Chapitre III. L'ascension d’un moderniste

« Je suis toujours à la recherche de moi-même. Ce qu’on fait ensemble maintenant, c’est comme si je faisais une visite générale chez le docteur ; je ne sais pas de quoi je souffre, vous êtes le docteur, essayez de comprendre ».
Interview de Jean Cazenave, maire de Labarthe, 1984.

1Treize mars 1977. Date historique pour Labarthe puisque, sous l'apparence d'un renouvellement partiel de l'équipe municipale sortante, une histoire de clocher somme toute, c'est l'exténuement et la mort d'une tradition qui s'expriment là. Autour d'un enjeu de quelques voix, se matérialisent brutalement des tendances à l'œuvre depuis la fin de la guerre et que quelques-uns, dont Sébastien, avaient repérées mais sans en apprécier ni le sens ni l'amplitude. Le principal bénéficiaire de cette mutation, le nouveau maire, paraît avoir lui-même beaucoup hésité à l'époque à se lancer dans ce qui apparaissait alors comme un risque, une aventure, presque une violation de l'ordre social normal.

2Mais reprenons le fil de la petite histoire pour accrocher notre modeste commune sur les courants de l'Histoire tout court. Depuis une dizaine d'années, quelques individus dispersés agaçaient Sébastien par une série de transgressions mineures à l'égard des structures de fonctionnement local ; oh ! pas des gens très dangereux, des jeunes, sans poids social, et surtout des étrangers, selon les critères admis. L'un d'eux, Poeymarie, originaire d'une commune voisine, installé comme commerçant à Labarthe vers la fin des années soixante, ne s'était-il pas mis en tête, à peine arrivé, de « proposer ses services » à Sébastien et, devant son indifférence polie, de chercher des intercesseurs auprès des membres influents de l'état-major du maire ! Quelques mois avant le scrutin de 1977, son insistance redouble. Écoutons son témoignage, qui met bien en place la conception locale de l’éligibilité, évoquée au chapitre précédent :

Je croyais que c'était mes amis ; moi, j'arrivais, je travaillais pour eux, avec eux ; j'ai pris la correspondance du journal [régional] ; je respecte le maire, le conseil municipal, la République, la foire aux chiens [instituée par Sébastien en 1962], moi. Je ne cachais à personne que je voulais travailler pour la collectivité tout en travaillant pour moi. Je demande poliment à me présenter aux municipales ; c'était normal, il y avait quatre conseillers à lui qui ne se présentaient plus. L'échéance venant, j'en parle chez lui avec deux autres copains ; c'était un lundi, j'avais cru comprendre qu'il était d'accord. Deux, trois mois passent, pas de nouvelles, je refais ma demande. Réponse de Sébastien : « Heu… oui, je t'avais dit oui, mais finalement ça sera pas possible, il faut mettre un conseiller par quartier, il y en a déjà trop sur la rue principale ». Je lui dis :
– C'est drôle que vous disiez oui pis après non, je suis saisi.
– Oh ! pis tiens, qu'il me dit, va voir Larqué [« métèque » célèbre du règne de Sébastien]. Moi, je crois que je ne me présenterai pas cette fois.

Je pars chez Larqué, je tombe sur sa femme et sa fille dans la cuisine. Il me fait attendre vingt minutes, il arrive.
– Je voudrais solliciter une place.
– Oh ! ben, bon, Poeymarie, vous feriez aussi bien de pas vous occuper de ça.

Puis il file chez Sébastien et il me laisse une heure avec sa femme et sa fille qui me faisaient la conversation. Il revient :
– C'est pas à vous de vous occuper de ça, c'est pas bon pour le commerce [Monsieur Larqué oublie que lui aussi a des clients : il est pharmacien].
– Ah ! bon, je vous remercie.

J'étais saisi. Ma femme me dit : « Ils se foutent pas mal de ta figure. Tu vois comme ils sont, on se croit amis tant qu'ils ont besoin de toi : “Poeymarie, tu fais ci, Poeymarie, tu fais ça, puis quand il s'agit de…, plus rien” ».

Je réfléchis et je retourne chez Sébastien deux jours après : « Je viens vous dire que je vais me présenter seul ; je suis ici depuis dix ans, vous m'aviez fait confiance, je le croyais ; maintenant vous me dites : “T'es pas capable d'être conseiller” ».

Sébastien s'énerve : « De toutes façons, ça sera Larqué le maire ; moi, avec le conseil que j'avais, je faisais ce que je voulais, mais si vous fichez la pagaïe, moi je fous le camp ».

Ma foi, mais qu'est-ce que c'est que ça ? C'est un maire de France, ça ? C'est parole de roi de France, de Monseigneur, ces histoires de féodalité-là ! Je ne peux pas supporter. Je ne suis pas un travailleur à la Marchais mais les gens d'extrême droite, c'est méchant. Moi, je suis de gauche ; ma devise, c’est l’activité pure et simple. Je suis content de dire que je suis copain avec le député [de gauche], on en a besoin pour les gosses. Une fois, Sébastien m'avait dit – Oh, il disait ce qu'il voulait, il y avait personne pour le contredire – : « J'ai même plus personne pour couper mes ronces, alors qu'on avait des domestiques de deuxième classe pour servir les domestiques de première classe, et le troisième attendait derrière la porte ». Sébastien, c'était le bon diable, mais c'était la féodalité. Je suis contre la féodalité.

Mais [demande la sociologue], si les raisons qu'il vous donnait pour refuser votre candidature n'étaient pas les bonnes, quelles étaient les vraies ?

Il y a deux raisons si on remonte loin. Sébastien a une sœur mariée à mon confrère de Besoustons qui faisait sa tournée ici, vous pigez ? Larqué, je le respecte, le pharmacien, c'est le pharmacien ; le maire, le curé, l'instituteur, le pharmacien, le docteur, je les respecte, c'est des personnalités, ils sont instruits. J'étais à son service, il [le pharmacien] disait : « On va à la foire de Bordeaux », j'allais à la foire de Bordeaux. Il savait la supériorité qu'il avait sur moi. C'était un client aussi : « Vous savez combien je vous laisse chaque semaine », il disait. Nos enfants avaient le même âge, on s'était invités pour la première communion des premiers. Les deuxièmes, il nous a plus invités : il vendait du papier hygiénique dans sa pharmacie, il voulait plus qu'on en fasse ; on en avait fait pareil, ça a peut-être été ça, peut-être non. En tout cas, ils ne me jugeaient pas digne d'être un conseiller.

3Monsieur Poeymarie n'est pas assez Labarthien pour être conseiller ; mais il ne l'est pas non plus assez pour apprécier le poids des facteurs socioculturels qui jouent contre lui et en rester écrasé à tout jamais. De plus, c'est un actif, qui dira plusieurs fois au cours de l'entrevue : « Moi, je suis dans l'esprit du travail. Qui n'avance pas recule, l'activité nourrit le pays, il faut aller de l'avant ». Son amertume sera donc dynamique, il se met à chercher des compagnons d'infortune pour faire ensemble échec à la « féodalité ». Tout de suite il en trouve un, Alfred Bellocq, un cadre commercial qui l'a déjà devancé en se présentant tout seul contre la liste aux élections de 1965. Étranger lui aussi car, Labarthien par sa mère – son père est d'un village voisin –, il est né ailleurs de parents ayant émigré d'abord à Pau, puis à Toulouse et à Paris, d'où il reviendra une première fois, enfant, pour passer la guerre à Labarthe chez sa grand-mère, puis définitivement, avec femme et enfants, en 1962. Il cumule d'ailleurs les handicaps puisque, Parisien à vie pour les autochtones, il est aussi petit-fils de métayer ; or Sébastien, parmi d'autres, « n'admettait pas que le petit-fils de Marie Cabidoche [une métayère] soit au Conseil ». Il commet de plus l'outrecuidance d'acheter et de rénover confortablement le moulin en ruine d'une grande famille maintenant en déclin, dont ses grands-parents étaient les métayers. Enfin, trop pressé sans doute de conclure l'achat de son moulin, il a oublié d'en vérifier la localisation cadastrale et il se retrouve par étourderie citoyen d'une municipalité limitrophe. Trois ans après son arrivée, il s'était donc présenté seul, « pour voir », et sans succès. En 1971, il offre son allégeance à Sébastien qui le rejette au nom du même principe de justice distributive avancé pour l'éviction de René Poeymarie ; cette fois, Sébastien ne dit pas « un par quartier », mais « un par famille ». Or le mari de la sœur de Bellocq, agriculteur de famille souche, premier voisin et client de Sébastien, est déjà sur la liste ! Bellocq n'ignore pas que son beau-frère n'avait pas été spontanément candidat, mais que Sébastien était allé, selon la formule, le « chercher et le rechercher » jusqu'à ce qu'il cède. Dès 1971 donc, Bellocq met pourtant sur pied une listote avec Poeymarie et un autre compère, le jeune Hubert Frechou. Ils recueillent 72 voix, celles sans doute de ceux que Sébastien a refusés, de ceux qu'« il a mal servis » et du petit noyau des modernistes qui commencent à graviter autour de Jean Cazenave, le futur maire.

4Il fallait à Alfred Bellocq beaucoup d'inconscience ou de culot pour oser proposer ses services à Sébastien après ce qui s'était passé à l'assemblée générale du rugby en 1965. Reprenant un scénario qui lui était familier, Sébastien, alors président depuis des lustres, avait recherché le plébiscite en jouant les généreux et les fatigués : « Si quelqu'un veut la place, je lui laisse ». Innocemment, comme il le prétend, ou de connivence avec un ancien ami de Sébastien qui entendait par là lui faire payer un mauvais coup, notre Bellocq s'empresse : « Ah ! ben, Sébastien, si vous êtes fatigué, moi je veux bien vous rendre ce service ». Sébastien devint vert, dit l'histoire. Pourtant, beau joueur, il s'effaça pour se contenter du titre de président d'honneur, qu'il garda depuis ; mais désormais, il ne ratera pas une occasion de desservir Bellocq.

5Cette scène, qui préfigure à douze ans de distance celle qui aura lieu en 1977 au Conseil municipal, met une ombre sur l'hégémonie alors ascendante de Sébastien. L'importance sociale du rugby, l'identification participatoire de la carrière politique de Sébastien à ce sport, devaient le conduire à ressentir son échec à la présidence de l'association sportive comme le signe prémonitoire d'un échec électoral. Aussi, selon l'opinion générale, n'eut-il de cesse de pousser son rival à la démission par les voies conjuguées de l'influence politique au niveau cantonal, sociale et sportive (l'association sportive, qui n'a longtemps coiffé qu'un seul sport, le rugby, recrute ses membres au niveau cantonal, mais son siège social est à Labarthe). Lorsqu'il arriva à ses fins en 1974, trop âgé lui-même, il placera à la présidence un de ses poulains, Daniel Mirassou, jeune étranger, gendre d’un de ses grands vassaux rapporté d'une commune voisine ; grâce aux amitiés politiques qu’il nouera avec d'anciens joueurs élus à des mandats départementaux et nationaux, il deviendra une figure de premier plan de la politique municipale.

6Lequel des deux évincés, Poeymarie et Bellocq, sollicita l'autre, dans quel ordre l'un ou l'autre contacta-t-il ceux qui, peu à peu, allaient finir par constituer une liste complète contre celle de Sébastien ? Les versions varient au gré de l'amour-propre des héros et de leurs alliés ; mais tous partagent l'avis de Poeymarie : « L'origine de tout cela, c'est que Sébastien nous a rejetés ». Si le maire ne s'était pas montré aussi respectueux des normes locales traditionnelles des conditions d'éligibilité, telles que nous les avons énumérées au chapitre précédent, peut-être n’aurait-il pas été battu en 1977.

7Leur hardiesse ne dispensait pas nos deux séditieux d'une conscience aiguë de l'inconsistance de leur image auprès de leurs concitoyens et, essentiellement, auprès des membres des familles souches. Aussi, premier point de leur stratégie, leur importait-il de s'adjoindre des éléments à la fois porteurs d'une crédibilité qui leur manquait et en même temps exempts de relations de clientélisme avec Sébastien. Labarthe ne regorgeait pas de ce genre de personnages mais il en abritait au moins un, plus adéquat à la situation qu'il n'était possible de le rêver et qui, lui aussi, attendait son heure depuis les lendemains de la guerre, Jean Cazenave.

***

8Nous interrompons le fil de l'histoire des élections de 1977 pour situer le personnage et le sens sociologique qu'il présente. Au-delà de l'individu particulier, nous nous attacherons à la description du type social incarné par celui qui allait devenir maire en 1977 et le demeurer jusqu'en 2001. Appartenant à la catégorie des novateurs, tant au niveau économique, social que politique, il présente à la fois une bonne adaptation aux normes de son milieu – il est en tous points « normal » – et une conjonction de décalages mineurs par rapport aux modèles comportementaux majoritaires dans ce même milieu. Ce n'est pas un marginal, il est perçu et se perçoit comme bien intégré, il ressent à l'égard de son microcosme local un sentiment d'appartenance, associé à une personnalité conforme. Mais certaines particularités de son conditionnement socioculturel en font un sujet à part, à la fois sensible à sa spécificité à l'intérieur du groupe et plus ouvert aux influences extérieures que la majorité de ses concitoyens. Il semblerait que son univers de référence56 se situe dans un ailleurs et que, même si sa loyauté à l'égard de son groupe d'appartenance ne fait pas de doute, il prend un recul critique à l'égard de son milieu et de sa culture d'origine.

9De tels acteurs ne sont en général pas des mieux vus, mais dans une société traditionnelle, au conformisme pointilleux, ils sont franchement suspects et tenus sur les marges des instances de fonctionnement et de reproduction socioculturels. Tant que ce genre d'individus n'a pas à sa portée de références externes, il ne prend pas franchement conscience de ses particularités et s'il le fait, il en a mauvaise conscience. De toutes manières, il s'efforce le plus possible de les dérober à l'observation et à la critique de son entourage. Considéré comme un peu original, rigolo ou bizarre, il est seulement mis de côté, moqué, sans subir de sévices graves. Mais parvient-il à la conscience de son altérité par la confrontation avec des modèles extérieurs, par l'écrit ou par l'expérience directe, ses singularités ignorées ou honteuses se transmuent pour lui en « valeurs » qui, à ses yeux, donnent sens à ses différences et le démarquent à son avantage de son groupe. Désormais, non seulement il identifie son malaise social, mais il « sait » l'expliquer, le justifier par la bêtise, l'incompréhension, la méchanceté de ses partenaires locaux. Alors, ou bien il choisit la fuite, à la recherche de son groupe de référence réel ou idéal, ou bien il s'établit en missionnaire du changement dans son propre milieu, avec les risques de marginalisation, de répression que cette attitude attire. Pour des raisons complexes, son entreprise réussit ou échoue, il devient héros ou paria selon qu'il parvient à faire évoluer son groupe ou qu'il le durcit dans son statu quo. S’il réussit, d'abord solitaire puis soutenu par quelques disciples de la première heure, le novateur verra la collectivité épouser le changement suivant une courbe en cloche (cf. Rogers, 1995) bien connue de la sociologie de l'innovation. La mutation accomplie, seuls quelques irréductibles, généralement bénéficiaires de l'ordre antérieur, s'accrochent à une délectation morose d'un passé révolu.

10L'histoire de Jean Cazenave, sa personnalité, correspondent point par point à ce portrait schématique de l'atypique novateur qui a réussi. Son accès à la mairie provoquera dans la commune une mutation moderniste, qu'elle n'avait ni prévue ni voulue mais que lui-même préparait, sans pouvoir se faire entendre, depuis une trentaine d'années. Pour des raisons que nous analyserons dans un instant, il s'est démarqué très jeune des modes de vie et de travail traditionnels pour chercher et trouver ailleurs la justification de son altérité et les moyens concrets de la réaliser. Sans jamais s'exiler de son village, il s'y est d'abord fait rare, puis, plus présent, il a semblé ne se consacrer qu'à ses affaires personnelles. Ce n'est qu'une fois bien mise en place son image, complètement inversée par rapport à celle de sa famille d'orientation57, après avoir longtemps observé le mûrissement d'une conjoncture favorable, que d'un coup, comme sollicité par les événements, il s'avance sur le devant de la scène municipale et l'investit solidement.

11À première vue et pour qui ne serait pas au courant des exigences du label local de citoyenneté, Jean Cazenave peut apparaître comme Labarthien à part entière. Il est en effet né dans le village, il y vit, il est agriculteur, issu d'une famille d'agriculteurs. Enfin, sa qualité d'aîné, héritier de droit et de fait du patrimoine familial, lui confère d'emblée l'ensemble des droits et des devoirs sociaux attachés à son statut. Or, comme nous l'ont dit, sans acrimonie parfois, plusieurs Labarthiens, « le maire n'est pas d'ici ». Tout le monde sait qu'il appartient à l’une des rares familles paysannes dont on connaît la date d'implantation, terriblement récente dans son cas, 1921. Cette année-là, le grand-père de Jean, Pierre Somprou, déjà âgé d'une cinquantaine d'années, laissant deux filles mariées dans son village d'origine situé à une vingtaine de kilomètres de Labarthe, s'était décidé à l'achat d’une ferme en mauvais état, Cuyaubère, et à l'exil. Une famille cousine, originaire du même village et installée quelques années plus tôt dans une autre ferme de Labarthe, lui avait indiqué cette occasion et avait pesé positivement sur une décision aussi risquée ; « une épopée », au dire de son petit-fils. Le grand-père fondateur amenait avec lui sa femme, deux filles cadettes, dont la plus âgée, qui avait alors 13 ans, sera la mère de Jean, et son propre frère célibataire, l'oncle Janin, qui, selon la coutume – sanctionnée dans ce cas précis par un accord écrit –, avait toujours vécu avec eux et ne les quittera qu'à sa mort.

