URL originale : https://books.openedition.org/pumi/6915
Chapitre II. La domination traditionnelle
p. 63-129
Texte intégral
Ici, il n'y a pas de politique, il y a des familles.
(une souque)
Ici, la difficulté, ce n'est pas d'être élu, c'est d'être sur la liste.
(un horopèt)
Souque, souche : souche ; famille réputée installée de tout temps au village ; membre de cette famille.
Synonyme : caus (employé surtout en béarnais).
Horopèt : dosse, écorce ; personne non rattachée à une souque. Synonyme : étranger
1À Labarthe, personne n'a jamais énoncé les conditions d'éligibilité aux fonctions de conseiller municipal ou de maire, personne n'a jamais pris conscience que les éligibles et les non éligibles constituaient deux catégories très définies socialement. Mais, jusqu’au début des années quatre-vingt, tout le monde savait d'instinct, au-delà des critères légaux, qui, ici, était ou n'est pas « conseillable », « mairable », selon des critères aussi rigides qu'informulés, aussi complexes qu'intuitifs.
2Première exigence, sans appel : être Labarthien, un « vrai Labarthien ». Qu'est-ce à dire ? Être né à Labarthe ? Voyons, vous plaisantez ! Être né à Labarthe de parents eux-mêmes nés à Labarthe ? Vous n'y pensez pas ! Ne cherchons pas à remonter davantage dans les générations puisque le vrai Labarthien sera précisément celui dont la mémoire collective a perdu la trace des origines, a renoncé à dater l'arrivée des ascendants dans la commune tellement on la suppose ancienne. Certains patronymes actuels apparaissent déjà dans le fameux dénombrement des feux de la Vicomté de Béarn établi par Gaston III Fébus en 1385, moins nombreux cependant que la rumeur publique ne le croit et pas toujours portés par ceux qui s'en font gloire ; en fait, actuellement, trois seulement des patronymes anciens sont clairement attestés. Mais les rôles des contributions du début du xixe siècle font effectivement état des noms des familles qui se considèrent maintenant comme les plus anciennes, celles que l'on retrouve, avec des fréquences variables, dans les listes des conseillers municipaux depuis 1875. Par contre, nombre de patronymes attestés il y a 200 ans ont désormais disparu.
3Le rejet, jusque dans les années quatre-vingt, de ceux que l'on continuait à désigner comme les horopèts (écorces) par opposition aux Labarthiens de souche (les souques ou souches) ne doit pas surprendre ; il n'est que l'expression au niveau du pouvoir de traits particulièrement marqués dans les sociétés traditionnelles : le refus de prendre en considération tout ce qui, gens ou choses, ne fait pas partie du groupe et l'agressivité contre les étrangers [au village], qui tentent une intégration.
4Avant tout autre critère, celui de l'ancienneté familiale désigne donc l'individu et le situe socialement sans appel. Maillon interchangeable d'une longue lignée, le sujet apparaît comme impuissant par rapport à l'image qu'auront de lui ses concitoyens ; les fondements de son statut lui sont donnés par celui de sa famille, il est comme extérieur à son propre destin. Toutefois l’appartenance à une souche, si elle ne s’acquiert jamais individuellement, peut, au moins partiellement, s’estomper chez tel ou tel : la collectivité n'apprécie guère les Labarthiens de souche qui ont déserté leur petite patrie durant leur jeunesse pour aller ailleurs tenter fortune, puis reviennent, riches ou pauvres, pour « chercher à faire la loi ici », « vouloir nous apprendre à vivre » selon des modèles étrangers dont on n'a que faire. Si le Parisien, l'Américain (migrants revenus au pays) sont tentés par un mandat au Conseil pour meubler leur retraite, ils feront bien d'abord de manifester un réajustement spectaculaire aux modèles locaux du vivre et du parler.
5Appartenir à une souche, être une souche va généralement de pair avec d'autres traits, moins impérieusement nécessaires, mais dont la présence ou l'absence augmentent ou diminuent d'autant les chances d'accès au Conseil : statistiquement, nous l'avons vu, les plus anciennes familles sont en même temps paysannes, elles sont aisées, elle vivent plutôt dans le bourg que dans les hameaux ; elles sont également apparentées entre elles par de multiples alliances matrimoniales (voir annexe).
6La collectivité admet aussi des équivalences, pas n'importe lesquelles, et selon des principes de compensation soumis à des modèles normés : un artisan fera un conseiller acceptable dans la mesure où l'importance de sa parentèle accentue son image de vieux Labarthien ; un agriculteur modeste, localisé dans un hameau, devra à sa qualité de paysan un siège qu'on n'octroierait pas à un commerçant du bourg, à moins qu'il ne s'impose par sa réputation d'aisance économique.
7Le flou savant de ces critères laisse finalement une grande latitude aux têtes de liste dans le choix de leurs coéquipiers car, en cherchant bien, on arrive presque toujours à dénicher le motif officiel qui justifie la présence ou l'absence d'un tel ou d'un tel sur une liste. Quand, en 1977, Claude Cazabonne, jeune artisan travaillant alors à l'extérieur mais issu d'une des plus vieilles familles paysannes de la commune et vivant chez ses parents, s'imagina pouvoir postuler son inscription sur la liste du maire sortant, il s'entendit opposer le fait « [qu'il n'était] pas de Labarthe ». Devant son insistance et la preuve de son inscription sur les listes électorales locales, on lui rétorqua par l'explication que l'on nous servit aussi : « Ce n'est pas un terrien ». Le fond de l'affaire était ailleurs mais la causalité explicite ne pouvait que tourner autour de ces critères collectivement reconnus.
8Une fois franchi le barrage des caractéristiques familiales, sont prises en considération les caractéristiques individuelles mais, là encore, les traits personnels n'entrent pas ou entrent peu en ligne de compte, la personne est de nouveau définie par son appartenance à certaines catégories sociales et placée en conséquence du bon ou du mauvais côté de la barrière.
9C'est ainsi que les conditions d'âge portent ici le seuil coutumier de l'éligibilité beaucoup plus haut que celui de la norme légale. Dans cette société de droit d'aînesse intégral et de patriarcalisme absolu, il n'est guère envisagé de lorgner vers le Conseil avant la trentaine ou davantage ; René Poeymarie, pour sa part, jugea 45 ans l'âge convenable de sa première candidature : « Avant, les vieux disent que c'est pas bon ». Jusque-là les jeunes, les garçons s'entend20, vivent leur sociabilité selon les modèles communs à la plupart des sociétés traditionnelles : ils sont chargés du contrôle ritualisé des mœurs21 et de ce que l'on nommerait maintenant l'animation socioculturelle du village. À chaque classe d'âge ses fonctions, ses formes propres de responsabilité collective, correspondant aux perceptions culturelles de qualités spécifiques. Aux jeunes, les activités physiques, le jeu et le tintamarre ; aux aînés, la réflexion paisible, l'exercice ouaté de l'expérience. Toutefois, sous l'apparence débridée de la fête juvénile, les enjeux politiques sont déjà présents : voici une trentaine d'années, lorsque Jacques Domingue, refusant de se plier à la coutume de l'invitation de tous les jeunes de la commune à son mariage, ne tint même pas sa promesse de leur donner en compensation un mouton et un barricot (petit baril de vin), il le paya de la perte de son mandat de conseiller aux élections municipales suivantes.
10L'accès à la classe d'âge des adultes n'est pas qu'une question d'années. Il suppose et accompagne la possession d'autres éléments statutaires, eux aussi étroitement fixés par la tradition, essentiellement le mariage, qui a lieu entre 25 et 30 ans, et la prise des responsabilités économiques, totale ou partielle selon que le père est vivant ou mort, actif ou retiré, autoritaire ou libéral. Or, l'héritage du patrimoine et des responsabilités familiales par l'aîné des garçons, que nous avons évoqué dans le chapitre précédent, aboutit dans l'ensemble de l'aire culturelle pyrénéenne à la concentration sur l'héritier de la quasi-totalité des droits et des devoirs sociaux. À la fois aîné, marié, père de famille et seul usufruitier des biens de la lignée, le cap de case (chef de maison) semble tout naturellement indiqué pour représenter la famille au Conseil municipal, tandis que le cadet, souvent désigné par ce seul terme générique, reste toute sa vie un mineur, souvent célibataire, commis de son frère, sans un sou vaillant. On s'attend à ce que, bien gentils mais pas très malins, les cadets se montrent dociles, sans initiatives, tranquilins, des caddetous (diminutif de caddèt « cadet »)22 tels que les illustre l'imagerie populaire, totalement dépourvus d'ambitions sociales et politiques. À l'inverse, dès le berceau, l'éducation de l'aîné le prépare à ses rôles de responsable de la famille et de l'exploitation, tant par la formation de sa propre personnalité que par la reconnaissance de son statut auprès de sa fratrie et des autres subordonnés de la case, oncles ou tantes célibataires, cousins orphelins etc. Voilà sa personnalité conditionnée au commandement et au sens de sa légitimité de chef ; pour passer de la direction de la case à celle de la collectivité villageoise, il n'y a alors qu'un pas.
11L'examen de l'ordre familial de naissance des conseillers municipaux de l'après-guerre jusqu'en 1977 montre qu'effectivement, les cadets y sont quasiment absents. Si l'on interroge les Labarthiens sur les motifs de la mise à l'écart politique de certains individus, apparemment éligibles selon les critères légaux, on remarque une gêne chez l'informateur : « Poh ! c'est un pagaillous, un tranquillin » ; presque immanquablement, c'est un cadet.
12Les traits individuels de personnalité s'effacent donc devant ceux de la catégorie statutaire. Ce principe d'évaluation porte une logique : parce qu'ils sont élevés pour des fonctions sociales importantes et localement valorisées, les aînés seront pour la plupart effectivement tels qu'on les forme et tels que chacun s'attend à ce qu'ils soient23. Inversement, parce qu'ils sont élevés pour la soumission et l'absence d'initiatives, les cadets se montreront généralement bonasses, à la limite de la débilité fonctionnelle dans certains cas. En aucune façon les particularités individuelles ne risquent de détraquer les statuts reproduits intacts depuis des temps infinis ; presque unanimement, les rôles attendus, imbriqués dans le fonctionnement familial et social, se trouvent effectivement acceptés et remplis par ceux qui y ont été préparés. Dans les cas exceptionnels où, la mécanique de l'infantilisation du cadet ayant raté, celui-ci se rebelle ou renâcle, il n'imagine pourtant pas l'usurpation d'un statut que la communauté ne lui reconnaîtrait jamais, il s'exile à quelques lieues, en ville, ou en Amérique. Dans le meilleur des cas, la famille lui trouve une épouse, une héritière avec quelque chance, dans la maison de laquelle il fera gendre, perpétuant ainsi à l'égard de la famille de sa femme sa position d'éternel commis (autrefois il abandonnait même son patronyme pour celui de la case de son épouse).
13Sans qu'aucune règlementation ait jamais été explicitement élaborée, sans contestations et sans débat, la collectivité s'est donc aménagé son propre système électoral, formellement respectueux de l'universalisme des normes nationales mais surtout préoccupé de conformité aux normes culturelles locales, très sélectives par rapport aux précédentes. Élitiste, ce système l'est dans la mesure où il évince sans ménagement les trois quarts ou plus des candidats légalement éligibles. Mais on peut aussi le percevoir comme démocratique puisqu'il équivaut au Conseil des Anciens classique, avec une représentation à peu près équilibrée de chacune des familles souches, par le truchement de son chef. Jusque vers le milieu des années soixante-dix, l'absence presque totale de nouvelle population préservait l'égalitarisme entre les familles ou, du moins, la perception de cet égalitarisme.
14Le groupe se donne donc le maximum de garanties pour remettre la conduite de ses affaires entre les mains de ceux qu'il considère comme les plus aptes à l'exercice et à la reproduction d'un ordre social et culturel ancestral parce qu'il les a culturellement conditionnés dans cette perspective dès le berceau. Le système de l'éducation familiale forge différentiellement les personnalités de ceux qui seront faits pour commander et de ceux qui seront faits pour obéir ; la société globale entérine et accentue ce découpage. Nos caps de case, à l'aise dans une société qui leur octroie une position gratifiante, se garderaient bien de déséquilibrer leur statut par la moindre initiative dérangeante. Parfaitement rodés aux rouages de la meilleure sociabilité, possédant à fond les savoirs collectifs et les ficelles de leurs enchevêtrements, ils iront tout naturellement occuper au Conseil le siège que leur père et les autres aînés de leur lignée ont occupé avant eux et qu'ils leur ont « laissé ». Leur inscription sur la liste unique va de soi, leur élection n'est plus qu'une formalité. Placés là à titre de consécration honorifique, en reconnaissance collective de leur bonne insertion dans la tradition familiale et villageoise, une fois élus, ils ne feront plus rien. Ils ne sont pas là pour faire quoi que ce soit, mais pour être conseillers, gardiens symboliques d'un système qui roule tout seul.
15Parmi ces « conseillables », à peine hiérarchisés au départ, quelques-uns semblent compromettre leurs chances, soit par une « bêtise de jeunesse », le plus souvent d'ordre sexuel, soit par un manque d'envergure notoire dans la direction de la maisonnée. Le village passe sur ces faiblesses, digérées la plupart du temps par la vigueur des rééquilibrages culturels : les « bêtises de jeunesse » des hommes font sourire ; quant à la médiocrité de la personnalité, le mandat de conseiller s'en accommode parfaitement. Par contre, un manquement, même léger, au principe d'une sociabilité conçue ici comme normale, c'est-à-dire permanente, exubérante, éminemment verbale et gestuelle, risque de marginaliser l'individu par ailleurs le plus conforme aux normes éthiques locales. Comme nous nous étonnions qu'un agriculteur d'âge mûr, prospère, estimé moralement, n'ait que rarement été élu au cours de son existence, la même réponse vint plusieurs fois : « Ils [lui et sa famille] vivent un peu retirés ».
16L'élection au Conseil municipal signifie donc en tout premier lieu la confirmation du statut socioculturel d'honorabilité familiale et personnelle. Si l'on peut parler de représentation, c'est moins de celle d'une volonté collective orientée vers des objectifs déterminés que de celle de « l'âme » d'un groupe, de ses structures de crédibilité et de sa vision du monde. Représenter prend alors le sens de symboliser plus que d'exprimer, avec le côté ostensiblement spectaculaire et l'absence d'objectifs définis propres au symbole.
17Exceptionnellement, certains des Labarthiens auxquels leurs origines familiales ne laissent pas l'espoir de se trouver un jour ou l'autre sur « la liste », peuvent prendre un coup de sang. S'autorisant alors de la stricte légalité, ils se présentent, seuls quelquefois, ou à deux ou trois, sans espoir, et en faisant bien connaître autour d'eux que c'était juste « pour voir ». Ces fameuses « listotes », ou « listes satellites », apparaissent à la population comme des farces tout juste bonnes à ajouter du piquant à la fête électorale et à donner, s'il se peut, plus d'éclat encore à la victoire des candidats légitimes. Lorsque, l'âge venant, des héritiers non encore élus trouvent longue l'attente d'un siège libre au Conseil, ils peuvent par impatience se laisser aller à pactiser avec l'opposition. Bien mal leur en prend, une « punition » à vie les tient désormais éloignés du Conseil. Par contre, pouvoir dire et se dire : « Je n'ai jamais été sur une liste satellite, je n'y ai même jamais pensé » fait partie des agréments de la bonne conscience. Et, quand le doute pourrait se glisser dans l'esprit de l'interlocuteur, l'explication bien rodée est là, toute prête : « Moi, j'ai jamais été sur une liste satellite ; une seule fois je me suis présenté seul, mais c'était une élection partielle pour souder deux mandats ».
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18L'un de ces conseillers deviendra maire. Tous les conseillers ne sont pas « mairables » mais tous les maires dont nous connaissons la carrière par témoignages directs commencèrent par être conseillers, puis adjoints, étapes préparatoires à la magistrature suprême. Dès ses débuts de « jeune conseiller », le maire potentiel est assez vite repéré : sa famille présente à un degré d'excellence toutes les marques de l'honorabilité, que lui-même consolide par la démonstration des qualités les plus valorisées ici, essentiellement une sociabilité exemplaire, une virtuosité raffinée dans le conformisme aux modèles relationnels de la tradition.
19La mémoire collective des Labarthiens conserve l'image des quatre maires qui se sont succédés du début du siècle à 1977. Nous évoquerons ici le dernier d'entre eux, Sébastien Cazajous, ou plutôt Sébastien tout court ainsi que le désignait toute la population de souche, le « seigneur » qui « régna » de 1965 à 1977, après divers stages préparatoires au Conseil, à partir de la Libération, comme conseiller puis comme adjoint.
20L'examen de son statut et de sa personnalité présente un double intérêt : d'abord, on le verra, comme incarnation presque pure de l'idéal-type du chef traditionnel, détenteur d'un type de domination elle aussi traditionnelle. De plus, ses deux mandats se situent au tournant de la mutation moderniste que subiront non seulement le pouvoir local mais l'ensemble de la société communale et sa culture. À travers lui et son rôle socioculturel, nous pourrons observer la genèse non voulue de changements qui, à leur insu, entraîneront le maire, ses partisans et leur vision du monde jusqu'à leur éviction définitive de la scène locale en 1977. L'analyse de ce passage de l'ère traditionnelle à l'ère moderniste, suscité en partie par un leader pourtant farouchement conservateur, contribuera à étayer notre hypothèse concernant la nature avant tout socioculturelle du pouvoir local et de ses changements indépendamment des objectifs des individus.
21Bien qu'absents du fameux recensement en 1385, les Cazajous appartiennent sans conteste aux souches, ils font partie de cette douzaine de familles d'« aristocratie roturière » évoquées au chapitre précédent. Cependant, autour de son patronyme, du nom de sa maison, une importante exégèse orale témoigne de la significativité exceptionnelle du personnage : selon qu'on l'adore ou qu'on le hait, car il n'existe guère de sentiments modérés à son égard, ce sont d'abord son nom et celui de sa maison qui recèlent les signes de sa grandeur ou de son infamie.
22Qui dit ancienneté dit densité des réseaux d'alliances parentales. Aîné de trois enfants dont deux filles mariées dans des communes limitrophes, Sébastien n'a plus à Labarthe de membres de sa fratrie ni de leur descendance. Lui-même est célibataire. Mais ceux que l'ancienne population, tout comme lui, considèrent comme ses parents englobent plusieurs dizaines de personnes. On compte d'abord les morts sans cesse évoqués, entremêlés aux lieux et aux objets familiers : la grand-mère, le grand-oncle, l'oncle, insérés leur vie durant dans celle de la case, la mère si douce disparue jeune. Puis, parmi les vivants, tous ceux que des mariages remontant parfois à plusieurs générations ont inclus dans des relations consanguines ou d'alliance.
