faits et des principes.

16Cette rationalité des attitudes, qui devrait rencontrer celle de Jean Cazenave et collaborer à ses propres efforts vers l'efficience gestionnaire, n'est pourtant pas uniformément encouragée par lui. Si, visiblement, les nouveaux l'intéressent préférentiellement, ses rapports avec eux sont différenciés selon la ligne de partage des sexes. Avec « les deux dames », il se montre détendu, prêt à entrer dans le jeu du dialogue participatoire, à satisfaire même à la curiosité parfois dérangeante de Pierrette Hourquette ; c'est surtout à elles qu'il s'adresse, qu'il sourit et avec lesquelles, dans la mesure de ses moyens, il plaisante ; le vouvoiement reste de rigueur. À l'opposé, ses regards escamotent systématiquement les deux hommes (et Poeymarie) et, lorsque ceux-ci s'immiscent dans le monologue du maire ou dans son dialogue avec les deux conseillères, c'est comme par effraction. Dans un premier temps, Cazenave n'entend pas, ou il renvoie à la cantonade un message général ostensiblement déconnecté de l'intervention du conseiller ; si celui-ci s'entête, il aura mérité la riposte cinglante du maire, qui met fin à l'échange : « C'est pas la peine de discuter, c'est comme ça ». La propension croissante de Jean Cazenave à s'entourer de conseillères, une en 1977, deux en 1983, quatre candidates (dont une battue) en 1989, démontre qu'après les hésitations du début, bien accordées à son imprégnation par les rôles sexuels traditionnels, il a clairement évalué l'intérêt d'avoir des femmes plutôt que des hommes dans son orbite. Naguère, la bonne tactique pour un maire consistait, selon la formule musclée, à « ne prendre que des andouilles pour être tranquille » ; maintenant, ouverture au féminisme aidant, la tranquillité du maire passe par la présence de conseillères, par leur allégeance au chef. Tandis que la culture masculine rode statutairement le citoyen mâle aux arcanes de la domination et fait de chaque conseiller un rival effectif ou potentiel du leadership mayoral, la culture féminine tient jusqu'ici la citoyenne dans l'innocence politique et positionne la conseillère du côté des serviteurs « sérieux » et « intelligents » du chef. La dichotomie des attitudes du maire représente donc une réponse différenciée à cette dichotomie sexuelle : les infractions des hommes à la norme doivent être immédiatement réprimées car elles sont des germes possibles de sédition, tandis qu’il faut utiliser la méthode douce pour ramener les femmes à leur vocation « naturelle » à la docilité.

17La « communauté émotionnelle » du premier mandat, fondée sur les nécessités d'un consensus de survie, n'a pas résisté à l'écrasement de l'opposition. Francine Cazenave avait bien prévu les effets possibles d'une nouvelle dynamique du groupe, beaucoup plus difficile à contrôler que l'opposition exsangue du premier mandat : « Je l'avais dit à Jean le soir de l'élection : “Tu verras, c'est pas bon d'avoir été élu liste entière. Pour qu'une équipe marche, il faut une opposition, ça occupe ceux qui ont des tempéraments difficiles, sinon ils veulent participer ; alors ils parlent, ils parlent, ils se croient” ». Effectivement, de probables conflits de personnalité, les appétits secrets de certains cazenaviens qui, avant 1983, trouvaient à se déverser sur le bouc émissaire Mirassou et à s'y absorber, n'ont pas trouvé d'autres échappatoires. Certes, de temps à autre, l'assemblée s'amuse bien à faire bloc contre les étourderies verbales, l'agressivité à contretemps d'un Poeymarie à l'affût de toutes les occasions de déverser sa rancœur de déchu. Mais contre ce franc-tireur sans talent, « qui ne parle que pour lui », le jeu de la coalition de tous contre un ne dure que l'instant d'une escarmouche récréative, tout de suite stoppée par un clic dental du président-maire.

18Notre maire avait certes prévu les risques d'un affrontement entre anciens et nouveaux ; l'exercice de sa ferme autorité devait suffire à maintenir l'ordre formel des assemblées et un no man's land symbolique entre les deux groupes. Mais avait-il été jusqu’à imaginer qu'un Bellocq (considéré comme étranger malgré son origine maternelle), qui « sans [lui] n'aurait eu aucune chance de passer », un Périchon qu'il avait tiré de son insignifiance d' émigré tardif et de son handicap militaire, se mettraient à « fourrer leur nez dans les détails de sa gestion » ou à « se vexer » parce que le maire « n'estimait pas nécessaire qu'un conseiller mette des points à l'ordre du jour » ? Aussi, pris de court devant cette opposition interne qu'il n'avait jamais appris à gérer, se sentit-il menacé et ne sut-il répondre que par la référence autoritaire à sa supériorité statutaire.

19Au début, même les deux conseillères lui paraissent inquiétantes avec leur manie participatoire, leur recherche têtue des meilleurs moyens de faire « le bien de la commune ». Madame Monsabert, docile et effacée au premier mandat mais plus sûre d'elle maintenant, sans doute entraînée par la vitalité de sa jeune collègue, ne se met-elle pas à intervenir, à avoir des idées ? Cependant, si sa naïveté permet de la contenir aisément, il n'en est pas de même de madame Hourquette, dont Jean Cazenave put suspecter un moment qu'elle n’était que le porte-parole occulte de son mari ou, pire, de Sébastien. Pourquoi, malgré les plaisanteries renouvelées du maire, s'obstine-t-elle à couvrir des pages et des pages de notes durant les séances du Conseil, à assister, munie de son inséparable carnet, aux réunions de commissions dont elle ne fait pas partie, bien qu'il lui répète qu'« il ne s'y passe vraiment rien d'intéressant » ? Elle imagine dès le début du mandat la publication biannuelle d'un bulletin municipal, auquel aucun Labarthien n'avait pensé jusque-là. « Bonne idée », estime monsieur le maire, bonne tribune pour des leçons d'« instruction civique », ce sera un signe spontanément octroyé d'une intentionnalité démocratique du pouvoir, dispensé de ce fait de plus amples démonstrations dans ce sens. Mais lorsque madame Hourquette insiste pour qu'il y publie les budgets et les comptes municipaux, dont jusqu'ici même les conseillers n'avaient pas connaissance, cette « invention » reste en travers de la gorge du maire, qui mettra un an avant de se décider à la publication, toutefois sélective, de sa comptabilité. Aussi, bien que leurs relations soient toujours restées cordiales, quand, en 1986, une promotion professionnelle de Bernard Hourquette entraînera le jeune couple à l'autre bout du département, les regrets du maire de perdre sa conseillère « la plus motivée » furent-ils peut-être teintés d'un certain soulagement. Opportun départ qui permettra à Jean Cazenave une sorte de mythification de la seule personne « valable » qui ait accompagné un moment sa solitude de chef et compris que son autoritarisme de façade n'attendait que « la compétence, la motivation » des conseillers pour s'effacer.

20Nous ignorons quelles étaient les motivations profondes de Pierrette mais on peut fort bien admettre que sa position critique à l'égard du maire, voire une opposition ouverte à lui, aient été dictées par ses convictions participatoires et non par une secrète intention de s'approprier un leadership personnel. Son accès récent aux honneurs et aux mystères du pouvoir lui apportent, au moins momentanément, une promotion statutaire et des gratifications suffisantes pour qu'elle n'ait pas à s'interroger sur l'adéquation, effective ou non, des pratiques de la domination avec la lettre de la loi. Comblée par sa place de « brillant second », elle s'applique avec sérieux, bonne foi et efforts d'imagination à concrétiser cette adéquation. La néophyte tire de sa motivation une satisfaction morale, ajoutée à celle de plaire au maître. Lors de notre dernière rencontre, en 1986, elle était cependant entrée dans sa phase de doute, après trois ans d'une foi inconditionnelle que n'avaient pas entamée les mises en garde de son autochtone de mari : « Je ne comprends pas… je ne comprends pas, répéta-t-elle plusieurs fois au cours de l'entrevue, il y a quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je trouverai ». Si son départ n'avait pas mis une fin à sa quête, ce qu'elle aurait trouvé l'aurait peut-être amenée à repenser ses convictions et ses objectifs.

21En fait, comme les anciens, la plupart des nouveaux ne sont pas dupes de ce simulacre de rituel institutionnel qu’est le Conseil, même théoriquement démocratisé ; mais, comme celui-ci représente malgré tout le seul petit territoire, le seul court moment dont ils disposent statutairement pour dire et défendre leurs intérêts, ils s'y engagent comme en désespoir de cause, jusqu'à la confrontation brutale avec le détenteur des clés du vrai pouvoir, le maire. Ainsi violenté, celui-ci répond dans le même registre, tandis qu'éberlués du culot des nouveaux, les anciens laissent venir les événements.

22Cette extrême tension des séances de l'assemblée municipale, deux ans après le début du second mandat, laissait augurer une crise, aux modalités encore indécises. Revenant, trois ans plus tard, assister au Conseil, nous avons constaté que, si crise il y avait eu, elle s'était dénouée dans le sens d'un ajustement du maire aux aspirations participatoires des conseillers. Nous avons en effet trouvé une assemblée paisible, conduite et non plus dirigée par un maire rayonnant, patient face aux manifestations verbales plus fournies des conseillers. Seulement, deux chaises étaient vides. Celle de madame Hourquette, partie à l'autre bout du département et qui ne passait plus au Conseil que de temps à autre, « pour dire bonjour » lors d'une visite à ses beaux-parents. Celle de Périchon aussi. Était-ce un hasard ? « Non, il ne veut plus, on ne sait pas pourquoi, il n'a pas dit pourquoi… pas très motivé ». Quant à Bellocq, sa présence muette au fond de sa chaise, ses signes de tête inconditionnellement approbatifs des propos du maire faisaient de lui un double dévitalisé de son personnage de 1985. Que disaient les intervenants, tous anciens puisque les nouveaux étaient absents, silencieux ou (Poeymarie) tout de suite contrés ? Ils racontaient des anecdotes, commentaient la parole du chef, et faisaient des plaisanteries mais cette fois, à la différence de la séance de 1985, en maîtres du terrain, avec la bénédiction bienveillante du président, comme aux plus beaux jours des conseils privés de Sébastien. Seul, désormais institutionnalisé dans son rôle de fou du roi, René Poeymarie reprenait son éternel numéro d'opposition à contretemps, avec la distraite approbation d'un chef qui n'avait visiblement plus rien à redouter de personne, mais appréciait qu'une innocente animation égaie une séance que ses adversaires continuaient à juger « tristounette ». Nos prédictions de crise avaient donc été infirmées. Non seulement Jean Cazenave avait pu rester fondamentalement autocratique mais, maître incontesté du terrain, il pouvait maintenant se permettre d'emprunter certains traits du style bonhomme, familier, traditionnellement associé à la personne du chef.