12Ces étrangers ne sont pas de souche paysanne. Monsieur Somprou, lui-même fils aîné d'ouvrier agricole, avait déjà tenté et réussi une sorte de promotion sociale en se faisant fabricant de pots et de terrines ; il avait amassé peu à peu assez d'argent pour acheter quelques bouts de terre dont il avait doté les deux aînées, mariées sur place à des agriculteurs. Son capital restait assez important pour s'acheter en outre une ferme, également sur place. Mais selon les propres termes de Jean, « il ne voulait pas entrer en compétition avec ses deux filles », aussi préféra-t-il, l'occasion aidant, tenter l'aventure labarthienne. Paysan, Pierre Somprou le devint donc à 51ans, à la tête d'un patrimoine foncier étendu pour l'époque, 32 hectares, mais fait de terres « mauvaises », tout en pente et en partie rendues aux ronces et au touya58. Le reste de sa vie (il mourut en 1935), celle de la génération suivante et la jeunesse de la troisième se passeront à défricher, à irriguer et à rendre ses champs accessibles aux charrettes puis aux tracteurs.

13Jean Cazenave évoque sans fausse honte la pauvreté de sa famille, qui console aussi un peu ses ennemis de son actuelle aisance. À l'achat, le grand-père possédait 15 000 francs, alors que l'ensemble de la ferme, maison, granges et terres comprises, en coûtait 55 000. Il empruntera, à l'encontre des idées du temps, la somme de 40 000 francs que lui et ses descendants peineront à rembourser. De plus, Somprou, « un homme intelligent qui racontait des histoires dont tout le village se souvient encore », ne se classait pas parmi les « costauds », pas plus que son frère, l'oncle Janin, fragile et plus intéressé par le chant d'église que par la terre. Pas de fils ; deux filles dont l'une au moins, la mère de Jean, « n'avait rien pour être agricultrice », ni au physique ni au moral. Une exploitation plus que modeste donc, au départ, et que la personnalité de ses propriétaires ne devait pas conduire au développement immédiat.

14Sept ans après l'installation, la venue d'un gendre – un « costaud » celui-là –, vite suivie en cinq ans de la naissance de quatre garçons, ne changea rien à la situation. Laissons parler son fils aîné, Jean :

Mon père avait la santé, il était intelligent, mais il avait tout à apprendre. Travailler, ça oui, il savait, mais sous un patron. Dans sa famille, ils étaient neuf et on ne s'occupait pas des enfants. À huit ans, il manquait l'école pour garder les oies ; l'hiver, ils allaient sans chaussures : « S'ils ont froid, qu'ils courent », disaient les parents. Tous ses frères et sœurs ont passé les 85 ans, sauf mon père. Toute sa vie, mon père a travaillé sous un patron, c'est toujours apparu ; tant que le grand-père a été là, ça a été lui le patron ; après sa mort, rien n'a changé, mon père n'a rien fait de particulier.

15À Cuyaubère, on ne connaissait pas la faim, mais « la question, c'était de manger plus ou moins bien selon les années », se souvient Jean un demi-siècle plus tard :

On n'achetait presque rien à l'extérieur mais on ne vendait rien non plus, c'était tout à fait l'économie d'autosubsistance. À Labarthe, il y avait déjà des paysans qui achetaient des bouvillons, les élevaient, puis les revendaient. Pas nous ; mon père n’avait pas forcément la compétence. Il allait quelquefois au marché à Labarthe, à Arzacq porter des foies d'oie et de canard mais c'était à peu près tout ce qui sortait de chez nous ; le blé, on le donnait au boulanger pour le pain ; le maïs, on le donnait aux bêtes ; les patates, on les mangeait etc. Même les œufs et la volaille, on mangeait tout. La laine des moutons, on la faisait tisser pour faire les costumes de raze (étoffe de laine du pays), taillés et cousus à la maison. On n'avait pas beaucoup de besoins non plus. Quand ma mère accouchait, le Conseil municipal lui attribuait les allocations de lait ; c'est vous dire que malgré les 32 hectares, dont 15 en S.A.U (surface agricole utile), on était plutôt dans les nécessiteux. Mon père n’était pas forcément courageux, il avait ses conceptions.

16Ce qui apparaît à Jean comme le cas particulier de son histoire familiale prend tout son sens lorsqu'on le replace dans la perspective de la société traditionnelle et de la culture pyrénéennes. Bien que cadette, la mère de Jean Cazenave, Anne, se trouvait l'aînée des deux filles vivant à Cuyaubère, l'aînée réelle étant restée dans la commune d'origine, nantie d'une partie des terres que son père avait pu y acheter avant son départ. À Labarthe, Anne avait donc le statut d'héritière tandis que son mari, cadet lui-même, gardera toute sa vie le statut minoritaire de ceux qui allaient faire gendre dans la famille de leur épouse. On sait que cet état de sujétion pouvait aller traditionnellement jusqu'à l'abandon par le gendre de son propre patronyme au profit de celui de la case (maison) dont il épousait l'héritière. Tel ne fut pas le cas chez les Cazenave mais la perception qu'a Jean de son propre père correspond bien au type culturel classique, déjà évoqué, du cadet, conditionné dès l'enfance à l'acceptation de l'hégémonie de l'aîné, puis gendre dans une famille où il continuera à « faire le commis de son beau-père » (ou de sa belle-mère en cas de disparition de celui-ci), puis de sa propre épouse. Dans certains cas, la personnalité du gendre réussissait pourtant à s'imposer et à contrebalancer jusqu'à l'inversion son statut à l'intérieur d'une famille dont il parvenait alors, malgré les normes admises, à devenir le chef. Ce n'est pas ce qui, apparemment, se passa chez les Cazenave.

17La formation et la personnalité des enfants de couples héritière-cadet seront donc différemment marquées selon que le père réussira ou non à devenir effectivement chef de famille. Dans une société patriarcale, qui impose a priori la légitimité d'une image dominante du père, la perception par les enfants de la soumission de celui-ci, non seulement à un autre homme, le beau-père, mais à une femme, sa propre épouse, constitue un facteur de brouillage des catégories dont le retentissement s'impose sur la personnalité des jeunes. Cet écart entre l'idéal culturel du père et l'image du père réel sera d'autant plus significatif que l'enfant est un aîné, c'est-à-dire lui-même destiné à un statut dominant, dont le père ne peut alors fournir le modèle. Tel fut le cas de Jean Cazenave, l’aîné, qui, précisément, accentue dans ses propos les carences de son père alors que ses cadets tentent au contraire, par solidarité de classe pourrait-on dire, de les réduire. De même, selon les témoignages de tous, les rapports affectifs et comportementaux du père se dichotomisent : mésentente et rivalité avec l’aîné, affection et complicité avec les autres.

18Tout jeune, Jean s'attache surtout à son grand-père, figure patriarcale typique mais déjà novateur et qui, vraisemblablement, marquait de son côté une prédilection pour l'aîné de ses petits-enfants. Plus tard, à mesure que les implications de Jean dans l'exploitation familiale s'accroîtront, il se trouvera un père de substitution en la personne du premier voisin, monsieur Castaing, dont un des rôles consistera curieusement à chercher à atténuer les conflits entre le père et le fils Cazenave. Ce père de substitution, dont on dit à Labarthe que Jean avait pour lui de la vénération, terme qu'il ne récuse pas, éveille son jeune voisin à des modèles « déjà modernes pour l'époque » tant au point de vue agricole que social. Privé lui-même d'un fils, émigré à l'autre bout de la France, ce premier voisin, qui se trouve en même temps maire de la commune après 1945, s'emploie selon la légende à donner au jeune homme des rudiments de gestion municipale, si ce n'est le goût du pouvoir. Cette filiation symbolique sera reprise plus loin.

19Au statut minoritaire et à la personnalité effacée du père s'oppose l'image de la mère, statutairement supérieure et personnellement « exceptionnelle ». Au dire non seulement de ses fils mais de tous ceux qui l'ont connue, Anne Cazenave, « qui n'avait rien pour être agricultrice », on l'a vu, « tranchait vraiment sur les trois autres filles » de sa fratrie. Plus « éveillée », d’une santé fragile qui nécessite des cures annuelles, elle quittera souvent Labarthe pour aller vivre chez une tante, sa marraine peut-être, à Bayonne, où elle fait quelques études, lit et développe une facilité naturelle de parole. Elle fréquente aussi les grandes familles, chez lesquelles elle aide tout en suivant ses cures.

20Où, comment a-t-elle rencontré le jeune Cazenave et contracté avec lui, en 1927, cette alliance en tous points hypogamique ? Nous n'avons pas obtenu de renseignements à ce sujet. Peut-être au marché d'Arzacq ou à une fête ? En tout cas, leur fils aîné tient à écarter l'hypothèse d'un mariage arrangé et à bien poser le caractère de profonde entente qui marqua toujours les relations entre ses parents. Le caractère dominant du pôle maternel sur le pôle paternel ne paraît pas discutable mais, entre autres qualités, Anne possédait la conscience de son rôle féminin et de la nécessité de s'y conformer au profit du bon équilibre conjugal et familial : elle sera douce, discrète dans son rayonnement et toujours attentive à pousser son mari sur le devant de la scène familiale. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut supposer qu'elle l’aidera à vaincre son illettrisme, mais sans en faire état. Comme le dit Jean : « Non, ils ne se cachaient pas, mais on n'en parlait pas, ils n'avaient pas cet esprit-là ».

21C'est la mère qui tiendra les comptes, gèrera le peu d'argent disponible au foyer, organisera la vie matérielle et vraisemblablement professionnelle, décidera de l'éducation des enfants et tout particulièrement, on le verra, des orientations majeures de la vie de Jean. À l'inverse, à travers les propos de ses fils, le père apparaîtra comme « un peu dépassé », avec « des difficultés de compréhension par rapport à nous ». Mais toute cette présence, cette efficacité de la mère, s'exerçaient dans des conditions qui les rendaient à la fois plus légitimes et plus précieuses : la frêle jeune fille, devenue quatre fois mère en cinq ans de mariage, fut une femme malade jusqu'à la fin de sa vie, en 1973 ; son ascendant s'exerçait par rayonnement, présence constante et invisible consignée dans sa chambre du premier étage :

J'ai toujours vu ma mère dans sa chambre. Quand elle descendait, c'était la fête ; je vivais sur cette angoisse et cet espoir, il y avait toujours une attente, une crainte. Le vieux médecin de la famille ne faisait pas grand chose pour elle ; quand le nouveau est arrivé, il lui a donné des antibiotiques, ça l'a un peu améliorée, mais c'était trop tard. Elle n'a jamais pesé cinquante kilos ; mais elle avait un moral de fête, elle vivait tout, elle avait autorité sur tout. Toute la maison vivait autour de maman.

22Dans le souvenir de chacun des enfants Cazenave, « on peut dire que l'atmosphère était sérieuse à cette époque à la maison ». Quatre adultes, dont trois atteints par l'âge ou la maladie, contribuaient peu aux travaux agricoles et ménagers, tandis que le père, seule force de travail, n'apportait qu'une participation presque mécanique. Quatre fils, qu'il faudra faire garder et soigner par la plus jeune sœur d’Anne Cazenave d'abord, puis, après son mariage, par une cousine, des voisines ou des domestiques plus ou moins rétribués.

23Enfin, les difficultés des Cazenave apparaissent accentuées par leur statut d'étrangers. Il ne s'agit pas d'un rejet explicite et, malgré la situation écartée de leur ferme, ils nouent avec les voisins les liens de solidarité habituels. De plus, ils partagent avec la collectivité villageoise les valeurs traditionnelles d'hospitalité dont se souviennent encore les vieux Labarthiens : le vin et la nourriture étaient toujours disponibles à Cuyaubère pour les conducteurs de charrettes à bœufs qui arrivaient fatigués au-dessus de la côte, en face de la ferme ; chacun entrait, savait où étaient le vin, le pain, la charcuterie, et on se servait en cas d'absence du maître de maison. Mais l'échange de services ritualisés et cette aimable commensalité ne font oublier à personne que les Cazenave n'appartiennent pas aux familles souches : ils viennent juste d'arriver, ils n'ont pas de liens matrimoniaux avec qui que ce soit et ils sont pauvres. Ils ne peuvent donc pas compter sur les solidarités familiales qui transforment en décence la pauvreté d'autres familles, ni sur ces rapports clientélistes qui assurent, en cas de besoin, un protecteur aux plus démunis de capital social et économique. Aussi leur existence matérielle et sociale est-elle réduite aux seules ressources de la maisonnée.

24Comme ses cadets, le jeune Jean, né en 1928, vivra jusqu'à son mariage, à 30 ans, dans ce climat « sérieux », difficile s'il n'avait été contrebalancé par l'atmosphère traditionnelle qu'il décrit bien :

Vous savez, les gens n'étaient pas comme maintenant. On voudrait nous faire dire qu'une famille comme la nôtre, ça ne pouvait pas fonctionner ; c'est faux, on vivait dans le présent, on ne mettait pas tous les problèmes sur la table, on était tranquilles sans penser à rien, tout allait de soi.

25C'est bien plus tard, à la maturité et lorsqu'il sera averti intellectuellement de l'impact des caractéristiques familiales sur la personnalité de ses membres, que Jean cherchera à faire le lien entre son enfance et le déroulement ultérieur de sa vie, sans pourtant admettre le déterminisme de l'ordre de naissance, dont on sait l'influence sur la formation de la personnalité.

Pour me comprendre, il faut savoir tout cela, tout jeune, on me disait : « Tu es trop sérieux pour ton âge ». Mes frères, ils se laissaient porter par les événements ; je n'aurais pas nécessairement aimé qu'ils soient comme ils étaient mais, les choses étant ce qu'elles étaient, il fallait que je prenne mes responsabilités. Il fallait bien une hiérarchie, comme partout. On travaillait tous les cinq ; il y avait des tiraillements avec mon père mais mes frères m'acceptaient bien, mieux qu'ils n'acceptaient mon père. C'est quand je suis parti au service militaire qu'ils ont repris du poids sur lui.

La sociologue : Au fond, vous avez pris très jeune votre rôle d'aîné au sérieux.

– Non, ce n'était pas parce que j'étais l'aîné que je dirigeais ; même si je n'avais pas été l'aîné, ils ne m'auraient jamais dominé ; c'est de nature [sourire entendu], c'est ma personnalité.

26Une photo d'école, prise à peu près vers sa douzième année, montre Jean au dernier rang, en haut du groupe, un peu isolé, bras croisés et regard lointain, tandis qu'au premier rang les trois autres petits Cazenave font les pitres.

27Après le Certificat d'études, l'adolescent reste à la ferme « pour continuer à assurer la continuité, mais sans changer le schéma ». Les hommes défrichent, labourent et cultivent avec leurs deux paires de bœufs ; outre les poules, oies, canards et cochons, vingt moutons et douze vaches constituent le cheptel. Il va de soi que l'aîné prendra plus tard possession du fruit du labeur de tous, moyennant arrangements (dispositions en vue de la transmission du patrimoine), mais les trois cadets continuent à travailler à la ferme avant et après leur service militaire, sans qu'eux ni leurs parents ne se préoccupent autrement de leur avenir. De même que la jeune sœur d'Anne « savait qu'elle ne serait pas pour rester » à la maison, les trois jeunes garçons « savent » que Jean sera le patron, l’héritier du patrimoine. Tout comme, une génération après, dans les années soixante-dix, les enfants de Jean « sauront », sans qu'il en soit jamais fait explicitement mention, que l'aîné, Charles-Antoine, prendra la succession. « L'important, dira Jean, c'était de conserver le patrimoine, il n'y avait pas à en parler ».

28Pour l'aîné, dont le destin est pourtant tout tracé, Anne Cazenave a des ambitions plus précises. Il réussissait bien à l'école et, si les moyens de la famille et la possibilité matérielle de se passer de lui l'avaient permis, il serait parti en pension. Ce n'est pas le cas mais, docile comme toujours aux souhaits maternels, il « fait Purpan » (établissement d’enseignement agricole localisé à Toulouse) par correspondance, sans milieu scolaire de soutien. « Durant deux ans je me suis débattu seul avec mes devoirs, sans attrait du diplôme au bout ». La formation scolaire de l'aîné des Cazenave s'arrêtera là, sans qu'il l'ait voulu ou déploré, simplement porté comme tous les jeunes de sa génération, paysans ou non, par les projets familiaux à leur endroit. La légèreté de ce bagage scolaire peut expliquer certains des renoncements subits qui marquent sa carrière professionnelle et politique mais il a intégré ce handicap à sa personnalité et, verbalement au moins, l'a dominé :

C'est un avantage de ne pas avoir une formation suffisante, parce qu'on est réceptif à tout, alors que ceux qui ont une formation normale sont blasés ; on a plus de volonté d'apprendre, de comprendre, d'organiser.

29La fin de la guerre ne change rien à la vie de Cuyaubère. Jean a seize ans, la JAC (Jeunesse Agricole Chrétienne) intensifie son action dans les campagnes, il y adhère un peu par hasard sous l'influence d'un aumônier. La décision lui est laissée mais sa mère, chrétienne fervente, l'y encourage fortement, « plus satisfaite de me voir là qu'aux Jeunesses Communistes ». C'est le premier pas hors de la cellule familiale et de l'univers villageois, il sera décisif. Avec le service militaire, quelques années plus tard, un autre choc culturel secoue le jeune paysan, qui jusque-là n'est jamais allé jusqu'à Pau, à moins de vingt kilomètres : il prend le train pour la première fois, voit Paris et reste deux ans en Allemagne.