23Les schémas donnés en annexe retracent le système des réseaux de parenté et d'alliance de Sébastien, à partir de témoignages oraux. Ils font apparaître qu'il est directement parent de toutes les autres grandes maisons de Labarthe. De plus, il est allié directement ou indirectement (par sa propre parenté avec les grandes familles) avec un certain nombre d'autres familles de moindre statut. Si bien que plus de cent adultes font automatiquement partie de sa clientèle électorale24. Il faut y ajouter ses premiers voisins et les membres de sa fratrie (deux sœurs) et leurs descendants (leurs conjoints peut-être ?), qui n'habitent pas à Labarthe mais y sont inscrits sur les listes électorales. Son « patelin », comme il l'appelait, et sa famille se confondent presque. Parler, dans ce cas, d'une bonne intégration socioculturelle dénaturerait le sens d'un lien viscéral de l'homme à son milieu physique et humain. La rupture de cette symbiose, lorsqu'il perdra la mairie, équivaudra pour Sébastien à l'anéantissement du sens du monde et de sa vie.
24Paysans, les Cazajous le sont aussi, ou plutôt terriens. Car leur propriété de quelques dizaines d'hectares a, de mémoire de Labarthien, situé les ancêtres de Sébastien parmi les gros de la commune, dispensés de travail grâce à celui de leurs métayers et de leurs commis. Sans doute partis de peu, un ou deux arpents dans un hameau autour de la modeste maison au toit de chaume, ils ont gagné le bourg à une date indéterminée pour faire construire, étape par étape, l'imposante ferme-manoir rose en galets de rivière qui domine le village à sa sortie nord et paraît le surveiller. Quelles qu'aient été les raisons de leur enrichissement, oscillant, selon la bienveillance ou la malveillance du témoignage, entre le merveilleux (l'or apparu magiquement dans un tiroir), la pratique de l'usure, les héritages d'oncles et de tantes célibataires…, il dut être assez important pour que les Cazajous réussissent, plus longtemps qu'aucune autre famille souche, à mener l'existence aristocratique propre aux gros propriétaires locaux, nobles ou non. Pas de profession libérale parmi eux, pas de mandats politiques, mais un art du loisir, du plaisir, que cultive jusqu'à sa mort, en 1955, le père de Sébastien, tandis que les autres grandes maisons se sont, elles, déjà remises à l'ouvrage après quelques décennies d'âge d’or. Tout accaparé par sa passion des chevaux, des attelages qu'il lance à travers l'unique rue du village au cri mystérieux de « Gonope, Gonope » (go up ?), devenu son sobriquet, monsieur Cazajous père « n'a jamais rien fait ».
25Aussi longtemps que l'inévitable cadet, l'oncle Firmin, sorte de régisseur, puis le valet italien Gino pallient tant bien que mal la disparition progressive des métairies et d'une domesticité agricole naguère fournie, on continue chez les Cazajous à vivre dans l'insouciance, « à tenir table ouverte ». Les commis prennent leur temps : « Une vache mourait, on n'y faisait pas attention », « Tout le monde se servait de fagots dans leurs bois », autant de témoignages proches de ceux qui évoquent les pratiques des derniers seigneurs et leurs relations à la population. Mais, « à force de manger de l'argent sans qu'il y ait beaucoup de rentrées », les Cazajous, comme les de Baliros, doivent renoncer peu à peu aux marques de leur distinction et, toujours oisifs et distingués, se contenter du train de vie de la moyenne des autres paysans. C’est pourquoi l'éducation du jeune Sébastien, né en 1908, et de ses deux sœurs cadettes ne se différencie guère de celle des jeunes Labarthiens de leur classe d'âge, à ceci près que l'on fait l'effort d'envoyer l'aîné dans un des meilleurs collèges jésuites de la région25. Il n'y reste que quelques années, n'y obtient pas de diplômes mais en retire un vernis de culture suffisant pour le démarquer depuis lors de ses concitoyens : « Il écoute du grégorien le soir, il a [dans une vitrine] des pièces anciennes et des tessons de poterie romaine ». Enfin et surtout, il noue au collège des relations qu'il conservera sa vie durant avec les milieux d'Église et de professions libérales.
26Durant son adolescence, sa mère meurt, la sœur cadette est mariée dans un village voisin, le ménage est tenu par la benjamine sous la coupe d'un père autoritaire avec lequel les relations du jeune homme ne sont pas aisées. Sébastien mène la vie de jeunesse, un peu plus libre de son temps que la plupart des garçons de sa classe d'âge mais pas plus argenté car il n'y a plus beaucoup d'argent dans la famille et le père tient maintenant serrés les cordons de la bourse. Durant quelques années, il vit d'intenses relations sociales dans la rue, au café, dans les fêtes des villages alentour et principalement à travers la pratique passionnée du rugby, qui soude à vie les représentants d'une même génération. La carrière politique de Sébastien, ses succès et ses échecs à la mairie seront tout imbriqués dans ce sport, élevé, à Labarthe comme partout ailleurs dans la région, à la hauteur d'une institution. Bon joueur (« J'avais une bonne pointe de vitesse, mais je ne savais pas jouer », disait-il pourtant près de cinquante après), bon vivant et déjà « d'une sociabilité peu commune », il devient le capitaine d'une équipe qui rassemble autour de sa personne toute une cour de jeunes hommes… son futur état-major politique.
27Il faut pourtant bien gagner sa vie et, pas plus que son père, Sébastien n'a la vocation agricole. Par relations, dit-on encore, il obtient un travail d'assistant arpenteur, métier qui présentera le double avantage de le dispenser des travaux manuels de la terre et de le tenir souvent éloigné de la maison paternelle, parfois assez longtemps. Il exercera jusqu'à sa mort cette profession qui, après sa chute politique, lui offrira de nouveau le refuge de longues absences.
28Bien qu'il pratique son métier d'arpenteur à plein temps et qu'il en retire la quasi-totalité de ses revenus, Sébastien reste et se veut pourtant un terrien. Malgré les pressions de voisins tentés par l'achat de ses champs plus ou moins cultivés, plus tard résistant aux tentations de la spéculation sur les terrains à bâtir, il garde presque intact son patrimoine foncier. Mais il ne le rentabilise pas : « Il avait des métairies partout, il les donne à ses sœurs » ; de toute façon « c'était lamentable, les toits s'effondraient, ça prenait l'eau de partout ». Les champs sont loués à des familles alliées ou voisines, ou plutôt prêtés, « juste pour le plaisir de les voir cultivés », témoignent deux de ses locataires. Il ne garde la jouissance que d'un jardin, laissé presque à l'abandon, et d'un pré à moutons, en souvenir de l'oncle Firmin qui le lui a légué personnellement et « parce que, dit-il, des moutons, ça garnit bien un pré ».
29Cette persistance d'attitudes traditionnelles à l'égard de la terre, inaliénable et indemne de préoccupations rentabilistes, hérisse ceux des agriculteurs locaux qui ne profitent pas de cet anachronisme. Nous verrons combien cette conception s'oppose à celle de son successeur à la mairie. Lorsque les changements de mentalité des autres agriculteurs ôteront leur sens à ses pratiques oblatives, non seulement on le taxera d'anachronisme, mais on suspectera derrière ce « laisser-aller » des menées machiavéliques, aussi évidentes pour des modernistes rentabilistes que l'avait été son exemplarité quelques lustres avant. Face à une agriculture en crise, pour laquelle l'accaparement des terres et leur surproductivité devenaient une condition sine qua non de survie, le comportement, dénoncé comme « seigneurial », de Sébastien constituera une sorte de provocation et contribuera à transformer en quelques années son hégémonie en naufrage. Mais cette option anti-économiste qui, dans une perspective de strict économisme, peut paraître un luxe, un brin ostentatoire, prenait toute sa fonctionnalité dans la vision du monde globale de Sébastien : « L'argent, je m'en fous, autant j'en ai, autant j'en donne ». Cette formule, reprise sous diverses formes par beaucoup de ses concitoyens lorsqu'il leur est demandé de décrire notre homme, perçu comme « généreux, le cœur sur la main, charitable à l'excès », n'équivaut certes pas chez lui à une profession de foi de pauvreté. Il apprécie l'argent, il en a besoin pour ses voyages, ses disques et les invitations au restaurant dont il fait profiter ses nombreux amis ; mais la formule du profit capitaliste, « faire de l'argent pour l'argent », lui est étrangère. Le profit n'est pas une fin en soi, l'argent est un moyen permettant la réalisation d'autres valeurs à ses yeux prépondérantes : la sociabilité, l'animation de relations de voisinage et de parenté, l'entretien d'une image de soi satisfaisante à ses propres yeux et à ceux du groupe ; enfin l’argent s'inscrit directement, on le verra, dans une stratégie d'accès à la domination et de sa reproduction.
30Dans une région de tradition catholique comme le Béarn traditionnel, la pratique religieuse allait de soi dans les milieux ruraux. Vraisemblablement l'ancienneté de l'implantation, l'appartenance à une paysannerie aisée accentuaient, comme c'est le cas chez Sébastien, la collusion avec l'Église ; de fait, dit-il, « Je suis d'Église ». « Il n'a pas de mérite à cela, dira une de ses sœurs, il avait l'exemple à la maison, notre père ne montait jamais se coucher sans avoir fait son signe de croix ». Dons « énormes » à l'Église et à la paroisse, pèlerinages, actions de grâce à la Vierge pour l'avoir sauvé des mains des Allemands alors qu’il était résistant, amitié personnelle avec des clercs, dont le curé du village, montrent que l'appartenance religieuse de Sébastien constitue une source déterminante de sa conduite et de son image. Pour ses amis et ses proches, le moteur de sa personnalité est d'être « un bon chrétien » ; « un chrétien qui ne pratique guère la charité envers ses ennemis », ricanent ces derniers, c'est-à-dire, en termes plus sociologiques, un chrétien qui ne confond pas la sphère du profane avec celle du sacré.
31Un autre trait de la religiosité de Sébastien, que l'on pourrait appeler tolérance, cerne davantage encore les limites sociales de sa foi : elle n'interfère pas avec ses pratiques politiques. Le critère religieux n'entrera jamais en jeu dans le choix des membres de son équipe municipale. Catholiques convaincus, agnostiques passifs et anticléricaux mordants ont coexisté pacifiquement au Conseil, dynamisé en outre de l'extérieur par la figure puissante et pittoresque de Madame Garrigue, institutrice communiste militante qu'une grande amitié lia à Sébastien.
32Ce pluralisme avant la lettre doit être replacé dans le contexte culturel béarnais, favorisant l'aptitude à faire passer le souci d'adaptation avant la défense des convictions. La tolérance historique à l'égard des minorités protestantes, définitivement éteintes ici voici quelques décennies seulement, la coexistence d'une tradition catholique avec une tradition radicale, marquée d'une laïcité plus ou moins combative suivant les communes, peuvent également entrer en ligne de compte. Mais d'une façon plus générale, comme nous l'analyserons plus en détail ultérieurement, les comportements politiques de Sébastien expriment un des traits fondamentaux du pouvoir local, traditionnel ou moderniste d'ailleurs : pas plus que l'appartenance religieuse, l'appartenance politique et, plus généralement, idéologique ne représentent un critère différentiel pertinent pour accéder ou se maintenir au pouvoir.
33Pour en rester, à ce niveau de notre analyse, à la personnalité de Cazajous, bien malin qui pourrait lui attribuer une orientation ou même une coloration politique déterminée. Il n'a jamais appartenu à aucun parti et les sympathies idéologiques qu'on lui prête témoignent surtout de la part de l'énonciateur d'une intention de louange ou de dénigrement à son égard. Ainsi, pour ceux qui veulent souligner son anachronisme : « Poh ! Sébastien, il a été royaliste au fond du cœur, il l'est encore ! ». Aux yeux de ceux qui tentent de lui conserver quelque poids dans l'actualité : « Sébastien, mais il est plus socialiste que certains que je connais qui sont inscrits au Parti ; il est plus que socialiste, il est social, parce qu'il est généreux, juste » ; « S'il ne vote pas socialiste, c'est à cause de l'école libre ». Quant aux quelques représentants de la nouvelle population qui ont entendu parler du personnage sans le connaître personnellement : « Sébastien, euh ! il devait tourner autour du MRP ? Plutôt de droite : il est avec les curés ; mettez centre, plutôt centre droit ». En fait, l'opinion la plus proche de la vérité, c'est celle qu'émet un de ses intimes, monsieur Tounissou : « Personne n'a jamais su les opinions politiques de Sébastien, mais c'est parce qu'il n'en avait pas ».
34Son cas n'est pas singulier. Que le Labarthien traditionnel ait ou n'ait pas « d’idées politiques », qu'il soit constant ou changeant à cet égard, tout cela concerne des systèmes de référence nationaux, étrangers à la vie communale ou cantonale. Si, lorsqu'il s'agit d'élections législatives, le local affecte de parler le langage national et d'adopter les classements partisans, la nature des relations entre les électeurs et leur élu montre le caractère superficiel de l'adoption de cette vision officielle du monde politique : en réalité les émanations du local, avec ses spécificités socioculturelles et son indifférence aux idéologies politiques, imprègnent l'exercice des différentes strates de domination, y compris jusqu'au Centre. En tout cas, dès que l'on redescend au niveau concret et quotidien des affaires municipales, la politique, qui n'est jamais désignée autrement que comme « la politicaillerie », n'a plus sa place. Elle fausse les problèmes, détériore les relations d'alliance ou de conflits établis, brouille les intérêts catégoriels reconnus, c'est la peste. Nous verrons qu’en 1983, la simple suspicion qu’une liste était politisée lui a valu « un enterrement de première classe ». En 1989 et 1995, plus personne n’a commis cette erreur stratégique.
35Ancienneté, appartenance à une souche terrienne riche et honorable, personnalité en tous points conforme aux canons locaux du bon Labarthien, conformité de ses attitudes anti-économistes aux idéaux collectifs traditionnels et, de surcroît, des relations, des savoirs et des loisirs plus importants que ceux de la plupart de ses concitoyens, faisaient de Sébastien un modèle culturel, incarnant à la perfection les valeurs, centrales ici, de gentillesse, de générosité jusqu'à l'oubli de ses propres intérêts, de sociabilité jusqu'à l'abnégation. Ce personnage exemplaire recevait alors tout naturellement des autres les gratifications méritées par cette exemplarité : sympathie, estime, admiration ; il se trouvait spontanément de ce fait en une position de leadership informel qui, associée à son statut familial, ne pouvait que se matérialiser un jour ou l'autre par l'accès à la mairie.
36Pourtant sa carrière municipale ne dérogea pas au rythme normal de la gérontocratie locale : il ne fut élu conseiller qu'à 35 ans, ne devint maire qu'à 55. Pour ses partisans, cela prouve une absence d'ambition, que démontre aussi son indifférence à des mandats politiques plus prestigieux : un certain temps, il fut bien porté à la présidence des maires du canton mais c'est malgré lui et seulement « parce que tout le monde l'aimait bien ». Mais le cas de Sébastien présentait, par sa famille et par sa personne, quelques zones grises qu'il ne pouvait manquer de ressentir plus ou moins consciemment comme des handicaps. Tout d'abord, mis à part un lointain grand-oncle conseiller au début du siècle, pas d'antécédents politiques chez les Cazajous. Or, selon la prescription des normes internes, la société labarthienne fonctionne suivant le principe de l'héritabilité des mandats de maire et de conseiller ; les familles « conseillables », « mairables », forment un corps reconnu et prélégitimé, nous l'avons vu, au sein duquel la communauté puise ses édiles. De sorte qu'arrivé à l'âge du retrait des affaires publiques, tout naturellement et au grand jour, le père, l'oncle si le père n'a pas d'enfant, « donne sa place » à celui qui sera aussi l'héritier du patrimoine foncier et social de la famille. Le cycle politique double tout naturellement le cycle familial de la reproduction, selon une logique qui désarme les postulants illégitimes et conforte les ayants droit dans le bien-fondé de leurs privilèges. Nous verrons que l'ère moderniste coïncidera avec la première transgression du principe ancestral de la transmission héréditaire du pouvoir. En ce qui concerne Sébastien, il ne pouvait guère être question pour lui d'aller à l'encontre de modèles dont il connaissait trop bien l'existence et le poids alors que, par tant d'autres points, il se sentait et était perçu comme un parfait représentant de l'orthodoxie sociale ; pas de père, pas d'oncle, pas même de lointain cousin à qui succéder, toutes les places se trouvaient « réservées » pour des décennies, il ne lui restait qu'à ronger son frein en silence.
37Par ailleurs, bien qu'aîné, Sébastien est célibataire et le célibat, on le sait, s'associait traditionnellement avec le statut minoritaire des cadets non héritiers, à peu près inexistants sur le plan social et politique. L'observation des listes des conseillers municipaux jusqu'à nous, qui nous a déjà montré la quasi-absence de cadets, fait aussi apparaître une sous-représentation marquante des célibataires (nombreux dans la commune). Le célibat de Sébastien revient comme un leitmotiv chez nos informateurs, ses amis pour le déplorer comme la cause principale de ses « malheurs », ses ennemis pour y trouver l'explication des travers de sa personnalité : « Pas de jeunes chez lui pour l'amener aux idées du jour », « Pas d'héritiers pour entretenir l'ambition de la conservation du patrimoine », « Pas d'intermédiaires entre lui et le village » pour le préserver du sauvage isolement dans lequel il se complaira après son échec à la mairie en 1977.
38La juste appréciation de ses handicaps statutaires, jointe à l'orgueil du personnage, souvent évoqué, pouvait enfin s'allier à la prise en compte d'une norme culturelle dont Sébastien était pénétré comme tout Labarthien de souche : quel que soit l'attrait qu’il éprouve pour le pouvoir et même si la place d'un « jeune » lui est réservée par le jeu de l'héritabilité, il « [n']acceptera » de se présenter à l'élection de conseiller, à plus forte raison de maire, qu'au terme d'un véritable rituel de supplication donné en spectacle à la communauté passionnée par ce jeu. On « vient chercher » le postulant potentiel, on « l'embête » jusqu'à ce qu'il « cède », après l'étalage, lui aussi rituel, de la multiplicité de ses occupations professionnelles et familiales. Pouvoir dire sa vie durant : « Ils sont venus me chercher, deux fois, trois fois, je ne sais pas combien de fois ; je ne voulais pas, j'aimais mieux rester tranquille, mais finalement, je me suis laissé faire : « Si je peux rendre service… », voilà le langage idéal qui, repris par chacun mais, toujours neuf, doit auréoler la carrière municipale. Le génie consiste alors dans le juste dosage de la durée des refus et dans la décroissance progressive de leur netteté, sous peine de voir un meilleur stratège vous coiffer sur le poteau. C'est ce qui est arrivé à monsieur Somprou qui, vingt ans après, ne comprend toujours pas ce qui s'est passé :
On m'a demandé je ne sais pas combien de fois pour me présenter. Finalement, je me suis laissé faire mais à condition que je ne serais pas maire, j'avais trop de travail. Plus tard, j'avais plus de temps pour être maire mais ils ne m'ont plus demandé. Ils m'ont dit : « Mais t'avais dit que tu voulais pas ! ». Ils ont joué là-dessus.