23La séance terminée, toute l'assemblée, à l’exception de Poeymarie, se transporte chez Bonnecaze pour y boire et manger, bavarder et jouer aux cartes jusqu'au souper. Les anciens, maire compris, reprennent le patois, qu'ils traduisent gentiment aux deux survivants nouveaux. La fuite de deux contestataires, la soumission du troisième montrent qu'après deux ou trois ans d'efforts pour « rapatrier » le pouvoir local dans ses cadres institutionnels, ils ont pris conscience de leur impuissance, dans un contexte politique et social toujours conditionné à la monarchie mayorale et satisfait de cette situation. À la veille du scrutin de 1989, au respect formel de la lettre de la loi près, l'esprit du fonctionnement du Conseil municipal, sa culture profonde reproduisent ainsi fidèlement ceux de la tradition. Nous nous étions demandé comment le maire allait procéder durant son second mandat pour satisfaire les aspirations « postdémocratiques » de son nouveau Conseil. Eh bien, il n'a pas eu à se préoccuper de cette question parce que de telles aspirations sont, comme depuis toujours, étrangères à la majorité des conseillers et qu'il a facilement neutralisé les contestataires et leurs prétentions « déplacées ».

24En ce qui concerne la masse des partenaires sociaux du pouvoir, la population ou, comme Jean Cazenave les appelle plutôt, « les gens », nous n'aurons même pas à aborder ce thème de la « nouvelle citoyenneté participatoire », totalement absente de la vision du monde collective locale, si l'on en juge à tout le moins à travers les comportements observés. Un chef avisé se garderait bien de susciter des besoins en y répondant avant qu'ils ne se manifestent.

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25Par contre, à l'égard du second lot des attentes probables des « gens », intégrées aux objectifs généraux de la société postmoderniste dite de consommation, le maire risquait fort de rencontrer des besoins explicites et circonstanciés, socioculturels et économiques. Nous envisagerons successivement ces deux niveaux.

26Le développement de la société de loisirs, atteignant un groupe qui les appréciait fort depuis toujours, allait susciter des besoins que la municipalité aurait à prendre en compte sous peine d'être concurrencée dans son monopole par d'autres « promoteurs », et d'en perdre les avantages électoraux.

27Pour ce qui concerne le sport, le marché n'est pas menacé : la mairie subventionne assez généreusement les deux associations fondées dès 1978 en concurrence avec le rugby, leurs activités se diversifient, leurs effectifs s'accroissent et leur encadrement continue à être tenu en main par les parents et les proches partisans de la famille régnante, Jean Cazenave coiffant le tout de sa présidence d'honneur : football, basket, tennis, handball, cyclotourisme, pétanque, judo, gymnastique, les Labarthiens de tous âges sont comblés : « À Labarthe, on a tout ». Face à cette prospérité, le rugby suit la pente descendante de la désaffection des petits des écoles, des joueurs et des spectateurs, malgré le dévouement désespéré des dirigeants issus de générations vouées au culte du sport-roi. Pourtant « tout est en place pour que la motivation soit là : dîners après l'entraînement, voyages, animations diverses », rien n'y fait. On essaye de se faire croire à des explications ponctuelles : « Est-ce le maïs [dévasté par l'orage], [la chasse à] la palombe et quelques blessés… ? », mais tous savent bien que le fond de l'affaire, c'est « la démoralisation d'une jeunesse toujours plus sollicitée par le sport loisir » et qui a oublié ses devoirs à l'égard du « sport valeur » (Sud-Ouest, 4 avril 1989). En 1990, pour faire nombre autour du terrain, on donnera l'entrée gratuite aux vieux. L'histoire s'étant ainsi chargée de liquider le complexe du rugby de Jean Cazenave, il se montre magnanime, sans doute atteint malgré tout, lui aussi, par cette désaffection culturelle : le voici membre du conseil d'administration de l'Association sportive du rugby, à qui il offre généreusement comme local la vieille école maternelle désaffectée, l'eau chaude et une petite subvention du budget municipal.

28La couverture sportive de la commune ainsi réalisée ne règle pas pour autant la boulimie ludique que notre époque suppose aux populations. Parallèlement à la municipalité, d'autres donateurs de loisirs se sont déjà mis en place. Le plus spectaculaire d'entre eux, Louis Plumet, est un étranger, Parisien que les hasards de sa carrière d'enseignant ont amené en Béarn en 1966 et qui a choisi de passer sa retraite à Labarthe « parce que c'était joli et les terrains abordables ». Comme notre ami Périchon, aussitôt arrivé il cherche des activités d'insertion. Il ignore les réalités sociales, culturelles et politiques locales, il se veut fondamentalement en dehors et au-dessus d'elles. Comme Périchon encore, la participation au Conseil municipal lui semble toute désignée pour une intégration active : il a déjà fait connaissance avec le maire d'alors, Sébastien, qui, sensible au prestige de l’enseignant, accepta de le prendre sur sa liste électorale en 1977. Plumet est battu, largement battu, vraisemblablement marri mais rétrospectivement « bien content de ne pas être tombé dans ce panier de crabes ». Son apprentissage culturel est fait :

J'ai compris tout de suite que je ne comprendrais jamais rien à leur façon de fonctionner. C'était le Moyen Âge, Sébastien aurait voulu faire de moi son vassal, ce n’est pas mon genre. Je lui ai dit : « Clochemerle, merci : c'est déjà joué ».

29Qu'à cela ne tienne, il fera sa niche dans la société locale par les pratiques associatives, qu'il connaît bien. Le cadre communal lui paraît un peu exigu, il imagine une fédération de toutes les associations des dix-neuf communes du canton, l'ACA, Association Cantonale d'Animation, qu'il fonde en 1980 et développe très vite de manière spectaculaire. Aux activités purement récréatives (jeux béarnais, concours de pêche à la ligne, courses de bateaux miniaturisés, foires aux vins, gastronomie béarnaise etc.) ou semi-sportives (tir à l'arc, quille de six, promenades sur parcours balisés etc.), il adjoint – une première dans le canton –, les manifestations culturelles, indifféremment régionales ou universalistes : le Festival de la pensée béarnaise, les expositions-ventes des métiers et de l'art traditionnels, les sorties faune et flore, les salons de peinture, les clubs de maquettes etc. En 1986, la fondation Notre Temps consacre la réussite de ce retraité « utile » en lui décernant un prix de 10 000 francs.

30Le caractère cantonal de l'ACA pourrait inciter les esprits à associer Louis Plumet à l'autre incarnation, cette fois politique, du canton, Paul Birou dit Popol, le rival de Cazenave, d'autant que le SIVOM (Syndicat Intercommunal à Vocation Multiple) subventionne généreusement les opérations de l'ACA et que l'aile droite du château abrite son siège social, tandis que la commune n'apparaît guère que comme le réceptacle spatial obligé de ses manifestations. En fait, pour autant que nous ayons pu l'apprécier, il semblerait que Jean Plumet ait échappé à cette logique de distinction. Lorsque, pour lancer l'ACA, il allait de commune en commune avec son discours « partenarial » (le terme apparaît pour la première fois à Labarthe en 1989) – « faire participer tout le monde pour le seul profit associatif, pour rendre service au plus grand nombre, rose, rouge ou blanc » –, les Labarthiens, qui en avaient vu d'autres, attendaient le faux pas qui leur aurait permis d'identifier « pour qui il roule ». De faux pas, point, mais la sollicitation jaillissante d'amusements, de loisirs bien tentants pour petits et grands, jeunes ou vieux, anciens ou nouveaux. En se rendant, qui au château de Baliros pour les expositions, qui au lac municipal pour les courses de petits bateaux, les gens ne retrouvaient plus leurs repères sociaux familiers. Dans la foule des visiteurs anonymes qu'attirait, des alentours, de Pau et de tout le département, la renommée des manifestations, ils pouvaient seulement repérer leurs autorités locales et cantonales, dont le maire lui-même, mêlées, affairées en conversation avec d'autres personnalités qu'ils ne connaissaient pas. Le lendemain, le journal leur détaillait la liste des maires, des conseillers généraux, des représentants départementaux de la haute administration qui avaient honoré leur petite patrie de leur présence : « À Labarthe, on ne s'ennuie pas », « À Labarthe, ça bouge », chacun le constate et s'en réjouit. Mais, derrière Plumet, qui fait bouger Labarthe, parmi tous ces acteurs importants ? Peut-être un peu Cazenave, peut-être un peu plus Birou mais sans doute, au-delà, tant d'autres, inconnus et combien indifférents à la reconnaissance des Labarthiens ! Qu'importe : c'est à Labarthe que se passent tant d'événements ; or la commune, c'est le maire ; celui-ci ne peut donc être étranger à ces bienfaits. Ne le voit-on pas sur presque toutes les photos ? Cité avec d'autres, un peu moins que d'autres, placé plutôt aux angles qu'au milieu des clichés, ce sont des détails qui, aux yeux des Labarthiens, ne méritent pas une remise en cause des certitudes sécurisantes.

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31Quant à Francine Cazenave, comme depuis ses débuts sur la scène communale, elle « roule » dans son propre secteur et, comme toujours, à un niveau de pratiques et d'objectifs originaux et « avancés ». Les fonctions politiques et les effets sociaux de son action sont encore plus marqués durant le second mandat que pendant le premier. Nous avons laissé notre héroïne entre la peinture sur soie des adhérentes de sa section locale de l'AFR (Association Familiale Rurale) et les sorties culturelles entre dames « du gratin ». Mais on la voit délaisser progressivement ses activités mondaines et associatives secondaires pour recentrer ses énergies sur la seule AFR, et, à partir de 1987, non plus sur les cours de cuisine et de coupe ou le loto des familles mais sur sa promotion personnelle. Les Labarthiens apprennent par le bouche à oreille, largement répercuté par l'écho médiatique, que leur présidente locale accède successivement aux titres de secrétaire départementale, de responsable départementale puis régionale de l’association. Localement, elle remet à un bureau, désormais « responsabilisé » et renforcé de compétences masculines, l'encadrement des effectifs toujours croissants (une centaine de membres à partir de 1986), la gestion des fonds et des activités courantes. Pour sa part, entre les voyages à Bordeaux ou à Paris pour ses réunions, congrès, stages ou sessions d'études, elle se contente de passer en coup de vent dynamiser ses troupes, leur apporter les bonnes nouvelles des opérations dont son nouveau statut va faire bénéficier la section locale. En juin 1989, la fête départementale de l'AFR met la section de Labarthe sur le devant de la scène, au propre et au figuré, comme « exemple d'un parfait cheminement associatif ». Devant de nombreuses autorités et une assistance fournie, l'équipe de Labarthe « présente dans le moindre détail les activités d'une association qui… qui… qui… [intégration, solidarité, efficacité] et distribue les ferments d'une animation tous azimuts ».