Au retour, c'est là que tout se décide. Jusque-là on vit sur la tradition, on traîne. Le service militaire, c'est comme le bac, après on démarre ou on reste dans la médiocrité. C'est là que s'est posé pour moi le souci permanent de suivre l'évolution, de faire des choix ; pour moi, le choix était fait.

30Effectivement, en moins de dix ans, Jean Cazenave va entreprendre et réussir un triple mouvement de promotion économique, politique et sociale que, trente-cinq ans après, il explique modestement par « une succession d'heureux hasards ». Nous allons voir qu'en fait une constante détermination le porte vers des objectifs qui, consciemment ou non, apparaissent fixés dès la fin de l'adolescence.

31Première tâche, la plus éprouvante peut-être parce qu'elle équivaut à une transgression de l'ordre « naturel » de la structure familiale, dont nous avons vu qu'elle constitue la base de l'édifice éthique et social du Labarthien : le renversement de l'hégémonie paternelle, déjà amorcé avant le service militaire, et l'accès prématuré de l'aîné des fils au statut officiel de chef d'exploitation.

32À la ferme, le travail des cinq hommes a commencé à porter ses fruits, on dispose d'un peu plus de liquide, le foncier s'agrandit par la location de quelques terres rendues disponibles par l'abandon des petites exploitations. Les frictions avec le père, qui tient encore officiellement le pouvoir familial et économique, se multiplient, Jean poussant au développement, le père redoutant l'aventure. L'histoire du tracteur donne un coup décisif à l'autorité paternelle : « Un jour où il fallait labourer, on avait deux paires de bœufs, l'un était malade ; il faut bien labourer. À Bourdettes [village limitrophe], quelqu'un avait un tracteur : “Je vais aller lui demander”. Il me le prête et me l'offre aussi pour le maïs ».

33Le bœuf rétabli, la séduction de la machine reste au cœur du jeune homme :

Des tracteurs américains étaient disponibles à un prix intéressant mais bien au-dessus des possibilités financières de la famille. Il fallait dégager une grosse somme : le tracteur coûtait 50 000 francs. Pour mon père, un emprunt était impossible, c'était grave et déshonorant ; mon grand-père avait bien emprunté, lui ! Je ne pouvais rien décider, je n'étais pas propriétaire. Ça s'est fait par ma mère, oh ! pas en discussion mais d'elle à lui, comme une pression morale : si le père ne cédait pas, je partais, euh… je risquais de partir. Ma mère a dû lui dire quelque chose comme ça, peut-être, il a accepté qu'on vende les deux paires de bœufs, d'un coup, quatre fois 10 000 francs ; pour le reste, on s'est arrangé. Mais je crois que même sans ma mère, je me serais quand même imposé.

34Jean et son tracteur, le premier de Labarthe, font bien rire les gens : ici, au début des années cinquante, « travailler à l'essence » relève du délire. Pourtant, le jeune homme imagine une affaire qui n'ira pas très loin au plan économique, mais qui paraît très significative du dynamisme de l'homme et de son type d'ambition. À l'époque, il est jeune, il ne possède aucun bien personnel, son capital social est nul. Sa seule supériorité sur les autres agriculteurs, même les plus importants, c'est justement la propriété de ce tracteur et c'est par lui qu'il fera sa percée. Il sollicite alors les plus riches, les plus puissants du village, pour fonder avec eux une société civile d'exploitation agricole, à laquelle il donne un nom composé de la première syllabe de chacun des cinq associés, le sien en tête, celui de Sébastien aussitôt après, quelque chose comme Cazcamuchade. Les quatre autres apportent l'argent et les terres, lui son imagination, son sens de l'organisation et son fameux engin, sous-employé, il lui faut le reconnaître, dans les terres familiales pentues : « Ils ont mis 20 hectares en commun ; personne ne travaillait la terre, on faisait faire. J'avais 25 % des parts, le quart des revenus éventuels et une rétribution horaire pour le prêt du tracteur ».

35La société périclite très vite, chacun achète son propre tracteur et se met à défricher ses touyas pour son propre compte. Mais cette courte expérience aura permis à Jean de faire une démonstration publique de ses talents auprès de quelques chefs des grandes familles, qui ne l'oublieront pas. C'est en particulier la première fois qu'il entre en relations d'affaires avec Sébastien, dont nous aurons à maintes reprises l'occasion de constater la présence obsessive dans l'esprit de Jean Cazenave. Dans le cadre de Cazcamuchade, on en est encore à la relation de domination sans équivoque de l'aîné sur le jeune, du puissant sur le petit : « Pour Sébastien, j'étais comme un régisseur à ses ordres. Ils s'engueulaient entre eux, j'étais l'arbitre à son service, je lui donnais de la valeur ».

36Une autre décision, moins spectaculaire mais encore plus marquante que les précédentes, et qui oppose Jean à la fois à son père et aux autres agriculteurs du village, l'oriente définitivement vers la modernisation agricole. Au début des années cinquante, tout juste de retour du service militaire, il rompt avec l'économie de survivance fondée sur la polyculture pour s'engager dans la rationalité productiviste, à base de monoculture maïsicole et d'élevage sélectionné. La quasi-totalité de ses terres cultivables est ensemencée en maïs hybride avec quelques hectares réservés aux premiers îlots de maïs semence.

37À la maison, la prise du leadership est consommée : « Dépassé, mon père a laissé faire sans approuver ; ma mère était derrière, mes frères suivaient, c'était une hiérarchie admise. À 25 ans, j'étais chef d'exploitation ». Amer et désabusé, « entouré de conseillers » indignés d'une telle atteinte à l'autorité paternelle, monsieur Cazenave père prendra de plus en plus de recul par rapport à l'évolution de l'exploitation et aux destins familiaux, jusqu'à sa mort quinze ans plus tard.

38À Labarthe, les réactions à la monoculture et au maïs hybride59, d'autant plus méprisable qu'il vient d'Amérique, s'ajoutent à celles que continuent à provoquer pour quelques années encore le tracteur et les prétentions du jeune Cazenave. À part un ou deux gros, qui peuvent se permettre sans dommage d'ensemencer quelques hectares en hybride « pour voir », et un voisin de Jean, agriculteur modeste, et sur lequel déjà il a pris de l'influence, tout le monde s'amuse : « Ah ! ah ! les poules vont chanter en anglais ! », « Les poules ne voudront jamais manger de cette saleté, elles auront bien trop peur d'attraper la jaunisse ! ». Quant au maïs semence, une caricature du grand roux basque aux beaux fiers épis, aux yeux des Labarthiens, il incarne l'anti-culture : « Les gens venaient voir au bout de l'îlot ; quand il voyaient les petits épis mal fichus, ils ne disaient rien devant lui [Jean Cazenave] mais ils se marraient en douce ; ils ne savaient pas que chaque grain valait de l'or ».

39Jean non plus ne dit rien ; tactique ou tempérament, il n'est pas de ceux qui règlent leurs affaires à chaud, sur la place publique. Patiemment, il attend son jour, continuant méthodiquement la poursuite de ses objectifs sous les quolibets ou l'envie, prêt à sortir calmement ses arguments, ses plans et ses chiffres au moment où on songera à lui pour prendre en main la situation. Mais déjà, devant les attitudes systématiquement hostiles et incompréhensives de ses concitoyens, il adopte un procédé qui, chez lui, deviendra une constante : la collaboration, ici professionnelle, avec l'extérieur, l'out-group, ouvert, lui, à l'innovation et indifférent au statut minoritaire du jeune novateur. Jouant sur la position limitrophe de ses terres, en bordure du territoire communal, il joint ses îlots à ceux d'un autre novateur du village voisin de Bourdettes ; il s’agit de Paul Camborde, le prêteur de tracteur quelques années auparavant, désormais ami de Jean dans la plupart de ses entreprises. Une égale ouverture au changement rapproche les deux hommes malgré l’écart de leur niveau socio-économique, malgré aussi leur différence d'âge, que Jean ne manque pas de souligner : « Il a pourtant seize ans de plus que moi, l'âge de Sébastien, mais c'est avec lui que je fais des actions ».

40Dans le même temps où il lance l'exploitation familiale, encore modeste, dans la mutation moderniste, contre son père et contre l'opinion publique, Jean commence à faire l'apprentissage des responsabilités associatives parapolitiques. Tout naturellement, cette forme d'ascension sociale se fera par la JAC qui, à l'époque, effectuait son passage des mains de l'aristocratie agricole à celle de la petite paysannerie. Nous avons vu Jean, adhérent anonyme, impliqué à l'adolescence dans les activités inoffensives « des kermesses, des coupes de la joie, comme il y a maintenant la belote du Parti socialiste ». Après son service militaire, il n'a pas grand mal, face à l'indifférence générale de ses concitoyens, à prendre la place de responsable local. Congrès en Italie, « bien que mes parents n'aient pas eu le moyen de payer le voyage », autre congrès à Pau au cours duquel les formules à l'emporte-pièce, du genre « Maintenant la binette, c'est fini », ne contribuent pas peu, dit-il, à « affermir mes orientations vers le changement », en « confirmant les révélations que j'avais eues lors de mon service militaire ». Ses engagements dans la JAC constituent un pont entre le paysage religieux et moral de l'enfance, symbolisé par la mère, et l'ouverture au monde, plus durement économique et politique de la maturité, mais sublimé par des rationalisations éthiques, séduisantes pour la conscience du jeune chrétien. L'appel aux motifs éthiques et religieux restera au centre de sa rhétorique de pouvoir.

41La direction de la JAC, en particulier l'aumônier qui le connaît depuis l'adolescence, ont repéré les qualités du jeune homme et le pressentent « pour assurer des responsabilités à plus grande échelle ». Sa réponse en deux temps cadre sa personnalité et son mode d'intervention sociopolitique : le « Je ne suis pas très prêt » situe l'autodidacte doublé du paysan à la démarche comptée, bien dans le style, évoqué plus haut, des postulants aux responsabilités municipales. Deuxième volet : le « mais, si je peux avoir une utilité, je veux bien essayer de rendre service » voile l'ambition sous l'argument du « service ». Toutefois, peut-être parce qu'il n'est pas encore « prêt », peut-être parce qu'il sent que la JAC perd peu à peu ses fonctions promotionnelles, Jean Cazenave n'y prendra pas de responsabilités de premier plan. « À l'époque, je songeais surtout à retirer pour moi », confie-t-il. Grâce aux stages, aux conférences, aux sessions d'études qu'il suit ponctuellement, il compense la brièveté de sa scolarité. Lorsqu'il quittera la JAC, aux abords de la trentaine, cette fois, il sera « prêt », la lente maturation sans éclats de la période formative sera parachevée.

42Effectivement, à part quelques actions inhabituelles à Labarthe, la vie de notre personnage ne se distingue guère jusqu’ici de celle de n’importe quel jeune Labarthien. Peut-être le considérait-on comme un peu différent, lui-même ressentait sans doute la même impression, mais en quoi l’était-il, pourquoi et pour quels objectifs ? Autant de questions qu’il ne se posait même pas. En fait, c’est tout simplement la personnalité d’un novateur qui se mettait en place. Constat trivial, étant donné que l’homme a réussi et que la modernisation du monde rural fait déjà partie du passé. Mais, à l’époque, dans un village pyrénéen complètement enfoui dans la tradition que nous venons de décrire et n’imaginant pas d’en sortir, les quelques singularités de Jean Cazenave, totalement inédites, pratiquées en solitaire et sans effets positifs très clairs, relevaient tout simplement ou de l’héroïsme ou de l’inconscience. En tout cas, elles risquaient fort d’être socialement suicidaires, d’autant qu’elles émanaient d’un jeune, démuni, à part sa qualité d’aîné, de tous les éléments personnels et familiaux générateurs du succès.

43Pour déroger à un destin, ici tracé d’avance comme pour tous, qui aurait pu être finalement enviable si, un jour ou l’autre, Sébastien était venu le chercher pour la liste, il fallait donc au jeune homme de bien pressants motifs. Le profit ? Mais c’est là un objectif commun à tous ses compatriotes et réalisé par plus d’un selon les modèles connus de la tradition, le prêt à intérêt par exemple. La séduction des principes de la JAC, dont se sont effectivement inspirés à l’époque tant de novateurs paysans ? Mais pourquoi cet effet mutagène sur quelques-uns d’une doctrine proposée à tous ? Pour des causes multiples, et encore bien peu connues des sciences humaines, mais parmi lesquelles, profondes, inconscientes, affectives, celles qui relèvent du conditionnement socioculturel précoce doivent indiscutablement être mises au premier plan. Or les singularités du milieu familial du jeune Cazenave et de son propre statut dans ce milieu peuvent rendre compte, au moins partiellement, de l’atypisme de sa personnalité.

44On a vu plus haut comment il décrit lui-même son enfance « sérieuse » : toute tournée vers le travail et les préoccupations familiales. Son asociabilité éclate à l’adolescence. Il n’est guère populaire parmi les garçons de sa classe d’âge. On ne le voit pas dans les rues du village, rarement chez les uns et les autres, jamais au café. Son abord est froid, il ne rit ni ne plaisante volontiers, en trois mots il dit ce qu'il a à dire et tourne les talons. Il ne faut pas compter sur lui pour préparer une fête, animer un banquet ou tenir sa place dans les tintamarres institutionnalisés par lesquels les jeunes gens stigmatisent les atteintes à la moralité dans les groupes traditionnels. Surtout, surtout, il s'est montré inapte au rituel central de la culture virile, il ne joue pas au rugby, il n'a jamais réussi à apprendre. Cinquante ans après son apprentissage raté, personne à Labarthe n'avait oublié.

On a essayé. Oui, il était costaud mais seulement… il avait peur. Un peureux, poh ! Pas de réflexe, rien rien quoi ! Il a joué deux ou trois matchs mais il ne faisait rien, il n'avait pas de… de chose pour jouer au rugby… Pas vite, il était pas vite… Je vous dis, quoi, il avait rien du tout, rien, rien ; on l'a sorti tout de suite.

45Et le commentateur de s'interroger sur cette carence, inimaginable puisque « au rugby, tout le monde peut jouer, y a la place pour tout le monde, le gros, le maigre, le petit, le grand, chacun a sa place ». On écarte l'hypothèse d'une tare familiale car « ses frères, c'était pas pareil, ça jouait, eux », pour revenir en fin de compte à la seule explication possible, l'absence de la vertu mâle par excellence, le courage. « Ça se voyait pas tout de suite que c'était un gars qui avait peur ; quand vous êtes dans la mêlée, il y a des coups qui sont pas très… faut pas se dégonfler devant la poussée ». Pourtant, il faut l'admettre : « Dans la vie, il est gonflé, il est gonflé terriblement, c'est pas pareil ». Le fin mot de l'histoire ne serait-il pas finalement ailleurs, dans une atteinte à une autre valeur culturelle centrale, intuitivement perçue par notre informateur, la fusion participatoire de l'individu dans le groupe ? « Au rugby, faut pas jouer à l'individu, y a pas un tel ou un tel dans la mêlée, les têtes, on les voit plus !… Ça, c'était pas du goût de Monsieur Cazenave ».

46Pourtant, si notre personnage refuse de se conformer aux modèles spectaculaires de son sexe et de son âge, sa socialisation profonde n'en est pas moins assurée ; elle s'insère seulement à d'autres niveaux que ceux de la convivialité, elle refuse de sacrifier aux aspects grégaires, ludiques, de l'existence. Autant la faiblesse de l'image du père a pu le détourner de l'ostentation des rôles virils, autant l'efficience de l'image maternelle l'a conditionné à l'éthique de son milieu, au sens des responsabilités familiales, au respect de la morale chrétienne et à l'attachement à l'Église. L'intériorisation de cette morale s'est d'autant mieux faite, peut-être, que la mère ne représente pas une image d'autorité coercitive mais qu'elle s'impose par l'affection et avec un art consommé de la manipulation motivante. La vénération manifestée à son égard par chacun de ses fils montre qu'elle apporta la même affection, le même soin à l'éducation morale de tous ; mais en bonne « mère pyrénéenne », consciente de l'importance familiale et sociale de l'aîné, elle lui accorda vraisemblablement une prédilection, un surcroît d'attention, dont nous trouvons des manifestations d'un bout à l'autre de la période formative de Jean. Jusqu'à ce que son épouse prenne le relais, comme nous le verrons plus loin, madame Cazenave mère apparaît comme le « manager » non seulement de la personnalité mais de la carrière de son fils.

47Celui-ci possède donc une conscience morale, des structures de crédibilité en tous points semblables à celles des autres jeunes Labarthiens, des aînés spécifiquement. Mais chez lui, cette conscience est malheureuse parce qu'il est sensible aux écarts entre les potentialités de sa personnalité et son probable destin. L'univers de ses aspirations, construit par sa mère selon les modèles habituellement utilisés dans l'éducation d'un aîné, est sans commune mesure avec la modestie du statut de son fils.

48En opposition à la lucidité inquiète de l'aîné, les cadets Cazenave sont toujours définis comme tranquilles, se laissant vivre sans penser à un avenir fatalement pire, pourtant, que celui de Jean, au moins héritier, lui, du patrimoine familial. Que leur famille soit pauvre ou riche, socialement honorable ou située tout au bas de l'échelle de prestige, voilà qui ne prend guère de sens pour eux puisque de toute manière, immanquablement destinés au statut de domestiques de leur frère ou d'un futur beau-père, par leur ordre de naissance ils se situent d'emblée dans l’insignifiance économique et sociale. Si bien que, paradoxalement, dans la situation atypique de la famille Cazenave, c'est l'aîné qui apparaît comme le plus menacé dans sa personnalité et dans son confort statutaire parce que le plus éloigné de la position qui aurait dû être la sienne normalement, et le plus conscient de cet écart. Mais chez Jean, cette inquiétude qui pourrait être pathogène, déprimante, se constitue en une dynamique qui le poussera à chercher à sortir d'une manière ou d'une autre de ses contradictions. Les cadets, par contre, continueront à se laisser porter par les événements et ne trouveront pas d'ajustement satisfaisant lorsque l'évolution des structures familiales les laissera littéralement « sur le pavé ».