39Pour que Sébastien se lance dans la course au pouvoir, comme conseiller d'abord, il ne fallut rien moins qu'un état de crise nationale, qui lui fournit opportunément des lettres de noblesse inédites, tout à coup portées au sommet de l'échelle des valeurs. Après la Libération, la municipalité en place durant la guerre, dénoncée comme collaboratrice par des résistants locaux, est destituée en bloc et remplacée par un nouveau Conseil, nommé par le Préfet, avec à sa tête un nouveau maire, Castaing. L'heure de Sébastien est arrivée : « J'avais fait de la Résistance ; j'ai eu l'honneur d'être arrêté, puis libéré ». Tout naturellement, il se trouve parmi ceux qui sont nommé conseillers par le Préfet, sans avoir à passer par les détours d'une requête humiliante, et peut-être problématique, auprès du pouvoir en place. Mais en même temps, il sait se démarquer du « petit groupe de ces résistants de dernière heure » qui, au mépris du sens local de la préservation du consensus, avaient dénoncé Barens, l'ancien maire, et ses conseillers, « de droite sans l'être, collaborateurs sans l'être », avaient arraché les drapeaux que ceux-ci, comme tout le monde, avaient mis à leurs fenêtres à la Libération, et s'étaient finalement instaurés les maîtres de la commune sans égard pour les modèles coutumiers.
40Aussi, lorsque de nouvelles élections seront organisées quelques années après, le rôle de Sébastien avant, pendant et après la Libération fait de lui une personnalité dont la place au Conseil va de soi. « On a voulu que je me présente ; j'avais une certaine influence sur la jeunesse par le Comité des fêtes. Je me suis intéressé de près aux affaires municipales, j'ai tout de suite été adjoint ». Le voici donc en selle, bien placé pour la course à la mairie si son « patron », Castaing, le maire de la Libération, n'avait dû s'effacer au scrutin suivant devant Barens, le maire destitué et de nouveau élu. Bon prince, ce dernier garde toutefois l'usurpateur comme adjoint ; Sébastien, qui s’était pourtant montré conciliant vis-à-vis du nouveau vainqueur lorsqu’il était rejeté, est repoussé dans les coulisses du pouvoir.
41Pour la première fois dans l'histoire de Labarthe, le Conseil et toute la population à sa suite sont déchirés par un antagonisme profond. Sébastien situe cette rupture du consensus électoral comme le « début de la fin », l'ouverture « dans la commune d'une petite scission qui n'existait pas avant » et dans laquelle s'engouffreront tous les éléments : querelles intestines, exaspération des intérêts individuels contre les intérêts collectifs, incursion de points de vue modernistes qui, après presque trente années de maturation, aboutiront au grand chambardement de 1977.
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42Pour bien comprendre l'origine de cette mutation, nous allons la replacer dans les cadres de la tradition du pouvoir local, encore intacte après la dernière guerre. Malgré une tradition dominante de liste unique, Labarthe avait aussi connu quelques exemples de campagnes électorales municipales mouvementées. La mémoire collective se souvient des rixes, des coups, des traquenards qui doublaient certains scrutins. On évoque, par exemple, la rivalité de deux candidats marchands de vins, situés vis-à-vis de surcroît, qui avaient installé dans la rue, chacun devant chez lui, une barrique de vin dont ils régalaient les passants tout en invectivant l'adversaire. On buvait chez l'un puis on traversait la rue pour aller boire chez l'autre, on promettait sa voix au premier puis on la repromettait au second. Les deux rivaux couraient entre temps la campagne pour le porte-à-porte, seule forme de campagne électorale pratiquée encore de nos jours ; mais comme l'un possédait une bicyclette et l'autre pas, sa mobilité lui permettait de passer avant, puis de nouveau après son adversaire, dont il désamorçait au préalable les propos pour les redémolir encore après.
43Mais une fois retombée l'animation de la fête électorale, les énergies tendues par ses préparatifs et son déroulement se relâchaient et, durant six ans, personne ne se préoccupait plus de ce qui se passait au Conseil. La réactualisation cyclique des principes de reproduction de la hiérarchie visiblement assurée, les relations officielles de la population avec la mairie se bornaient à l'enregistrement des actes d'état civil. Au Conseil il ne se passait plus rien, tout ce qui pouvait se faire, se dire, se penser concernant la vie municipale l'avait été juste avant et pendant l'élection. Désormais, chaque élu allait jouir en toute tranquillité de son statut d'honorabilité. Le maire réunissait rarement son Conseil, peu de conseillers y venaient : « C'était tard, il fallait venir à pied, vous savez, l'hiver… » ; et l'été donc : « Après dix, douze heures de travail, se changer et se remettre sur les routes quand on n'est plus tout jeune… ». Ceux qui faisaient l'effort du déplacement écoutaient sagement ce que le maire racontait, rien qu'ils ne sachent déjà, et souvent, envahis par la somnolence, ils piquaient du nez sur le dossier de la chaise où ils avaient pris place à califourchon. À la fin de la séance, on les réveillait : « Tè, qu’abet deya hèyt ? (Tiens, vous avez déjà fini ?) », et chacun regagnait sa ferme par les chemins creux.
44Jusqu'en 1945, l'énumération des présents et des absents n'est jamais donnée sur les registres. Quelques signatures au bas de comptes rendus épisodiques ou de pages restées blanches témoignent de l'insignifiance d'hypothétiques débats. Certains maires ne convoquaient pas les conseillers, ils leur demandaient seulement une signature, de temps à autre. On imagine très bien la scène, à la sortie de la messe ou au bout du champ : « Hòu, Joantî, que caleré toutû que passèsses à la maysoû coumune ta sinna, quoan te bague (Hé, Jeannot, faudrait bien que tu passes à la mairie pour signer quand tu auras un moment) ». Et Jeannot passait, s'appliquant à écrire son nom là où le maire avait mis une croix, plus intéressé à regarder qui avait ou n'avait pas déjà signé que par le texte (quand ce n’était pas une page blanche qu'il paraphait).
45La gestion communale demandait très peu de travail. Le maire suffisait largement à mettre en œuvre, avec l’aide du secrétaire, des décisions qu’il avait lui-même prises : « Il n'y avait rien à faire, personne ne demandait rien ». De sorte que si les conseillers tiraient de leur fonction un honneur à vie, le maire seul détenait un pouvoir. Une famille s'enorgueillira toujours d'avoir ou d'avoir eu un conseiller parmi ses membres, un peu à l'égal d'un prêtre ; même si c'est comme en plaisantant, on ajoutera toujours son titre actuel ou passé lorsqu'on évoquera « Monsieur Untel, conseiller » ou « conseiller municipal honoraire ». Mais personne n'aurait imaginé que l'exercice d'un tel mandat demandât du temps et fût un motif de préoccupation.
46Mais à partir de 1945-1950, il semble que les répercussions de l'onde de choc de la guerre et de la Libération aient déstabilisé l'institution municipale et, à sa suite, l'ensemble de la société locale ; ou peut-être ont-elles mis au jour des fissures latentes auxquelles l'absence d'événementialité n'avait pas jusque-là donné la possibilité de s'exprimer. La population est pourtant restée la même, les modes de vie quotidiens se répètent, identiques, mais la dureté des combats électoraux, l'atmosphère conflictuelle des séances du Conseil ne trompent personne : le malaise qui entoure dès lors la prise du pouvoir et son exercice catalysent et révèlent l'anomie de tout un groupe, l'exténuement latent de l'ordre traditionnel. Les événements nationaux, apparemment extérieurs à la petite société labarthienne, ont donné l'impulsion à une cascade de changements qui, par des crises successives entrecoupées de rémissions, achemineront la commune vers la modernité, presque à son insu.
47L'histoire de la montée au pouvoir de Sébastien, de sa domination et de sa chute ponctue ce mouvement évolutif, dont on ne sait trop s'il en fut la victime, l'expression ou, partiellement, l'instigateur : type pur d'Homo traditionalis, héros reconnu de l'éthos ancestral, il doit pourtant son entrée sur la scène municipale à une transgression du modèle normal dont il profite, nous venons de le voir, sans y avoir joué un rôle actif. Par ailleurs, nous le verrons, ses pratiques gestionnaires illustreront un mode de domination elle aussi traditionnelle mais, en même temps, il sera plusieurs fois porté par la conjoncture à des actes déroutants aux yeux de la coutume, qui saperont d'autant un ordre dont il se dit et se sent le défenseur. À son corps défendant, Sébastien se fait donc « l'agent pervers » d'un changement qu'il redoute d'instinct, et avec raison puisqu'il entraînera sa propre liquidation politique et sociale.
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48Si l'histoire utilise des « individus porteurs », dont le destin se confond alors avec celui de leur groupe d'appartenance, elle s'incarne également dans des épisodes – de crise la plupart du temps – que l'historiographie présenterait peut-être comme causals, mais qui sont en fait les points d'émergence ponctuels, les révélateurs de courants de déterminismes sous-jacents. « L'histoire de l'école », qui traverse en filigrane toute la chronique communale depuis un siècle, a une valeur exemplaire à cet égard : toujours latente, exacerbée plusieurs fois comme élément significatif des époques de crise, jamais vraiment réglée, elle catalyse les changements de régime politiques locaux. Elle interfère avec l'ascension au pouvoir de Sébastien qui, comme son successeur d'ailleurs, a cherché à rendre indissociable le lien entre son nom et la résolution de la question scolaire.
49Comme l'indiquent les registres de délibération du Conseil municipal, l'école publique, laïque et obligatoire causa bien des soucis à la commune dès ses débuts en 1875. Outre le salaire du maître puis celui, inférieur, de la maîtresse, il fallait prévoir pour eux le logement, le piochage du jardin et, pour les écoliers, un local « couvert et chauffable ». On se débrouilla tant qu'on put pour les caser dans les bâtiments existants : d’abord sous la halle du marché couvert, vidée des élèves et de leurs pupitres les jours de marché ; puis, garçons d'un côté, filles de l'autre, partout où un local se trouvait pouvoir les contenir, gouttières (fuites d’eau) sur la tête réparées au coup par coup, rigoles dans les pieds qui provoquaient des « épidémies de trachéites » à longueur d'année. Mais en ce temps-là, ni les associations de parents d'élèves ni les syndicats d'enseignants ne gênaient les responsables municipaux. À défaut de la construction d'une école, on s'était lancé vers la fin du xixe siècle dans l'érection d'un préau mais l'entrepreneur, « qui avait pourtant promis de faire des sacrifices », lassé d'être toujours « payé plus tard et sans intérêts », avait revendu les matériaux et l'affaire en était restée là. Pour compenser ces déboires fonciers, la commune s'était alors rabattue sur « l'achat d'un baromètre et de deux thermomètres, instruments peu connus et très utiles tant au point de vue de l'enseignement que de leur vulgarisation » ! En 1945, on en était encore à « mettre une planche sous chaque enfant, qui servira d'isolateur ». Plus tard, on se sera sans doute décidé à poser un béton mais en 1950 le problème est toujours là, l'eau revenue en force « passant par dessus le béton » et continuant à enrhumer tous les enfants du village.
50Certes la commune n'est pas riche, mais le sens de cette pauvreté doit être passé au crible des valeurs locales concernant l'argent et les manières de se comporter à son égard : dès la fin du xixe siècle, les fonds ne manquent pas dans les caisses communales puisque les comptes annuels, pour autant qu'ils apparaissent dans les registres, font toujours état de fonds libres. Mais le bon maire, c'est celui qui gère sa commune en bon paysan qu'il est, grattant à droite et à gauche pour grossir le pécule et tenir au plus bas toutes les dépenses non absolument nécessaires. Or, dans l'optique traditionnelle, la nécessité concerne les réalités religieuses et symboliques, pas la matérialité d'une bâtisse : on peut se passer d'une école neuve tandis qu'on paiera sans rechigner, parce que « la population le veut, deux messes chantées tous les dimanches » ; on laissera l'instituteur s'asphyxier dans les fumées de sa cuisine, mais avec quelle complaisance sont énumérées les fournitures du costume du garde-champêtre, périodiquement commandé chez un « bon tailleur de Pau » : « trois mètres de drap à 49 francs, une doublure pour 45 francs, de la grenade, des boutons et du galon pour 24 francs, plus 50 francs de façon ».
51Enfin, derrière le souci des finances collectives et la sélectivité culturelle de leur utilisation se cachent des considérations plus privées. Tout d'abord, bâtir signifie emprunter et emprunter se matérialise par une augmentation des impôts locaux. Quel maire risquerait l'impopularité par une mesure qui l'atteint en même temps dans ses propres intérêts personnels et familiaux ? De plus, la construction d'un bâtiment d'école suppose un terrain et la commune n'en possède pas en propre. Quel terrien accepterait de se dessaisir, même au nom d'intérêts collectifs qu'il saura bien invoquer par ailleurs à bon escient, d'une portion de ce patrimoine familial dont tout son conditionnement culturel et économique a mis au premier plan la nécessaire intégrité ? Quant à recourir à l'expropriation, aussitôt perçue par la victime comme une intention de malveillance à son égard, aucun maire réaliste ne s'y résoudrait. La solution idéale consisterait à trouver un terrain qui n'appartienne à personne, ou presque. Les décennies passent, deux guerres se succèdent, le problème scolaire, de plus en plus aigu, ne trouve pas sa solution. Trop d'intérêts personnels sont en jeu, trop de crédibilités collectives s'y ajoutent pour que le principe de l'éducation, théoriquement valorisé, compte assez pour qu’on lui consacre une bâtisse spécifique.
52Cependant les mutations culturelles nationales consécutives à la dernière guerre, le poids croissant des valeurs du « savoir », celles du développement rural à base d'équipement risquent, au bout d’une quinzaine d’années de maturation, de confiner dans « l'arriération » les communes réfractaires au changement. Les pressions administratives du préfet, l'exemple d'une « nation qui bouge » se conjuguent pour donner à nos Labarthiens et à leur Conseil quelque chose comme une mauvaise conscience. Le problème de l'école hante les responsables, il faut agir. Quelqu'un a une idée de génie : ce château de Baliros, opportunément vide depuis la mort du dernier seigneur, une fois démoli libérerait un bon bout de terrain où construire ; le dernier descendant des derniers seigneurs habite bien loin de Labarthe, presque personne ne le connaît, il admettrait sans doute de céder pour une bouchée de pain et de laisser démantibuler une demeure en mauvais état. Mais dans ce Conseil déjà divisé, traversé par des coalitions d'intérêts maintenant exacerbés, tout est prétexte à dissension. La moitié des conseillers plus un sont contre la démolition26, on ne démolira pas. Sébastien, lui, est pour.
53Un autre conseiller imagine cette fois l'achat du château en vue de son arrangement en école ; l'accord se fait à peu près, on va acheter le château. Mais le maire « commet l'erreur de raconter tout ça à l'inspecteur primaire », qui fait échouer le projet au nom des normes de sécurité et d'hygiène scolaires. On prend alors en considération le point de vue de certains, partisans de laisser aller ce château et son terrain à leur déclin naturel, pour lorgner plutôt du côté d'un autre terrain, également propriété de l'héritier des de Baliros, que l'on exproprierait, cette fois. Sébastien est contre : « Ce fut un tollé, l'expropriation choquait ». Elle choquait avant tout ceux qui avaient des vues sur ce même terrain pour leur propre compte et qui finirent pas se l'approprier à une voix près après une succession de péripéties savoureuses. À un moment donné, par exemple, l'affaire va se régler, Madame Garrigue va payer ce terrain de ses propres deniers puis elle en fera cadeau à la commune. L’argent est versé au notaire ; puis, retournement de situation, une mystérieuse voix manque lors du vote décisif, on n'achète plus, on soupçonne « des raisons très personnelles » : « avec la complicité d'un notaire et de Carrère, plus Primcoudet, Monsabert l'obtient par en dessous et le revend à Larqué pour qu'il bâtisse son magasin dessus ; Castaing [le maire] était dans le Nord ».
54La question scolaire, latente et bien intégrée au ronronnement communal pendant trois quarts de siècle, transforme soudain le Conseil en champ de bataille : « Labarthe était devenue ingouvernable, il suffisait d'avoir une idée et aussitôt le Conseil était divisé ». Durant dix ans encore, la mise en chantier d'une école « convenable », suivant les canons désormais « modernes » sera différée par la pesanteur culturelle d'une tradition démunie face à l'événementialité, inapte à dominer les habitus de stratégie bricoleuse d'une population et la priorité qu’elle et ses élus donnent aux intérêts particuliers sur l’intérêt public. Vers la même époque (la complexité passionnée des témoignages brouille la diachronie), « on rate aussi l'EDF parce qu'il aurait fallu exproprier Barrère ; Cazalet, ravi de desservir Barrère, poussait à la roue mais n'a pas réussi ».
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55Sébastien est présent au Conseil durant toutes ces péripéties. D'abord relativement effacé, il saura grimper peu à peu les échelons du leadership à la faveur du trouble des esprits et des cassures d'alliances. Ses adversaires lui attribuent un rôle décisif dans la manipulation du conseiller dont la voix décida du rejet de la proposition d'expropriation : « Il lui avait tourné la tête ». Plus tard, au début des années soixante, Sébastien démissionne et réussit à entraîner six autres conseillers, comme lui « indignés » par une quelconque décision du maire d'alors. « Ça a été la pagaïe pendant six mois, le budget voté à quatre », raconte un témoin. Les sept démissionnaires, tapis dans leur retraite, attendent les prochaines élections, que le préfet organise quelques mois après. L'ensemble du Conseil est réélu. Notre héros se trouve donc alors à la tête d’une faction majoritaire mais encore mal soudée.
56Si Sébastien sent alors le pouvoir au bout de ses doigts, le rituel de la supplication n'en demeure pas moins nécessaire. Écoutons sa version des faits, trahie pourtant par l’intrusion du je au milieu des on anonymes :
Alors on a passé un pacte avec le maire Castaing : « Écoutez, la seule chose qu'on peut faire, vous restez maire mais nous sommes majoritaires, rien ne se fera sans nous. Restez maire, je n'en ai pas besoin [je n’ai pas besoin du titre] ». On avait trouvé cette solution, on m'avait sollicité et j'avais pris cette décision, à condition de ne pas être maire. Ça a marché.
La sociologue : « Mais pourquoi ne vouliez-vous pas être maire ? »
Sébastien : « Ah ! ben, ma profession d'expert, le rugby, ma propriété… D'ailleurs monsieur Castaing a très bien compris. Il est revenu à de très bons sentiments. Il avait un fils à Lille, il y allait souvent, il m'écrivait au Premier de l'An. J'étais premier adjoint mais j'avais la responsabilité de la mairie ».
57Comme en écho inversé, écoutons le point de vue d'un de ses adversaires actuels, conseiller aussi à l'époque :
La monstruosité que Sébastien a faite alors, c'est de se porter candidat comme maire alors que Castaing l'avait repris sur la liste. Ça, c'est des choses inimaginables ; Castaing est resté stupéfait : « Mais, moi aussi, je suis candidat ! ». Castaing a eu sept voix, Sébastien quatre. Castaing était « intelligent et humaniste », il lui a proposé d'être son premier adjoint. Il allait alors souvent chez son fils à Lille ; par arrêté il me confie son remplacement pendant quelques semaines ; je n'ai rien eu de particulier à faire, mais Sébastien était furieux.
58Qui ment dans la présentation de ces événements, méconnaissables d'une version à l'autre ? Qu'importe. Quels qu'aient été les faits, leur sens sociologique est identique. Manifester ouvertement son ambition relève ici de la « monstruosité » et Sébastien le sait comme tout le monde. Ou bien il a réussi à contenir verbalement sa coupable pulsion de domination mais personne n'a été dupe ; ou bien il a réellement sollicité la mairie mais cet écart de conduite lui est depuis resté sur la conscience. Toutes les fois que l'occasion se présentera d'évoquer l'affaire, il refera l'histoire à son avantage et à celui de la morale, surtout face à l'oreille, qu'il pense crédule, de l'interlocuteur étranger.