32Voici donc Francine enfin propriétaire d'un pouvoir associatif, obtenu par ses seules capacités, grâce à ses stratégies personnelles ; elle est ainsi portée au premier plan des personnalités cantonales, en parallèle et sur un pied d'égalité avec les détenteurs d'une légitimité élective, le conseiller général essentiellement. Elle met en place méthodiquement une politique familiale étroitement inspirée des conceptions nationales de l'AFR et alimentée financièrement par toutes les ressources dont son nouveau statut lui permet l'appropriation. En trois ans, à partir de 1986, la commune obtient sa halte-garderie et sa crèche familiales rurales, un centre journalier de loisirs vacances, ajoutés aux activités plus classiques des voyages et camps de vacances, le tout encadré par un personnel salarié, diplômé, spécialisé en petite enfance, en économie sociale et familiale ou en sanitaire et social. Périodiquement, la commune bénéficie du passage des responsables, animateurs, formateurs régionaux et nationaux de l'AFR, qui apprennent aux Labarthiens les bons principes de l'éducation des enfants, de l'harmonie des couples, de l'équilibre psychique des femmes au foyer ou encore de la prévention des accidents domestiques. À partir de 1989, la présidente peut enfin annoncer les stages locaux de formateurs, grâce auxquels une fraction des Labarthiens des deux sexes pourra désormais enseigner à la population communale et cantonale, non plus les recettes des bûches de Noël, mais celles de la « qualité de vie » (La République, 9 février 1990).

33Cette dérive quantitative et qualitative croissante de l'ancienne problématique du cadeau par le truchement des nouveaux pouvoirs associatifs et, on le verra, des nouveaux pouvoirs du Conseiller général, risquait de repousser les fonctions oblatives du petit maire rural dans une insignifiance elle aussi croissante. Bien consciente de ce danger, Francine Cazenave prend, comme toujours, les affaires en main pour subordonner l'associatif au politique et présenter le maire et la mairie comme des conditions sine qua non de ses propres pratiques. Sans la « bienveillance » de la municipalité, l'offre gratuite de ses locaux, de ses services ou, moins proclamée, l'utilisation de ses équipements et de son personnel, « l'AFR ne serait pas ce qu'elle est, elle ne pourrait presque rien faire ». Comparée aux millions de la manne externe, la subvention reçue de la municipalité, toujours évoquée, reste symbolique, comme le sont la présence et le petit discours de Jean Cazenave à toutes les manifestations de l'AFR, mais elle suffit pour que « les gens » ne risquent pas d'associer le plaisir des cadeaux reçus au constat déplaisant d'un dérangement trop manifeste des modèles consacrés que sont l'hégémonie de l'homme sur la femme, du chef de maison sur sa famille et surtout celle du maire sur tout autre citoyen. L'AFR, sa présidente et le mari de la présidente savent qu'ils ont tout à gagner à cette « remise des pendules à l'heure », selon l'expression maintenant habituelle de Francine.

34En poussant sur le devant de la scène une pauvre et frileuse municipalité, en subordonnant son propre pouvoir à la légitimité du pouvoir local et, enfin, en effaçant sa valeur personnelle derrière la conformité aux normes culturelles de la supériorité masculine, Francine réussit donc à faire passer au compte du maire les réalisations que la commune doit à la présidente de l'AFR. Et plus ces réalisations s'amplifient, plus le flou généralisé qui entoure leur origine – parfois « partenariale », donc difficilement identifiable par le Labarthien moyen – et les modalités de leur attribution laissent de latitude à Francine Cazenave pour construire une réalité favorable à son mari. Son ascension personnelle ne modifie en rien sa fonction antérieure de chargée de la propagande mayorale ; elle lui donne seulement l'efficacité nécessaire pour empêcher une autre réalité, l'insignifiance des bienfaits municipaux, de s'emparer des représentations des Labarthiens. Durant le second mandat, comme durant le premier, Francine reste donc le meilleur, le permanent agent électoral de Jean Cazenave.

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35L'apport le plus déterminant de la présidente aux objectifs de son époux-maire déborde la stricte problématique électoraliste du cadeau : une offensive socioculturelle qui parachèvera la modernisation de Labarthe et l'ajustement des crédibilités collectives sur celles de son chef. Bien mieux que les pratiques de pouvoir de celui-ci, les activités associatives de Francine vont porter le coup de grâce à la tradition, à la significativité de ses représentants et, par là même, à l'opposition anticazenavienne. À la veille du scrutin municipal de 1989, en grande partie grâce à l'AFR, les souches, restées numériquement à peu près stables depuis une décennie, apparaîtront reléguées au statut de minorité : minorité démographique d'abord, mais surtout minorité culturelle sans autre alternative que l'acculturation à la vision moderniste du monde, dominante, ou, à titre de survivance, la marginalisation sociopolitique.

36Si l'AFR se préoccupe de « l’adaptation de la famille rurale aux mutations contemporaines du milieu rural », ce ne sont certainement pas, à l'échelle nationale d'abord, les néoruraux qui sont visés par ces objectifs. Or, par une ironie de la petite histoire locale, tous les adhérents de l'association, à l’exception de Francine Cazenave elle-même, sont des urbains d'origine ou d'adoption, aussi étrangers aux professions agricoles et à la culture paysanne qu'il est possible de l'être, parfaitement convaincus de surcroît de leur supériorité sur l'« arriération » des souches et sans états d'âme sur leur légitimité de missionnaires de l'ordre moderniste. Francine confirme ces représentations de tout le poids de ses propres convictions. Après avoir vainement tenté une offensive de charme auprès des agricultrices cazenaviennes, après que la seule ancienne, femme d'un conseiller non agriculteur, recrutée d'office, ait fui devant l'omniprésence des néos, notre présidente se retrouve en tête-à-tête avec ses troupes modernistes, destinataires abusives d'objectifs qui ne les concernent pas mais dont elles vont savoir très bien tirer les bénéfices. Par contrecoup, sans intention délibérée de qui que ce soit, sans agressivité et sans propagande, le seul spectacle des nouveaux modèles familiaux qu'elles vont dérouler devant les anciens va précipiter la dévastation des structures familiales traditionnelles, déjà fragilisées par d'autres facteurs. Si l'on se souvient du rôle de la famille comme base morphologique et dynamique du fonctionnement et de la reproduction socioculturelle traditionnels, on conviendra que Francine ne pouvait choisir, sans le savoir, un meilleur terrain pour son entreprise de démolition politico-culturelle de la tradition.

37L'insignifiance des activités de l'AFR à ses débuts, le petit nombre des adhérentes, nouvelles arrivées sans profession en quête de convivialité, suscitaient à bon compte l'ironie des souches. Mais, au fur et à mesure de la promotion hiérarchique de Francine, un état-major des « meilleures d'entre elles » émerge de la base, pour tenir la place de la présidente lors de ses absences répétées, animer les nouvelles activités qu'elle met en place et l'aider à réaliser ses opérations de prestige. L'ascension associative de Francine Cazenave tire donc à sa suite la promotion individuelle et sociale d'une demi-douzaine de jeunes femmes, jusque-là cantonnées dans leur rôle peu valorisé de femmes au foyer ; munies d’un bagage scolaire médiocre ou minime, elles se voient ouvrir grâce à l'AFR la voie à la sacro-sainte formation qui pourrait faire d'elles, à leur tour, des formatrices de femmes moins « avancées ». Elles se prennent, on les prend, au sérieux, comme en témoigne la participation de quelques maris, aussitôt promus cependant aux postes de responsabilités majeurs. Cette forme douce de promotion féminine, sans « libération » et sans rejet des rôles traditionnels, centrée officiellement sur la défense des valeurs familiales, n'est pas pour déplaire aux anciennes, à celles qui, parmi les plus jeunes, aimeraient « se réaliser, s'épanouir » dans des tâches « valorisantes ». Elles observent ; nous remarquons, au cours des rencontres que nous avons eues avec elles, qu'à partir de 1986-1987, leurs appréciations sur les Cazenave, les actions du couple, celles de l'AFR entre autres, perdent de leur acrimonie. Quelques années passent et un beau jour le nom de l'une d'entre elles apparaît dans la presse régionale parmi les membres du conseil d'administration de l'association. Il s'agit de madame Cami-Debat, héroïne du drame de la première décohabitation dix ans plus tôt. D’autres suivront ; en 1990, l'élan est donné. Si le cazenavisme s'associe dans l'esprit des jeunes anciennes à des chances accrues de modernisation des rôles féminins, alors va pour le cazenavisme.

38Cette prise de responsabilité associative par quelques jeunes Labarthiennes nouvelles puis, peu à peu, par des anciennes devrait donc avoir surtout des effets politiques favorables à Jean Cazenave. L'équilibre conjugal, le statut dominant de l'homme ne semblent pas menacés par ces passe-temps associatifs ponctuels, qui, non rétribués, ne donnent pas d'indépendance économique et sociale à la femme. Certes, mais l'appropriation par celle-ci d'une significativité sociale correspondant à une aspiration profonde et jusqu'ici insatisfaite n'est pas neutre. Joint à d'autres modifications de statut, notamment celles qui concernent les rôles maternels, que nous allons observer maintenant, ce désajustement à première vue superficiel des relations traditionnelles de couple entraînera un état d'esprit aux conséquences « libératrices » encore imprévisibles. Jusqu'au début des années quatre-vingt-dix en tout cas, les maris, agriculteurs ou non, encouragent plutôt leurs épouses à ces sorties, pas trop longues, somme toute honorables même s'ils n'en voient pas trop l'utilité, et qui ont l'avantage de ramener au foyer une femme plus gentille, attentive à se faire pardonner la récréation qu'elle vient de s'accorder. Qu'ils savourent les délices de cette facile domination, peut-être déjà engagée dans son autodestruction !