49Nous avons vu comment les trois petits frères dociles et insouciants « suivent » tout naturellement l'aîné qui, très vite, se substitue au père dans la conduite de l'exploitation, « puisqu'il faut une hiérarchie, comme partout ». Durant le service militaire de Jean, ils se remettent tout aussi volontiers sous l'autorité paternelle, pour s'en déprendre de nouveau au retour de l'aîné, qui, cette fois, va forcer le train. La présence de cette main-d'œuvre gratuite lui permet de prendre du recul par rapport à la quotidienneté, la fatigue des tâches matérielles et, comme il dit, de se « consacrer à la gestion », aussi bien du patrimoine familial que de sa propre carrière associative. La formule qui reviendra plusieurs fois dans ses propos, « J'ai toujours pensé l'organisation de ma vie en terme de famille », rend bien compte de l'ambiguïté d'attitudes orientées à la fois vers l'intérêt de la famille et vers l'intérêt personnel par le soutien de la famille. Tandis que les trois cadets assurent la routine, fournissent leur force de travail, l'aîné pense et fait tout doucement entrer à la ferme la machinerie et l'esprit productiviste qui rendra peu à peu inutiles les trois jeunes gens. Pendant qu'ils jouent au rugby et partagent, insouciants, la sociabilité normale de leur classe d'âge, l'aîné se met « en recherche d'une position d'avenir ». Grâce à ses frères, grâce surtout aux privilèges inscrits dans la tradition, Jean bénéficiera des dispositions mentales et des aspirations mais aussi de la liberté de temps et de manœuvre qui, paradoxalement, vont lui permettre de rejeter cette tradition pour un profit personnel accru. Par contre, tandis que l’inégalitarisme de la famille traditionnelle offrait au moins la sécurité matérielle et sociale aux cadets, les frères de Jean sortiront complètement défaits de cette mutation moderniste qui, grâce à eux, s’opère contre eux.

50L’atypisme de son contexte familial, qui donne à Jean Cazenave à la fois des aspirations sociales puissantes et la claire conscience de la difficulté qu’il aura à les réaliser par les moyens vernaculaires éprouvés, loin de le briser, le tire de l’engourdissement répétitif traditionnel. « J’étais comme un bouchon enfoncé dans l'eau et qui rejaillit ; on essayait de me maintenir en marge en me brimant, mais combattez beaucoup et vous ferez l'action inverse ; j'étais marginal mais en même temps vedette ». Comme il a été souvent démontré, le novateur est effectivement un marginal qui a réussi. C’est-à-dire qu’au lieu de se laisser aller à son altérité dans le sens d’une moindre sociabilité, voire d’une déviance, il puise dans ses contradictions assez de ressources pour produire du social, un social qui lui convient mieux, qu’il contrôle et dont il apparaîtra à son groupe comme le moteur. Mais, avant d’en arriver à enlever le pouvoir comme une forteresse, dans un contexte traditionnel braqué a priori contre le changement et contre un étranger si peu significatif, une longue traversée du désert, vingt-cinq ans encore, et un exil intérieur total seront nécessaires. Cette réussite apparemment modeste, la prise de la mairie d'une commune de moins de 500 habitants, réalise pour lui l’un des objectifs les plus profonds de l'être humain, la reconnaissance de sa personne et de sa valeur par son milieu d'appartenance.

51Entre 25 et 50 ans, ce sera seulement le suivi et l’aboutissement des opérations jusque-là mises en place. À l’extérieur, l’avancement en âge oriente Jean vers le CNJA (Centre National des Jeunes Agriculteurs), plus marqué politiquement et plus résolument corporatiste que la JAC, « deux mouvements à première vue concurrents, dit-il, mais en fait complémentaires ». Le second jalonne plus que le premier son ascension sociale, jusqu'à la présidence départementale de ce syndicat. Conjointement, c’est la prise de responsabilités multiples, parmi lesquelles la vice-présidence de la Chambre d'Agriculture, l'administration du Crédit Agricole, la gérance du Sillon, toutes « places intéressantes » comme le rappelle un de ses adversaires, de celles qui peu à peu construisent l'image du notable rural en marche vers les mandats politiques de plus grand prestige. Tandis qu'il savoure la secrète satisfaction de battre les gros, Sébastien au premier plan, sur leur propre terrain, dans l'esprit et les discours des Labarthiens, le qualificatif de « parvenu » commence à être accolé à son nom.

52La promotion professionnelle est également exemplaire. Nous avons laissé Cuyaubère au moment où le travail des cinq hommes et les premières décisions modernistes de Jean ont agrandi et diversifié l'exploitation. En 15 ans, les moyens, puis les gros sont rattrapés, dépassés. La modestie de Cazenave aime faire référence au hasard :

Je suis venu au bon moment. Les choses se sont présentées juste quand j'étais en position de recherche d'avenir. Parce que, vous savez, je ne suis pas si doué que ça manuellement, il y en a d'autres qui sont mieux que moi pour le métier, qui bricolent de la machinerie.

53L’explication est justement là : tandis que les autres « bricolent »,60 lui il a la méthode, la rationalité, et d’une manière si précisément élaborée qu’à trois quarts de siècle de distance, c’est « l'esprit du capitalisme » weberien61 qu’il définit sans le savoir, aux termes près (nous soulignons les termes qui rappellent l’analyse weberienne) :

Voilà 33 ans qu'on fait du maïs semence, je me suis trouvé bien placé à la bonne époque, on a pris tout de suite une longueur d'avance avec Camborde à Bourdettes. Ici, deux ou trois ont essayé mais ils n'ont pas tenu le coup, ça demande trop d'efforts, ça perturbe les traditionnels. Regardez, il faut d'abord une action de groupe, il faut que chacun soit d'accord avec chacun et fasse confiance à chacun. Ici, chacun veut pouvoir dire : « Moi, je fais ce que je veux, c'est pas les autres qui vont me commander, je veux vivre en faisant ce que je veux ». C'est de la discipline aussi ; d'abord on ne sait pas quelles graines vont être fournies, là aussi il faut faire confiance. Avant, on faisait la sélection sur place, on prélevait les plus beaux épis dans les parcelles de consommation ; si on n'était pas content des siens, on s'arrangeait de voisin à voisin, on choisissait. Maintenant, c'est un acte de foi, on n'est jamais sûr de ce qui va arriver, on peut y perdre un an, regagner un autre. Il faut un investissement, les premières années ça n'est pas rentable, alors ça grince, c'est tendu. Ils vous en veulent quand on les a poussés, mais quand ça réussit, là ils sont jaloux. J'ai eu du chantage, il y en a un que je nommerai pas, il est mort maintenant, qui m'a dit : « Combien tu me donnes pour que je le tue pas, ton maïs semence ? » La rentabilité n'est pas assurée, on peut se faire refuser le contrat au-dessus de 5/1000 panicules à pollen, les prix peuvent ne pas tenir. C'est beaucoup de travail à préparer les lots, beaucoup de risques pour une rentabilité qui n'est pas extraordinaire. Avec 20 hectares, c'est rentable, au dessous non ; au-dessus il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Chaque année il faut calculer le produit du prix, supérieur à celui du maïs de consommation, par la quantité, qui est inférieure à celle du maïs de consommation ; c'est du travail. Ceux qui sont avec moi ont accepté cet effort à faire, les risques, ils sont organisés, disciplinés. Tout ça, ce n'est pas un problème matériel et physique, c'est un problème humain.

54Valorisation du travail méthodique, du sacro-saint travail qui sanctifie le profit et blanchit l'ambition ; référence à l'esprit de service, oublieux de ses propres intérêts sous la pression des besoins collectifs ; enfin esprit d'équipe, avatar de la communauté de foi, qui porte l'individu hors de son égoïsme natif, tous les éléments qui situent au départ la significativité morale du travail professionnel sont évoqués. Dans la même optique, Jean Cazenave imagine et met successivement sur pied trois syndicats intercommunaux de drainage (1960), de défrichage (1963) et d'irrigation (1973), dont il est président et prioritairement bénéficiaire. Selon lui, c’est essentiellement « une œuvre collective, qui a rapproché des gens qui avaient tout pour se tirer dans les pattes », en fait « une œuvre de service, parce qu'il fallait mettre en commun ce qu'on sentait comme un besoin sur place. Si on a réussi, c'est l'équipe qui est la cause, c'était pour l'équipe ».

55Conjointement aux idéaux altruistes, la rationalité suppose enfin une tension intérieure, intellectuelle et psychique, cette « ascèse dans le monde, ascèse séculière »62 indispensable pour inventer, mettre sur pied et mener à terme les moyens de la maximisation de la productivité et du profit. Citons rapidement, pour n’y plus revenir, quelques dimensions de cette rationalité dite instrumentale qui inspira notre personnage jusqu’à sa retraite et ensuite comme « conseiller technique » de son fils héritier :

• Suivi stratégique pour l’extension du patrimoine foncier, qui finalement sera doublé : échange, location ou achat de terres libérées par le départ des petits et le démantèlement du domaine des de Baliros ; vente en terrains à bâtir des terres peu fertiles ; achat « pour une bouchée de pain d’une exploitation en ruine » dans une autre commune de la région ; etc. Au qualificatif de parvenu, dû à la promotion externe de Jean Cazenave, s’ajouta dès lors celui d’accapareur.
• Résistance sélective au changement, au suréquipement par exemple.
• Rebondissement après l’échec, tel l’anéantissement par la brucellose du beau troupeau de blondes d’Aquitaine, aussitôt remplacées par les laitières plus productrices de Thiérache.
• Adaptation permanente aux mutations agricoles toujours plus accélérées et déroutantes : création du premier GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun) de Labarthe ; suite aux quotas laitiers, remplacement des laitières par des bêtes à viande puis par le tabac, les légumes ; surinvestissement sur le maïs, dont le maïs semence etc.. À près de 70 ans, Jean Cazenave se déclarait « à l’écoute, en position d’attente. Je regarde, j’apprends tous les jours, je reste ouvert à toute éventualité ».

***

56Mais revenons en 1958, alors qu’arrivé à la trentaine, la position de Jean est maintenant assez assurée pour qu'il couronne l'ensemble de ses stratégies par un beau mariage. Chez les Cazenave, le sens du mariage de Jean est particulièrement lourd : il se trouve lui-même en pleine mobilité ascendante et la fragilité de la seule femme de la maison, madame Cazenave mère, appelle la présence d'une belle-fille capable de répondre aux exigences matérielles et morales d'une maisonnée désormais importante.

57La jeune épousée, Francine, à qui sa belle-mère remet aussitôt le pouvoir statutaire de daune (maîtresse de maison), va non seulement s'adapter aux objectifs de Jean mais, après une période d'apprentissage, les prendre à son compte, s'identifier à eux et, peut-être, les orienter dans une direction que son mari n'avait que confusément prévue. Mais laissons la parole à Francine Cazenave pour situer la signification et les effets du mariage de Jean :

Je suis née à Taron, à une dizaine de kilomètres d'ici ; troisième de huit, cinq filles, trois garçons. On était plutôt des gros agriculteurs, un milieu beaucoup plus, j'allais dire bourgeois, enfin… différent de celui de Jean, considéré ici comme un petit. Nous, les filles, nos parents ne voulaient pas qu'on épouse des agriculteurs parce que mon père considérait que c'était le dernier des métiers ; les filles, on avait fait des études en vue d'épouser au moins un médecin, un ingénieur… et tout ça. Mon frère aîné est sur l'exploitation, mais ma sœur aînée est religieuse ; mon père avait prévu des héritières pour les garçons. Moi, j'ai épousé un agriculteur. Quand on demandait à mon père :

– Avec qui elle se marie, votre fille ?

– Un agriculteur.

– Mais qui ?

– Oh ! ce n'est pas un agriculteur comme les autres.

C'était sûr que c'était pas un agriculteur comme les autres.

… Mon père, content ? euh, oui, il était content parce qu'il voyait la valeur, mais je pense qu'il n’a pas été content quand même parce que c'était… ça je le comprends, je le comprends. Ma mère est morte, j'avais 15 ans ; ma mère aurait vécu, tout aurait changé. Parce que on était parties, on avait fait nos études secondaires dans une pension religieuse – à l'époque, c'était quand même pas courant –, à Bayonne, à l'Immaculée Conception. Ma sœur aînée, dans le village, c'était la première bachelière à l'époque ; on était les deux seules [en pension]. Je réalise maintenant que mes parents, ben chapeau, avoir fait les efforts financiers qu'ils avaient faits pour qu'on sorte peut-être du milieu. Ma mère a été malade, moi je suis revenue de l'école pour me rapprocher de ma mère et je suis allée au CEG. J'ai présenté le concours de l'École normale mais… ; ma sœur est revenue aussi. Il y avait huit enfants, un petit frère de trois ans, on est restées à la maison, on a élevé nos petits frères. J'ai quand même pris des engagements à la JAC, j'ai pris des responsabilités, je me disais : « c'est intéressant, si je ne fais pas d'études, je fais ça, c'est quand même intéressant ».

Finalement, je comprends très bien mon père parce que nous, avec notre fille, c'est pareil ; on a tout fait pour elle, pour nos enfants ; elle a fait des études, elle est arrivée à la veille de son CAPES, puis elle s'est mariée avec un garçon que je pense que nous trouvons bien humainement, mais au point de vue situation, il est plombier ; ben je vous assure que c'est quand même pas la situation dont on aurait rêvé. Matériellement… enfin, elle peut être aussi heureuse, je le crois. J'éprouve exactement ce qu'a pu éprouver mon père : sans être déçu, il n’a pas été comblé, quoi ; je le réalise maintenant.

On s'est connus à un mariage. Pas à la JAC, c'est l'année où on s'est mariés qu'elle a fusionné garçons et filles. On s'était vus une fois à une réunion de la JAC, mais on ne se connaissait pas. C'était pas mon cavalier, non, mais il s'était bien arrangé pour qu'à la fin de la soirée je l'aie comme cavalier. Lui, je crois que ça a été le coup de foudre. Je ne crois pas qu'il me connaissait avant par ouï-dire, je ne pense pas. Puis, pendant un an on ne s'était pas revus ; moi j'étais très jeune, dix-huit ans ; lui, il a neuf ans de moins… euh… de plus que moi. Dix-huit ans, je vivais, pis c'est tout, voilà. Les filles ne sortaient pas comme maintenant, puis on avait une éducation différente, on ne se mélangeait pas à n'importe qui…

Il correspondait tout à fait à ce que j'attendais d'un homme, ah oui ! Il était très sérieux, très, très sérieux ; les jeunes de mon âge, jamais j'aurais pensé me marier avec un jeune de mon âge, ils étaient trop jeunes. Un an après, on s'est rencontrés comme ça, incidemment, puis il a demandé à me revoir, et puis… on s'est mariés un an et demi après. Il est revenu me faire danser, il dansait mal, comme un sabot, et puis toute la soirée j'ai dansé avec lui ; et pourtant, j'avais dit que jamais je ne me marierais avec un gars qui sache pas danser. Il danse toujours aussi mal. Il danse pour les mariages, on va le chercher, il faut bien. Il danse… pour les besoins.

… Ah non ! je n'aurais pas choisi d'être agricultrice, moi, absolument pas ! Le métier de la terre, dans la mesure où on ne travaille pas, bon. Toutes les femmes s'occupent du troupeau laitier à Labarthe ; moi, je ne peux absolument pas ; les vaches, non, je suis pas faite pour ça. Je ne l'ai jamais fait chez moi ; chez moi, il y avait des domestiques, il y a toujours eu des bonnes à la maison. Mon Dieu, qu'est-ce qu'on lui en a fait voir ! Enfants, elle était à notre service : « Yvonne, va nous chercher les souliers” » ; mon Dieu, incroyable !

58Le franc-parler de Francine Cazenave situe toute de suite la relation hypergamique de Jean : il épouse une très jeune fille, plus riche que lui, plus instruite, d'un milieu social comparable à celui des familles souches de Labarthe et qui a donné plusieurs maires à son village, dont le propre père de Francine. Très consciente de son appartenance à une classe bourgeoise, elle entend en garder les habitus, malgré son entrée chez des « petits ». Jean a déjà suffisamment fait les preuves de son « sérieux » pour qu'elle accepte de danser toute une soirée avec un « sabot », puis de l'épouser en 1958, l'année suivant l'accès à la présidence du CDJA : « C'était la période de pointe ; du Jean Cazenave, il y en avait partout dans les journaux, Cazenave par ci, Cazenave par là, c'en était plein, quoi ! ».

59« Un grand mariage », « un mariage d'époque », au dire des témoins. Deux des frères de Jean et deux cousins avaient fait les invitations dans les villages alentour en mobylette, chacun portant la grande canne symbolique ; liste en poche, ils allaient de maison en maison, mangeant et buvant partout. À Cuyaubère, les femmes s'activaient des jours avant, tendaient des draps de lit sur les murs de la grange, y pendaient enfin les cannes décorées des rubans que chaque famille invitée y avait accrochés en signe d'acceptation. Cinq cents personnes, dont « tout le village, évidemment », allaient festoyer deux jours durant.