59À cette manifestation trop claire d'ambition personnelle, on opposait encore trente ans après la conduite « intelligente et humaniste », c'est-à-dire conforme aux modèles traditionnels, du maire d'alors, monsieur Castaing : non seulement il reprend le factieux sur « la liste », avec ses complices, « revient à de très bons sentiments » à son égard, mais il en fait son premier adjoint, renouvelant le procédé d'apaisement qu'il avait déjà utilisé quelques années après la Libération avec l'ancien maire destitué et alors réélu comme conseiller. Sébastien, quant à lui, avait d'abord très bien joué le rituel de supplication mais il se laissa emporter par un « orgueil inadmissible », faux pas peut-être payant à court terme mais qui le plaçait dans une position de transgression par rapport aux modèles institutionnalisés de détachement à l'égard du pouvoir. Cette poussée narcissique, que personne n'oubliera, servira plus tard d'argument électoral à ses adversaires modernistes pour démontrer « l'immoralité » du personnage. Ce qu'ils ne perçurent pas, c'est que cette transgression ouvrait les vannes du changement.
60Aussi mal parti, le mandat est houleux : démissions, élections partielles, alternance au pouvoir des diverses factions, les acteurs du sociodrame eux-mêmes arrivaient mal, plus de vingt-cinq ans après, à s'y retrouver dans les petits papiers qu'ils conservaient dans leurs tiroirs. Quoi qu'il en soit, l'achat de terrain pour l’école n'était toujours pas réglé.
611965 arrive, avec de nouvelles élections et le retour au Conseil des mêmes protagonistes, à peu de chose près. Durant les années qui ont précédé, la position de Sébastien s'est affermie, son autorité morale est telle qu'il pourra maintenant délaisser le rituel de supplication pour un principe stratégique qui lui est familier, le chantage :
On est venu me chercher pour que je sois tête de liste alors que je voulais seulement être conseiller. J'avais fait établir la liste par ordre alphabétique. Ça a été refusé, il fallait un ordre. Donc je me retrouve tête de liste. J'avais accepté, mais à une condition, c'est qu'on fasse vite ce qu'on avait à faire. Ça a été ça la condition de ma venue, sinon je partais, je retournais chez moi. Ils se sont tenus à leur promesse. J'ai donc pris la mairie en titre en 65.
62Comme par magie, l'affaire de l'école est conclue d'un coup par l'achat d'une autre demeure des de Baliros. Durant ses douze ans de règne (suivant la terminologie locale), Sébastien apportera à Labarthe l'apaisement consensuel dont elle avait besoin après vingt ans de troubles. Bien plus, il réussit à conforter la collectivité dans la croyance que l'heureux temps de la tradition était revenu et pour toujours. L'épopée scolaire n'aurait été qu'un soubresaut comme la commune en avait connu au cours de son histoire, réglé spontanément par l'action messianique d’un chef traditionnel.
63Les dix candidats que le nouveau maire a mis sur sa liste ont tous été réélus. Ils répondent tous à la description du Labarthien « conseillable » faite plus haut : ils sont chefs de familles souches ; huit sont agriculteurs et les deux autres, artisan et militaire à la retraite, sont fortement reliés au milieu paysan par leur famille ; leurs alliances parentales, entre eux et avec d'autres familles souches, quadrillent serré la collectivité ; ils sont également tous chefs de famille. De plus, ils ont – officiellement au moins – été sélectionnés en vue de la plus juste représentativité spatiale et structurelle, selon la formule « Un par quartier (hameau), un par famille », qui, satisfaisant le maximum d'électeurs, apporte le maximum de voix ; avec cependant la condition, plus implicite, de l'excellence en matière de sociabilité, de l’art de la relation facile, de la parole fleurie assortie d'un sens éprouvé de la discrétion et de la prudence.
64Mais ce qui compte surtout, de façon encore moins avouée, c’est la nature et la force des relations personnelles avec le chef. Il va de soi que les partisans de l'ancien maire n'ont aucune chance mais, pour les partisans du nouveau, la probabilité d'un appel de sa part est proportionnelle à l'étroitesse des liens de parenté ou d’amitié qu’ils entretiennent avec lui. Sébastien a à ses côtés au Conseil son cousin germain, des cousins plus éloignés, des alliés, c’est-à-dire les membres de sa « tribu », auxquels s’ajoutent ses voisins, dont son premier voisin de maison et son premier voisin de terre27. Quand on sait la fonction relationnelle puissante de l'institution du premier voisin dans la culture basco-béarnaise, on voit que le maire tenait autour de lui son groupe d'appartenance le plus immédiat, conjuguant proximité sociale et spatiale.
65Enfin, on a pu dire que les Conseils municipaux du règne de Sébastien réactualisaient simplement l'équipe de rugby qui, depuis la guerre, avait traversé les années et les convulsions municipales soudée et unanime autour de son capitaine. De fait, comme Sébastien lui-même, huit conseillers tournaient autour de la cinquantaine ; ils avaient joué au rugby, ensemble pour la plupart ; tous étaient depuis restés d'ardents supporters de l'équipe locale. Quant aux deux plus jeunes, joueurs également, ils avaient aussi pratiqué ce sport non plus avec Sébastien mais sous sa présidence, conservée jusqu'en 1965 précisément, après dix-huit ans d'un règne lui aussi incontesté jusque-là. Les suffrages qui portèrent et maintinrent douze ans celui-ci à la tête de la municipalité s'adressaient donc tout autant au fondateur et au président de l'association de rugby locale qu’à l'homme politique ; ses talents d'acteur social et de sportif se confondaient dans l'esprit des Labarthiens. La municipalité appartient donc désormais à un groupe d'amis (on ne dit pas encore une équipe), de la même classe d'âge pour la plupart, sur lesquels « l'esprit de chicane »28 n'aura pas prise : une « communauté d'éducation » leur a donné des savoirs sociaux identiques concernant la nature et l'usage à faire des structures de crédibilité du groupe. Leurs intérêts, ajustés par des générations de confrontations, savent heureusement se concilier contre les intérêts divergents de fractions antagonistes ou subordonnées de la population. La tension de la crise enfin résolue, tous les éléments étaient donc réunis pour assurer à la nouvelle municipalité la paisible reconduction d’un pouvoir traditionnel.
66La constitution de « la liste » représentait donc aux yeux de la population la vraie élection et équivalait à la reconnaissance d'une légitimité à quoi les suffrages officiels n'apportaient rien de plus, sinon le sens d'un rituel de consécration. Le spectacle que s'offraient réciproquement élus et électeurs, après la tension de la crise enfin résolue, fermait du même coup la scène locale aux yeux devenus suspicieux de l'autorité de tutelle ; la tradition, apparemment intacte, pouvait sécréter sa propre reproduction. Nous allons voir comment.
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67À première vue, il semblerait qu'à l'époque des deux mandats de Sébastien, de 1965 à 1977, il soit devenu bien difficile de soustraire une commune aux contrôles de légalité et aux contraintes administratives. Effectivement, la tenue matérielle de ceux de ses registres encore disponibles à la mairie dénote des préoccupations formelles un peu plus marquées en régularité, en exhaustivité, que l’ingénieux bricolage bureaucratique de la plupart de ses prédécesseurs. Mais, surtout, son niveau scolaire, ses relations à l’extérieur de la commune et l’exercice de sa profession avaient mis Sébastien de plain-pied avec un modernisme instrumental qui, pour un maire, s’oriente tout naturellement vers l’équipement. Pour la première fois à Labarthe, un candidat, certes prélégitimé par ses références familiales et personnelles, avait pris le pouvoir sur des promesses de « réalisations » qui lui permirent de se démarquer de ses prédécesseurs et, plus tard, de se comparer avantageusement à son successeur. En moins de cinq ans, outre l'école, il dota la commune d'une gendarmerie neuve, d'un château d'eau, d'un plateau d'éducation physique, d'une succursale du Crédit Agricole. Pendant sa retraite forcée, Sébastien conservait dans ses nombreuses archives personnelles, comme autant de pièces à conviction présentées à ses visiteurs, par albums entiers, des photos d'inaugurations, de réceptions, sur lesquelles il apparaît, épanoui, entouré de personnalité politiques et administratives, mangeant, buvant, parlant, souriant, coupant des rubans, serrant des mains.
68Dès les années soixante, le modèle activiste, selon lequel « le bon maire », c'est celui qui « réalise » quelque chose, faisait partie des savoirs normatifs des Labarthiens et de leur chef. Les détracteurs de celui-ci essaient bien de présenter la construction de la gendarmerie et l'arrangement de la maison d'école comme des nécessités auxquelles il n'aurait souscrit qu'en désespoir de cause, « pour ne pas avoir sur la conscience la mort de gendarmes » écrasés sous le poids de la vieille gendarmerie fissurée, ou pour ne pas rester aux yeux de l'Histoire un de ces maires « qui pensaient moins à l'éducation de nos enfants qu'aux sous des gros ». D'ailleurs, « l'école, lui ou un autre, ça devait se faire ». Mais, convaincu ou pas, Sébastien connaissait et savait assez bien utiliser les ressources du bureaucratisme moderne pour que l'ensemble de ses projets de construction soit réalisé vite et, en ce qui concerne la gendarmerie tout au moins, « sans qu'il en coûte un sou à la commune ». Après quoi, preuve faite de son efficacité, il put prendre sa vitesse de croisière.
69Formellement, les mandats de Sébastien donnent donc l'image affichée d'une mutation du pouvoir local dans le sens d'une acculturation à la rationalité, à l’efficacité bureaucratique moderniste et d'une déférence au Centre souverain. En fait, ces signes extérieurs de changement doivent être lus comme autant d'éléments d'une stratégie, peut-être plus intuitive que délibérée, pour concilier les deux faciès de ses fonctions mayorales. D’un côté, il a bien saisi que la conjoncture économique, politique et idéologique nationale exigeait une redéfinition ostentatoire des relations du local au Centre, redéfinition que ses administrés lui seraient par ailleurs reconnaissants de réaliser. Mais, d’un autre côté et plus encore, il lui importait de répondre aux aspirations de la population communale, viscéralement traditionnelle, tout comme lui-même. Si ses administrés commençaient à être sensibles aux agréments de l’équipement matériel moderne, ils s’attendaient au moins autant à ce que leur maire remplisse sa fonction latente, définie dans l'introduction : assurer le fonctionnement et la reproduction de la dynamique socioculturelle du groupe. Si Sébastien et son règne se sont tellement imprimés dans la conscience et l’imaginaire collectifs, c’est précisément grâce à la maîtrise avec laquelle, à la fois représentant de l’État et chef coutumier, il a su gérer cette dualité statutaire.
70Sébastien n'appartient pas à une famille noble, l'ancienneté de sa souche est égalée ou dépassée par plusieurs autres mais il est constamment qualifié de « seigneur », de « dernier seigneur de Labarthe », tout le village évoque spontanément le « règne de Sébastien ». Pour ses amis, « c'est un grand seigneur », tandis que ses ennemis ironisent : « Il n'y a plus de seigneurs à Labarthe mais il se comportait comme eux. Quand il a eu la mairie, il s'est figuré que Labarthe lui appartenait ». Dans un État dénoncé pour son jacobinisme répressif des cultures régionales, l'exercice institutionnel du pouvoir local, appuyé sur un état de société venu tout droit de la féodalité médiévale, réussit à faire perdurer jusqu’à l’aube des années quatre-vingt un type presque pur de domination traditionnelle29, sous couvert d’un respect formel de la loi républicaine. Les atteintes à ce pouvoir proviendront bien moins, nous le verrons, des intentions délibérées du centralisme bureaucratique que de l'action sournoise de déterminismes socioculturels apparemment étrangers aux phénomènes de domination.
71La description des lieux et des temps cadres des deux mandats de Sébastien donne immédiatement le ton de cette dérive imprimée à l'institution municipale par la tradition socioculturelle. C'est ainsi que, si les réunions du Conseil à la mairie sont exceptionnelles et vite expédiées, maire et conseillers se voient pourtant tous les jours, plusieurs fois par jour à l'occasion, comme des amis qu'ils sont depuis leur enfance pour la plupart ; et ils continuent d'utiliser leurs lieux de rencontres habituels, la rue, les champs, leurs fermes et, surtout, le café. En principe, tous les cafés du village font l'affaire et, par souci d'égalitarisme autant que par intérêt électoral, le Conseil peut se tenir dans l'un ou l'autre. Mais le haut lieu de la politique locale, surtout en période d’élections, c'est le café-épicerie Bonnecaze, la succursale, posté sur la place centrale du village et, comme par défi, juste en face de la mairie. Tous les matins, vers 10 h 30, laissant la sulfateuse au bout du champ ou la fourche à la porte de l'étable, les membres de l’état-major le rejoignent pour le rapport, la délibération et la prise de décisions. Espace polysémique, public parce qu'officiellement ouvert à tout le monde et que l'on s'y sent socialement mobilisé, privé parce qu'on y est comme chez soi et que l'on peut s'y comporter sans aucun formalisme, la petite pièce basse fait figure à la fois de maison des hommes, de wigwam des Anciens et de salle de Conseil municipal. Qu'irait-on faire en face, dans une mairie sans âme, à peine meublée, glacée l'hiver, alors que l'on peut s'attabler entre vieux amis au comptoir ou autour de l'unique table couverte de sa toile cirée ? Pendant que Phanie, la propriétaire, pèse une livre de sucre à un client ou tire les bonbons des grands bocaux de verre, le maître de maison, conseiller lui aussi, va et vient, dit son mot, disparaît pour ses travaux de ferme ou pour livrer du grain. L'assistance est libre, comme il se doit ; un conseiller ne risque pas d'être démissionné d'office s'il manque trois fois de suite la « réunion » du Conseil. Autour du maire et d’un noyau d'habitués apparaissent sporadiquement tel ou tel autre conseiller ou d'autres amis (partisans du maire) non conseillers actuellement, qui l'ont été ou non, en humeur de sociabilité. L'assemblée grossit ou s'amenuise au gré des échauffements collectifs ou du temps qu'il fait. On entre, salué par les rires et les plaisanteries des présents ; Phanie apporte spontanément, selon la personne, le verre de rouge ou le café et l'on attend le moment propice pour prendre la discussion en marche. Ou bien on ne dit rien, mais on approuve du chef, on rit quand il faut. Le patois est langue officielle. À midi, après l'apéritif, chacun rentre chez soi pour la garbure.
72La monotonie de ces Conseils quasi quotidiens est ponctuée d'un cérémonial lui aussi ritualisé, « le gueuleton ». À dates fixes, ou pour tout et pour rien, le Conseil prend la clé des champs et se transporte, en totalité ou en partie, dans un des multiples restaurants des villages alentour. Le Conseil peut aussi être l'invité de l'une ou l'autre association locale. Plus prosaïquement, les ennemis de Sébastien, qui avaient déjà évoqué sa « Résistance de gueuletons », parleront d'une « politique de gueuletons ». Le maire sait faire la cuisine, il tient chez lui à la disposition de ses nombreux amis les apéritifs et les différentes marques de cigarettes préférées de chacun, mais sa salle à manger n'est pas un lieu public. Par contre, comme le café, les restaurants, à mi-chemin du public et du privé, se prêtent à l'exercice informel du pouvoir. Apparemment, de la garbure au confit et du confit aux merveilles (sorte de beignets), ce ne sont que rires et blagues ; mais les messages passent, qu'on gardait en tête et sur le cœur depuis longtemps, attendant l'occasion du prochain festin pour vider son sac et mettre cartes sur table, dans les formes allusives et enjouées culturellement normées. Madiran et Jurançon aidant, on repense le monde en profondeur, on se paye d'audace pour pousser ses pions, on découvre des solutions à des problèmes jusque-là insolubles. Quand l'opinion publique supposa, quelques jours avant les municipales de 1977, que Sébastien risquait de se laisser circonvenir par les offres de service d'un étranger, c’est au restaurant que l’affaire éclate et se règle : « Le rêve de Carrère, c'était de pouvoir un beau jour le coincer face à face et lui faire dire. Ils ont invité le Conseil au repas des pêcheurs, Carrère lui a lancé [à Sébastien] en pleine figure au dessert… ».
73À première vue, des illégalités aussi anodines que l'utilisation du café pour les réunions du Conseil municipal au lieu du local officiel ne paraissent pas prêter à conséquence. Toute la collectivité approuve le maire de procéder ainsi, ne serait-ce qu'au nom du bon sens ; et lorsqu'un « maniaque du règlement » osa, plus tard soulever cette question de légalité, il eut les rieurs contre lui : « Faut quand même pas exagérer, il allait pas envoyer des convocations pour aller chez Bonnecaze ! Ça aurait servi à quoi de réunir le Conseil, comme ils disent [moue de mépris], pour un oui ou un non, les conseillers pouvaient voir Sébastien tant qu'ils voulaient ».
74Ceux des Labarthiens qui, plus tard, stigmatisèrent l'institutionnalisation du café et des restaurants comme hauts lieux de l'administration municipale virent surtout dans cette pratique un laisser-aller, une nonchalance, inhérents au personnage de Sébastien, plus porté aux séances de « rigolade entre copains », à la convivialité en général, qu'au formalisme, gestionnaire ou autre. D'ailleurs à Labarthe à l'époque, qui se souciait d'horaire dans un contexte de longue durée, qui aspirait à une quelconque efficacité dans une culture de répétitivité ? Toute l'administration communale, secrétariat y compris, se faisait sous le signe de cet aimable amateurisme30 : « Madame Saubatte [la secrétaire] n'était jamais à son bureau ; quand on avait besoin d'elle, il fallait la chercher au milieu de ses salades et de ses carottes ». Par contre, ce qu'on appréciait, c'était de toujours trouver, selon les besoins, en cherchant un peu, la personne disponible, sociable, inconditionnellement prête à rendre service. On estimait ainsi normal que, pour obtenir une signature, Madame Saubatte ait à courir les champs à la recherche du signataire ; ou que, quand « à onze heures du soir, on débarquait chez elle pour un extrait de naissance ou n'importe quoi, elle prenait ses clés et on partait à la mairie ». De la même manière, on était satisfait que les responsables de la collectivité lui consacrent deux ou trois heures quotidiennes, même si personne ne savait trop à quoi ils les occupaient sinon à donner le spectacle d’une sociabilité exemplaire.
75En fait, ce souriant laisser-aller trop vite taxé de « folklorique », ce temps perdu, ces paroles vides, ces conseils tenus n'importe où n'importe comment, recèlent une profonde significativité, ils ne sont ni aléatoires, ni innocents, mais procèdent d'une intention du pouvoir. Sébastien savait très bien quand et pourquoi il fallait siéger du côté gauche ou du côté droit de la place, ériger le Conseil en corps constitué ou s'abandonner au face-à-face informel : « Le budget voté à trois en sortant de la messe, ça, c'était dans son style ; par contre, s'il lui fallait des voix pour faire passer quelque chose qui ne plairait pas à la population, le centime par exemple, il savait ce que ça voulait dire, la loi ». Aussi aura-t-il beau jeu de s'indigner de l’accusation qui, parmi d'autres, transpirera après sa défaite : « Comment ça, je ne réunissais pas le Conseil ? Je réunissais le Conseil, je suis formel ! Si je savais qui dit le contraire, je l'attaquerais ». Effectivement, le Conseil, n'est-ce pas d'abord la réunion des conseillers ? Or des réunions, il y en avait à Labarthe dix fois, cent fois plus que la loi n'en exige. Quorum atteint ou non ? Des fois oui, des fois non, « on n'allait pas se mettre à compter les gens chez Bonnecaze ».