39Si la « libération conjugale » de la femme labarthienne pouvait paraître relever de l'imaginaire prédictif, nous nous trouvons dans le vécu concret en passant à un second volet du statut féminin, celui des rôles maternels et des mutations qu'y apportent les opérations de la section locale de l'AFR. La promotion hiérarchique de Francine Cazenave jusqu'aux échelons régionaux de l'association lui avait permis de rabattre sur Labarthe les réalisations les plus avancées en matière de politique familiale, de celles qu'« envieraient des grandes villes ». Sa foi moderniste passe par-dessus la rationalité de contexte, son enthousiasme créatif ne lui laisse pas le temps d'une étude de marché préalable. Qui seront les clients de la crèche, de la halte-garderie, du centre journalier de loisirs vacances, dans une commune où la majorité des jeunes femmes ne travaillent pas à l'extérieur et où celles qui le font ont déjà leurs arrangements personnels ? Pour les femmes d'agriculteurs, de nombreuses mamies et taties représentent autant de nourrices, de gardiennes potentielles. Quant aux nouvelles, ayant pour la plupart leur emploi à Pau, elles y conduisent chaque matin leur enfant, qui à la crèche, qui à la garderie, voire à l'école maternelle. Aussi Francine ne semble-t-elle guère évoquer les mères labarthiennes lorsque, reprenant l'argumentaire urbain, elle décrit « la vie trépidante des femmes contraintes de confier leur enfant à des structures d'accueil pour souffler un peu ».

40Quant aux vacances, chacun sait que les agriculteurs n'en prennent pas et que durant les congés scolaires, courts ou longs, leurs enfants restent à la maison pour aider, très jeunes, aux travaux de la ferme. De leur côté, les nouveaux ne passent pas leurs vacances dans cette « campagne ordinaire », ils partent à la mer, à la montagne ou chez des parents dans d'autres campagnes ordinaires ; ils y emmènent leurs enfants, à moins que le comité d'entreprise de Monsieur ou de Madame ne leur offre la colonie. Sur ce point encore, la publicité de Francine, présentant le camp de vacances qu'elle organise à Mont-de-Marsan ou les journées du centre journalier de vacances comme la réalisation « d'un rêve de se retrouver en pleine nature », ne paraît guère concerner les jeunes Labarthiens, entourés quotidiennement par la nature au seuil de leur maison.

41Aussi les petits clients ne se hâtent-ils pas d'investir les beaux locaux flambant neufs du Centre et de passer des mains maternelles, grand-maternelles ou « mercenaires » à celles des diverses spécialistes du premier âge et de l'enfance. Durant deux étés, le centre journalier de vacances, destiné aux « enfants qui ne prennent pas de vacances », reçoit un renfort paradoxal d'effectif : les enfants de vacanciers étrangers venus camper à Labarthe ! De leur côté, la crèche, la halte-garderie fonctionneront d'abord en circuit fermé, comme des vitrines de démonstration animées par les bébés et les jeunes enfants de femmes de l'état-major de Francine Cazenave occupées à leurs diverses responsabilités, entre autres à l'encadrement de la crèche et de la halte-garderie ! Expérience pilote, que cette clientèle captive réalise par discipline associative ou en réponse aux pressantes convictions de la présidente mais qui va porter ses fruits dès la seconde année de sa mise en train. La croissance des effectifs de ces deux institutions témoigne de leur succès.

42Que cette prise en charge extrafamiliale des jeunes classes d'âge réponde, comme le pense son initiatrice, à un « besoin de la population », ou que le besoin ait été suscité par l'existence de l'institution, l'organe créant la fonction, peu importe. Que des Labarthiennes aient ou non jusque-là, plus ou moins consciemment, avec plus ou moins de culpabilité, souhaité soustraire un peu de leur temps, de leurs intérêts personnels à l'omniprésence omnipotente des petits, ou que le sérieux, le bon fonctionnement ou la seule présence des nouvelles structures d'accueil aient été pour elles une révélation, le fait est là : légitimée par la structure institutionnelle, cautionnée par l'autorité, banalisée par son propre développement, cette délégation de maternage instaure au village une réalité d'abord ténue puis de plus en plus normée, valorisée. Déposer son bébé à la crèche ou son enfant au centre journalier de vacances, c’était presque un risque, une provocation au début, cela devient une routine, une pratique quotidienne, puis l’expression d'une éthique de renforcement dont la mère reçoit progressivement les éléments dans ce nouveau milieu d'appartenance et à laquelle elle adhère peu à peu. Par les brochures qu'on lui distribue, par ce qu'elle entend et par ce qui lui est dit, elle « apprend » son propre accès au modernisme, à la rationalité, elle « sait » que la qualité de son engagement pédagogique envers l'enfant prime la quantité du temps passé avec lui, ou encore que la mère la plus attentive, livrée à ses seules ressources, ne peut rivaliser avec l'institution pour réussir la socialisation, le développement de son enfant, le mener à l'autonomie ; sans compter avec l'acquisition jamais trop précoce de connaissances indispensables à sa future adaptation de jeune citoyen(ne) à l'économie de marché. Et plus la mère s'élève dans l'échelle des « savoirs » et de l'engagement social, à l'intérieur de l'AFR par exemple, plus la qualité accrue de l'éducation qu'elle donne à ses petits justifie pour elle un allègement quantitatif du maternage. Maintenant la mère égoïste, mal aimante, c'est celle qui se cloître à la maison avec le bébé, le petit enfant, ainsi privés de leurs droits à l'épanouissement institutionnel. Argumentation imparable pour des jeunes mères travaillées dans le même sens par tous les messages de la société globale.

43Voici donc complété le cycle de l'encadrement institutionnel du jeune Labarthien, de sa naissance jusqu'au départ pour l'out-group professionnel, universitaire ou militaire. Coïncidant naguère avec l'entrée à l'école primaire puis, plus récemment, à la maternelle, la prise en charge du futur citoyen par des principes rationnels le saisit donc désormais dès le début de son apprentissage social, juste au moment où le processus d'imprégnation marque les personnalités de manière indélébile. Excepté peut-être les bébés et les tout petits de familles étrangères, qui ont simplement été rapatriés de la crèche ou de la garderie paloises vers leurs homologues labarthiennes, les jeunes enfants de toutes les couches de population vont être confrontés à des modèles de conditionnement de la personnalité différents des modèles familiaux, voire contraires à ceux-ci. Écarts relativement mineurs dans le cas des enfants jusque-là élevés à la maison par une mère moderniste ; écarts plus nets quand cette mère, travaillant à l'extérieur, les avait confiés à une gardienne labarthienne de souche ; écarts majeurs pour les descendants de familles anciennes. Quinze ou vingt ans plus tard, les générations de petits Labarthiens de toutes origines auront têté aux mêmes biberons de la pédagogie moderniste, ou plutôt postmoderniste, auront confronté aux mêmes institutions les péripéties de leur développement physique et psychique. Qu'ils viennent de familles souches ou étrangères installées ici depuis plus ou moins longtemps, tous seront des citoyens standardisés dans la modernité, oublieux des labels modernistes ou traditionnels de leur famille, indifférents à ces motifs surannés d'identité et d'opposition.

44L'action directe et générale des structures d'accueil du bébé et de l'enfant sur la genèse du futur Homo labarthensis est renforcée par l'extinction des fonctions socialisantes de la famille souche et de la résistance qu'elle avait jusqu'ici réussi à opposer à la modernisation de ses jeunes. La mutation, car c'en est bien une, arrive par les jeunes épouses des héritiers des souches qui, travaillant à l'extérieur, ont franchi le pas en déposant leurs petits aux structures d'accueil. Si elles ont pris ce parti, après combien d'hésitations personnelles, de scrupules de conscience, de stratégies argumentatives auprès d'un mari peu enthousiaste et surtout d'une belle-famille franchement hostile au « placement » des jeunes, c'est que déjà elles ressentaient un désengagement intérieur à l'égard du familiocentrisme dominant chez les anciens. Brus rapportées des communes environnantes, moins imprégnées donc que leurs maris par la loyauté inconditionnelle à la case (la maison) et à l'autorité des aînés, de la belle-mère dans leur cas, et par la soumission aux modèles éducatifs ancestraux, déjà la décohabitation, maintenant généralisée, les laissait en dehors du contrôle familial pour une partie de leurs pratiques journalières. De plus, leur emploi à l'extérieur, parmi des collègues plus marqués par les modèles urbains, entretenait et développait l’esprit d'indépendance, le sentiment que l'enfant appartient au couple, que celui-ci est seul responsable de son éducation. Une fois l'enfant mis à la crèche ou à la garderie, d'abord exceptionnellement, nos jeunes mères expérimentent « en live » des façons de faire pédagogiques dont elles avaient jusqu'ici surtout entendu parler. Déjà convaincues a priori, confirmées dans leurs croyances par les discours internes d'autolégitimation qu'elles entendent, elles ne manqueront pas de « constater », jour après jour, les « heureux effets sur le développement de l'enfant » de pratiques éducatives inédites qu'elles opposeront à celles de leurs beaux-parents. Le contact avec le monde extrafamilial répond si bien aux aspirations des mères qu'elles n'imaginent plus pouvoir en priver leurs petits aux dépens de leur équilibre, de leur bonheur.

45De plus, les nouvelles institutions fournissent, pour la première fois à Labarthe, un lieu de rencontre fonctionnel entre anciens et nouveaux, ce que l'AFR n'avait pas réussi à faire jusque-là. En amenant les petits, en les reprenant, les mamans, les papas quelquefois, se voient, se parlent et découvrent autour de l'enfant un terrain de communication et de solidarité, sans précédent dans l'indifférence armée de leurs relations antérieures. Les balbutiements de sociabilité des nourrissons amollissent les antagonismes de leurs parents respectifs, les jeunes amitiés du jardin d'enfants nouent entre familles souches et horopèts des liens jusque-là inimaginables. Les nouveaux donnent ainsi aux anciens la référence qui apportera une légitimation gratifiante et décisive à leur nouvelle vision du monde pédagogique. À partir de là, c'en est fait de la significativité des vieilles générations comme agents de conditionnement des jeunes générations et reproducteurs symboliques du cosmos familial et plus généralement socioculturel. La force des liens affectifs entre eux n'est pas atteinte pour l'instant mais, déjà perçus comme anachroniques par les jeunes couples qui « ne disaient rien » tant qu'ils ne se sentaient pas de légitimité à le faire, les aînés sont désormais gentiment contournés, laissés à leur grogne et à leur chagrin d'acteurs inutiles. Nous les avons vus évincés de la direction de la maisonnée pour cause d’inadaptation technique et économique, puis rejetés spatialement du centre de décision par la décohabitation, les voilà exclus de leurs fonctions traditionnelles de transmetteurs des habitus socioculturels viscéraux.