60Après quoi, la nouvelle épousée entre à Cuyaubère : « Je ne les connaissais pas, les Cazenave. Rentrer dans cette famille, c'était… c'était… euh… très différent de chez nous. Rentrer dans cette famille, ça a été le seul problème ». Un peu effrayée de cohabiter avec tant d'étrangers si différents d'elle, la jeune femme tente au début la décohabitation dans un appartement qu'elle avait eu soin de faire préparer par Jean, dans une aile indépendante de la ferme, avant leur mariage :

Jean avait tout fait avant notre mariage, on avait notre appartement à nous, c'était défini tout ça, il avait pensé à la décohabitation. Mais, mon Dieu, ses parents disaient : « Mais personne ne fait comme ça ici, pourquoi nous ? Qu'est-ce qu'on a de moins que les autres, nous, pourquoi ça nous arrive, ça ? ». Finalement, on ne l'a pas tellement utilisé, cet appartement mais, quand on recevait, on était seuls.

61L'accord se fait pourtant entre Francine et les autres membres de la maisonnée :

Je m'entendais bien avec ma belle-mère, c'était une femme intelligente, très délicate, malade mais très, très bien. Dès que je suis entrée ici, tout passait par moi, je faisais tout, je décidais tout, ma belle-mère s'est complètement désintéressée de tout, elle s'est laissé vivre, elle faisait ce qu'elle voulait. Quand j'ai eu mes trois enfants, tous les deux ans, le quatrième est né bien plus tard, elle a été adorable pour les gosses. Ils se levaient, ils partaient vite, vite dans la chambre de mémé, ils étaient assis sur le lit, c'était des histoires, des petits jeux, c'était très bien. Elle avait un mari, mon Dieu, qui était… je ne sais pas comment dire, je n'avais jamais vu ça chez mon père. Mais j'avais de très bonne relations avec lui, bof, là, il serait allé me chercher la lune. Il y avait aussi mes beaux-frères, ils étaient encore là tous les trois à ce moment-là. Ils étaient tous à genoux devant moi. J'ai eu la vie facile, je n'ai eu aucun mérite ; Jean pensait à tout, tout passait par lui. Moi, à l'époque, j'étais une gamine, je n'avais aucune personnalité, j'étais inconsciente ; j'étais d'accord de tout ce qu'il faisait, de tout ce qu'il voulait ; ce que j'avais envie, il n’y avait aucun problème, j'ai été très gâtée.

62« Inconsciente », « sans personnalité », obéissant à un mari qui prévoit tout, dirige tout, peut-être ce portrait correspond-il à la très jeune Francine. Mais toujours est-il que son arrivée à Cuyaubère correspond à un renforcement des orientations antérieures de Jean, avec des conséquences vraisemblablement différentes de ce qu'elles auraient été sous l'hégémonie maternelle.

63Tout d'abord, la position domestique dominante de l'aîné prend des proportions dramatiques pour les cadets. Jusque-là, leurs rapports informels de patron à domestiques, inscrits dans la tradition familiale pyrénéenne, étaient restés amalgamés dans les routines familières, même si « ce paysan en chemise blanche » qu'était devenu Jean, selon la formule de ses adversaires, s’occupait à l’extérieur de la promotion familiale. Mais, comme le voulait la coutume, le mariage de l’aîné s’était accompagné des arrangements. « “Mais pourquoi ça ?”, disait mon père ; ma mère, elle, avait compris ». Les voici tous réunis dans la chambre de la mère, moment de grande tension, dramatisé par la fragilité de madame Cazenave mère, au cours duquel les cadets prennent conscience que leur destin individuel ne se confondra plus longtemps avec celui de la case. Puisque, de toute manière, l'exploitation ne saurait nourrir tant de monde et qu'avec les méthodes de travail introduites par Jean il n'y a plus ici d'occupation pour cinq hommes, il leur faut songer à quitter la maison. Ils ne sont pas jetés à la rue, ils commencent par mettre un peu le nez dehors, travaillant à n'importe quoi, n'importe où, et se rabattant cycliquement sur le foyer quand la besogne extérieure manque ou que, décidément, loin de la case, ça ne va pas fort. Finalement, quelques années après le mariage de Jean, les deux plus âgés des cadets auront quitté la ferme et la commune, célibataires à vie, déracinés, sans savoirs professionnels.

64Jacques, le benjamin de la famille, s'est vu attribuer une chambre au moment des arrangements, contre une promesse, qu'il croyait définitive, de pouvoir rester à la maison familiale en échange de sa force de travail. Durant toute la période qui va suivre, celle des activités extérieures les plus intenses de Jean et du vieillissement du père, Jacques portera la responsabilité matérielle de l'exploitation ; « le Portugais », l'appelle-t-on, en référence à son ardeur au travail. Son statut, celui d'un cadet classique, lui paraît acceptable. Certes, lorsqu'il lui arrive, de retour du bal au petit matin, de se mettre à nettoyer les étables pendant que son frère, de retour de congrès, lui, dort paisiblement, il n'est pas de bonne humeur ; mais il y a le rugby, les copains, les espérouquères (veillées conviviales pendant lesquelles on dépouille le maïs), les corvées (travaux collectifs entre voisins) joyeuses de ferme en ferme ; vu de maintenant, « c'était le bon temps ». Vers 45 ans, vingt ans après, il lui faudra à son tour se réveiller lorsqu'il devra abandonner son milieu, son travail, sa famille. Le fils aîné de Jean a maintenant grandi et il n'y a plus place ni besogne pour trois hommes. Nanti, par arrangements, de quelques-uns des hectares que Jean a achetés dans les Landes, pas assez pour en vivre, il s'expatrie à Pau et connaît, à vingt ans de distance, la difficile tentative de survie qu'ont connue ses frères. Tout en faisant la plonge dans un restaurant, il échange des confidences avec son camarade de travail, autre cadet dont le frère est devenu riche mais qui, lui, n’a même pas un bout de terrain à bâtir. « Aucun de mes frères ne s’en est sorti », constate simplement l’aîné.

***

65À la fin des années cinquante, la planification de son existence ainsi réussie, la trentaine à peine entamée, Jean Cazenave paraît promu, c’est ce que pensent ses compatriotes, à un destin paraprofessionnel ou syndical extradépartemental. Mais soudain, en 1962, d’une manière inexplicable et jamais expliquée depuis, il se replie sur son exploitation et sa vie familiale. Décision qui, venant d’un tel personnage, ne pouvait qu’être longuement pesée : sentiment d’avoir gravi l’échelon le plus haut que la modestie de son niveau d’instruction lui permettait ? Ou d’avoir accumulé à l’extérieur un capital social assez fourni pour impressionner ses compatriotes et tenter la mairie avec quelque chance ? Les deux motifs peut-être mais le dernier à coup sûr.

66Jean n’était pas totalement vierge à l’égard de la politique municipale. Il avait fait l'apprentissage de la gestion municipale par cours privés, pourrait-on dire, grâce aux ressources informelles de ses relations de voisinage. Nous avons signalé déjà le rôle du premier voisin (véritable institution culturelle des sociétés pyrénéennes) des Cazenave, monsieur Castaing, sur la formation personnelle de l'adolescent et sur l'harmonie fonctionnelle de la case Cuyaubère. La nomination de Castaing à la mairie, à la Libération, puis l'élection à plusieurs reprises ensuite de ce « moderniste avant la lettre », selon les termes mêmes de Jean Cazenave, profitent directement à ce dernier. Selon le témoignage de plusieurs informateurs, « Derrière Castaing, il y avait Cazenave ». À mesure que le premier vieillissait, le second aurait accentué sur lui son influence :

Castaing ne dirigeait pas lui-même les affaires de la commune, il était surtout dirigé par le maire actuel. Cazenave ne se manifestait pas en ce temps-là, mais il était déjà par en dessous ; ça, tout le monde le sait, certains ordres partaient de là, il faut le savoir, il faut le dire, ça. Castaing était âgé, ils étaient premiers voisins et voisins de terre. Quand on voulait quelque chose, on s'adressait au maire, il le disait tout de suite à Cazenave.

La sociologue : Ils étaient très amis ?

– Évidemment, vu que c'était son premier voisin. Le maire vivait seul, s'il avait une minute, il allait la passer à Cuyaubère ; ils jouaient aux cartes tous les soirs. Ce qui fait que ça l'a lancé beaucoup, Cazenave, pour tirer toutes les ficelles.

67En 1953, profitant de l'état de crise que nous avons décrit dans le chapitre précédent, Castaing avait proposé à Jean de le prendre sur sa liste. Or, outre qu’il n’avait que 25 ans et que Labarthe n'avait jamais eu un conseiller aussi jeune, son statut familial et personnel ne correspondait pas à celui du candidat type ; il n'accepte pas. L’interprétation qu’il donne de son refus fait appel à l'autorité maternelle : « Elle préférait que je ne me marque pas politiquement ». C'est qu'alors, madame Garrigue, « sainte femme bien que communiste », faisait partie du Conseil depuis la fin de la guerre : « Ma mère m'a dit : “Je préférerais que tu ne partes pas (partir = être candidat)”. Il n'était pas question pour moi de passer outre ; c'est quelque chose qui joue encore maintenant dans les familles ». Il faut ajouter que madame Cazenave n’appréciait pas davantage la position politique de monsieur Castaing, de tradition radicale.

68Le maire est déçu du refus de son poulain mais, outre son rôle de conseiller privé, il lui attribue un de ces titres si chers au sens de l'honneur béarnais : Jean sera, avec des dizaines d'autres, l'un des nombreux membres des nombreuses commissions qui, confondant élus et non élus, donnent à bon compte aux jeunes Labarthiens potentiellement éligibles le sentiment d'une participation anticipée au pouvoir.

69En 1959, six ans plus tard, Jean se présente aux élections, toujours sur la liste Castaing. Il a vu juste : désormais il compte pour la collectivité ou, à tout le moins, son nom sur une liste unique se fond dans la légitimité de l'ensemble. Il est élu et, doux souvenir 25 ans après, « avec davantage de voix que Sébastien ».

La sociologue : Mais pourquoi cette candidature, madame Garrigue était pourtant toujours là et toujours aussi communiste ?

- Oui, mais c'était moins important à l'époque.

70Effectivement, l'image du président du CDJA, maintenant bien en place dans l'esprit de ses électeurs, ne risque plus le marquage communiste. De plus, il entre cette fois par la grande porte et non, comme c'eût été le cas six ans plus tôt, en tant que petit protégé besogneux de Castaing. Enfin, même encore « gamine » et « sans personnalité », la jeune madame Cazenave a remplacé la mère de Jean comme maîtresse de maison reconnue mais aussi comme inspiratrice de la carrière de son mari. À défaut d'un nom à l'échelon national, elle le verrait bien conseiller, ou plus. L'ancienne daune peut se reposer, puis mourir tranquillement quelques années après : dans un autre style que le sien, le « management » de Jean est entre bonnes mains.

71Si 1959 marque un pas dans la reconnaissance officielle par la population communale de la citoyenneté de Jean Cazenave et la consécration sociale de la maison Cuyaubère, il semblerait que le jeune chef de famille ait pourtant avancé et, malgré sa prudence, à un rythme encore trop précipité vers le pouvoir. Sa montée en socialisation s'effectue alors en même temps que Sébastien consolide son leadership et est trop conscient de son envergure pour concéder quoi que ce soit aux impatiences du nouveau conseiller. L'homme mûr a depuis longtemps pris la mesure de ce jeune loup, il a évalué, comme tout le monde, le sens de sa promotion externe ; il sait aussi le rôle d'éminence grise qu'il joue auprès du maire Castaing.

72Selon la mémoire collective, l'antagonisme entre les deux hommes s'est, sinon mis en place, du moins rigidifié lors de ce premier mandat de Jean comme conseiller, pour s'exacerber ensuite durant vingt ans, sans s'atténuer jamais depuis. Pourtant, comme beaucoup le remarquent, « ils auraient dû s'entendre, ils sont pareils. Ce sont tous les deux des chrétiens engagés, politiquement centre-droit ». Mais que pèsent les parentés idéologiques dans un milieu qui fonctionne sur des critères tels qu'entre les deux hommes seuls deux types de rapports étaient possibles : soit le rapport normal de subordination de Jean à Sébastien, s'ils s'en tenaient l'un et l'autre à leur statut d'âge et de rang social ; soit un rapport conflictuel si le dominant outrepassait ses rôles ou si le subordonné refusait l'allégeance. Dans le premier cas, en se tenant à la modeste place à laquelle sa naissance le destinait, Jean aurait pu escompter de la part de Sébastien les marques de généreuse condescendance appliquées à tout Labarthien. L'intelligence du petit jointe à sa loyauté déférente à l'égard du seigneur aurait même pu, après un délai respectable, le faire accéder à la liste de Sébastien, peut-être au cercle de ses conseillers intimes, voire à la position de dauphin, de fils spirituel en l'absence de fils réel. Au lieu de cela, non seulement l'outrecuidant va se faire consacrer ailleurs mais il revient, la tête enflée de ses succès, chercher à se pousser dans un groupe qui a déjà eu bien du mal à lui concéder seulement la pleine citoyenneté.

73Préoccupé par ses propres manœuvres, Sébastien se montre d'autant plus brutal à l'égard des turbulences du nouvel élu que ce dernier, maintenant pénétré de sa valeur, affiche dans son opposition une obstination offensante. Jean ne pèse pas lourd contre les manœuvres du vieux renard, bien soutenu par les souches et leurs clients. Il démissionne après quelques mois d'efforts solitaires pour imposer sa personne et son style moderniste dans la sombre épopée de l'école. Selon la chronique locale, il aurait alors pris conscience du poids de son rival et du peu de signification, aux yeux des vieux Labarthiens, de ses propres titres acquis dans l'out-group : « Il a compris à ce moment-là que Sébastien tenait tout. Tout était pris, il n'aurait pas trouvé une seule famille qui l'aurait suivi ».

74Les rationalisations de Jean Cazenave à ce sujet suivent sa pente naturelle, c'est-à-dire vers l'indignation morale. Antérieurement déjà, exemples à l'appui, Sébastien se serait révélé dans leurs relations privées comme capable de coups fourrés qui ne lui laissaient pas d'illusion sur l'éthique de l'homme. À peine élu, Jean est le témoin de cette « monstruosité » de Sébastien que nous avons relevée plus haut : oser, en plein Conseil, poser ouvertement sa candidature contre le maire sortant et réélu (Castaing), dont « l'intelligence » avait été jusqu'à reprendre sur sa liste un Sébastien déjà cause de tant de troubles jusque-là.

La sociologue : Mais vous n'avez pas essayé de vous opposer à lui ?

– Non, je lui ai simplement dit : « Je ne suis ni pour toi, ni contre toi ; je ne me représenterai plus ».

75Ainsi conforté dans ses convictions de défenseur de l'ordre moral outragé, Jean se retire dans ses quartiers et s'emploie à ses affaires personnelles. Jusqu'en 1976, le couple Cazenave et leurs jeunes enfants n'apparaissent Labarthiens que par leur domicile légal et le lieu de travail de Monsieur. Nous l'avons vu, la jeune madame Cazenave, doublement étrangère parce que rapportée dans une famille considérée elle-même comme étrangère, ne fait pas un pas pour s'intégrer à son nouveau milieu de « petite paysannerie miteuse et rétrograde », avec laquelle elle n'a pas les mêmes relations d'amour haine que son mari. Aussi, lourdeur de l'atmosphère familiale d'un côté, coupure du milieu communal de l'autre, autant de motifs pour que la petite famille cherche ailleurs un lieu de référence :

Figurez-vous, pendant longtemps on n'a pas participé ici, on vivait beaucoup plus sur Pau. La semaine, il y avait toute la famille, le dimanche on vivait pour nous, on partait avec les enfants, pique-nique, montagne, mer, promenades. Le dimanche, on profitait des enfants tout seuls ; parce que, vraiment, Labarthe, pour nous, c'était dur, pénible, on savait que… bon, enfin Charles-Antoine [l'aîné des enfants] est entré en sixième, à dix ans, il a fait sa communion à Pau [Francine].

76Puisqu'elle ne s'occupe pas de l'exploitation, Francine Cazenave dispose de nombreux loisirs qu'elle meuble de rencontres, à Pau également :

J'ai fait partie de tas de clubs dans de petits milieux bourgeois, des groupes chrétiens ; j'ai fait partie des Soroptimistes aussi, ça c'est pas chrétien, c'est comme le Rotary, le Lyons Club, mais c'est des femmes. Comme je connaissais à Pau madame X [vieille famille commerçante de la ville] qui faisait partie de ce club, elle m'avait dit : « Tiens, il n’y a pas d'agricultrices qui sont représentées, vous viendrez ». On y allait, on passait la soirée.

77Mais après quelques années, Francine se rend compte que ce genre d'activités ne convient pas à son « tempérament » : « Je ne me sentais pas à l'aise ; on discutait de trucs lointains, c'était très fermé, alors j'ai abandonné ». Elle pousse alors son mari dans un groupe de foyers chrétiens, mais « là non plus je n'ai jamais été très à l'aise, je trouvais que c'était des trucs rétrogrades qui faisaient de la théorie ». Elle cherche à se replier alors sur Labarthe et essaie de décider le curé à monter ensemble « un groupe de réflexion chrétienne ». « Mais il n’a jamais voulu, il m'a toujours mis des bâtons dans les roues ». Peu à peu, elle réalise que, finalement, « c'est beau de développer la théorie, mais ce qu'il faut, c'est l'action. Des gens qui se congratulent, qui s'autosatisfont, non, non ; c'est l'action qui compte ».