76À travers la sélectivité des lieux, associée à celle des temps, Sébastien réalisait ainsi un filtrage de la légalité, respectée, contournée ou carrément « oubliée », qui lui permettait de poser en termes concrets la contradiction fondamentale de son mandat et d'en entamer la résolution. À la mairie, fonctionnaire loyal et compétent de l'État, qui se satisfera de cette démonstration aisée d'allégeance, le maire s'acquitte de ses fonctions explicites. Puis, entre le Centre et le local, le maire a tendu un rideau, un mur symbolique, de la largeur d'une place publique, et le voilà maintenant dans la succursale, les mains libres pour se consacrer à ses fonctions latentes, bien plus ardues, de chef de village. Cette double localisation, symbole de la dualité du pouvoir mayoral, assurait l’autonomie de chaque facette et la double liberté du maire. De même que l’État ne s’intéressait pas aux pratiques coutumières du chef du moment que l’ordre légal n’était pas formellement violé, la population ne s’immisçait pas dans la gestion officielle du maire pourvu qu’elle ne transgresse pas l'ordre socioculturel. Il serait apparu incongru qu'un citoyen ordinaire franchisse le seuil de la mairie pour d'autres questions que le règlement de ses affaires personnelles. Quant aux conseillers, élus en consécration de leur honneur et pour le perpétuer, ils n'étaient pas là pour « remplir de la paperasse ». Comme en pleine époque traditionnelle, il était acquis une fois pour toutes qu'il n'y avait presque rien à faire à la mairie. Aussi la personnalité, les qualités des conseillers présentaient-elles bien peu de pertinence ; peut-être que, comme on nous l’a dit crûment, « il ne choisissait que des andouilles pour pouvoir être tranquille », en tout cas, andouille ou pas, le conseiller n'avait ni l'occasion ni l'envie de faire ses preuves. Accessoirement, Sébastien évoquait ses projets devant ses proches, il jouait avec eux au demandeur de conseil, rituel participatoire qui les comblait et explique leur indignation lorsqu'on évoquait le monocratisme du maire : « C'est faux, mais c'est faux ! Il a toujours tenu à nous mettre au courant de ce qu'il faisait, il nous parlait de tout ».
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77Cependant, tandis qu’à l’égard de l’État, la liberté du maire est effective, par rapport à la population il s’agit d’une liberté surveillée, une liberté formelle31 qui, sous les apparences d’un arbitraire du pouvoir traditionnel, cache des obligations statutaires drastiques, informulées, mais plus dures que l’exercice légal le plus glacialement prescriptif. Le chef coupable d’écarts par rapport à cette liberté octroyée ne risque plus la mise à mort ou le bannissement, courants dans les groupes traditionnels, mais, presque aussi redoutable dans un contexte édulcoré, la mise à mort symbolique que représente la perte de son mandat. Ainsi Sébastien se préoccupa-t-il, scrupuleusement comme en toute chose, de rester à l’intérieur des frontières de cette liberté formelle, en premier lieu en estompant les écarts hiérarchiques entre lui et le reste de la population, en conformité avec la norme culturelle d’homogénéité sociale.
78Tous les régimes politiques s'emploient à une occultation de la domination mais, tandis que les démocraties se contentent de la fiction égalitariste de la représentation, inscrite dans leurs crédibilités ultimes, les chefferies traditionnelles ont vraiment à faire la démonstration de leur absence de supériorité. L'accès au pouvoir ne faisant que consacrer un honneur social préexistant, les pratiques de pouvoir ne comportent pas de spécificité par rapport aux conduites sociales courantes. Le maire Sébastien, comme ses prédécesseurs, reste le chef de famille, le voisin, l'allié, le compagnon de classe d'âge qu'il a toujours été, avec les droits et les devoirs inhérents à ces différents rôles. Il n’a pas à commander, à imposer des ordres spécifiques ou à transmettre ceux d'une autorité externe ; il règne, c'est-à-dire que sa personne et ses conduites diffusent spontanément les modèles et les valeurs immuables qu'il incarne et promeut32. Tels, à peu de chose près, les empereurs chinois ou les chefs coutumiers africains, le maire traditionnel ne doit surtout pas, dans un cosmos réglé une fois pour toutes, insérer des décisions personnelles, créer de l'événementialité, mais seulement réactualiser l'ordre établi, c'est-à-dire ne rien faire à part la déambulation quotidienne aux quatre orients, la parole et le geste ritualisés dans les temps et les lieux prescrits, pour remonter sans la dérégler la délicate horlogerie des pratiques et des savoirs collectifs. Une fois qu'au début de son mandat Sébastien eut sacrifié aux pressions d'un certain interventionnisme moderniste naissant, avec quelle satisfaction lui et ses concitoyens ne se réinstallèrent-ils pas dans la sacro-sainte inertie traditionaliste !
79À un chef qui ne donne pas d'ordres explicites, les sujets ne peuvent être liés par un devoir explicite d'obéissance. Une volonté partagée de désamorçage de l'événement, d'écrêtage des individualités dérangeantes résorbe continuellement les tensions, tue dans l'œuf les potentialités de crise et ne risque pas non plus de mettre à l'épreuve la docilité toute acquise des sujets33. En principe au moins, le groupe baigne dans une « communauté émotionnelle »34, serrée au centre, plus diluée à mesure qu’on s’en éloigne, qui, officiellement, ne distingue ni ne hiérarchise mais associe. Venue tout droit de la féodalité, cette représentation n'a rien perdu de son actualité pour décrire les rapports du seigneur Sébastien avec les Labarthiens. Lui s'avère inconditionnellement « gentil, simple, toujours disponible pour tous » ; eux, en échange, « [l']aiment, [lui sont] dévoués corps et âme, d'une fidélité à toute épreuve ».
80Ce modèle relationnel, qui n'aurait pu être que théorique, est ici effectif, dynamisé par la personnalité de Sébastien et sa virtuosité d’empathie et de communication. Au plein sens du terme, il fut un chef charismatique35 passionnément aimé par ses nombreux amis, aussi passionnément haï par ses quelques ennemis, subjugués eux aussi par son aura et qui n'arrivent pas à lui pardonner d'avoir suscité tant d'attachement : « Sébastien par ci, Sébastien par là, ils n'ont que ce mot à la bouche, Sébastien ! Mais à part son orgueil, qu'est-ce qu'ils lui trouvent à Sébastien ? ». Le lyrisme des témoignages des anciens sur sa personne et son règne resta intact après sa chute, rendu plus pathétique par l'indifférence de la nouvelle population, étonnée de toute cette légende autour d'un « vieux bonhomme qu'on ne connaît même pas ». La rage de dénigrement de son successeur, qui ne s’apaisa qu’après la mort de Sébastien, en 1991, constitue peut-être le plus bel hommage, venant d'une autorité qui, à la différence du vieux seigneur aboli, gère sans pouvoir régner.
81La réussite de cette occultation exige des conduites relationnelles savantes, inscrites dans des modèles culturels étroitement standardisés et prescriptifs. Déjà la tenue du Conseil hors des temps, des lieux et des formes institutionnalisés pouvait être interprétée comme une mesure du tact de Sébastien à l'égard de ceux qui, légaux ou informels, restaient avant tout ses parents, ses alliés, ses amis, ses voisins. Dans la même perspective, quelle incongruité c'eût été de prendre soudain un ton formel, de concocter du haut de son statut officiel des décisions solitaires, imposées à ses pairs ! De sorte que, malgré et au-delà de sa supériorité hiérarchique, le « timide », l'hésitant, c'était lui, qui paraissait ne pas savoir prendre une décision sans la concertation, l'avis favorable du groupe d'amis : « Il nous disait tout, tout était discuté. Il écoutait, il tenait compte de ce qu'on lui disait. Il avait confiance, il avait même trop confiance » etc. Suit l'opposition à son successeur qui « n'en fait qu'à sa tête, n'écoute rien ni personne ». Forts de la confiance du maire, de l'importance dont ils se sentaient investis par lui, les conseillers entraient alors d'autant plus volontiers dans cette stratégie du pouvoir par rayonnement. Tout d'abord, agents bénévoles des renseignements généraux, ils lui apportaient quotidiennement la moisson des informations qu'ils tenaient de leurs propres réseaux parentaux et de voisinage. Sébastien « savait tout, était au courant de tout ». Au rapport de 10 heures, ce « tout » était mis sur la table, brassé, repensé, redéfini dans les formes d'une simple conversation, truffée de rires et de plaisanteries. La « vérité » ainsi retravaillée, le conseiller s'en retournait vers son quartier et, par les mêmes canaux de communication informels, renvoyait dans le groupe une parole ontologique mais d'où ne transparaissaient ni la volonté personnelle du chef ni la prédominance de ses points de vue sur ceux des autres participants.
82Si la nécessité d'une prise de décision plus nette s'imposait, Sébastien utilisait spontanément, avant la lettre, le principe postmoderniste du sondage : « Combien de fois il nous disait : “Tiens, je ferais bien ceci, je ferais bien cela ; as-tu entendu dire quelque chose, toi, ce que les gens en pensent ? Je crois qu'aux Labassères ça irait, mais il faudrait voir aux Pindats” ». Le « délégué » des Pindats « voyait », comptait et faisait rapport dans les plus brefs délais. Ainsi mis à même de simuler l'effet de ses projets sans qu'il ait à les présenter comme tels à la population, Sébastien-le-gentil prenait comme par hasard la décision attendue, reformulait l'énoncé de son arrêté ou battait simplement en retraite : « Quand il voyait que les gens n'étaient pas contents, il abandonnait, il laissait tomber, il n'était pas comme celui-là… ».
83Si, d'aventure, le Conseil risquait de lui opposer quelque résistance, ou plutôt si Sébastien prévoyait à un moment donné que sa vision nécessairement plus synthétique de l'équilibre des intérêts familiaux ou les préférences qu'il accordait à sa parenté ou à celle de ses proches risquaient de heurter l'un ou l'autre des conseillers et, de là, tout un clan, il recourait alors à l'argumentation mais, comme il se doit, à une argumentation à fondements affectifs, en termes clairs à un chantage, que l'on pourrait formuler ainsi : « Je ne tiens pas au pouvoir pour le pouvoir. Ce que je veux, c'est vous aimer et être aimé de vous. Si vous ne voulez pas faire ce que je veux faire par amour pour vous, c'est que vous ne m'aimez pas ou que vous ne m'aimez plus. Sans votre amour, le pouvoir n'a plus de sens pour moi, alors je m'en vais »36. Nous avons vu que son règne commença par un chantage de ce genre, qu'il utilisa aussi à chaque renouvellement de la présidence du rugby et qu'il renouvelait à la mairie s'il percevait une velléité d'indépendance dans le Conseil ou, au-delà, une lointaine houle populaire. L'usure du procédé peut-être mais, beaucoup plus certainement, son application sur des partenaires étrangers sourds à cette rhétorique, indifférents à l'existence des liens affectifs entre le chef et eux, grignotèrent peu à peu son pouvoir, premiers ratés de sa stratégie avant son échec définitif.
84La production de ce tissu participatoire, porteur d’une domination adulatrice, dilue non seulement les écarts hiérarchiques mais les écarts sociaux entre le maire et les membres de la collectivité, de même qu'entre les différentes couches de celle-ci. Par l'entretien d'une atmosphère émotionnelle exempte de solutions de continuité, l'occultation du pouvoir se double alors d'une occultation de la stratification sociale, dont il a aussi la responsabilité. Cette stratification existe pourtant ; féroce, tout comme la domination qu’elle sert, qui la sert, qu'elle cache et qui la cache, elle est typiquement féodale. Au Centre le seigneur entouré de son Conseil privé des grands vassaux ou barons, regroupés en un état-major, astreints au devoir d'ost, et vivant en une intense symbiose affective (Liebes Kommunotät)37. Issus des familles de grande noblesse, généralement apparentées au seigneur, ils constituent ses « serviteurs personnels » (Weber), plus intimes, plus aimés, plus informés, mais chargés aussi des plus lourdes responsabilités dans l'entretien de la légitimité du suzerain et du rayonnement de sa majesté. Nous venons de les voir dans leurs fonctions de responsables des relations humaines de Sébastien ; plus prosaïquement, chacun d’eux doit espionner pour son seigneur. Chaque grande maison coiffe son propre réseau de petits vassaux, les vavasseurs, que Sébastien aime et dont il est aimé par procuration. Au-delà, la masse ordinaire des sujets, eux-mêmes rattachés par alliance ou clientélisme à l'un des vavasseurs, plus rarement directement à l'un des barons. Sébastien connaît chacun des membres de cette masse indifférenciée et il leur voue un amour de principe. Toute la population est impliquée dans cette structure de maillage apparemment participatoire mais en fait strictement hiérarchisée : l'élévation de chaque famille sur l'échelle sociale et sa proximité au chef se correspondent exactement ; l'affection différenciée de Sébastien exprime et scelle la stratification sociale. Mais, comme l'amour n'est pas quantifiable, la fiction de l'universalisme de celui du chef pour ses sujets peut rester entière et entretenir à souhait la fiction de l'égalitarisme social.
85D'une façon générale, l'attachement statutaire du seigneur-maire pour ses gens n'innove pas, ses dosages reproduisent au plus près ceux de la pyramide sociale éprouvée. Mais, dans ce domaine, il possède aussi la liberté formelle de réaliser des promotions sociales extranormatives, en distinguant affectivement des « favoris »38. Ceux-ci peuvent appartenir à la hiérarchie sociale reconnue mais accèdent alors arbitrairement à une strate supérieure ; cependant ils émanent surtout d’une catégorie marginale, les horopèts, considérés par les ennemis de Sébastien comme ses « métèques », ses « esclaves ». Leur indignité statutaire aurait dû les tenir hors du cercle émotionnel du maître, pratiquement aux marges de la collectivité mais il les associe de très près à l’exercice de sa domination, au-dessus des barons dans certains cas. Cet accroc à la hiérarchie établie, bien toléré en phase de pouvoir rayonnant, sera utilisé pour la « mise à mort » du chef39.
86Mais ces attitudes relationnelles, pour aussi significatives qu’elles soient, ne constituent en fait que le prélude et le signe du procédé typique de l’exercice et de l’occultation de la domination traditionnelle : le cadeau40. Dans la mythologie labarthienne, ce phénomène n’est évidemment pas perçu comme tel, et surtout pas sous son angle sociologique, mais comme un trait de personnalité de Sébastien : il est généreux de nature, il l’a été avant d’être maire, il l’est comme maire mais cette fois à un niveau d’exemplarité absolue, comme à l’égard de toutes les autres valeurs centrales du groupe.
87Effectivement à Labarthe la générosité va de soi. Jusqu’à la première guerre mondiale, presque la moitié de la population était en partie nourrie, soignée, ses enfants scolarisés, grâce aux dons volontaires de l’autre moitié du groupe, plus aisée. Plus une famille était haut placée dans l’échelle sociale, plus s’imposait pour elle, en proportion de l’importance de son patrimoine, l’adhésion à la norme du don. Avec le fléchissement de cette générosité publique interne, rendue superflue par la prise en charge du social par l’État, la vertu oblative des Labarthiens ne faiblit pas mais elle s’exprima autrement. On se souvient que Madame Garrigue remettait ses économies au notaire pour l’achat, finalement raté, du terrain d’école. Ce n’est pas non plus un hasard si l’une des poutres maîtresses du fonctionnement social, le rugby, a longtemps inspiré une ostentation de générosité aux Labarthiens : Untel lui versait un million d’anciens francs annuel, le pharmacien l’approvisionnait gratuitement en médicaments, Madame Garrigue encore offrait les maillots des joueurs, les lavait après chaque match ; l’explication de sa conduite, « Ça semble mal si je ne le fais pas », en situe bien le sens éthique.
88Avant son accès à la mairie, Sébastien s’était donc déjà signalé par sa générosité « comme tout le monde, mais plus », diton. Il suivait en cela le modèle familial aristocratique décrit plus haut, qui ne contribua sans doute pas peu à son leadership informel, propédeutique d’un pouvoir institutionnalisé. De privée qu’elle était, sa générosité devint donc publique au double sens du terme : spectaculaire et étendue à l’ensemble de la collectivité. Dans une commune républicaine, il ne sera pas demandé au chef d’aller jusqu’au dépouillement comme dans certains contextes « primitifs » mais il doit faire sentir qu’à l’extrême limite, il pourrait en arriver là. Lui-même aimait à énumérer, après son éviction du pouvoir, comme autant de pièces à conviction, l’offre de l’eau de ses propres sources à la commune, le reversement de ses indemnités de fonction en services collectifs (en « gueuletons », prétendent ses détracteurs) et tout cet argent personnel qui, à peine gagné, lui filait entre les doigts vers un usage public. C’est pourquoi, une fois déchu, il n’arrivera pas à s’expliquer comment tant de démonstrations de ses vertus institutionnelles ont pu être payées par l’ingratitude de ses sujets, la trahison de ceux qui avaient si bien profité de son exemplarité. Il n’aurait toutefois pas dû s’étonner outre mesure car, nous a-t-on précisé plusieurs fois : « C’est vrai que Sébastien a beaucoup fait pour beaucoup de personnes qui lui demandaient beaucoup. Mais c’était normal, c’était le maire ». Quoique, d’ajouter après réflexion : « mais chez lui c’était plus que normal… ».
89Pour sincère que soit cette générosité de Sébastien, elle ne prend tout son sens que dans une perspective sociologique, qui le situe comme membre exemplaire d’un groupe traditionnel et, de surcroît, comme le chef de celui-ci. En vertu de la première de ces caractéristiques, sa générosité n’a rien de gratuit mais elle s’inscrit dans la loi d’airain du principe d’échange, base fonctionnelle et reproductrice universelle du social mais particulièrement explicite et directement contraignante dans les sociétés traditionnelles. Initialement théorisée par Mauss41 et considérablement développée depuis, cette loi fait non seulement du don le fondement du lien social mais stipule qu’il appelle nécessairement un contre-don du partenaire initialement avantagé ou d’un autre acteur impliqué dans l’échange selon des circuits complexes, à moins qu’il ne soit déjà lui-même la réponse à un don antérieur. Cette chaîne de dons, plus ou moins denses, exacerbés en proportion du statut des acteurs et selon les situations sociales, initie une relation positive, l’entretient, l’amplifie, tandis que l’affaiblissement de cette relation s’accompagne d’échanges amoindris. Corollairement, des échanges négatifs et tout aussi normés de mauvais coups (physiques, financiers, matériels ou symboliques) signifient et accompagnent des relations antagonistes, le négatif pouvant se transformer en positif, et vice versa, au gré des fluctuations des rapports sociaux.