46Bien que Francine Cazenave soit moins directement concernée dans l'affaire de la MARPA (Maison d'Accueil Rural pour Personnes Âgées) inscrite au PAP 15 (Programme d’Action Prioritaire), nous évoquerons ici cette réalisation qui était prévue pour le début des années quatre-vingt-dix, puisque aussi bien c'est Francine qui, par ses relations associatives, a eu connaissance de la mise sur pied nationale de cette opération, « une première départementale », rabattue par ses soins sur le partenariat Conseil général/municipalité de Labarthe (bailleuse du terrain)/MSA (Mutualité Sociale Agricole). Si une telle réalisation a été présentée une fois de plus comme une « réponse à des besoins de la population », à qui il aurait suffi de « faire prendre conscience » de ses propres désirs, il nous paraît évident que, dans ce cas plus encore que dans celui des structures d'accueil des enfants et des jeunes, la création de l'organe aura précédé et créé la fonction. L'enquête de marché, l'information des utilisateurs potentiels (1003 personnes de plus de 60 ans pour l'ensemble du canton), imposées par la loi, ont été effectuées bien après la prise de décision du lancement de l'opération et la formulation des questions de l'enquête ne laissait pas, à une population comme toujours peu mobilisée et peu avertie, la latitude d'exprimer une opinion négative.

47La MARPA est encore à l'état de projet au moment où nous écrivons ces lignes (1990) mais on peut prévoir que sa réalisation représentera l'étape ultime de la mise à mort sociale des souches par, cette fois, l'enfermement institutionnel des vieux. Au début, comme la crèche et la halte-garderie, la MARPA ne connaîtra pas un afflux de candidatures. Les souches gardant encore leurs aînés à la maison, ceux-ci ne voudront pas quitter leur milieu de vie naturel, même avec le déclin statutaire précédemment décrit. Les charmes vantés sur les prospectus de la MARPA – hygiène, confort, cadre de vie – ne leur parlent pas vraiment, la convivialité extrafamiliale leur ferait plutôt peur. Puis, un jour ou l'autre, sur l'ensemble du canton, il se trouvera bien quelques veuves retraitées, en réadaptation difficile dans le village de leur enfance après quarante ans de vie active à Bordeaux ou Paris qui, après tout, préfèreront la sociabilité institutionnelle à la solitude dans leur maison natale vide. L'établissement ne se montrera pas trop pointilleux sur leur carence d'autonomie, qui d'après les règlements ne devrait pas dépasser 40 %. Une fois accueillies, pour se rassurer peut-être sur leur choix, ces pensionnaires fondatrices se feront les zélatrices de l'institution ; on les écoutera, on commentera. Ceux, celles qui jusque-là avaient considéré comme un état de fait naturel la solitude dans la ferme isolée, l'inconfort d'une vieille demeure ou encore la détérioration de leur statut familial, dressent l'oreille, se sensibilisent à la perte, imminente et irréversible, de leur autonomie, s'effraient au tableau, devenu médiatique, de l'agonie solitaire et découvrent que leur présence à la maison, jusqu'ici « naturelle », s'appelle maintenant « encombrement ». Avec un compagnon, une compagne de classe d'âge, ou quelques membres de la famille, une visite guidée à la MARPA est décidée : un luxe inimaginable même dans les fermes les plus modernisées, des plantes partout, la coquetterie de la chambre individuelle « où on peut apporter ses meubles », l'abondante variété des menus affichés, des services, l'assistance médicale permanente emportent les plus réticents dans un monde de rêve, que ne trouble même pas la crainte du dépaysement, de l'anonymat puisque le village, la parenté, les voisins restent à portée de main. Si la MARPA s'avère à la hauteur de ses objectifs affichés, y finir ses jours avant l'hôpital deviendra aussi normal qu’aller à la crèche pour les bébés. Les places y seront rares, elles feront l'objet d'une concurrence et représenteront une nouvelle forme de faveurs sélectives, dont la multiplicité des partenaires impliqués rendra l'origine peu discernable. Une fois de plus, le plus proche spatialement, le mieux connu, c'est-à-dire le maire, aura de bonnes chances d'être perçu comme le donateur.

48Comme quinze ans plus tôt le club du troisième âge, la MARPA portera paradoxalement les vieux au premier rang des agents de la modernisation de Labarthe, mais cette fois en soustrayant les familles aux dernières séquelles de traditionalisme qu'ils incarnent. Entre la prise en charge institutionnelle des jeunes et l'enfermement institutionnel des vieux, les classes d'âge actives se trouveront matériellement et psychiquement libérées pour « vivre pleinement » une modernité qui désormais les concerne tous et, à brève échéance, rendra caduque la partition tradition/modernité. La vieille homogénéité culturelle, atteinte depuis les années soixante-dix par l'afflux des étrangers, sera d’une certaine manière reconstituée par l'acculturation des anciens aux nouveaux, au modernisme de leur vision du monde et de leurs habitus sociaux. Cependant la nouvelle partition de classes dont nous avons repéré les germes au précédent chapitre se développera sur le terreau de l'ancienne, générant des contenus inédits pour les éternelles paires d'opposition alliance/conflit, intégration/marginalité, distinction/infamie, subordination/domination.

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49Revenons aux attentes probables des Labarthiens suscitées par la société postmoderniste dite de consommation et encouragées par les lois de décentralisation qui accordent aux collectivités locales un surcroît de « droits » et de « libertés ». Les cadeaux attendus sont non seulement socioculturels – nous en avons parlé – mais aussi économiques.

50La décentralisation est souvent perçue par l'opinion comme un glissement des responsabilités du maternage public, supposées passer du Centre vers les collectivités locales. Les maires voient donc se durcir leurs obligations ancestrales de pourvoyeurs de bienfaits, en particulier de bienfaits matériels. Si les compétences économiques attribuées à la commune et au maire par la réforme de 1983 sont minimes par rapport à celles du conseiller général et régional, le maire y est quand même défini comme un entrepreneur (« Une commune doit être gérée comme une entreprise »), avec un début de réglementation juridique surtout, comme c'est ici le cas, lorsqu'il s'agit du premier magistrat du chef-lieu du canton, représenté de droit dans toutes les instances de développement, en particulier dans le SIVOM qu'il vice-préside. Les conditions extraéconomiques, artificielles de cette production le tiennent miraculeusement à l'abri des lois concurrentielles du marché et le dispensent des soucis de la rentabilité. Plus une commune est petite, financièrement misérable, plus elle met d'espoirs dans cette réforme, se sent concernée par cette logique et, donc, plus elle attend de son chef les compétences administratives et l'habileté stratégique capables d'en maximiser les effets. De plus, au-delà de la contrainte légale de rationalité formelle, le cosmos axiologique du bon maire comprend une obligation morale de réaliser, de produire des biens et des services pour son électorat.

51L’engagement et la compétence économiques de l'agriculteur, du syndicaliste, de l'associatif qu’est Cazenave devraient lui permettre de faire passer tout naturellement ces obligations dans ses pratiques de pouvoir. Et pourtant le parfait gestionnaire décrit au chapitre précédent va nous apparaître comme figé dans cette perfection, payante jusqu'en 1983, mais de plus en plus décalée à partir de là par rapport aux incitations du contexte socioculturel, lui-même surlégitimé par les réformes légales. Même à ses partisans, à ses amis, il « donne l’impression d'avoir fait ses plans une fois pour toutes voilà 30 ans… des buts qu'il s'est fixés comme ça. Il fonce droit devant lui sans s'occuper de la casse autour, des incompatibilités ; la terre peut s'écrouler autour de lui, il ne change pas d'un poil ». Déjà, au nom de la santé des finances locales et sans doute aussi par réflexe paysan de prudence, il ne s'est avancé qu'à pas comptés dans la voie des équipements classiques, pourtant « évoqués » lors de ses deux campagnes et tellement déterminants de la loyauté électorale des nouveaux. Le dossier du tout-à-l'égout, mis en route dès le premier mandat, mais qu'« il ne pousse pas », sans doute sous la pression implicite des anciens et à cause de ses propres habitus culturels face aux déchets, reste dans la gorge des néo-Labarthiens. Comme une réactualisation de pratiques évoquées dans les registres de délibérations du Conseil municipal du début du siècle, quelques seaux bien placés pour recevoir les eaux de pluie sous les toits crevés de la mairie, du presbytère ou du logement de l'instituteur feront l'affaire. Alors, lorsqu'il s'agit de passer aux réalisations de « la qualité de vie », culturelle, sportive ou sociale, son image d'« un maire qui ne fait rien » prend très vite corps. Ironie de l'histoire pour un élu qui a construit son opposition à Sébastien sur une accusation d'inertie que ses adversaires lui retournent six ans, douze ans plus tard :

Il disait que Sébastien n'avait rien fait, mais lui, qu'est-ce qu'il a fait ? Il est de ceux qui parlent beaucoup et qui font peu. La maternelle, il en a parlé comme projet projeté, il en a parlé comme projet abouti, il en parle toujours comme projet réalisé. Les routes, c'est normal, tous les maires en font, des routes. Le château, c'est pas lui, c'est le SIVOM. L'église, c'est les assurances. Le tennis, peuh, un simple terrain !

52Lorsqu'il s'est avéré que la construction d'une salle polyvalente ne pouvait plus être éludée comme « besoin » parce qu'une « commune dynamique » se devait de posséder la sienne, le maire répondit d'abord par un non énergique aux désirs populaires, qui remontaient à lui via les conseillers. Pourtant l'insistance d'une doléance qui risquait d'être récupérée par l'opposition toujours latente d'une portion de la population, demandait réflexion. Jean Cazenave résolut le problème en construisant, sinon la salle, du moins une réalité autour d'elle : en 1985, l'annonce d'« un projet d'une salle de 1 000 m ² » comme « révélation » au cours d'une quelconque festivité, deux ans plus tard le dépôt de la première pierre dans une atmosphère médiatique. Le temps passe encore ; fin 1988, au cours de la séance du Conseil évoquée plus haut, le spectre de la salle passe, rapide, au milieu de propos anodins. « Ça avance, ça avance », assure le maire à l'assemblée, qui n'insistera pas. En plaisantant sans doute, à la sortie de la séance, il glisse à la sociologue : « Ils vont bien pouvoir encore attendre une dizaine d'années ! ».