78L'action plutôt que la théorie, la prise de distance avec les milieux petits bourgeois palois ramènent donc insensiblement Francine Cazenave vers Labarthe dans le même temps où son mari, qui a renoncé à ses responsabilités départementales, s’investit de plus en plus dans les organismes professionnels cantonaux. De leur côté, les enfants, qui se sentent, eux, Labarthiens de plein droit, n'apprécient pas le retrait de leurs parents : « Ils ont voulu vivre sur place, ils se sont intéressés au village. Charles-Antoine nous reprochait de ne pas lui avoir fait faire sa communion ici. Ils avaient l'impression que les autres jeunes les regardaient de travers, c'était pas drôle ». Aussi, toutes ces considérations mises bout à bout, ajoutées peut-être à d'autres que nous ignorons, amènent-elles le couple à la grande décision : « On a dit : “On ne peut pas continuer comme ça, on ne peut pas se désintéresser du village, il faut le prendre en main”. Alors on s'est intéressés. »

79Le premier acte d'« intérêt » est posé par Francine au moment où deux postes sont à pourvoir au conseil d'administration de la MSA (Mutualité Sociale Agricole). C'est à partir de cette décision que s'enclenche une dynamique de rationalisations qui, aux yeux du couple, expliquent et justifient la candidature de Jean à la mairie quelques années plus tard. Après avoir consulté le seigneur-maire Sébastien, qui donne son approbation, Francine pose officiellement sa candidature au conseil d'administration de la MSA, conjointement à un autre candidat, ami de Sébastien. Mais, se rendant à la mairie le matin du vote, quelle n'est pas sa stupéfaction d'y trouver une liste de trois candidats pour deux postes : elle et non plus un mais deux clients de Sébastien, qui n'avait jusque-là soufflé mot de ses intentions. L'un des deux, « qui n'était pas tordu comme Sébastien » et se trouvait comme par hasard le premier adjoint trop souvent mis sur la touche par son maire, s'efface devant Francine. Les Cazenave apprécient le geste, le stockent dans leur mémoire pour l'avenir et croient l'affaire réglée. Mais lorsque Jean jette à son tour un coup d'œil sur la liste en allant à la messe – « Vous voyez que ça sert d'aller à la messe ! » [il sourit] –, coup au cœur, un autre ami de Sébastien est maintenant inscrit à la place de l'adjoint rayé ! Jean rentre chez lui ; conseil de guerre entre les époux et, rapporte Francine, « à peine avalée ma tasse de café, je file chez Sébastien et je vide mon sac. Je lui en ai dit, je lui en ai dit : que de toute façon, c'était de la jalousie qu'il avait, de la pure méchanceté ». Sébastien laisse passer l'averse, admet, dit la chronique, qu'il est effectivement jaloux et méchant, pour conclure : « Qu'est-ce que vous voulez, c'est comme ça ! ».

80Le scrutin se déroule, tendu et étroitement surveillé par les partisans de chaque clan. À un moment, le lecteur des bulletins est pris en flagrant délit d'« erreur de lecture » au profit du candidat de son clan : « Eh ! X…, lui lance un membre du clan rival placé derrière lui, tu te trompes, c'est pas ça qui est écrit sur le bulletin ! ». Le coupable, pas plus honteux que ça, en convient, on compte et recompte la totalité des votes, un des deux clients de Sébastien est élu, Francine est en ballottage.

81Son mari voit rouge. Au nom du principe de la solidarité familiale dont sa femme et lui-même se jugent les porte-drapeau bafoués, ils dénoncent le pacte de non-belligérance conclu verbalement avec Sébastien lors du passage éclair de Jean au Conseil municipal en 1959.

J'ai été très méchant. Je lui ai dit : « Tu as seize ans de plus que moi mais on est du même signe du Zodiaque. Mais tu vois, ce que tu as fait à ma femme, je n'accepte pas cela au point de vue familial. C'est pas moi qui suis en cause maintenant, c'est la famille ; à partir de maintenant, je retire ma promesse, je suis dégagé, tu as mal analysé ». Sébastien a rougi comme je ne l'ai jamais vu rougir.

82De même qu'en 1959, « la monstruosité » de Sébastien avait provoqué la démission du Conseil municipal de Jean Cazenave, c'est maintenant « la malhonnêteté » du maire qui délie son adversaire de son serment de neutralité et le remet dans le circuit de la compétition pour le pouvoir ; « l'immoralité » du chef autorise, voire contraint la vertu à l'action. « J'ai dit à Francine : “Il va falloir s'occuper de ça”, et on s'en est largement occupé. Elle a été très largement élue malgré la publicité de Sébastien au Conseil » et bien que « ce fou de Germain [le candidat de Sébastien] ait fait sa petite campagne éclair ; il courait partout comme un fou ». Tandis que leurs adversaires, « fous » ou « malhonnêtes », tentent abusivement de faire échec aux Cazenave, ceux-ci « s'occupent » très dignement de la réhabilitation de la justice.

83Le succès de Francine fait prendre conscience aux Cazenave de leur emprise sur une partie de la population. Sur sa lancée, Jean va alors franchir le rempart de sa réserve pour son propre compte et, les élections cantonales ayant lieu l'année suivante, en 1976, il s'y présente. Là encore, la décision nécessite une justification noble, elle est fournie cette fois par les besoins de défense corporatiste :

Je pensais qu'il fallait que la profession soit représentée. Birou [un enseignant] vient me voir : « Je suis candidat ». Bon. Moi, je ne fais pas campagne contre qui que ce soit ; peut-être que si un agriculteur était venu me dire qu'il était candidat, là, ça aurait peut-être été différent. Mais il faut que quelqu'un représente la profession ; là, chacun sa campagne.

84Jean Cazenave aura deux adversaires : Birou donc, enseignant socialiste d'une commune limitrophe, et Andreu, agriculteur, maire communiste de la rivale séculaire de Labarthe, Capdebosc. Sébastien cherche évidemment à briser Cazenave, mais « il était bien embêté : Andreu, c'était son ami, mais c'est un communiste. Birou, il ne l'aimait pas mais il a quand même voté pour lui pour voter contre moi, mais à contrecœur. Il a fait contre moi une campagne de délation terrible, mais en Ponce Pilate, par Larqué [un « métèque » voué à sa personne] interposé. Il a téléphoné à tous les maires du canton ; moi, je visitais les maires ».

85Au premier tour, Jean Cazenave est mis en ballottage par Birou, au second tour il est battu.

La sociologue : Est-ce que cet échec vous a beaucoup affecté ?

– C'est ma famille qui a souffert. Pauline [fille de Jean] n'a pas été à l'école le lendemain, on lui aurait dit : « Ton père a pris la veste, hein ! ». Les gens téléphonaient : « Alors, t'as pris la veste ! ». Mes amis me disaient : – Alors, qu'est-ce que tu fais ? – Rien, je suis agriculteur à Labarthe.

86Mais de cette défaite, Jean avait tiré un enseignement positif, qui renforçait celui de l'élection de sa femme à la MSA : à Labarthe même, aux deux tours de scrutin, c'est lui qui avait fait le plus de voix ; dans sa commune, il était crédible. Il garde en mémoire cette information en attendant l'occasion d'en tirer profit.

***

87Francine Cazenave, plus impatiente que son mari, ne partage pas avec lui cette philosophie de l'attente :

Jean avait eu un raisonnement très logique. Avec tout ce qu'il avait fait pour le canton, il pensait qu'il pouvait normalement prétendre à prendre la place de Latapie [conseiller général sortant qui ne se représentait pas], de même teinture politique que lui. Si ça s'était fait comme il fallait, c’était le prolongement de son action au point de vue agricole, ça n'avait rien à voir avec la politique. Normalement, il n’aurait pas eu besoin de faire campagne. Mais je lui avais bien dit que c'était plus comme ça maintenant. Ça, il ne voulait pas le voir. Ça a été la plus mauvaise période de ma vie, je l'aurais envoyé promener comme de rien ; il ne voulait rien faire, rien, il n'a vu personne. Ça m'a révoltée qu'il soit battu mais c'est surtout son attitude à lui qui m'a révoltée, je l'ai trouvé trop passif. Il s'est présenté, avec son tempérament, il s'est dit : « J'ai une idée, je l'expose, les gens qui veulent bien la suivre, ils la suivent ; ceux qui ne veulent pas la suivre, tant pis pour eux ». Pour lui, être élu ou pas, c'était pas le problème ; il se présentait, il se disait : « Ce sont les gens qui choisiront », mais il n’a rien fait, il n’a rien fait pour être élu. Enfin, bref…

88Selon son « tempérament » à elle, d'abord Francine Cazenave « râle » : « J'ai râlé, ah ça, j'ai râlé ! ». Puis elle repense sa vie : « Je me suis rendu compte que je m'impliquais dans des trucs qui ne m'intéressaient pas tellement, pas forcément utiles et dans un certain milieu pas intéressant ». Par contre, elle a sous la main, grâce à son mari, un lieu et un motif d'actions à la fois « intéressantes, utiles » et bien centrées sur les intérêts familiaux. « J'ai dit : “C'est pas normal, les gens ne le connaissent pas, il faut le faire connaître. Quand on le connaît, on l'apprécie” ». Puisqu'il refuse de faire sa propre publicité, elle consacrera désormais sa disponibilité et ses énergies à la carrière municipale de son mari, de force si besoin est :

J'ai dit : « Y a pas d'histoire », et c'est là que je me suis lancée, je ne lui ai pas demandé son avis. Je me suis dit : « Mon vieux, que tu veuilles ou que tu veuilles pas, mon petit bonhomme, t'as fait ce que t'as voulu, moi je vais faire ce que je veux ». Et c'est là que je me suis affirmée, que je suis devenue comme je suis. Je me suis engagée, partout, parce que je me suis dit : « Là où je serai, il sera ».

89Entre ceux que la chronique villageoise différencie comme un « ambitieux mou » et une « ambitieuse dynamique » s'instaure alors à vie une collaboration dont Jean Cazenave avait donné le modèle en « s’occupant » de l'élection de sa femme à la MSA. Désormais, la personne de Francine, ses actions apparaîtront toujours liées à celles de Jean, les accompagnant, les soutenant, les précédant à l'occasion, sans qu'il soit toujours aisé de distinguer ce qui émane de l'un ou de l'autre et sans que l'on sache trop si Jean recherche cette collaboration ou s'en accommode.

90Nous analyserons au prochain chapitre cette bicéphalie familiale du pouvoir local. Resituons-la pour l'instant dans le fil de notre narration, au moment où Poeymarie et Bellocq, les deux instigateurs de la liste d'opposition à Sébastien, tournent leur regard vers Jean Cazenave. Selon une première version, énoncée par quelques-uns de ses adversaires mortels, celui-ci aurait « supplié Bellocq de le prendre sur sa liste ». Cette variante, suscitée par un trop visible souci de délation, est peu compatible avec la manière du personnage. D'après la version la plus souvent rapportée, celui-ci se déclare « non intéressé » à prendre place sur la liste des factieux. Il cherche même, dit-on, à user de son influence pour intervenir auprès de Sébastien et le convaincre de prendre les deux nouveaux candidats sur les postes vacants de sa liste ; c'est, de la part du maire sortant, un « jamais de la vie » de plus en plus hautain à mesure que s'accroît l'insistance des postulants illégitimes.

91La navette entre les demeures des trois hommes s'intensifie : « Ils insistaient pour que je me présente, mais il n'en était pas question pour moi. Ils organisaient des rencontres : “Tu n'as pas le droit de refuser cette responsabilité” ».

92Les choses traînent. Francine en a finalement assez, elle ne va pas laisser passer l'occasion attendue depuis plusieurs années : elle prend l'affaire en main : « Moi ça m'énervait, ça m'énervait ! Un beau jour, je téléphone à Bellocq : “Mais il faut y aller, il faut forcer Jean, le forcer !” Jean, il le savait pas. Lui, il faut l'activer, le forcer en dessous, alors j'active par en dessous, par la bande. Je sais très bien comme il faut faire avec lui, il faut que ça vienne des autres, quoi ».

93Ainsi pressé de partout, la démonstration de son désintéressement suffisamment explicite, Jean cède enfin dans les temps et dans les formes adéquats aux normes vernaculaires, « pour rendre service, puisque personne d'autre ne veut se dévouer ». Il posera enfin à son acceptation « une condition de bon sens », qui lui laisse en fait une totale liberté de manœuvre dans le choix des huit autres coéquipiers : « J'ai accepté à condition qu'on présente une liste crédible », c'est-à-dire, en clair, une liste qui présente des chances raisonnables de recueillir un nombre de voix honorable.

94Mais qu'est-ce donc que la crédibilité électorale à Labarthe en 1977 ? Pour la grande majorité de la population, la définition du concept reste celle que nous avons donnée au début du précédent chapitre. Or il va de soi que les deux instigateurs de la liste ne sont justement pas crédibles ; Jean Cazenave se rapproche davantage de la norme traditionnelle, mais avec bien des zones d'ombre. Enfin, problème à première vue insoluble : comment trouver huit autres candidats un peu présentables ? La liste idéale, tous trois l'avaient en tête mais ils savaient aussi qu'ils ne pourraient jamais se l'offrir : les aînés des familles souches, agriculteurs, déjà rodés aux affaires municipales, étaient tous « pris » par Sébastien et vraisemblablement engagés à lui à vie. Pourtant le succès d'une liste totalement exempte de représentants des familles relevait de l'utopie. Que faire ?

95Vaillamment, nos trois hommes se jettent à l'eau, ingénument pour les deux lieutenants, avec toute la conscience de l'incongruité de la démarche pour le chef de file. Ils se mettent à faire des offres auprès des familles qu'ils imaginent les moins satisfaites du règne de Sébastien, parce qu'elles « avaient été moins bien servies » et qu'elles espéraient peut-être tirer un surcroît d'avantages d'un nouveau pouvoir qu’elles auraient installé. De certains, ils ne reçurent qu'un refus hautain, d'autres, « agréablement surpris » d'une rébellion secrètement désirée mais qu'ils n'auraient jamais osé fomenter, « promettaient l’appui de leurs familles ; de fait elles nous ont soutenus par leur vote mais elles n'ont pas voulu s'engager ouvertement ». Un soutien moral au mieux, donc, mais, pour la liste, pas de noms prestigieux sur lesquels asseoir un germe de légitimité.

96Pourtant, dans ce tableau de chasse négatif, une exception, qui à l'époque dut paraître particulièrement prometteuse pour la jeune équipe. Quelques semaines avant le scrutin, Labarthe stupéfaite apprend le ralliement à Cazenave d'un candidat au profil de crédibilité typique en regard des normes traditionnelles : Laurent Cazalet, aîné-héritier d'une famille souche aisée, estimé et déjà passé antérieurement par le Conseil. L'anomalie de sa démarche explique l'apparente anomalie de son échec électoral : il sera battu et, sur la liste Cazenave, seulement deux étrangers obtiendront moins de voix que lui. Cette défaite mettra fin, à tout jamais semble-t-il, à ses ambitions municipales.

97La félonie de Laurent Cazalet et son échec firent couler beaucoup de salive. Selon l'interprétation la plus courante, la population aurait puni par son vote négatif une traîtrise de classe qui privait Sébastien de la douzaine de voix que représentaient la parenté et les alliés des Cazalet. Cette perception, partiellement fondée, demande à être nuancée. Laurent Cazalet, comme sa famille en général, « se tenait un peu à l'écart », réserve d'autant plus mal jugée à Labarthe qu’il possédait par ailleurs tous les attributs de la normalité. De plus, tout au long de son existence, il avait manifesté par rapport à ses rôles statutaires une liberté qui le rapprochait d'une certaine manière du marginal Cazenave. À peu près contemporains, ils avaient adhéré à la JAC vers la même époque, seuls de leur génération. Un des premiers aussi, il avait opté pour le maïs semence, qu'il abandonna d'ailleurs assez vite. La famille Cazalet avait aussi produit de tout temps des intellectuels et, seul encore de tous les agriculteurs locaux, Laurent avait donné à ses cinq cadets, garçons et filles, une formation universitaire. Il avait en commun avec Jean Cazenave une vision du monde moderniste à peu près identique mais, tandis que cette option s'avérait une nécessité vitale pour le premier, pour Cazalet elle faisait figure d'un jeu, mené mollement mais néanmoins presque provocateur, étant donné le niveau économique et le prestige bien assis de sa maison. Tant que Laurent se contenta de ces singularités innocentes, le village se borna à l'observer avec circonspection, un peu froissé aussi de la réussite de ses enfants. Mais lorsque son alliance électorale avec Cazenave démontra qu'il était plus déloyal à sa classe d'appartenance qu'on ne lui avait jamais fait l'injure de le croire, ce fut la goutte qui fit déborder le vase et la collectivité ne le rata pas.

98Le lot des coéquipiers de Jean Cazenave qui seront battus est complété par quatre candidats sans signification sociale, simples noms écrits sur une liste qu'il fallait bien compléter mais dont personne, y compris eux-mêmes, ne pensait qu'ils pourraient être élus : l’épouse du frère de Francine Cazenave, fonctionnaire arrivée depuis peu dans la commune et déjà aux prises avec ses collègues de travail, chauds partisans de la municipalité sortante ; un représentant des professions libérales, né à Labarthe mais de parents fraîchement émigrés ; enfin deux employés, un « de passage », un autre d'une famille ancienne mais non agricole et sans honorabilité marquée.