90Cependant, comme Mauss l’avait souligné, la fonction liante du cadeau n’est que sa partie officielle, consciente, destinée à masquer ses fonctions différenciatrices. En effet, l’action d’un cadeau établit une supériorité du donateur sur le donataire : celui-ci, au moins implicitement et provisoirement, perd la face. Ou bien alors il réussit à rétablir l’équilibre de la relation par un cadeau égal. Ou bien, de préférence pour lui, il renverse le déséquilibre relationnel en sa faveur par un contre-don de valeur supérieur ; c’est cette surenchère sans limite qui fait si souvent tomber l’échange dans le délire dionysiaque et paranoïde. Le troisième cas de figure nous intéresse directement : si, à un moment quelconque du déroulement du processus, l’un des partenaires ne peut plus rendre, ou trop peu, ou bien encore renonce au jeu échangiste pour quelque motif que ce soit, son attitude équivaut à une reconnaissance d’infériorité. Il a alors le choix entre la violence ou la fuite, qui brisent le lien social, ou bien la soumission, qui constitue une sorte de monnaie d’échange, d’ersatz du contre-don, et sauvegarde la relation. Problématique du cadeau et problématique de la domination sont ainsi consubstantielles, elles s’appellent l’une l’autre. Universellement, derrière l’accès au pouvoir, sa consécration, sa chute, il faut lire le cadeau offert, accepté, démultiplié, insuffisant ; en corollaire, derrière tout cadeau, il faut supputer un pouvoir qui se cherche, remercie, s’évertue à perdurer. Là encore les sociétés « modernes et démocratiques » s’opposent aux sociétés « traditionnelles et primitives » en ce que les premières nient et condamnent le cadeau politique comme immoral et corrupteur et prétendent asseoir l’obéissance des citoyens sur leur seule reconnaissance cognitive de la valeur de la loi rationnelle, alors que les secondes fonctionnent ouvertement, fièrement sur la logique du cadeau politique, perçue comme particulièrement avantageuse pour le dominant comme pour le dominé : celui-ci oublie le rapport de subordination derrière les attentions renouvelées d’un maître qu’il aime, parfois jusqu’à la passion, tandis que toute sa personnalité, investie par l’obligation de reconnaissance, se complaira dans une dépendance aveugle, irrationnelle. Pour paraphraser Weber, l’arbitraire du cadeau politique subordonne en subornant42.
91Revendiquée ou dissimulée, l’universelle nécessité de la faveur contraint toutes les dominations à s’assurer un stock considérable, illimité, de biens matériels et symboliques43 où puiser pour acheter une subordination qui, de son côté, cherche à se libérer et/ou à trouver des maîtres plus généreux. Là encore l’accumulation des richesses obéit, au moins formellement, aux éthiques vernaculaires qui précisent qui ponctionner, comment et à quelle hauteur. À cet égard, les principes formels de la domination légale occidentale n’ont pas de supériorité morale intrinsèque sur les principes patrimoniaux qui, de leur côté, obéissent aux règles traditionnelles de l’équité matérielle, éthique, de la justice ou de « l’opportunité utilitaire »44. En vertu de ces normes, le chef traditionnel peut non seulement, au gré de sa puissance, se livrer aux prélèvements prescrits, admis ou tolérés sur les membres de son propre groupe45, sur les plus faibles surtout, mais il lui est fait obligation d’extorquer systématiquement, par tous les moyens imaginables (tributs, raids, razzias, pillages etc.) et sans limites, le plus de biens possibles sur les out-groups. Toute la communauté le seconde dans cette entreprise indispensable à une « redistribution équitable » et constante des richesses.
92Comme toute la classe politique française, élus locaux et autres46, Sébastien se trouvait concerné par deux modèles, tiraillé entre leurs normes respectives. D’un côté, en tant que membre et surtout chef exemplaire d’un groupe traditionnel, il était soumis à l’obligation absolue du cadeau à répétition ; de l’autre, comme occidental dressé à l’école au respect de la propriété privée, et doublé d’un citoyen d’une démocratie déjà ancienne qui a justement mis en place les maires pour qu’ils portent les vertus républicaines jusqu’aux confins de l’Hexagone, notre héros se voyait moralement et légalement fermer les sources de prélèvement traditionnelles. Par ailleurs, ses biens personnels ne pouvaient le mener très loin. Et pourtant, « généreux », il le fut. Comment s’y prit-il ? Il se débrouilla. Conjuguant parfaitement sa connaissance de « l’âme de [son] patelin », sa finesse stratégique et son charisme personnel, il sut satisfaire aux exigences de la morale kantienne, de la légalité et des intérêts du plus grand nombre, ses fidèles et lui-même au premier plan comme il se doit. Ainsi son image d’honnêteté est totale, plus poussée encore que la normale puisque, à l’encontre de tant de ses collègues, « il ne se permettait même pas de prendre une brouette de terre sur le compte de la commune ». Par contre, en vertu même de son éthique native et de celle de ses sujets, il pratiqua d’instinct, en toute bonne foi, le principe de l’indistinction des sphères du privé et du public, typique des régimes patrimonialistes47 mais qui, moyennant une subtile adaptation, constitue la formule courante de la conciliation des deux éthiques politiques contradictoires des Français et de leurs élus. À cet égard Sébastien n’innova pas mais il réussit exemplairement.
93La privatisation patrimonialiste de l’exercice du pouvoir ne cherche même pas à se cacher, Sébastien la revendiquait au contraire comme preuve de l’excellence axiologique de ses fonctions de maire républicain : « J’ai conduit ma commune comme si elle était à moi, j’ai négligé mes biens pour elle ». Difficile dans ses propos de distinguer ses biens et ceux de la commune : « X m’a vendu, Y m’a proposé tel terrain, celui de Z me convenait etc. ». Les intérêts collectifs, les siens et ceux de ses fidèles interfèrent continuellement, fièrement : « Madame Barens m’a cédé ce terrain parce que c’était moi, en souvenir des gentillesses que j’avais eues pour son mari [le maire destitué de la Libération] » ; « De Baliros s’est souvenu que j’avais été contre l'expropriation de son château [il oublie qu’il avait été aussi pour la démolition]. Si j'ai réussi à conclure [plus tard] la vente [du château à la commune], c’est parce que c’était moi mais je lui ai fait garder 20 ares pour qu'il puisse les vendre en terrain à bâtir ».
94La démarcation du privé et du public devient toutefois plus épineuse dans les domaines où la norme juridique, strictement prescriptive, relaie la morale vernaculaire : celui de la jouissance privative des biens et des fonds publics essentiellement. Pourtant, pour un chef socialement soumis à l’obligation de l’échange, quelle manne de trésors inépuisables et tellement à portée malgré la vigilance des lois et de ses protecteurs centraux ou déconcentrés ! Alors, selon la formule consacrée, « on fait confiance », comme on a toujours fait confiance aux Labarthiens au-dessus de tout soupçon, à Madame Garrigue par exemple qui, bien qu’institutrice, n’arriva jamais à différencier des siens les comptes de l’association sportive dont elle était trésorière. Lors du compte rendu financier annuel, public, elle sortait pêle-mêle de son grand cabas ses petits papiers personnels et ceux de l'association, se lançait dans des calculs qui n'aboutissaient jamais, pour finalement pousser le monceau des papiers vers un jeune : « Cherche petit, disait-elle, cherche ». S’il y avait déficit, elle disait qu’il y avait balance ; la différence, elle la mettait de sa poche.
95On tolère aussi. Chaque Labarthien, risquant un jour ou l’autre de se trouver lui-même en « situation d’indistinction », a tout intérêt à se ménager d’avance la compréhension du maire. Tel celui qui fait pacager son bétail dans les bois communaux parce que sa famille le fait « depuis toujours », ou cet autre qui refuse de supprimer son jardin sis sur un chemin rural au prétexte qu’il l’a « toujours vu là ». Ne dit-on pas que les fameuses sources « offertes » à Labarthe par Sébastien appartenaient en fait à la commune, qui en aurait cédé jadis le droit d'usage à sa famille ? Toujours est-il que, dans un tel contexte, praticien spontané de la confusion privé / public et de l’échange généralisé, un chef sait trop bien que non seulement sa légitimité, l’amour de ses sujets mais aussi les seules nécessités utilitaires de son administration reposent essentiellement sur ses « réserves » à usage oblatif, au risque de se perdre. Aussi, « Oui, il a pris des risques… de gros risques… des fois, ça a été juste ». Mais il n’y eut pas de scandale, l’époque ne s’y prêtait pas. Chacun, partisan ou adversaire, était reconnaissant à Sébastien de n’avoir pas attiré la honte sur la commune et personne, au plus fort des combats périélectoraux, ne s’aventura sur le thème de l’appropriation patrimonialiste.
96En fait tout le monde y pensait pour le motif très pragmatique de son incontournable rapport avec les faveurs mayorales, dont la privatisation des ressources publiques représentait la condition sine qua non. Faveurs matérielles et symboliques dont l’intérêt en soi, manifeste, ne laissait cependant pas oublier leur signification sociale, tout aussi prégnante bien qu’inscrite dans le non-dit. En effet, doublet concrétisé des attitudes relationnelles, différenciées, du chef à ses sujets, le cadeau exprime plus que tout autre de ses actes sa volonté de situer chacun par rapport à lui, donc de marquer du même coup sa position sur l’échelle sociale.
97L’attribution la plus institutionnalisée de la faveur dite patrimoniale suit simplement l’ordre des classements sociaux admis et joue alors comme instrument de réactualisation, de reproduction de l’ordre traditionnel avec ses stratifications établies, rappelons-le, sur les critères de l’honneur, de l’ancienneté, du tissu relationnel des familles et, à un moindre degré, sur leur richesse perçue. Ainsi, à la pointe de la pyramide hiérarchique, l’état-major des grands vassaux siégeant de droit au Conseil – officiel ou privé – du seigneur, s’attendra à être traité selon des normes codées, quasi féodales48, qui enjoignent au suzerain de les nourrir, de les récréer, de leur procurer des émotions chevaleresques, de partager le butin qu’il aura pu capter grâce à leur dévouement loyal. Le maire républicain n’a plus la possibilité d’entretenir ses barons, de les mener à la croisade ou à la guerre mais les gueuletons, les voyages, l’excitation des combats électoraux en tiennent lieu au niveau courant, tandis que l’attribution de terres liges sous la forme de la mise à disposition gratuite de ses propriétés foncières, l’octroi de charges, prébendes et sinécures municipales, sans compter la redistribution préférentielle des avantages parallèles dus à son mandat et à son statut de notable, ponctuent plus sensiblement sa politique oblative. En échange, outre sa fidélité électorale sans cesse réaffirmée et celle de son clan, le baron doit protéger la personne physique du chef et des membres de sa maison, défendre, entretenir leurs intérêts matériels, leur prestige, leur honneur, surveiller leurs ennemis, prévenir leurs mauvais coups, resserrer et étendre les alliances etc. Ces soins priment ceux que le grand vassal doit à sa propre case (maison) et redoublent en phase politique aiguë, pendant les élections municipales particulièrement, durant lesquelles tout son temps, toute son énergie, sa motivation sont dus au chef, sous peine de rétrogradation dans son affection et de sanctions sélectives.
98Tous les Labarthiens ont ainsi leur place sur une échelle des faveurs en rapport avec la position sociale de leur famille et leur propre statut à l’intérieur de celle-ci. Présente à l’esprit de tous, conforme aux perceptions locales de la justice et de l’équité, cette gradation apprise avec le conditionnement social régule les aspirations, les demandes et la satisfaction de chacun. Tandis que l’héritier d’une grande maison peut légitimement s’attendre à figurer dans l’état-major seigneurial, avec les bénéfices afférents, le dernier rejeton d’une famille de deuxième ou troisième rang, de plus célibataire âgé et qui, électoralement « ne parle que pour lui », s’estimera comblé par un droit occasionnel de visite :
Je pouvais aller n'importe quand, la porte était toujours ouverte. J'allais pour des embêtements qu'on a toujours, vous savez, ou pour demander conseil ; « Rentre, il me disait, je vais travailler en même temps, rentre ». Je rentrais, j'allais devant son bureau, il me faisait parler un peu, lui travaillait, ou bien il faisait sa cuisine. Puis je m'en allais.
99Mais, à côté des cadeaux statutaires, quasi-institutionnels et dont le chef n’est que l’exécuteur obligé, il y a ceux qui dépendent de son arbitraire et qu’il dispense au nom de cette liberté octroyée, surveillée bien que licite, toujours susceptible de se retourner contre lui. Une grâce inhabituelle par son importance, son récipiendaire ou son motif manifeste à l’évidence une intention de récompense qui, émanant de la volonté seigneuriale, distingue spontanément et élève dans l’échelle sociale. À l’inverse, la non-attribution d’un cadeau normalement dû ou sa minoration attestent tout aussi clairement une intention de punition qui rétrograde dans la hiérarchie sociale. Dans les deux cas, les attitudes relationnelles du chef envers le sujet accompagnent, précisent le message.
100Comme toutes les manifestations de l’arbitraire des dominations traditionnelles, ces jeux formellement libres autour de l’institutionnalisation du cadeau sont à double tranchant. Tant que le groupe se porte bien, ou le croit, les atteintes que le seigneur inflige à l’éthique et à l’ordre collectifs en déplaçant les familles et les personnes sur les échelles hiérarchiques sont lues positivement, comme signes parmi d’autres de son efficace et mystérieuse connivence avec l’harmonie cosmique, dont ses sujets n’ont rien à connaître. Les bases sociales de sa légitimité ainsi réaffirmées, celle-ci sort grandie par l’arbitraire du cadeau qui, de son côté, resserre l’emprise du pouvoir et remodèle les structures sociales à son avantage. Mais si les affaires collectives vont mal ou moins bien, la rhétorique se renverse : l’essence sacrale du seigneur, son charisme, apparaissent comme amoindris, menacés, peut-être parce que le cosmos lui-même ne fonctionne plus bien mais, beaucoup plus sûrement, parce qu’il refuse de confirmer les actes d’un chef vieilli ou malade ou qui a manifestement transgressé par ses erreurs, excès ou carences les termes de son alliance avec la transcendance. L’arbitraire des faveurs, maintenant dénoncé comme violation majeure de ce pacte, devient le motif privilégié de l’achèvement des légitimités affaiblies49.
101Le règne de Sébastien fut un régime caractérisé de faveurs arbitraires. Officiellement, verbalement, il aime tous ses sujets d’un amour égal, il n’éprouve à leur égard ni colère ni méfiance ni ressentiment. S’il doit les récompenser ou les punir, ce n’est surtout pas en relation avec les manifestations plus ou moins marquées de leur soumission, de leur loyauté et de leur coopération mais presque à son corps défendant, parce que ses devoirs statutaires le contraignent à ces rééquilibrages des forces sociales selon les principes mêmes de la morale vernaculaire. Argumentation d’occultation manifeste et qui tente surtout de rassurer les classes supérieures, dont le mécontentement risquerait d’être fatal. En effet, tandis que la soumission ou la moindre soumission du citoyen ordinaire ne retentit que modestement sur l’autorité souveraine – une voix de plus ou de moins dans le cas du seigneur-maire –, la moindre nuance positive ou négative dans l’allégeance d’un vassal, ceux de « la communauté émotionnelle » (Weber) essentiellement, a des répercussions quantitatives et qualitatives redoutables.
102Cependant, pour des raisons stratégiques, les sujets statutairement désignés pour les faveurs les plus marquantes le sont aussi pour les privations de cadeaux les plus dégradantes. De fait les conseillers officiels ou privés vivent dans la hantise d’être punis par un Sébastien obsédé de son côté par la crainte de la trahison de l’un ou de plusieurs de ses vassaux, piliers de sa légitimité : simples signes, effectifs ou supposés, de l’amollissement de leur allégeance active, suspicion de leurs contacts avec des familles ennemies ou, pire, de leur complicité avec des fomenteurs de listotes, dont ils pourraient aussi bien, à la limite, être les instigateurs, tout atteint la sensibilité du chef, qui en parle à ses fidèles avérés du moment, les chargeant d’espionner et de rendre compte. Certaines maisons connues pour « tourner comme des girouettes », certains hommes liges réputés se vendre « pour une sartane de castagnes » (poêlée de châtaignes) sont particulièrement tenus sous surveillance. À l’inverse, des adversaires connus mais « intéressants » électoralement font l’objet de « propositions » renouvelées, parfois concrétisées par des « remerciements » anticipés. Chaque vassal, quel que soit son degré de fidélité, vit aussi au rythme des humeurs du seigneur à son égard, dans l’attente d’une sollicitation verbale plus longue, d’un regard plus appuyé, d’une écoute plus attentive. Si Sébastien paraît, au contraire, lui mesurer ses attentions, si un compliment, un remerciement attendus ne viennent pas, la tristesse du disgracié, ou qui se perçoit comme tel, tourne à la culpabilité, même s'il est innocent : « Qu'ai-je dit, qu'ai-je fait de mal pour avoir ainsi démérité ? » et débouche sur la peur : « Qu'est-ce qui va m'arriver ? ».
103Ce qui va lui arriver, il le saura vite : la bourse de sa fille ne sera plus renouvelée, la place de cantonnier « prévue » pour son jeune frère ira au cousin d'un autre conseiller. Mais, surtout, c’est sa position sociale et celle de sa maison, son rapport au pouvoir qui se jouent, concrétisés par sa relation physique à l’espace institutionnel du pouvoir, la succursale Bonnecaze. Officiellement, l’accès ne lui en sera pas interdit mais quoi de plus aisé pour le noyau dur de jouer sur les malentendus, les ratés de la communication : comme par hasard, il ne se dit rien d’important lors de la réunion ordinaire du matin mais tout se règle en quelques minutes lors d’un « conseil extraordinaire » de l’après-midi. La parade, devenue proverbiale chez Sébastien, vaut ce qu’elle vaut : « Ceux qui n'étaient pas au courant, c'est parce qu'ils voulaient bien, ils n'avaient qu'à passer pour voir ». Ainsi, à partir d'une certaine date, Sébastien ne s'entendra plus avec son adjoint, qui aurait « toujours touché sa paye de premier adjoint et ne faisait rien ». « Sébastien aurait pu le destituer », il préfèrera le contourner. Rien de plus facile : l'adjoint en question n'a jamais affectionné les séances du café, il suffit de prendre sa réticence au pied de la lettre. Celui qui l'avait officieusement remplacé auprès de Sébastien commente, avec l'apparence d'une totale bonne foi : « On n'allait pas le déranger pour un oui pour un non, on savait qu'il n’aimait pas venir. Moi j'étais là, alors… j'étais pas adjoint, mais je faisais fonction ».