53Finalement donc, avant comme après 1983, il n'a fait bénéficier sa commune d'aucune action économique publique. On a vu dans le chapitre précédent qu’il a, semble-t-il, freiné tant qu’il a pu l’installation d’un groupement artisanal conçu et réalisé par ses adversaires politiques, Mirassou et Birou. Par ailleurs, il n'a encouragé aucune entreprise privée de quelque nature que ce soit à s'installer sur son territoire. Une compagnie d'hélicoptères faillit avoir son siège social à Labarthe, domicile de ses propriétaires mais finalement le seul hélicoptère qui ait jamais troublé le ciel labarthien amenait, une fois par an, le Père Noël !

54Pourquoi cette inertie ? À son souci de rigueur financière, à son sens de la relativité des modes quelles qu'elles soient, il convient d'ajouter ses conceptions économiques, son libéralisme individualiste illustré et conforté par son propre cas. Pour lui, il va de soi que la prospérité économique de Labarthe, pensée avant tout en termes agricoles, c'est celle de quelques-uns, qu’elle est due à leurs efforts et à leurs compétences propres plus qu'à des aides publiques, toujours bonnes à prendre certes mais sans effets décisifs sur le destin d'une exploitation. Il désapprouve les opérations spectaculaires, les saupoudrages tactiques de fonds gaspillés sur l'autel de la mode, des intérêts électoraux ou des utopies bavardes, sans souci d'adaptation aussi bien aux particularismes régionaux qu'à la macroéconomie nationale ou internationale. Il est intellectuellement convaincu et moralement outré de l'inefficacité de l'économie d'État, répercutée localement par le socialiste Birou contre toute rationalité de contexte.

55Cependant, au-delà de ces facteurs personnels, il obéit aussi à une nécessité qui le tient en dehors des réseaux de déversement des cadeaux du Centre à la périphérie, tels que les ont mis en place les lois de décentralisation. Contrairement à Birou, il n'est pas conseiller général, il ne relève d'aucune famille idéologique définie et n'a de relation avec aucun des ténors politiques cantonaux, départementaux ou régionaux. Il n'appartient donc à aucune de ces catégories de « nouveaux notables » qui, directement ou comme leaders d'opinion, ont généré les nouvelles lois et profitent des marges d'indétermination qu'elles recèlent pour capter les transferts de ressources et décider de leur attribution. Il n'est que maire, maire rural et, à ce titre, assujetti à la lettre des lois de décentralisation, qui ne donnent pas à la commune vocation d'aménagement. Il est réduit aux seules libertés et générosités officiellement concédées par le Prince et n'a pas accès à cette zone d'indétermination autour de la loi qui lui permettrait une captation efficace de la manne étatique au profit de son petit royaume. Par ailleurs les nouveaux pouvoirs du maire le concernaient peu car depuis toujours son pouvoir réel se situait bien au-delà de réformes ponctuelles. Aussi, que « la DDE se montre un peu moins arrogante », que « la dame de la préfecture qui s'occupe des maires [soit] encore plus gentille qu'avant » ou que le transfert au maire d'une partie des responsabilités du receveur adoucisse leurs relations, ce ne sont que broutilles par rapport à « ce qui n'a pas changé, au contraire… », à savoir la ténuité des recettes budgétaires. En réalité, un simple coup d'œil sur l'évolution des recettes à partir de 1983 montre que Labarthe a assez bien profité de l'accroissement de la DGE (Direction Générale des Entreprises), et des subventions publiques d'équipement. Si les petits maires continuent à se sentir pauvres, c'est surtout en comparaison avec l'enrichissement des bénéficiaires effectifs de la décentralisation et des « grâces » que ces derniers offrent aux populations, au nez et à la barbe des maires.

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56Dans le cas de Jean Cazenave, la source de son dépit est à sa porte, en la personne de son vieux rival, Popol Birou, maintenant doublement casquetté d'un mandat départemental et régional et dont les responsabilités nationales dans son parti (il est remplaçant du député) contrebalancent avantageusement le handicap d'être de gauche dans un Conseil général et un Conseil régional à majorité et à présidence de droite. Il est installé, par son idéologie personnelle et par son statut sociopolitique, en plein cœur de l’économisme qui, après avoir été longtemps informel et cantonné dans le monde des affaires, est devenu dominant et a peu à peu été annexé par les sphères politiques, jusqu’au Centre qui a consacré sa réalité normative et prescriptive par des énoncés juridiques. Entre autres significations, la lettre et l'esprit des lois de décentralisation marquent l'aboutissement, temporaire, de cette tendance à son institutionnalisation universaliste, à l'échelle du territoire national. Les élus, généralement « éclairés », ne peuvent que s'associer à des opportunités qui devraient fasciner les périphéries coutumières, en proportion même de leur retard économique et de leur impatience supposée à le combler. Birou croit aux fonctions surdéterminantes de l'économie sur le social ; dépositaire légal des droits et des devoirs découlant de son institutionnalisation, il est convaincu qu'en en faisant profiter sa circonscription jusque-là « attardée », il ne peut qu'améliorer non seulement le niveau économique mais le bien vivre des populations. Il fait ainsi figure de gestionnaire légitime de la mutation et de la crise économiques de la circonscription et, spécifiquement, de son chef-lieu, Labarthe, doté par ses soins de toutes les opérations-remèdes lancées de Paris.

57Agent officiel du développement économique, Président du SIVOM, il a la charge de l’amélioration de la production des biens, soit par la création de nouveaux emplois, soit par l'amélioration de la productivité de ceux qui sont déjà en place. Par exemple, inclus ou non dans un important Contrat de Pays couvrant toute la décennie 80, son GIE (Groupement d’Intérêt Économique) d'artisans du bâtiment, son atelier d'informatique, son centre de formation pour jeunes agriculteurs ou sa zone artisanale dans une commune limitrophe de Labarthe, au tournant des années 85, puis plus tard la convention du SIVOM avec l'ANPE, la mise sur pied d'une Mission locale rurale pour l'emploi, vont directement dans ce sens.

58Ses opérations de prestige servent aussi de cadre architectural à ces projets. Il fait acheter par le SIVOM et réhabiliter à l’identique le château de Baliros (enlevé à la commune pour le franc symbolique). À partir de 1986 il installe dans l'aile droite de cette luxueuse Maison de Pays les nombreux services offerts à la population « sans augmentation de la fiscalité départementale et régionale, même minime ». En même temps, parmi les effusions de sa munificence, il « réanime les techniques traditionnelles » pour la construction des « Portes du Béarn », une échoppe de terre cuite qui sert de halte touristique à l’entrée de la province ; elles magnifient la « relance de l'économie », la reconversion des défunts emplois agricoles conjointement à la rentabilisation de ceux qui ont survécu. La rubrique locale des journaux régionaux renvoie presque quotidiennement, perdus dans une jungle de sigles, les échos des réalisations escomptées, en cours ou achevées par un Popol rayonnant sur les clichés de presse.

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59Ce transfert des obligations statutaires du petit maire à une nouvelle féodalité, à de « nouveaux notables » politiques ou même associatifs, bénéficiaires prioritaires de la loi de décentralisation, pourrait donc, semble-t-il, ruiner sa significativité et préparer son éviction par des candidats mieux situés sur les voies de cheminement des « grâces » et, de ce fait, plus à même de combler de faveurs les populations. En réalité, si l'on peut certes admettre que la masse des cadeaux reçus pèse sur la reconnaissance de l'électorat, ce déterminisme quantitatif doit être réévalué à travers les représentations qu'en a la population. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la majorité des Labarthiens n'a que faire des attentions de Popol car, pour eux, la situation économique générale est bonne : il y a un seul RMIste dans le canton de Labarthe, la Mission locale pour l'emploi est déserte, le taux de chômage est bien inférieur à la moyenne nationale, aucun chômeur n’est signalé à Labarthe même.

60Prenons les agriculteurs, qui, dans la logique de la « vocation agricole » du canton, se trouvent au premier plan des sollicitudes gouvernementales, donc de celles du Conseiller général. Les actions en leur faveur arrivent au moment où la situation, jusque-là tragique, semble s'être stabilisée d'elle-même avec, on l’a vu au début de ce chapitre, une douzaine d'exploitations toujours présentes en 1990 et une SAU presque stable. Les vrais paysans, qui pourraient bénéficier de son soutien, ont disparu ; ceux qui restent sont de vrais entrepreneurs, ils se sont débrouillés seuls ou par leurs canaux professionnels et ils continueront à le faire. Ils n'en sont pas au point de revenir sur leurs attitudes ancestrales de suspicion à l'égard des initiatives du Centre, à plus forte raison s’il est de gauche. La formation, ils s'en passent : ils la compensent par leur expérience ou bien, s’ils sont jeunes, ils l'ont déjà faite ailleurs. L'emploi agricole ne passe pas par les Agences ou par les Missions, aussi ruralisées soient-elles. Enfin la charité institutionnalisée, via le RMI ou non, n'est pas leur fort ; qui, parmi les anciens, accepterait d’apparaître assez démuni de relations, assez inapte au fonctionnement d’un circuit minimal d'échange pour ne plus devoir sa survie qu'à l'aumône publique anonyme, douloureux aveu d’échec de sociabilité ? Il en résulte que la résolution des difficultés professionnelles et économiques des agriculteurs ne passe pas, ou passe peu, par le Conseiller général, la plupart des cadeaux qu'il leur propose ne trouvent pas preneurs, la reconnaissance électorale municipale qu'il en attend ne se manifestera pas. À cet égard, son rival, qui a su habilement transformer l'animosité initiale de ses pairs en des attitudes de solidarité professionnelle, se trouve dans une position de supériorité manifeste.

61Si le poids électoral de la population agricole, toujours décroissante, peut ne pas troubler outre mesure Birou, il n'en va pas ainsi de sa popularité auprès des néoruraux, majoritaires à partir de 1983. Qu'ils travaillent ou non à Labarthe, qu'ils soient eux-mêmes touchés personnellement par la crise de l'emploi (c’est rarement le cas puisque, parmi les cinq cantons du grand Nord-est palois, c’est celui de Labarthe qui accueille la plus grande proportion de diplômés de l'enseignement supérieur), tous, professions libérales, cadres de tous niveaux, enseignants, techniciens, employés ou ouvriers, ont leurs intérêts professionnels, économiques ou même seulement consommateurs, en dehors du village. Non seulement ils ne sont pas plus concernés par son essor que par son déclin économique mais ils ont toutes les raisons du monde de préférer le second au premier. Même la vitalité de l'agriculture signifie pour eux laideur, bruit, pollution ; que dire alors des détériorations matérielles et symboliques véhiculées par l'implantation d'une éventuelle zone commerciale ou industrielle ou par l’expansion du tourisme dans une commune qui leur apporte plus que le sommeil quotidien, une « qualité de vie » ? Ils sont a priori hostiles à ces délits d'environnement, à leur instigateur principal et aux candidats municipaux qui les promettraient. Au contraire, un maire qui déjà comprend si bien leurs appréhensions, éprouvées du reste par lui-même y compris à l'égard d'une agriculture industrialisée à l'excès, touchera à coup sûr les dividendes de la reconnaissance de cette portion, maintenant majoritaire, de ses administrés.