99Parmi les agriculteurs de souche, Jean Cazenave disposait, à notre connaissance, d'un client, un seul : Hector Parrot-Lagarenne. Il ne paraît pas avoir intéressé Sébastien, qui ne l'avait jamais sollicité pour sa liste. Petit exploitant tranquille, célibataire démuni de réseaux familiaux, il ne représentait que lui et ne méritait pas d'efforts d'accaparement. Par contre, il semble que Jean Cazenave ait assez vite pris dans son orbite ce voisin de terre, un des seuls agriculteurs qui n'était pas « pris » par Sébastien. Il l'entraîna tout de suite dans l'aventure du maïs hybride et il en obtint, « pour presque rien » dit-on, les terres où creuser le bassin d'irrigation. En paraissant sur la liste de Cazenave, Parrot-Lagarenne n'offense personne puisqu'il ne renie pas d'allégeances antérieures ; aux yeux de l'ancienne population, son statut de petit paysan estimé en fait pourtant un candidat crédible, dans lequel se reconnaîtraient enfin tous ceux que les grandes familles regardaient de haut. Le choix qu'en fit Cazenave fut heureux, Parrot-Lagarenne fut largement élu, avec un nombre de voix égal au futur maire.

100L'image aimée de madame Garrigue, qui flottait sans doute encore dans l'esprit de Jean Cazenave comme de tous les Labarthiens, ses anciens élèves, l'orienta peut-être vers la candidature de madame Monsabert, institutrice elle aussi ; les idéologies féministes, qui commençaient à toucher le village en 1977, donnaient encore plus d'opportunité à ce choix. Rien ne paraissait à première vue destiner l'épouse d'un gros commerçant local à un mandat de conseillère : étrangère elle aussi, mariée depuis une trentaine d'années à un Labarthien de souche, elle a « de bonnes relations avec tout le monde », comme il est normal pour une commerçante avisée ; mais, n'exerçant plus sa profession d'institutrice, elle vivait en fait très retirée, occupée à la comptabilité de son mari et aux soins de sa maison. Candidature en tous points surprenante pour l'ancienne population : « Une femme qui ne s'était jamais intéressée à personne, que les gens naissent, meurent ou vivent. Elle était peut-être instruite, valable, mais elle n’était pas rodée ; Sébastien, lui, ne l'aurait jamais sollicitée ». Jusque-là, les Monsabert, dont un cousin faisait partie du Conseil municipal et du conseil privé de Sébastien, avaient machinalement voté pour celui-ci : « On votait, on votait, que ce soit Sébastien ou un autre, on votait pour la liste unique ». Mais ils n'étaient pas impliqués dans la vie politique locale et ne transgressaient eux non plus aucune norme de loyauté en s'opposant à Sébastien. Aussi, après de longues hésitations qui provenaient plutôt de la conscience de son inexpérience, madame Monsabert finit par céder à l'insistance de Jean Cazenave et par se mettre aussitôt en campagne avec le sérieux qui la caractérise. Cette candidate n'apportait pas avec elle plus de quatre ou cinq voix mais, fille elle-même du maire d'un village voisin, femme de riche commerçant, elle représentait, en soi, une belle candidature, assez éloignée de quelque clan que ce soit pour ne susciter l'animosité d'aucun. Elle passa, juste, mais sa personnalité devait contribuer à une consolidation de l'équipe salutaire aux scrutins ultérieurs de 1983 et 1989 et à sa propre réélection.

101Mais la plus belle réussite de Cazenave réside dans « l'enlèvement » de Claude Cazabonne, jeune représentant d'une famille souche quantitativement et qualitativement lourde et, de plus, particulièrement connue pour son allégeance à Sébastien. En acceptant de passer à l'autre clan, Claude allait déclencher une déstabilisation de la tribu Cazabonne dont les répercussions ne furent pas près de s'éteindre.

102Il n'y a jamais eu de maires chez les Cazabonne, mais ce sont des anciens – leur patronyme apparaît au registre des contributions de 1832 –. Partagés entre l'agriculture et l'artisanat, ils n'ont pas connu la montée économique de certaines des anciennes familles agricoles et sont restés groupés, pour la plupart, dans leur quartier (hameau) d'origine, au sein de ce que tout Labarthe désigne comme la tribu Cazabonne. En 1977, Jules Cazabonne, cadet marié « chez Génébès » à une héritière du même hameau, militaire en retraite, se représente tout naturellement sur la liste de Sébastien avec la vieille équipe des amis, la même à un ou deux noms près depuis 1965. À leurs yeux, rien n'a changé ici depuis cette date, on s'amuse bien des outrecuidances de Cazenave et de sa liste hétéroclite. Toutefois, sentant l'âge approcher, Jules essaye d'obtenir de Sébastien qu'il prenne aussi sur sa liste son fils unique, Janot, qui atteint 32 ans et, selon la coutume, devra à plus ou moins brève échéance succéder au Conseil à son père. Quelles que soient les raisons réelles de son refus, Sébastien tient toute prête sa réponse, négative : « Un par famille, c'est la règle ». Jules n'est pas content mais son amitié, sa loyauté électorale à l'égard de Sébastien ne sont pas atteintes, il demeure dans l'équipe du maire sortant ; il sera d'ailleurs battu.

103Pour les Cazabonne, le rejet du fils par Sébastien, la défaite du père marquent d'une pierre noire l'année 1977. Mais moins toutefois que la trahison de Claude, fils du frère aîné de Jules, qui, sollicité par Cazenave, accepte d'emblée de figurer sur sa liste. La perfidie du jeune homme frise l'abomination car non seulement il votera contre sa famille, contre un aîné de sa famille, du jamais vu de mémoire de Labarthien, mais il se présente contre elle. Surtout, comme on n'a cessé de nous le répéter, « il a pris la place de son cousin », c'est-à-dire de l'héritier politique légitime, fils du conseiller en titre, à qui devait revenir un jour ou l'autre le siège de son père. Qu'en posant sa candidature, Claude ait en quelque sorte voulu venger son propre père, aîné de la lignée, dépossédé par Jules, un cadet, d'une distinction qui lui revenait de droit, voilà qui ne manqua pas d'être avancé comme justification d'un acte hors norme. Mais, si l'on se conforme à l'ultralégalisme coutumier, il faut prendre en compte le fait que Claude n'est pas lui-même l'aîné mâle de sa fratrie !

104Il n'a pourtant rien d'un révolutionnaire ; le seul plaisir de siéger au Conseil le démange et, pour plusieurs raisons que nous n'analyserons pas, son attachement aux principes de son milieu n'est pas des plus solides. N'a-t-il pas aussi, par le truchement d'un ami, ami de Sébastien, fait des offres de service à ce dernier qui les aurait repoussées au nom d'arguments « moraux » et sous prétexte qu’il n’était pas terrien ? Qu'alors vexé, il ait été faire des offres de service à Cazenave ou que celui-ci, averti du refus opposé par Sébastien, ait profité du dépit de Claude pour enlever son adhésion, peu importe, l'affaire est conclue.

105Le premier effet, prévisible et durable, de la trahison clanique du jeune homme fut l'éclatement de la tribu Cazabonne entre ceux qui allaient rester fidèles à la norme et à Jules d'un côté, et ceux qui allaient suivre Claude dans son ignominie, de l'autre. Les sœurs, les belles-sœurs, les tantes et les nièces, jusque-là « toujours les unes chez les autres », ne se saluent plus dans la rue, les deux cousins Janot et Claude, « comme deux frères depuis l'enfance », qui « se voyaient tous les jours », s'évitent. Les solidarités de services éteintes, les fêtes de famille amputées de la moitié de leurs convives ou bien, « parce qu'il faut bien inviter tout le monde à un mariage ou à un baptême », tendues, gênées, puis explosives après les premières bouteilles.

106Cette perturbation des équilibres lignagers d'une ancienne famille n'est pas du goût d'une population qui, d’instinct, connaît le sens éthique et la fonction sociale des structures parentales. Certes, on apprécie toujours les sociodrames d'où qu'ils viennent et quelle qu'en soit la nature, mais « trop c'est trop ». Le fauteur de trouble qui passe la mesure et ne sait pas gérer la remise en route de la mécanique consensuelle prend le risque de subir, comme bouc émissaire, les contrecoups du malaise collectif. Le ralliement de Claude Cazabonne apportait sans doute à Cazenave une demi-douzaine de voix prises à Sébastien mais il pouvait aussi lui en coûter un nombre indéterminé d'autres, celles des Labarthiens choqués d'une transgression sans précédent. Contre tous les pronostics, Claude fut pourtant élu, quatrième de sa liste, huitième pour l'ensemble des deux listes. Selon les experts locaux en statistiques électorales, il dut en partie ce bon score à l'appui de deux branches de sa parenté, ravies de pouvoir enfin prendre une revanche sur la troisième, celle de Jules, trop longtemps dominante. Les conflits, les tensions latentes dans la tribu Cazabonne auraient trouvé là leur catalyseur.

107Voici donc complétée cette liste que Jean Cazenave n'avait accepté de conduire qu'à condition qu'elle fût « crédible ». Elle est surtout composite car il s’y côtoie des individus de tous âges, de toutes professions, du plus ancien au plus nouveau, et des deux sexes. Pourtant, paradoxalement, le seul qui réponde à l'image du conseiller idéal (Laurent Cazalet) sera battu.

108Les efforts de nos trois conspirateurs pour arriver à compléter leur liste s'opposent à l'aisance de Sébastien à la tête de sa clientèle fournie. Il eût aimé tout simplement recommencer avec ses amis de 1971, à peu près les mêmes qu'en 1965, un mandat qui, selon la coutume, devait se renouveler jusqu'à l'âge avancé de chacun d'eux. En 1977, fatigue, âge avancé ou « manque de temps », formule plus suspecte, quatre des conseillers sortants ne se représentent pas. L'un d'entre eux « donnera sa place » à sa femme. Un autre des sièges vacants fut « offert » par Sébastien au gendre étranger d'un de ses amis, commerçant, tenu en dehors des affaires communales par souci de neutralité. La liste était complétée par deux anciens conseillers privés, à la limite de la catégorie des favoris étrangers. Ces choix, ne transgressaient pas ouvertement la liberté formelle du chef mais, étant donné la conjoncture de crise, ils allaient se retourner contre lui. Autre erreur stratégique : deux des trois nouveaux candidats étaient inscrits à un parti, l'un au Parti socialiste (Mirassou), l'autre au Parti communiste ; « un révolutionnaire honnête », dira de ce dernier Sébastien. L'innocence partisane de Sébastien ne voyait pas d'inconvénient à ce qu'ils coexistent sur sa liste, en toute fraternité, avec des candidats de toutes couleurs politiques, dont l'un au moins aurait eu, outre Sébastien, des sympathies royalistes. Mais ce melting-pot idéologique, jusque-là courant et non perçu parce que non significatif dans la logique de la domination traditionnelle, sera utilisé pour la première fois comme argument électoral par la liste d'opposition, peut-être pour voiler son propre marquage, beaucoup plus net en fait, vers la droite. Cette dénonciation constitue la première trace d'une politisation du pouvoir local, encore balbutiante en 1977, mais qui sera au centre de la lutte électorale municipale en 1983.

109Quelques semaines avant le scrutin, à l'instigation de son chef de file, l'équipe d'opposition se met en campagne. Pas de toque-manétes (poignées de main) à répétition dans le style des politiciens de métier, au cours d'apparitions éclair dans les lieux publics. Pas non plus de convivialité ponctuelle à la manière de Sébastien, « qui prend conscience de sa force au bistrot mais ne se rend pas compte qu'il n'atteint que 50 personnes sur 500 ». Mais pas davantage de réunions publiques, incompatibles avec le secret des idées, des comportements électoraux et plus généralement politiques locaux, mal adaptées aussi au style relationnel du futur maire. On se souvient de l'adolescent, du jeune adulte froid, retiré (réservé), presque distant, à la limite de l'asociabilité. Ses succès professionnels et corporatistes, sa familiarité avec les procédures des assemblées ne lui ont apporté ni l'aisance ni la rondeur. Un de ses amis le décrit en situation d'homme public :

Il ne dit rien, il laisse d'abord parler les autres, il en tire tout ce qu'il peut. Il est assis sans un mot, son petit ventre en avant, puis tout d'un coup il lance une phrase percutante, lente, il la préparait depuis dix minutes. C'est comme ça qu'il est, des sentences, une plaisanterie qu'il a mijotée un quart d'heure ; il cherche ses mots, il veut dire des mots bien, il attend que ça sorte.

110Par contre, cet homme prudent peut soudain perdre le contrôle de soi ; contrariétés accumulées ou piqûre d'amour-propre le font inopportunément sortir de sa réserve pour déverser sans retenue sur l'adversaire invectives cinglantes et « mots forts » qui ne s'oublieront pas. L'immanquable comparaison arrive alors : « Il en faut plus que ça à Sébastien pour perdre les pédales ! ».

111Une sociabilité tout le contraire de facile donc, peu servie par un physique court et rondelet et qui, aussi bien dans la relation de face à face que dans les exercices de haute voltige des prétoires, ne pouvait guère favoriser l'image du candidat au titre de chef de village. Une offensive de charme n'aurait pu qu’échouer devant la force du charisme relationnel de Sébastien, grand bel homme jusqu'au seuil de la vieillesse.

112Aussi, de la manière systématique et concertée qui le caractérise, Jean Cazenave entreprend-il une opération de quadrillage de la population sur plusieurs plans complémentaires. Tout d'abord il laisse à ceux de ses colistiers doués pour le contact la charge informelle de la conversation-orientées-pontanée ; la palme de cette pratique revient à Poeymarie, qui ne fait que continuer dans ce sens une campagne personnelle menée depuis un ou deux ans au cours de ses tournées commerciales de quartier en quartier : « J'ai vu seul quarante-cinq familles. Je n'hésitais pas à faire ce qu'il fallait : le lundi soir à la maison, les omelettes, le boudin, les confitures, “Allez, tu restes à souper”, on n'hésitait pas ».

113En second lieu, Jean Cazenave délègue à sa femme, une fois pour toutes, les tâches de relations publiques. Elle attaque spontanément sur tous les fronts. Multiplication des rencontres individuelles, interventions au sein des associations, invitations à la ferme familiale, selon une gradation proportionnée au poids électoral des invités : apéritif pour le tout-venant de ceux qui « ne parlent que pour eux-mêmes », repas à la bonne franquette pour la classe moyenne ou « petits plats dans les grands » pour les gens « intéressants ».

114En ce qui le concerne, le futur maire choisit une formule lourde, besogneuse, à la hauteur de son obstination méthodique. Accompagné de l'un ou l'autre membre de sa liste, il visite durant cinq semaines la totalité des maisons de la commune, à l'exception de celles des candidats de la liste adverse. Du fond de leur succursale (le bistrot), Sébastien et les siens s'amusent d'abord beaucoup de cette « campagne à l'américaine », une première à Labarthe : « Il se promenait du lever au coucher du soleil en cravate et chemise blanche, avec l'un ou l'autre. Nous, on les regardait passer depuis chez Bonnecaze et on se marrait ». Selon la coutume, les conseillers sortants voient bien à l'occasion quelques électeurs-clés, ils demandent aux gros clients de « parler autour d'eux », mais pourquoi s'agiter quand on ne doute pas un instant du succès ? Sébastien finit pourtant par s'alerter un peu, il propose aux « barons » d'intensifier leurs actions. Refus outragé : « Ah non ! on ne va quand même pas faire du porte-à-porte ! ». Selon le schéma habituel, Sébastien s'incline et, confiant, attend.

115Une question tracassait beaucoup le maire sortant et son état-major : « Qu'est-ce qu'ils [Cazenave et ses coéquipiers] peuvent bien raconter dans les maisons ? ». D'après la coutume, l'antagonisme électoral devait se concrétiser en attaques personnalisées contre l'adversaire, sans limites de vraisemblance ni retenue de décence. Les partisans de Sébastien donnaient le ton en y allant de toute leur imagination, à cœur joie, de « révélations » fondées moins sur l'exactitude des faits que sur leur motivation à « tuer » l'adversaire ; nous nous abstiendrons d'en citer les contenus. Une de leurs formules : « Plutôt un Gitan de n'importe où que Cazenave » donne la mesure de leur haine contre cet étranger de l'intérieur. De l'avis des chroniqueurs locaux, ces « horreurs » auraient fini par se retourner contre leurs auteurs et expliqueraient a posteriori la désaffection à leur endroit d'une partie de la population, heurtée dans ses valeurs consensuelles : « Ils n'avaient pas compris jusqu'où on pouvait aller, ils n'avaient pas senti qu'ils dépassaient les bornes ».

116Qui sont ces ils ? Les favoris étrangers surtout, les « métèques », dont éclatait ainsi la mauvaise connaissance des crédibilités collectives locales et qui porteront en boucs émissaires culturellement désignés une bonne part de la responsabilité de l'échec. Les Labarthiens ont beau savoir que Sébastien est l'instigateur des motivations, sinon du détail des propos, qu'il dirige l'assaut « par personnes interposées », il reste formellement extérieur à ces basses besognes, sa personne n'est pas ternie. Il garde seulement en réserve pour une ultime bataille « quelque chose de terrible ; il ne voulait pas s'en servir pour ne pas mettre la zizanie dans la commune ; il l'aurait sorti au second tour ». Personne, sinon quelques intimes, ne connut jamais cette bombe terrible : il n'y eut pas de deuxième tour.

117Mais, quand les amis de Sébastien essayaient de savoir de quelles « révélations » ils auraient de leur côté à pâtir de la part des nouveaux candidats, ils restaient saisis : dans les maisons, les cazenaviens ne disaient « rien, presque rien », qu'ils étaient candidats, qu'ils n'étaient « contre personne ni contre rien, mais pour toute la population » et « pour faire avancer la commune ». On les trouvait gentils, polis, cela plaisait, on leur offrait à boire et à manger, on plaisantait, on parlait de la pluie et du beau temps. En partant, les visiteurs se retournaient un instant sur le pas de la porte : « Ça serait mieux de voter liste entière, une liste c'est un fondu qui n'enlève rien à la valeur personnelle des individus ». C'était logique. Et pour conclure : « Si vous voulez sortir du clan, il ne faut pas panacher ». Le message passait.