104De même que le cadeau institutionnalisé signifie à lui seul la reconduction de l’ordre social établi, la plupart du temps les rééquilibrages nuancés des récompenses et des punitions suffisent à entériner les promotions et les disgrâces en accord avec le non-dit traditionnel. Le cadeau, surtout le cadeau arbitraire, dispense de mesures d’autorité plus incisives et différentielles. Comme tout Labarthien, « Sébastien connaît son monde, il n'aime pas le scandale et les méchancetés », il sait qu’on ne met pas le prestige social d’un sujet, l’honneur d’une famille sur la place publique et qu’on ne spectacularise pas les dérogations aux hiérarchies reconnues. Ces normes du silence parlant ne suffisent pourtant pas en cas de crime de lèse-majesté, de félonie caractérisée, de trahison électorale avérée avec listote ou non. La colère du chef s’autorise alors à une mise à mort sociale du coupable et, selon le principe coutumier de la responsabilité collective, de tous les siens par le sang ou l’alliance : ils se voient retirer les cadeaux antérieurs, dont l’attribution de « terres liges »50, et, scrutés, calomniés, raillés dans leur passé familial et individuel au delà des limites du vraisemblable, ils sont les victimes d’un lynchage symbolique par délation méthodique, offerts à la vindicte populaire par le pouvoir menacé. Dûment travaillée, une population jusque-là tranquille est mobilisée en bloc contre ceux qui sont alors présentés comme des ennemis publics, détracteurs des crédibilités collectives, contempteurs du consensus. Toutes les tensions, tout le non-dit accumulés au cours de six ans d'apparente somnolence sociale se libèrent sur les victimes expiatoires offertes en théorie à la cohésion en péril, en fait au pouvoir fragilisé. Si les traîtres résistent, contre-attaquent, réussissent peut-être à détourner quelques honnêtes citoyens de leur devoir, le sociodrame s'exaspère aux dimensions d'une guerre civile en miniature. Et plus honorables sont les conjurés, plus triomphale apparaît la victoire de la légitimité préservée. Le pouvoir en place et l’ordre établi sortent tellement renforcés de ce rituel de contestation qu'on pourrait presque imaginer des provocateurs rétribués sur la caisse du chef. Les municipales de 1971 connurent ce sociodrame : Sébastien en sortit si bien plébiscité qu'il se crut, selon de nombreux témoignages, « éternel » et ne prêta qu'une attention distraite aux séditieux de 1977 ; le choc de la défaite n’en fut que plus rude.
105La plupart du temps cependant, le chef reste formellement au-dessus de la mêlée : il domine l'action, entretient l'ardeur de ses troupes, leur fournit le motif, l'argument des offensives, mais sa fonction consensuelle de « maire de tous » s'accommoderait mal d'actes contradictoires avec le principe d'amour universaliste pour son peuple. Les fidèles de son état-major n'agissent eux-mêmes qu'avec circonspection, trop avertis de l'immoralité de la délation ouverte. On peut aussi les imaginer sur la réserve, attentifs aux éventuels signes d'épuisement de la légitimité de leur seigneur et prêts à abandonner éventuellement le navire en péril pour d'autres allégeances en train de se mettre en place. La collectivité, de son côté, apprécie que les traîtres soient punis comme ils le méritent mais qu’en même temps le chef sache tenir sa personne et celle de l’élite en dehors de ces basses œuvres. Aussi, par tradition, sont-elles remises entre les mains de citoyens de seconde zone dont les conduites n’ont pas de retentissement sur la cohésion sociale. Sébastien fit grand usage de ces étrangers, qui remplissaient les fonctions que Weber attribue aux « favoris » et aux « serviteurs personnels » dans la domination traditionnelle ; attributaires privilégiés des grâces arbitraires, tolérés tant que règne leur protecteur, ils ont tout à perdre de sa chute et rien à gagner de l’usurpation du pouvoir par un vassal jaloux d'eux et de leur fragile prospérité. Aussi ne rechignaient-ils pas dans leur fonction de bourreaux symboliques. Au-delà d’un dévouement stratégique qui pouvait être inspiré par la flatterie à l’égard d’un maître qui les avait tirés de leur insignifiance sociale et pouvait les y replonger du jour au lendemain, ils vouèrent à Sébastien une loyauté passionnelle indéfectible. Littéralement consacrés à sa personne et à sa cause, ils montèrent autour de lui durant toute sa vie politique une sorte de garde d'honneur qui, après sa défaite puis sa mort, vira à l’entretien du culte du grand homme.
106Les « erreurs », les « excès » de Sébastien dans ses pratiques du cadeau arbitraire, par lesquels les chroniqueurs locaux rendent compte de sa chute, n’apparurent comme tels à l’opinion qu’après coup, c’est-à-dire lorsque, la preuve étant faite du dépérissement ontologique de son charisme, les causes s’imposèrent d’elles-mêmes en référence à l’imaginaire traditionnel. Jusque-là, la coïncidence avérée de sa personne avec l’ordre et les crédibilités sociales établies fondait a priori ses conduites en exemplarité de justice, comme en sociabilité, en générosité et en honnêteté. Sans commune mesure avec les quelques attributions de police prévues par la loi municipale et sans contradiction localement perçue avec l’universalisme de la légalité républicaine, Sébastien incarna pour tous, selon la formule maintes fois redite, « la justice en personne ». Le naturel avec lequel ses sujets évoquent cette fonction est saisissant. Comme nous demandions à l'un d'eux pourquoi, sans avoir été élu conseiller, il avait été membre d'une commission municipale pendant quelques mois pour ne plus l'être ensuite, il nous expliqua sans sourire : « Ah ! bien, Sébastien m'avait récompensé, puis après il m'a puni ».
107L'histoire de Labarthe nous a montré les jurats vicomtaux instruisant, jugeant et exécutant la sentence ; plus tard, les maires de l'Ancien Régime avaient la propriété des charges de juges locaux, d'avocats au Parlement ; puis, au xixe et au xxe siècles, on les retrouve fréquemment juges de paix. Sébastien, pour sa part, n'est pas juge, il n'a pas de formation juridique, mais on se réfère spontanément à lui pour instruire et juger toutes les transgressions collectives ou individuelles. Selon la formule de Weber, se référant au « droit allemand », « sa présence dispense de toute autre juridiction »51. C'est lui qui décidera de la nécessité de porter un cas devant les tribunaux officiels, d'étouffer la faute ou de choisir un mode local de punition. Une fois de plus, on justifie cette appropriation de rôle par ses qualités morales exceptionnelles, son art de « contenter tout le monde sans gruger personne », son sens de l'équité, sa discrétion : « Il sait tenir sa langue ; ce qu'il sait des familles, avec lui on est sûr que ça ne fera pas le tour du pays ». Mais des Labarthiens de bon conseil, sages et réservés, plus compétents peut-être en savoirs juridiques, il en est d'autres dans la commune, ils ne sont pas sollicités. Le droit de rendre la justice, fondé sur des critères formellement moraux, appartient donc bien à son statut surmultiplié par son charisme. Lorsque Sébastien, « la justice en personne » nous a-t-on dit, tient son ban de justice, l'évocation de Saint Louis sous son chêne paraît à peine déplacée : « Deux paysans se disputent autour d'une borne. On fait venir Sébastien : “Toi, tu fauches ici, toi, tu t'arrêtes là”. Tout le monde s'en va content ».
108Une « affaire de famille » qui secoua Labarthe vers la fin de son second mandat illustrera cette administration de « justice de cadi ». Les Cami-Debat sont unis à Sébastien par des alliances matrimoniales « qui remontent à on ne sait pas quand » ; ils sont en outre premiers voisins, voisins de terre et voisins de maison, et la famille Cami-Debat est une de celles à qui le maire loue une partie de ses terres « presque pour rien, comme si c'était à lui qu'on rendait service ». C'est plus de raisons qu'il n'en faut pour que, lorsque cette famille est déchirée par une dissension interne liée à des questions d'héritage, les deux parties adverses – la veuve d’un cap de case décédé, son fils aîné-héritier, Jacques – pensent spontanément, chacune de leur côté, à l'assistance de Sébastien pour lui confier leurs soucis et pour en espérer un appui favorable.
Récit de l’épouse de l’héritier : « Ma belle-mère avait été le chercher pour nous faire la morale. Mon mari va le voir aussi, Sébastien lui dit : “Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ?”. Mon mari vide son sac. »
109À notre question : « Mais pourquoi Sébastien ? », la réponse est, à la formulation près, identique de la part des deux parties :
On avait toujours été en excellentes relations avec lui. C'est un homme intègre, une autorité morale dans la commune, il suit la même ligne depuis toujours. Les gens y voient une histoire de seigneur mais lui n'a jamais été dans ce genre d'idées-là, il est très accessible. Il n'y avait que lui pour leur [à la partie adverse] faire admettre certaines choses. Mais eux avaient eu la même idée que nous, ils avaient été le chercher pour qu'il nous fasse la morale ; d'ailleurs, il faut dire qu'ils avaient fait tout le voisinage.
110L'affaire a gagné de l'ampleur, tout le village en est secoué et prend parti, selon des affinités de génération. Les conseils, les critiques abondent. Plusieurs lustres après on cite encore ce drame comme l’exemple type de l'aboutissement fatal de la légèreté des familles qui oublient de faire les arrangements (prendre les dispositions en vue de la transmission du patrimoine), les sacro-saints arrangements, lors du mariage de l'héritier. Sébastien ne ménage ni son temps ni ses efforts, fait le va-et-vient entre les adversaires. Vraisemblablement embarrassé de devoir prendre parti entre des ennemis qui lui sont également amis, il réinvente une coutume inscrite dans la tradition pyrénéenne : couper la maison, objet de contestation, en deux parts qu'il essaye de faire égales : « Il nous dit : “Il n’y a pas deux solutions, [il faut] chacun de son côté, rétrocéder une partie de la maison” ». Il prépare un texte, autour duquel on discute et chicane durant des mois. Finalement, il s'aliène une des parties qui l'accusera de pactiser avec l'autre mais, toujours disponible, il se tient prêt : « Tu viens me chercher, de jour ou de nuit, tu viens me chercher quand vous serez prêts à signer ». Finalement l'événement arrive, la daune (maîtresse de maison) et sa parenté de même génération se décident à abdiquer « un fameux matin de Noël historique, à dix heures ». Sébastien aide au partage.
111Voilà pour l'anecdote, juridiquement close dès lors. Mais socialement, politiquement, elle ne faisait que commencer : un événement personnel, un événement familial surtout, appartient à toute la population de souche, qui prend position pour ou contre, aligne ses pratiques sur ses perceptions et, de ce fait, crée du social. La justice de Sébastien avait contribué de façon décisive au règlement officiel de la querelle mais ses conduites allaient prendre un sens beaucoup plus large et opposé selon qu'elles allaient dans le sens des intérêts, symboliques cette fois, des différentes catégories de la population. C'est ainsi qu'en n'épousant pas entièrement la cause de la génération plus âgée de la famille en crise, lui, l’homme mûr, contrevenait aux normes culturelles de la gérontocratie et au principe de la solidarité établi entre gens de même classe d'âge. Non seulement il s'aliéna définitivement les « vieux » Cami-Debat, mais, à travers ces derniers, tous les « vieux » du village se sentirent menacés dans leur privilèges coutumiers : « On s'identifie aux personnes de son âge, on se soutient entre gens qui ont été jeunes ensemble, les jeunes ne trouvent pas la compréhension ».
112Cette rancœur ne resta pas au fond des cœurs. Parlée, colportée, gonflée vraisemblablement par l'emballement de la rumeur, elle ne pouvait que gagner en importance et, tout naturellement, prendre place parmi les événements les plus significatifs ici, ceux de la sphère politique. Aux élections municipales qui suivirent, quelques années plus tard, la faction aînée n'apporta plus ses voix à Sébastien ; de plus, elle ne manqua pas une occasion de manifester son ralliement aux adversaires du vieux maire et à leur cause, allant jusqu'à fréquenter « leur » Club du troisième âge et « aimer les nouveaux » Labarthiens, véritable trahison de classe aux yeux de l'ancienne population. Les effets de cette félonie ne s'arrêtèrent pas là ; la propagande des vieux Cami-Debat auprès des gens de leur âge, déjà ébranlés par la trahison de classe (d'âge) de Sébastien portait peu à peu ses fruits, d'autant plus que, de leur côté, les adversaires politiques de ce dernier commençaient à travailler cette clientèle potentielle par l'intermédiaire de ce Club du troisième âge ; et « Vous savez, note un informateur, 15 ou 20 voix de plus ou de moins dans une commune de 400 personnes, ça suffit à changer la face du monde ». Cette campagne de ses anciens alliés ne fut pas étrangère à la défaite de Sébastien.
113Enfin, pour la première fois dans l'histoire de la commune, un conflit de génération avait été assez aigu pour entraîner un héritier et sa femme hors du foyer ancestral ; le jeune couple avait « osé décohabiter » et donnait ainsi à toute une génération l'exemple de la violation d'une norme jusque-là absolue. Le changement n'aurait sans doute pas manqué de se produire à brève échéance mais, comme on le sait, les novateurs portent sur eux tout le poids de l'horreur de la transgression ou celui de l'honneur de l'innovation, selon que l'on se place du point de vue des partisans de la tradition ou du changement. Au début, comme stupéfaits, presque coupables de leur propre audace, les jeunes Cami-Debat se retrouvèrent seuls, délaissés par les autres membres de leur parenté et les amis de leur classe d'âge, peu enclins à se commettre avec les transgresseurs et à risquer de subir le même isolement. De leur côté, les « coupables » ne se sentaient ni le courage ni le droit de solliciter un appui, une sympathie compromettante ; ce furent de dures années pour de jeunes adultes conditionnés jusque-là à une sociabilité d'une extrême richesse et à un conformisme sans histoire.
Dans un premier temps, les gens qui avaient été d'accord avec nous n'osaient pas nous manifester leur appui. C'était à tel point que, s'ils nous voyaient, ils se mettaient les beaux-parents à dos. On en a bavé. On est restés entre nous, on n'a pas délibérément cherché de l'appui. On était épiés, observés, les moindres paroles étaient interprétées, répétées. On était, on est encore, ceux qui avaient osé décohabiter.
114Dans cette traversée du désert, l'attitude de Sébastien resta ce qu'elle avait toujours été : exemplaire. Tout en continuant à garder des relations formelles polies avec les aînés, « il ne laissa jamais tomber » les jeunes, les encourageant dans leur épreuve par des manifestations publiques d'amitié à leur égard. En 1977, il sollicita même Jacques Cami-Debat pour une place sur la liste ; mais, profondément « touché par ce geste », le jeune homme ne pouvait accepter cet honneur : « Avec ce qui nous arrivait, on était en plein procès, c'était pas possible. On était trop rejetés, le nom de mon mari aurait porté préjudice à Sébastien ».
115La situation s’était compliquée encore du fait du statut de Marie, la belle-fille rapportée : elle était étrangère [au village] et toute désignée pour attirer l'opprobre sur le jeune couple. Elle le sentait bien : « Être étranger, ce n'est déjà pas naturel, c'est difficile à faire oublier. Alors, quand il y a des problèmes familiaux en plus, c'est l'arrivant qui a toujours tort, même si ces problèmes sont latents depuis des années ». De plus, cette arrivante était elle-même héritière : « Il faut bien que je défende mes intérêts où j'ai mes biens : je ne vote pas à Labarthe, je vote chez moi ». Comment imaginer un conseiller municipal dont l’épouse non seulement n'apporte pas à la liste les voix de sa famille d'orientation mais pas même la sienne ?
116Peu à peu pourtant, aux yeux d'autres jeunes couples de l'ancienne population, de plus en plus mal à l'aise au milieu de l'imposante maisonnée traditionnelle, Jacques et Marie Cami-Debat font figure à la fois de victimes et de héros. L'inimaginable avait eu lieu, la norme absolue régressait d'abord au rang d'une valeur, certes encore très vigoureuse, mais désacralisée, puis, peu à peu, à celle d'un simple modèle sans signification normative. La caution qu'avait apportée Sébastien à cette mutation, par une option risquée de sa liberté formelle de juge, aura contribué à atténuer le caractère exécrable de la transgression. Plus tard le jeune couple sut grouper autour de lui des membres de sa classe d'âge, agriculteurs pour la plupart, qui optèrent, tant au point de vue social, économique que politique, pour une orientation moderniste de gauche, dont nous trouverons l'aboutissement en 1983 dans une liste d'opposition à l'équipe qui avait battu Sébastien en 1977. Cette fois, Jacques osera prendre place sur cette liste mais il sera battu avec la totalité de ses coéquipiers. Cela marqua en quelque sorte l'effondrement définitif de Sébastien (qui n’était pas candidat) ; autour de lui, le cercle des fidèles se réduisait comme une peau de chagrin, les vieux mouraient, les jeunes trahissaient les uns après les autres, mais les Cami-Debat, des deux générations, firent partie, avec quelques inconditionnels, du dernier carré des vassaux loyaux.
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117Jusqu’ici nous nous sommes intéressés aux relations du maire avec les membres de son groupe d’appartenance, son « in-group », le « nous », mais il va de soi qu’il a également, en tant que chef, la responsabilité des relations de cet « in-group » et ses « out-groups », « les autres » qui, en conséquence, sont aussi généralement ses propres « out-groups ». Au nom de cette partition universelle, fondamentale, de l’action sociale, à l’in-group sont associés a priori l'Être, le Sacré, le Vrai, le Bien, le Beau, le Sens, le sentiment d’appartenance, la loyauté des acteurs. L’antithèse de ces valeurs, de ces sentiments et la motivation à nuire sont, tout aussi a priori, associés à l’out-group. Ces séries d’oppositions sont vécues ouvertement par les sociétés traditionnelles comme des éléments, si ce n’est comme l’élément unique, le(s) plus significatif(s) de leur culture. En particulier, la haine de l’autre y est normative et sa ruine, sa destruction physique et symbolique y hantent l’idéal du moi.
118Avec le modernisme et l’éthique universaliste inspirée de la morale chrétienne, cette partition manichéenne est officiellement périmée mais elle continue à inspirer secrètement les conduites privées et publiques dans nombre de sociétés, dont la nôtre52. Les prérogatives du chef traditionnel, commandeur des armées, se sont transmises au maire traditionnel, à peine atténuées par la légalité et la morale démocratiques. Si tous les membres du groupe ont un devoir de contribution à la santé identitaire du « nous », on attend du maire un antagonisme actif à l’out-group, une agressivité statutaire qui surveille l’ennemi, repère, désarme et prévient les menaces qu’il représente en permanence pour l’in-group. Si ces menaces n’existaient pas, il aurait intérêt à les inventer, à les grossir si elles étaient insignifiantes. Toute société a besoin d’ennemis, d’« autres » hostiles et fourbes pour se faire peur et entretenir ainsi la motivation de ses membres aux difficiles et contraignants « jeux de société », et en particulier à la soumission aux autorités, mais les groupes coutumiers s’en font une priorité pratique. Soutenu par la classe de pouvoir dont il émane et qui, comme lui, a tout intérêt à la préservation du statu quo, le chef mettra tous ses soins, d'une part à entretenir et gonfler ces fantasmes de désintégration, d'autre part à poursuivre et punir avec ostentation les détracteurs, effectifs ou perçus comme tels, de l'intégration du groupe. Pour cette mission, la collectivité lui alloue une fois de plus une liberté formelle, elle évalue ses capacités à bien la remplir. S'il réussit en outre à faire porter à l'out-group lui-même la responsabilité de l'antagonisme et ainsi à préserver la bonne conscience de l'in-group, celui-ci saura lui témoigner sa reconnaissance.