62La seule partie de la population qui échappe à cette indifférence ou cette hostilité pour les cadeaux de Birou, c’est ce qu’on pourrait appeler la bourgeoisie d'affaire locale c’est-à-dire, plus modestement en l'absence de commerçants, les artisans : ils sont les bénéficiaires actifs de la plupart de ses réalisations économiques, dont celles qui impliquent le Contrat de Pays. Mais ce ne sont que quelques dizaines de Labarthiens – les artisans, leurs familles et leurs alliés – qui paraissent ainsi susceptibles d’apporter une récompense électorale à l’action du Conseiller général. En réalité même ce bénéfice-là est en grande partie illusoire. Tout d’abord ces cadeaux s’adressent à une clientèle déjà amie, triplement amie : de classe d'âge, de rugby et de parti ; ils s’inscrivent donc sans doute comme un moment attendu dans un cycle d’échanges normal, comme contre-dons de services préalables. De plus, leur efficacité économique est faible. Après que le principal instigateur-bailleur de fonds se soit beaucoup dépensé pour la publicisation, le montage, le démarrage de ses diverses réalisations économiques, elles avortent avant de voir le jour ou sombrent très rapidement dans l'inertie puis disparaissent. En effet elles ne s'inscrivent pas dans le projet professionnel de leurs destinataires. Ainsi, à titre d'exemple, de 1982 à 1989, les sommes importantes versées au SIVOM cantonal au titre d'un Contrat de Pays n'ont eu pour effets concrets, dans le secteur économique, que le GIE d'artisans du bâtiment dont nous avons déjà parlé et, dans le canton associé à celui de Labarthe, l'achat d'un camion et la construction d'une chambre froide pour la commercialisation des palmipèdes gras. Ces opérations n’ont apporté à leurs bénéficiaires aucune impulsion professionnelle, finalement elles témoignent seulement d'une intention de gratification personnelle, opportunément concrétisable par la disponibilité de services, de fonds publics et leur insertion dans la politique et les idéologies nationales de l'aménagement. Il s’agit donc d’un simulacre d'aménagement, opportunément offert par l'État pour l'entretien de la problématique traditionnelle du cadeau et qui, destiné à un minuscule « nous » déjà acquis par avance, ne contribue pas à l'expansion électorale du donateur.

63De telles pratiques, à peines voilées, jouent même négativement sur les destins électoraux de Birou et de ses partisans. En manifestant insolemment une intention de réactualisation presque officielle de la politique oblative du chef traditionnel, rendue plus éclatante par la générosité de la décentralisation, le « grand élu » indispose d'office ceux qu'il ne sert pas ou sert moins. Cette animosité se fonde ouvertement, chez les anciens, sur une rancœur due aux frustrations infligées par un out-group (le Centre, relayé par Birou) au profit d’une minorité de partisans idéologiquement marqués, qui constitue un segment sans pertinence de l’in-group. Quant aux néos, ils s’indignent de ces pratiques contraires à leur idéologie égalitariste.

64Les contradictions inhérentes au statut du « grand élu » départemental et régional feront apparaître celui du petit-maire-rural-qui-n'est-que-maire comme singulièrement privilégié, malgré ou plutôt à cause de sa position en retrait par rapport à la réforme et ses enjeux économiques. Tout d'abord, il n'a pas à porter la responsabilité des projets de développement à tout prix, ni l'impopularité d'échecs qu'il a, au contraire, le loisir d'utiliser dans un argumentaire d'opposition à son rival. Surtout, si la loi limite officiellement ses prérogatives économiques et, plus encore, lui barre l'accès aux franges d'indétermination où les « nouveaux notables » vont puiser les faveurs qu'ils déversent du Centre sur les périphéries, son indigence même le préserve de l'entretien anachronique du vieux système des « grâces », et, partant, du contre-économisme paradoxal d'un Birou. Ses cadeaux matériels sont peu nombreux mais leur gestion ostensible satisfait aux principes de la morale égalitariste. Ce n'est pas qu'il n'aimerait ni ne saurait fonctionner lui aussi « à l'ancienne ». Ses réflexes culturels, son souci de plaire aux anciens émaillent ses mandats de nombreux épisodes oblatifs dans la pure tradition. Mais quoi, quelques dizaines de mètres de goudronnage de plus dans tel quartier, deux ou trois lampadaires, un panneau de signalisation disposé ici plutôt que là, selon une géographie des amitiés ou des inimitiés mayorales ; ou encore le choix « rationnel » de l'emplacement de la salle polyvalente précisément sur une terre fertile de son meilleur ennemi, Estarziau…, ce ne sont là que des survivances nostalgiques d'un âge d’or révolu concédées par les Labarthiens à leur maire. Tout juste bonnes à alimenter une esthétique de la sociabilité entre connaisseurs nostalgiques, elles n’ont aucune incidence sur quelque palier que ce soit de la vie sociale ou économique.

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65Ainsi, l'obligation où se trouve Cazenave de se concentrer, essentiellement par le truchement de son épouse, sur des bienfaits socioculturels, faute d'avoir accès aux voies occultes du cheminement de « grâces » plus tangibles, non seulement ne gêne personne mais convient à tout le monde. La morale y trouve son compte, la qualité de vie s'y sent à l'aise et, sous des parures nouvelles, la vieille mission de la société locale et de sa culture se trouve inopinément réactualisée.

66En effet, les cadeaux qui « marchent », ceux qui rencontrent l'adhésion enthousiaste des Labarthiens ne leur apportent pas de profits matériels ou financiers directs ; certains d'entre eux demandent même aux donataires des engagements participatoires en temps, en énergie, voire en argent, qui les transforment quasiment en manques à gagner. Du reste, les opérations culturelles, éducatives, récréatives, les créations de services sociaux de Birou connaissent des succès de participation identiques à ceux que notre maire, ou plutôt son épouse, rencontrent dans leurs propres réalisations. Les échecs économiques du conseiller général ne tiennent donc pas à sa personne mais à la nature des opérations qu'il promeut. Il apparaît donc bien que, dans le cadre communal, les valeurs économiques et leur statut hégémonique perçu cèdent en réalité le pas devant les valeurs socioculturelles, a- ou antiéconomiques. La différence essentielle entre nos deux personnages, c'est que l'un, Birou, n'est pas conscient de cette réalité ou agit comme s'il ne l'était pas, tandis que l'autre, Cazenave, y conforme ses pratiques de pouvoir.

67Entre le premier qui, au gré des offres du Centre, disperse une activité forcenée et des fonds importants en bienfaits tous azimuts dont la plupart font long feu, et le second, presque ataraxique mais qui cible fonctionnellement ses « grâces » ou plutôt l'image qu'en ont ses administrés, la palme de l'efficience revient au second. Il l’obtient en premier lieu, on l’a vu, à cause de la modestie même de son statut politique, tout en bas de la hiérarchie des élus, qui lui donne la latitude, contrairement à Popol, de faire la sourde oreille aux incitations économiques du Prince. Mais surtout, au-delà de cette position, au-delà aussi de ses convictions libérales et de sa connaissance de la spécificité des intérêts économiques des Labarthiens, Jean Cazenave possède par imprégnation culturelle le sens de l'Être communal, l'intuition viscérale des fonctions extra-voire anti-économiques du pouvoir local, voué à l'incarnation et à la reproduction socioculturelles de la collectivité villageoise. Il a perçu que ni la restructuration démographique, ni les mutations sociales et culturelles qu'a vécues Labarthe, pas davantage la mythification nationale et internationale des valeurs économiques, n'ont altéré la pertinence des schèmes fonctionnels ancestraux, la focalisation sur le maire des attentes collectives à cet égard. C'est pourquoi, bien que la modernisation ait détruit les modalités traditionnelles de l'attribution des « grâces », la nécessité, les fonctions, le responsable de cette attribution restent inchangés. Les mutations du contexte socioculturel, le renouvellement du cadre institutionnel ont donné naissance à une nouvelle politique du cadeau mais Jean Cazenave a bien senti que la responsabilité de celle-ci repose toujours sur lui comme chef et incarnation de l'Être collectif.

68Déjà en phase traditionnelle le système politique n'interférait pas avec le système économique. Une économie de survivance, fermée sur la société locale et pratiquement sur chaque famille garantissait l'indépendance de la production et de la consommation des biens à l'égard du pouvoir local. Il s'agissait avant tout d'entretenir le patrimoine de la maison, sa reproduction, sans la finalité, au moins explicite, d'une plus-value orientée vers un surcroît de richesses ou de consommation. Le maire, occupé de son côté à ces mêmes objectifs endofamiliaux, n'avait ni intérêt ni possibilité d'intervention dans ce cycle répétitif et clos. S'il paraissait plus concerné par le processus de circulation des biens, puisque nous l'avons décrit comme le moteur désigné de la dynamique vernaculaire du don et du contre-don, ses manipulations n'interféraient pas avec l'endoéconomie locale. Les cadeaux tangibles, rarement des fonds, étaient la plupart du temps ponctionnés directement sur ceux que le Centre avait attribués à la commune ou même sur ses propres biens, alimentés eux-mêmes par une redistribution antérieure. Ainsi les circuits des « grâces » matérielles parcouraient le groupe selon des combinatoires variées mais toujours indépendantes des rouages statiques de la production et de la consommation familiales. Enfin une bonne part de ses faveurs se situaient par leur nature en dehors de l'économie puisqu'elles consistaient en biens symboliques : attributions de marques d'honneur, de prestige, de distinction à l’usage interne du groupe, recommandations à usage externe.