118Même s'ils ne disaient pas grand chose ou plutôt parce qu'ils ne disaient pas grand chose, les cazenaviens faisaient forte impression sur la population. Ils déroutaient les esprits en sortant des modèles électoraux familiers, mais dans le bon sens, sérieux, rassurants, comme dégagés du contentieux des thèmes conflictuels séculaires. Sans qu'ils insistent trop sur cet aspect de leur programme, ils laissaient planer des objectifs universalistes, agréables aux oreilles des petits, mais trop peu précis pourtant pour désigner et menacer les gros. De même que les nouveaux candidats avaient été choisis dans une tonalité neutre, leurs langages électoraux tendaient vers le gris pâle. Ce qu'ils feraient une fois élus, ils n'en parlaient qu'en termes généraux mais d'où ressortait bien un point crucial : ils ne feraient de mal à personne, partisans et adversaires seraient pareillement désignés à la sollicitude du maire. Bien qu'inhabituel, le propos était plaisant.

119Ce qui déroutait par dessus tout les Labarthiens, c'était l'inexistence de Sébastien dans les propos de son ennemi. Le village escomptait d'une haine qu'il savait impitoyable des expressions verbales bien frappées de la part de celui qui, après vingt-cinq ans de retrait, allait peut-être enfin faire payer sa superbe à son rival et liquider maintenant cinquante années de ressentiment contre les souches et leurs représentants. Or, voici que Cazenave ignorait Sébastien et que ses paroles sereines s'élevaient au-dessus de son cas, de ses amitiés et de ses inimitiés personnelles. La population avait beau s'attendre aux subtilités stratégiques du nouveau candidat, elle ne comprenait guère que la destruction de l'image ennemie ne passe pas par la délation, au moins feutrée. Du coup, la loyauté active des Labarthiens à un Sébastien qui ne paraissait même pas attaqué, perdait un peu de sa raison d'être.

***

120Les élections ont lieu le 13 mars, dans le calme apparent et « le plus légalement du monde », même de l'avis des vaincus, à « de possibles promesses en dessous » près. Le dernier élu de la liste de Sébastien, son cousin, l'est « sur un bulletin contestable » mais que Jean Cazenave, beau joueur, laissera passer. Tous les sièges sont pourvus : cinq pour la liste du maire sortant, six pour l'opposition.

121La défaite de Sébastien, la victoire de Jean Cazenave méritent à peine ce nom, elles tiennent à un conseiller d'écart et à quelques voix de différence. À deux exceptions près – 96 voix pour un colistier de Sébastien et 98 pour un de ses adversaires –, les scores de tous les candidats élus ou battus se tassent dans une fourchette de 105 à 141 voix. Mieux, les 5 élus de la liste de Sébastien atteignent une moyenne de 135 voix, tandis que les 6 élus de la liste adverse n'arrivent qu'à une moyenne de 133 voix. Le siège déterminant s'était joué à 7 voix près. Mais le sens de ces résultats prend une valeur différente si on les compare avec ceux de la précédente élection municipale, en 1971 : en moyenne chacun des membres de la liste de Sébastien a perdu 40 suffrages, ce qui représente pour l'ancien maire la désaffection de près de 23 % de son électorat traditionnel, au profit de son adversaire. De plus, parmi les battus, on compte trois conseillers sortants et l'épouse d'un quatrième qui ne s'est pas représenté, tous en place depuis 1965, date de l'accès de Sébastien à la mairie, inamovibles donc selon les critères traditionnels. Comme le chante un des hérauts de cette épopée : « Il est tombé, le pharmacien qui ne faisait que du bien. Il est tombé, Cazabonne qui n'avait jamais fait de mal à personne. Il est tombé, Apons, le type qui faisait attention à ne pas dire de conneries, pas le genre qui parlait, quoi, mais il écoutait, il réfléchissait ».

122De part et d'autre, c'est la stupéfaction, ravie d'un côté, atterrée de l'autre, car personne à Labarthe n'avait escompté plus d'un siège, deux à la rigueur pour l'opposition. Pour Sébastien et ses partisans, la défaite ne représente pas l'épisode malheureux d'une « lutte honnête » pour le pouvoir ; ils l’auraient, disent-ils, acceptée si la campagne s'était déroulée « entre égaux », dans le respect des crédibilités éprouvées ; leur éviction, bien que partielle, fait figure d'une fin de monde, d'un crépuscule axiologique. Les fissures que Sébastien avaient repérées dès la crise d'après-guerre, dévoilent, béantes, l'effondrement de l'ordre légitime. De ce « patelin adoré », il continuera à aimer « les maisons, le clocher, les paysages », mais, dit-il, « je hais son âme… J'ai pleuré ».

123Selon son réflexe familier, il tente d'abord une sortie spectaculaire en offrant au préfet sa démission du Conseil. Le préfet, fermé au sens de la domination patrimoniale, ne comprend pas, « Mais de quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes élu », et il refuse la démission. Mais que peut signifier être élu pour un seigneur dont l'élection n'a jamais représenté jusque-là que la consécration ritualisée d'un honneur statutaire préalable, sanctionné par l'unanimité des suffrages bloqués sur la liste unique. Perdre soi-même 40 voix en six ans, assister à l'amputation de la moitié des membres de son état-major, au profit de « minables » venus se traîner à ses pieds six ans avant et évacués d'un revers de main, rend dérisoire sa présence au Conseil. Un monarque ne devient pas minoritaire, il ne partage pas le pouvoir avec des « conspirateurs » soutenus par des « traîtres ».

124Il lui faut pourtant se rendre au Conseil pour la mise en place du nouveau pouvoir la semaine suivante. La tension est extrême, Sébastien, en tant que maire sortant, conduit le déroulement de l'élection de son successeur. Une seule candidature, celle de Jean Cazenave, qui est élu par les six membres de sa liste ; les cinq autres conseillers votent bulletin blanc. Strict minimum d'échanges verbaux, pas de mot d'accueil des nouveaux, pas même les formules légales de passation du pouvoir ; d'un geste rageur, Sébastien lance clés et registres à travers la table en direction de son adversaire : « Tu les as voulus, les voilà ! ».

125On retrouvera une seconde fois Sébastien à l'assemblée. « Il fallait qu'il assiste pour une histoire de budget non approuvé par le préfet et qui datait évidemment de son temps. Il fallait réexaminer à la hausse, il ne l'a pas admis ». Avait-il déjà pris sa décision, a-t-il compris dès ce premier accrochage, comme il le dit lui-même, qu'« on se fichait de nous, [qu’]il n'y aurait jamais rien à faire avec ces gens-là », toujours est-il qu'il ne reparaîtra plus à la mairie jusqu'à la fin de son mandat. Son successeur aurait pu, comme il le fera malicieusement remarquer, « le démissionner » pour absences non motivées, mais Cazenave, lui, ne fait pas dans le spectaculaire.

126L'effondrement de son hégémonie et de sa vision du monde n'atteignent pas que les pratiques institutionnelles de l'ancien maire. Toute sa sociabilité, toutes les habitudes relationnelles dont il avait donné durant un demi-siècle l'exemple à son « patelin » sont balayées simultanément. Il disparaît de tous les lieux publics, de toutes les activités collectives, on ne le voit plus à la messe, ni au café, ni aux banquets du rugby, il n'est même plus dans la rue ou chez les uns et les autres. Sa maison rose reste son domicile légal mais la chaîne presque toujours cadenassée qui ferme la grille rouillée montre qu'il ne fait que passer au hasard de déplacements trop longs, trop fréquents pour n'être dus qu'à sa seule profession. Pour arriver chez lui, il évite la rue centrale et passe par des chemins détournés. Comme l’analyse bien son successeur : « Pour lui être maire, c’était un rapport d’autorité avec le village, une compensation par rapport à un milieu nouveau, la perte de ses domestiques et de son train de vie. Alors, en perdant la mairie, il n’était plus rien ».

127Pour ses adversaires, la cause est entendue, Sébastien est « vexé », « son orgueil n'a pas tenu le coup » sous l'épreuve. Ses partisans demeurés fidèles ne comprennent pas davantage qu'eux toujours présents, « il ne s'arrange pas une vie tranquille. Il trouverait partout la porte ouverte, il mangerait à droite à gauche. Il a de l'argent, il aime voyager. Il est toujours chez lui à Labarthe, quand même il pourrait au moins penser à ses amis ». Ceux qui l'ont « trahi » eux-mêmes, pas trop fiers de leur conduite, ne demanderaient qu'à la lui faire oublier par une reprise de relations, peut-être moins féodales mais tout aussi chaleureuses. Le plus félon des grands barons, maintenant premier adjoint rallié à l'adversaire, ne prend-il pas soin, après chaque assemblée du Conseil et avec l'assentiment de tous ses collègues, d'informer Sébastien de ce qui s'est dit et fait, de lui demander avis ? « J'en ai parlé à Sébastien », l'entend-on dire à maintes reprises.

128C'est que toute l'ancienne population a toujours Sébastien dans le cœur, ou sur le cœur, selon les cas, jusqu'à l'obsession d'un amour ou d'une haine. Jusqu'à sa mort (en 1991) et au-delà, la mémoire collective a gardé le souvenir coloré des temps forts de son ascension, de sa chute ; les controverses sur ses défauts et ses qualités continuant à faire l’objet de débats, les Labarthiens se sont longtemps classés en pro-ou anti-Sébastien. Encore dans les années quatre-vingt-dix, après trois puis quatre victoires municipales consécutives, les références à l'ancien maire jaillissaient continuellement des propos de son successeur, comme si sa propre personne, ses conduites et son succès devaient passer par la caution de son rival défait. Bien que ou parce qu'il est devenu socialement et politiquement inoffensif, celui que tout le monde continuait à appeler Sébastien, tandis qu'on dit Cazenave ou, au mieux, Jean Cazenave, avait gagné peu à peu une grandeur mythique, accentuée peut-être par son absence. Personne n'avait plus rien à craindre ou à espérer de lui mais, comme symbole peut-être d'un univers culturel révolu, ses apparitions et ses disparitions, guettées, avaient pris place parmi les événements marquants de la collectivité : « Sébastien est là… n'est plus là… X l'a vu hier… il a dit à Y qu'il allait partir… personne ne sait où il est… il se pourrait qu'il soit à tel endroit… ». Vers la fin de 1985, le vieux village s’était repris à espérer la fin de sa grande colère : « Il a assisté au banquet du rugby… il est venu à la messe de la Toussaint… il a échangé quelques mots avec la femme d'un de ses anciens amis dissident… il repasse en voiture dans la rue principale ». Un peu plus tard, un informateur nous fera passer un message à Pau : Sébastien était réapparu au café Bonnecaze. Si, d'aventure, des échos de tout ce remue-ménage verbal autour de « l'ancien maire battu » tombaient dans les oreilles des nouveaux Labarthiens, dont nous n'avons pas encore parlé mais qui vont maintenant entrer en scène, ils souriaient ou s'agaçaient de ces signes d'une « arriération » qu'ils n'arrivent pas à admettre. Comment pouvaient-ils comprendre que ce grand vieillard taciturne, croisé à la poste, à la perception, avait été, quelques années seulement auparavant, le dernier « seigneur de Labarthe » ?

129Mais revenons à la première séance du Conseil municipal du 27 mars 1977, en réduisant à l’essentiel les péripéties de ce sociodrame. Si le choix du maire n'avait pas posé de problèmes, il n'en était pas de même de celui des adjoints, du premier adjoint surtout, dont l'appartenance à l'une des deux listes allait exaspérer l'autre et risquait d'introduire pour six ans la zizanie dans l'assemblée. Cazenave voulait André Bonnecaze, bien qu'inscrit sur la liste adverse, conseiller depuis des lustres, ami de toujours et cousin éloigné de Sébastien. Les raisons officielles du nouveau maire : « C'est un beau candidat. Il est réfléchi et ne parle pas pour ne rien dire. Il a déjà l'expérience des affaires municipales ». Le prendre comme premier adjoint devrait apparaître comme « un geste de conciliation » envers l'opposition. Admettons… Pour les membres de l’opposition, pas question de Bonnecaze, « borné, muet comme une carpe, il parle quand il pleut des perles », mais Daniel Mirassou, lui, est « jeune, intelligent, bien vu ». Avec Parrot-Lagarenne, il est effectivement en tête des scores pour les deux listes. Par contre, Mirassou n'est en aucun cas recevable par les cazenaviens car « du fait de ses nombreuses occupations, il n'aurait pas pu se consacrer à ses fonctions » ; surtout « il a aussi certains engagements politiques qui n'auraient pas plu à la population » (on se souvient qu'il est socialiste inscrit). Peut-être…

130On se doute que l'argumentaire des deux parties n'a qu'un rapport indéterminé avec la réalité empirique ! Si Bonnecaze est pour Cazenave « un beau candidat », c'est d'abord à titre statutaire, comme héritier de famille souche, petit agriculteur mais propriétaire de la succursale de la mairie (le bistrot), allié par le mariage de son frère aîné à l'une des trois maisons attestées au censier de 1385. Il représente un capital de voix remarquable. Enfin, troisième volet de ses activités professionnelles, André est préposé auxiliaire des PTT, il sillonne régulièrement le bourg et les quartiers où, selon le nouveau maire, « il est appelé à défendre sa position dans les maisons où il passe ». Jointe à ces divers avantages, une personnalité avenante et prudente en fait un excellent outil de réception et de diffusion d'une opinion publique qu'il relaie à sa manière. Une pièce de premier plan donc sur l'échiquier de la vie municipale.

131Or, malgré ces atouts, et une carrière de dévouement à Sébastien, celui-ci ne lui a jamais proposé la place de premier adjoint. La cinquantaine bien entamée et conscient de son poids statutaire, sans doute notre personnage estime-t-il que les temps sont venus d'un surcroît d'honneurs, dont il reproche au fond de lui à son cousin Sébastien de l'avoir jusque-là frustré. Jean Cazenave fait vraisemblablement la même analyse que nous, il connaît son « ami Bonnecaze », la « souplesse » de celui qu’il désigne comme « l’homme des loyautés successives ». Ne murmure-t-on pas que ce serait lui la mystérieuse voix circonvenue par Sébastien qui, trente ans plus tôt, aurait empêché au dernier moment l'achat du terrain d'école par madame Garrigue ? Lui offrir le titre de premier adjoint serait, pour la majorité, la garantie assurée de sa neutralité, voire de son ralliement. Tandis qu'un Mirassou adjoint, « rigide et entêté » comme il est, au dire des cazenaviens, mettrait le feu au Conseil et, en conséquence au village. Peu confortable, aussi, pour le nouveau maire d'avoir à subir l'opposition d'un adjoint du calibre de Mirassou. Selon la chronique, avant le scrutin municipal, Jean Cazenave aurait déjà essayé de récupérer Bonnecaze. Ce dernier était tenté mais il était aussi conscient de l'outrage qu’il aurait ainsi fait au vieux chef qui, vainqueur, l'aurait réduit en bouillie. « Ben, attends, aurait dit Cazenave, tu restes sur la liste de Sébastien mais, si je suis maire, tu seras premier adjoint ». Promesse qui, fidélisant André, aurait assurément privé de quelques dizaines de voix la liste de Sébastien.

132Quoi qu’il en soit, selon les Sébastianistes, ce fut « un complot intelligemment orchestré ». Bonnecaze lui-même, « vert de terreur », proposa d'abord Mirassou comme adjoint mais, après un ballet de sorties et de rentrées des deux groupes, il finit par joindre sa voix à celle de la majorité pour sa propre élection. Interprétation des cazenaviens : juste « une solidarité de groupe » pour évincer Mirassou, « dangereux pour la commune » ; oui, Bonnecaze était « livide d'émotion », mais il s'attendait si peu à être adjoint qu'il avait lui-même proposé madame Monsabert et qu'après son élection (où il avait voté pour lui-même), il balbutiait encore : « Mais je n'ai jamais demandé ça, comment on fait si on n'accepte pas ? ». Il ne fit rien du tout, le voilà donc premier adjoint avec six voix contre trois à Mirassou.

133L'élection du deuxième adjoint fut tout aussi anomique. Personne ne comprit sur le coup que Cazenave propose à ce titre celui de ses coéquipiers dont le score avait été le plus faible non seulement de sa liste mais de tous les élus, René Poeymarie, commerçant étranger inégalement estimé à divers points de vue. Sans doute, à l'époque, pouvait-il se prévaloir du titre de « Père fondateur » de la liste d'opposition à Sébastien mais la faiblesse de son capital social n'avait sans doute que peu contribué au succès des cazenaviens, l'avait même amoindri selon certains. Mais on sut rapidement que le maire n'avait pas agi de gaieté de cœur ; Tango (surnom de Poeymarie) avait mis cartes sur table : « Ou tu me donnes la place, ou je passe à l'opposition ». On se souvient avec quelle insistance notre homme avait antérieurement offert ses services à Sébastien et comment la fidélité de ses allégeances s'effaçait devant son « désir de service » à la collectivité ! Il obtient les six voix de sa liste, la partie adverse vota nul. Mais, au scrutin de 1983, l'appui électoral de Poeymarie et de sa famille prendront moins d'importance pour Cazenave, qui lui fera payer son chantage de 1977.

134À 49 ans, Jean Cazenave se retrouve à la tête de Labarthe, « sa » commune enfin conquise.