69Le retentissement sur le local des grands chambardements nationaux et internationaux des dernières décennies, les spécificités de l'histoire labarthienne depuis deux ou trois lustres anéantirent cette logique et ouvrirent la voie à des relations inédites entre l'économique, le politique et le social au profit, prévoyait-on, d'une emprise du premier niveau sur les deux autres, en accord avec les courants idéologiques dominants, les contraintes du marché et la loi. Or nous venons de constater que la rationalité économique, même consacrée et soutenue par la rationalité légale, continue à ne pas faire bon ménage avec le social. Lorsqu'elle s'identifie à la loi et vise la promotion économique, la domination rate ses buts, cas de figure illustré par le conseiller général et régional. Quand, négligeant la loi, le pouvoir prend le parti du social, il atteint ses objectifs, comme le fait le maire de Labarthe. De même, parmi les faveurs explicitement économiques octroyées par Birou, les seules qui aient réussi n'ont d'économique que le fait de se rapporter d'une manière indéterminée à la production de biens, mais on a vu qu’elles procèdent typiquement de la problématique traditionnelle du cadeau, dans les modalités de leur attribution et dans leurs conséquences. C'est dire qu’au-delà du prétexte de développement économique, les véritables enjeux restent socioculturels. Le gonflement des attributions de Birou lui a conféré une nouvelle légitimité, celle, implicite, de construire et faire fonctionner un simulacre de politique économique à l'abri duquel il peut continuer à gérer « à l'ancienne » l'attribution de ses faveurs orientées vers des finalités socioculturelles anachroniques, par définition extraéconomiques. En pleine phase postmoderniste, l'économisme officiel de la décentralisation est gros d'effets pervers ; non seulement il réactualise la dissociation traditionnelle entre économie et pouvoir mais les nouvelles prérogatives des « nouveaux notables » exercées « à l'ancienne » entraînent le blocage du développement économique qu'il est censé promouvoir. Toujours plus lointain, plus tolérant, rendu plus impuissant par ses propres volontés décentralisatrices, l'État cautionne cette dissociation et tisse un écran toujours plus opaque entre son hyperrationalité et les irrationalités périphériques.

70Par nécessité, plus que par goût peut-être, notre maire s’est donc trouvé rejeté vers la nouvelle problématique du cadeau. Solution de pis-aller à première vue réservée aux élus « pauvres » aux pouvoirs modestes, mais qui, présentant une rationalité de contexte infiniment supérieure à la rationalité économique légale importée par les « grands élus », fera finalement des petits-maires-qui-ne-sont-que-maires les véritables bénéficiaires de la réforme décentralisatrice, en termes de légitimité.

71Tout d'abord, face à « l’immoralisme » de l'ancienne problématique, la nouvelle revendique un universalisme éthique issu de la vision dominante du monde contemporain (même si en fait elle reconduit et gonfle quantitativement les pratiques anciennes). D'application d'autant plus aisée que le donateur n'a rien ou presque rien de significatif à octroyer, pauvreté faisant vertu, elle ne privilégie ni ne mécontente vraiment personne et maximalise de ce fait la loyauté électorale. Le cadeau cesse d'apparaître comme un paiement tarifé de l'allégeance, il ne cherche plus à soumettre mais à égaliser, il ne suborne plus mais il élève, il ne se dissimule plus dans les replis des intérêts particuliers mais s'offre aux attentes collectives stables. Ce n'est plus l'arbitraire du chef qui attribue mais son devoir inconditionnel de répondre aux droits tout aussi inconditionnels des citoyens ; la problématique locale du cadeau, naguère basée sur la valeur culturelle d'échange, s'achemine vers la représentation populaire d'un droit inconditionnel, universalisé. À partir de la décennie 70, cette morale est introduite par les nouveaux, anxieux d'un traitement égalitaire du pouvoir à leur égard contre les privilèges ancestraux des anciens. Ceux-ci l'adoptent à leur tour lorsque le changement de régime leur fait craindre les défaveurs voire les punitions du nouveau chef. Jean Cazenave, intellectuellement au fait de l'universalisme éthique par des apprentissages extérieurs mais ne le pratiquant pas spontanément en raison de son conditionnement culturel, en fera un élément stratégique déterminant de sa lutte contre le traditionalisme de Sébastien puis contre la politisation de ses adversaires ultérieurs. Si les bavures de survivance ne sont absentes d'aucun de ses mandats, elles restent assez floues, entourées d'assez de rationalisations pour qu'il réussisse à préserver l'image de sa moralité universaliste. Dans ce même but, son refus de doter sa commune d'un POS (Plan d’Occupation des Sols) et d'avoir de ce fait à prendre des positions nettes et publiques lors du découpage et des dénominations de zones, nous apparaît comme une dérobade devant des choix interprétables par l'opinion comme des intentions de servir les uns ou de desservir les autres. La correspondance entre les attentes de la majorité des Labarthiens et la moralité perçue du maire représente donc un facteur déterminant de la légitimité de celui-ci, rayonnant de vertu sur fond de l'immoralité de Popol. Cette universalisation, cette rationalisation du cadeau tend certes à l'indifférenciation des donateurs ; la coexistence souriante de Francine et du conseiller général ennemi à tant de signatures de contrats, d'inaugurations, de lancements, dûment répercutés par la presse, la multiplicité des sigles associés à leurs opérations (MSA, CAF, DDASS etc.) noient leur image dans une nébuleuse d'instances « partenariales ». Que Cazenave soit le maire du chef-lieu du canton de Birou accroît certes la confusion mais, on l’a vu, c’est à son bénéfice : même si le « nouveau citoyen » ne doit de remerciements à aucun de ses serviteurs élus, il ne manquera pas d’apporter son vote au responsable traditionnel de la fonction oblative.

72Bien que cette nouvelle éthique s'applique à tous les types de bienfaits, elle risque de subir d'autant moins d'atteintes qu'elle concerne des cadeaux symboliques, beaucoup plus extensibles, plus polysémiques, adaptables à des besoins bien moins définis que les dons économiques. C'est pourquoi, laissant les « grands élus » à leurs utopies économistes, le maire se concentre sur le socioculturel. Ce faisant, il n'innove pas, il ne dérange rien aux crédibilités établies puisqu'il inscrit simplement ses pratiques de pouvoir dans ses fonctions fondamentales, ses fonctions latentes dévolues depuis toujours au fonctionnement et à la reproduction de l'Être collectif. Ces fonctions, maintenant nanties de nouveaux contenus, adéquates aux aspirations socioculturelles du plus grand nombre des Labarthiens, sortent renforcées des multiples effondrements idéologiques contemporains qui font ainsi apparaître la commune comme un espace-refuge de la sociabilité postmoderniste et son maire comme l'instigateur de ce miracle symbolique. En tant que support concret de la rencontre de réalités institutionnelles, sociales et culturelles pertinentes, la commune concentre, à l'égal peut-être de l'État-Patrie, des principes identitaires collectifs, familiaux et individuels plus intériorisés que n'importe quelle autre réalité imposée, le département, la région ou l'Europe par exemple. Dans un monde où l'efficience relationnelle de la continuité spatiale subit les assauts de la dispersion géographique et cède la place aux maillages de sociations en réseaux, le village, le petit bourg continuent à offrir un ancrage stable, sécuritaire aux universaux sensoriels de la grégarité, le faire, le voir, l'entendre, le toucher et le sentir. Enfin, avantages plus spécifiquement rattachés au post-modernisme idéologique, la petite commune s'oppose à la ville comme le lieu des valeurs à celui des contre-valeurs, l'incarnation du sens contre l'insignifiance : la campagne est préservée de la pollution matérielle et morale de la ville ; au monde utilitariste, construit et monotone du travail, de la production, elle oppose l'hédonisme, la liberté créative, la qualité de vie consommatoire ; face à l'assujettissement aux lois d'airain du marché anonymisant elle maintient l'appartenance affective à une communauté primaire.

73Le maire rural, qui accepte de jouer le jeu de cette construction d'oppositions, à l'avantage de sa commune et de ses habitants, reste le gestionnaire privilégié des « grâces » les plus significatives de notre époque. Aussi, foin des avantages économiques brandis par les « grands élus » ou des retombées industrielles, commerciales ou touristiques qu'un maire soucieux d'accroître ses recettes chercherait à attirer sur le village. Que Birou aille déposer ailleurs sa zone artisanale, chez son ami Cambayou à Capdebosc par exemple, Cazenave, Labarthe, ses habitants filent le parfait amour dans la commune dortoir qu'ils ont voulue, qu'ils aiment et qu'ils s'ingénient à aménager de toutes les ressources de la consommation sportive, ludique, culturelle, éducative, sociale.

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74Les résultats du scrutin municipal de 1989 sanctionnèrent positivement l'entreprise politique de Jean Cazenave. Bien que ses adversaires, inspirés par Popol, toujours aussi déterminés mais mûris par leur précédent échec, aient préparé leur liste dans le plus grand secret, qu'ils aient su éviter les écueils de la délation tapageuse, de la crypto-politisation et même de l'anti-cazenavisme primaire lors d'une campagne méthodiquement menée, leur liste de sept candidats présentés dans une perspective de collaboration avec la municipalité sortante n'obtint qu'un siège (contre quatorze à la municipalité sortante ; Labarthe avait franchi le seuil des 500 habitants entraînant le passage de 11 à 15 conseillers) : un jeune fils d'un ancien conseiller de Sébastien, qui démissionnera sous un quelconque prétexte après deux années d'une présence docile au Conseil. Mirassou ne s'était pas représenté. Jean Cazenave s'engagea sereinement dans la troisième phase d'une monarchie qui ne paraissait plus avoir de raison de cesser, au sein d'une « équipe » simplement augmentée de quatre jeunes soigneusement prélevés dans les segments sensibles de la population, dont la jeune épouse du fils Estarziau, le fils d’un grand baron de Sébastien, et une néo adhérente active de l'AFR. L'Hôtel de Ville a intégré l'aile gauche du château de Baliros mais, si le Conseil se tient dans une des vastes salles d'apparat, avec ses lambris d'époque et sa cheminée de marbre monumentale, le bureau officiel du maire reste vide. Avec sa petite chaise, son petit bureau d'écolier, les mêmes depuis toujours, il paraît ramper dans le petit débarras qui jouxte le secrétariat.

75Popol a retrouvé son mandat de Conseiller dans son village natal mais il n'a toujours pas réussi à emporter la mairie, à laquelle il aspire depuis dix-huit ans. Ses titres extramunicipaux, ses cadeaux, son dynamisme économique n’ont pas prévalu contre des motifs moins « rationnels » à la reconnaissance des « gens » :

Oui, c'est vrai, il est actif, ils [ses concitoyens] veulent bien en profiter mais [comme maire] il ne passera jamais, ils [ses adversaires] sont tous parents, ils se tiennent.