119Mais qui sont, à Labarthe, les constituants de l'out-group ? C'est tout d'abord l'Autre, avec un grand A, c'est-à-dire toutes les manifestations de la macrosociété française, plus ou moins confondue avec l'État, à l'égard duquel nous connaissons déjà la position du maire. Il serait intéressant d'étudier aussi son rôle dans la structuration étrangement hiérarchisée de cet « Autre », où les « Français du Nord » (au-dessus d'une ligne Bordeaux-Nice approximativement) se différencient des Parisiens, où les Béarnais s'opposent aux Occitans (vaguement localisés vers Toulouse ou Perpignan, ils sont perçus comme une menace pour le patois)53, et où les Basques, culturellement très proches, restent pourtant les ennemis privilégiés. D'une manière générale, la puissance de l'animosité est inversement proportionnelle à la distance géographique de l'out-group : le Parisien, le Français du Nord sont certes les cibles a priori d'une agressivité apprise, mais qui peut fondre au soleil d'une expérience individuelle réussie, de liens d'alliance ou de l'intégration des enfants dans ces milieux étrangers. Par contre, plus on se rapproche spatialement du village, plus l'aigreur nourrie par des siècles de contentieux a d'occasions pour s'alimenter de faits concrets. Aussi les communes limitrophes, et à un degré moindre toutes celles du canton, certaines plus marquées comme « ennemies héréditaires », concentrent-elles sur elles l'essentiel des antagonismes statutaires voués à l’out-group. Aucun n'échappe à une dénomination de dérision, dont l'ancienneté et le peu de pertinence n'enlèvent rien au plaisir verbal des Labarthiens : lous Courbachs (les Corbeaux), lous Pigassès (les Chasseurs de pies), lous Tisterès (les Fabricants de paniers), lous Estirebanes (Ceux qui étirent les cruches [?]), l’Astissalhe (Sale race d’Astis… « qui bouffent de la paille ») etc. Dans notre survol historique de Labarthe (chapitre I) nous avons évoqué ces querelles de clochers que l'emprise bureaucratique du Centre n'a fait qu'exacerber : en effet, aux conflits de bornage foncier, aux rivalités pour l'honneur et le prestige villageois, se sont surajoutées, dès la fin du xixe s., les luttes pour l'accaparement des services administratifs et, de plus en plus, pour la saisie de la manne étatique des subventions et des équipements. La conjonction de ces motifs publics d'antagonisme avec des motifs privés, personnels et familiaux, recoupés eux-mêmes par autant de liens d'intérêts et d'alliances matrimoniales, produit depuis un millénaire au moins un chevelu inextricable de microrelations. Statistiquement, le positif et le négatif de ces rapports pourraient s'annuler, faire pencher la balance du côté positif ou varier au gré des vécus individuels ; mais collectivement, et quelle que puisse être la nature des expériences vécues, le fameux « jugement synthétique a priori » de ces stéréotypes sociaux54 prévaut : par nature, toutes ces autres communes sont des ennemis, d'autant plus dangereux qu'ils masquent leur désir de nuire. Mieux vaut donc prévenir leur perfidie et, toutes les fois que l'occasion se présente, « ne pas les rater ». Mais en même temps, « douceur béarnaise » aidant, la sagesse paysanne connaît trop bien les exigences d'une coexistence destinée, par configuration spatiale, à ne jamais finir et, par conséquent, la nécessité où l'on est de préserver le formalisme des conventions sociales envers et contre tout.
120Comme en tant d'autres contextes, la souplesse de Sébastien fit merveille dans ses ajustements personnels aux maires des municipalités voisines. Tout en renforçant, selon la sinuosité des voies traditionnelles, l'hégémonie administrative et sociale de Labarthe à la tête de son canton, il fut « l'ami de tous les maires », qui tous « l'aimaient bien » et en firent leur président ; même Andreu, maire communiste de Capdebosc, « rivale séculaire » de Labarthe, mit bas les armes, affectivement parlant, devant le charisme de Sébastien. Les hostilités séculaires reprirent de plus belle avec son « moderne » successeur.
121Pourtant cette amitié avec le maire, de surcroît communiste, de l'ennemie héréditaire avait déjà mis comme une gêne entre Sébastien et les Labarthiens « nationalistes intégristes ». Une des zones grises de son règne, « l'histoire du chemin de Lestrade », illustre la lourdeur des attentes collectives à l'égard des fonctions bellicistes du chef contre l'out-group et le danger que représente pour sa légitimité toute dérobade face à ce devoir. Excès « d'esprit d'arrangement » de sa part, nonchalance, ou docilité envers des avantages personnels, familiaux ou de voisinage, qui sait ? Toujours est-il que les Labarthiens estimèrent que le tracé de cette voie champêtre, effectué avec l'assentiment ou suite à la volonté de Sébastien, desservait leurs intérêts au bénéfice de deux communes limitrophes. Advenue en pleine hégémonie du seigneur, l'affaire ne fit pas de vagues et semblait sortie des mémoires. Elle resurgit lors de la campagne électorale suivante pour finalement prendre rang dans le catalogue public des erreurs statutaires de Sébastien causes de sa chute. Ses amis éviteront le sujet, lui-même éprouvera le besoin de justifications verbales répétées, signes d'une mauvaise conscience.
122Ces « autres » extérieurs au territoire communal sont clairement définis et relativement faciles à manipuler. Il n'en est pas de même de ceux qui, malgré les modèles ancestraux et les efforts de tous, ont toujours réussi à infiltrer les « nous », à les miner sournoisement sur leur propre espace. Des règlements occultes se sont ainsi mis en place au cours du temps de manière à neutraliser les effets, nécessairement néfastes, de ces incursions : comme toutes les affaires collectives importantes, celles-ci relèvent donc des fonctions latentes du maire, de plus en plus à mesure qu'augmente le nombre de ces étrangers (au sens local du terme : non originaires du village).
123Le type le plus adouci, mais néanmoins marqué, de cette catégorie est représenté par les conjoints des membres des souches, originaires des communes voisines dans la plupart des cas. Traditionnellement, ce sont des cadets venus faire gendre chez des héritières labarthiennes, ou des cadettes mariées ici à des héritiers. Jusqu'à la première guerre mondiale ou même après, le mariage d'un étranger ou d’une étrangère avec un Labarthien ou une Labarthienne s'accompagnait encore, comme dans l'ensemble des sociétés pyrénéennes, de rituels apotropaïques, occasions de bagarres réelles entre les jeunes des deux villages concernés. Après la seconde guerre mondiale, le rituel n'est plus là pour catalyser une animosité qui continue pourtant bel et bien à repousser le ou la rapporté(e) à la périphérie des réseaux de communication et d'échange villageois. La position minoritaire de la femme dans la société et la famille labarthiennes s'ajoute à la marginalisation de la rapportée mais voile paradoxalement ce dernier trait aux yeux de tous et des intéressées elles-mêmes ; l'effacement, au moins apparent, des rôles féminins traditionnels n’est guère affecté par un plus ou un moins statutaire. Au contraire la situation des gendres rapportés conjugue des désavantages familiaux à des handicaps sociaux qui creusent inexorablement le fossé qui les sépare des citoyens de plein droit.
124Étrangers aussi, les membres de familles qui dérogent aux critères de la citoyenneté évoqués au début de ce chapitre. Leur coefficient d'altérité résulte d'un calcul spontané et sans recours qui établit d’abord leur degré d'autochtonie d’après la date de l'installation de leur premier ancêtre – en générations, en décennies ou en années – et la distance géographique de la commune d'origine de celui-ci. Ce résultat est ensuite croisé avec des variables personnelles : efforts de sociabilité, déférence à l'égard des souches. L'appréciation des comportements des étrangers se fait selon des critères renforcés par rapport à ceux qui situent les vrais Labarthiens : la bonne conduite est sous-estimée, les écarts à la norme sont montés en épingle : un étranger n'a jamais fini de faire ses preuves de citoyenneté.
125Du fond de son café-repaire, le maire dynamise ces étiquetages remis à jour au gré d'une rumeur, d'une interprétation orientée qu'il lui faudra redéfinir et sanctionner. S'il se doit de satisfaire à l'agressivité viscérale de ses administrés contre « l'autre », il lui appartient aussi d'orienter l'attention vers tel ou tel étranger, de moduler en douceur les humeurs collectives selon ce que la victime représente d'intérêt ou de danger pour l'ordre local et pour sa propre hégémonie. La sagesse du chef s'oppose, comme il se doit, à l'émotivité primaire de ses sujets pour atténuer les tensions, récupérer l’étranger, produire et nuancer la labellisation morale qui lui tiendra lieu de diplôme de citoyenneté ; mais s’il est jugé irrécupérable, le chef déclenchera un plan de délation contre lui, son image et ses biens.
126Grâce à cette reformulation vernaculaire, des sujets de nationalité française, possesseurs de leurs droits civiques, vont se trouver relégués dans une zone de marginalisation telle qu'il leur sera difficile et, dans certains cas, impossible d'exercer ces droits, à l'éligibilité par exemple. Dans une tradition de liste unique, où l'inscription sur la liste du maire sortant ou de son dauphin désigné équivaut, en principe, à l'élection, l'obtention du mandat de conseiller dépend de manière nécessaire et suffisante de la volonté du futur maire de prendre ou non un candidat dans son équipe. Antérieurement au règne de Sébastien, l'histoire de Labarthe n'aurait offert qu'un seul cas d'élection d'un horopèt. On s'en souvient encore comme d'une bonne plaisanterie : « Des gens avaient voté pour lui parce qu'ils détestaient le maire sortant et ne voulaient pas donner leurs voix à leur ennemi ; ils s'en sont bien mordu les doigts : il [l'horopèt] a été élu », et de rire aux éclats.
127Pendant longtemps, les rares nouveaux avaient une conscience assez aiguë de leur statut minoritaire pour se tenir cois et se faire spontanément les complices de l'abrupte partition dont ils étaient victimes. Leurs premières arrivées vers le milieu des années soixante et les premiers souffles de l'esprit moderniste n'ébranlèrent pas Sébastien qui, « s'il avait pu, aurait fait faire une carte d'identité différente pour les anciens et pour les nouveaux… ». Ni lui ni ses amis ne repérèrent l'amorce du changement et n'éprouvèrent le besoin de déranger quoi que ce soit à leurs réflexes manichéens. À leurs yeux, la dizaine de maisons neuves dispersées sur le territoire de la commune n'avait d'autre signification que « d'ajouter un cachet au vieux bourg ». Sébastien eut à subir des « offres de service d'étrangers, insistantes jusqu'à l'indécence » dans certains cas mais, et ce n'est pas là le moindre de ses titres de gloire, jamais il ne céda à leur supplication ou à leur chantage. S'il choisissait comme favoris certains étrangers et les associait au pouvoir en les admettant dans sa « communauté émotionnelle », il connaissait trop bien les limites et les dangers de cette mesure de liberté formelle pour aller jusqu’à leur donner accès à la légitimité électorale. On l’opposera une fois de plus à son successeur bassement « cosmopolite » : « Sébastien n'aurait jamais fait une chose pareille, lui, il avait trop de respect pour la population ». En réalité, le « cosmopolitisme » du successeur sera très relatif.
128Un règne aussi formellement conforme aux attentes populaires, couronnant des conduites privées et publiques exemplaires paraissait devoir durer autant que Sébastien lui-même. Or il va être battu après seulement deux mandats, sans signes avant-coureurs et à la surprise générale, dont en premier lieu celle des vainqueurs. Que s’était-il donc passé ? Rien d’autre qu’une fin typique de domination traditionnelle, fin imprévisible étant donné la docilité (aussi formelle que la liberté du chef) des sujets qui, par espoir des faveurs et crainte des punitions, ont toujours intérêt à jouer le jeu de l’acceptation, de la passivité et de la loyauté au Prince. Rien ne transparut donc des tensions, des jalousies, des rancœurs provoquées par l’exercice du pouvoir et spécifiquement par cette liberté formelle dont Sébastien usa et abusa, perturbant la hiérarchie établie en promouvant les favoris55 et rétrogradant les grands vassaux, ou encore en prenant le contre-pied de normes viscérales comme celles de la gérontocratie. Tous ceux qui estimaient avoir été mal honorés, insuffisamment servis, injustement punis ou seulement menacés dans leurs crédibilités rongeaient leur frein en silence et savaient attendre, accumulant, comptabilisant les motifs de colère, subjugués aussi par le charisme de Sébastien, le consensus d’adoration à son sujet. Le régime traditionaliste peut aussi, malgré la surveillance des vassaux, susciter des courants d’opposition occultes où pactisent barons déçus et petit peuple. La révolution traditionaliste typique, qui éclate lors d’une occasion fortuite ou non (ici l’élection municipale), balaie d’un coup et sans retour le régime usé, au nom de motifs moraux qui, soudain, dénoncent comme transgressives des pratiques de pouvoir jusque-là admises, normales. Le seigneur, lui, n’a à sa disposition que l’interprétation, typiquement morale elle aussi, de la félonie des vassaux :
Si j’avais été battu sur des positions politiques, c’était normal, j’aurais accepté. Mais j’ai été trahi par nos amis et ça, c’était la fin de tout. J’ai pleuré.
Notes de bas de page
20 La dichotomie des rôles sexuels traditionnels, encore très présente à Labarthe, réserve en principe les activités publiques aux hommes ; cependant il ne faut pas sous-estimer l’influence des femmes, occulte ou plus explicite, allant jusqu’à une participation au Conseil qui se fera moins exceptionnelle, on le verra, dans les années quatre-vingt.
21 Cf. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie ; Desplat, Charivaris en Gascogne. On trouvera dans la Bibliographie les références complètes des travaux cités dans les notes.
22 Cf., entre autres, Maffre, Les aventures de Caddetou, avec une introduction très éclairante de J.J. Cazaurang, qui reprend divers textes et illustrations antérieurs. L’anecdote suivante, recueillie par nous en 1987 dans une autre partie du Béarn, témoigne de la persistance actuelle de l’image négative des cadets. L’extension démesurée d’un incendie pris dans une grange montrait qu’il n’avait pas été contrôlé à temps ; commentaire d’un voisin : « Il n’y avait personne à la maison, il n’y avait que le cadet ».
23 Pour la problématique de l’attente de rôle, cf. Mead, Le Moi, le Soi et la Société, ou, plus simplement, Linton, Les fondements culturels de la personnalité.
24 Ce décompte est en fait en deçà de la réalité. En effet, au cours de nos rencontres ultérieures avec des Labarthiens, nous apprîmes incidemment d'autres liens de consanguinité ou d'alliance de Sébastien avec d'autres familles labarthiennes, quelquefois par un détour d'alliances dans d'autres communes.
25 Selon d’autres témoignages, il aurait « fait Purpan » (établissement d’enseignement agricole localisé à Toulouse) par correspondance, comme le fera son rival et successeur à la mairie.
26 Ironie de l’histoire : après avoir frisé la démolition, ce château deviendra plus tard le fleuron du patrimoine architectural de Labarthe et son centre politico-culturel.
27 « C’est un principe administratif courant des dominations traditionnelles que de pourvoir des postes les plus importants les membres de la tribu du détenteur du pouvoir » (Weber, Économie et Société, p. 234). Dans ce chapitre nous donnerons en note un certain nombre de citations tirées de cet ouvrage, afin de souligner la correspondance entre l’idéal-type weberien de la domination traditionnelle et les caractéristiques du pouvoir de Sébastien.
28 Weber, op. cit., p. 232.
29 Parmi les nombreuses définitions weberiennes de la domination et du chef traditionnels, citons pour l’instant les suivantes : « Nous qualifions une domination de traditionnelle lorsque sa légitimité s’appuie, et qu’elle est ainsi admise, sur le caractère sacré de dispositions transmises par le temps […]. Le détenteur du pouvoir […] est déterminé en fonction d’une règle transmise. On lui obéit en vertu de la dignité personnelle qui lui est transmise par la tradition. Le groupement de domination est principalement fondé sur le respect et déterminé par la communauté d’éducation. Celui qui détient le pouvoir n’est pas un “supérieur“ mais un seigneur personnel […]. Sa direction administrative ne [se compose pas] principalement [de]” fonctionnaires” mais de “serviteurs personnels” » (ibid.).
30 « Il manque à la direction administrative de la domination traditionnelle de type pur : la compétence fixe déterminée par une règle objective ; la hiérarchie rationnelle fixe ; la nomination et l’avancement réglés par un contrat libre ; la formation spécialisée (comme norme) ; (souvent) le traitement fixe et (plus souvent encore) payé en espèce […]. Il n’y a aucun règlement, aucun statut juridique abstrait […]., les “créations juridiques“ se font au cas par cas […]. Ce ne sont pas les devoirs objectifs d’une fonction, c’est la fidélité des serviteurs qui détermine les rapports de la direction administrative et du détenteur de pouvoir » (op. cit., pp. 235, 250, 232).
31 « La tradition assigne [au seigneur] une relative latitude. Cet arbitraire traditionnel repose principalement sur l’absence de limites, de principe, à l’obédience conforme au devoir de respect [mais] il pourrait devenir dangereux pour la situation traditionnelle même du seigneur de transgresser les limites de la tradition » (op. cit., p. 232).
32 « On n’obéit pas à des règlements mais à la personne […] en vertu de la dignité personnelle qui lui est conférée par la tradition […]. Elle [la domination traditionnelle] n’agit que par l’exemple […] ou bien par le conseil et les moyens d’influence » (ibid.).
33 « Le mode effectif d’exercice de la domination [traditionnelle] se conforme à ce que le détenteur du pouvoir […] peut habituellement se permettre, face à la docilité traditionnelle de ses sujets, sans aller jusqu’à pousser ceux-ci à la résistance » (op. cit., p. 233).
34 « Le groupement de domination est une communauté émotionnelle […]. Il n’y a ni “nomination” ni “destitution” ni “carrière” ni “avancement” mais seulement un appel, selon l’inspiration du chef […], aucune “hiérarchie” » (op. cit., p. 250).
35 Ce type est trop connu pour être repris ici en détail. Notons seulement : « Nous appelons charisme la qualité extraordinaire […] d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains […]. inaccessibles au commun des mortels ; ou encore, qui est considéré comme envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence considéré comme un chef » (Weber, op. cit., p. 249). Même si la correspondance n’est pas absolue, la domination charismatique se trouve plus fréquemment au sein des sociétés traditionnelles, plus précisément « le charisme est la grande puissance révolutionnaire des époques liées à la tradition » (op. cit., p. 252).
36 « Le principe charismatique de légitimité peut être interprété […] dans un sens antiautoritaire ». Il peut donner lieu à une « domination plébiscitaire […] moyen spécifique de faire dériver la légitimité de la domination de la confiance libre des individus dominés » (op. cit., p. 275).
37 Op. cit., p. 250.
38 « Le régime des “favoris“ est spécifique du patrionialisme » (op. cit., p. 234). Selon Weber (op. cit., p. 238), le patrimonialisme désigne une domination traditionnelle « exercée en vertu d’un droit personnel absolu », cas effectif du pouvoir de Sébastien. Nous avons simplifié la typologie weberienne de la « direction administrative », où prennent place les « favoris », en retenant essentiellement les « rapports personnels de confiance » qui lient ces derniers au seigneur. « Dans les dominations patrimoniales, on trouve des esclaves et souvent des affranchis jusque dans les postes les plus élevés (op. cit., p. 234). Sébastien recrutait effectivement ses « favoris » dans ces catégories.
39 « Le régime des favoris […] est souvent l’occasion de révolutions traditionalistes » (ibid.).
40 « Le seigneur peut, selon une faveur ou une disgrâce librement dispensées, une inclinaison ou une aversion personnelle […] en particulier par des cadeaux manifester sa protection » (op. cit., p. 232),
41 M. Mauss, Essai sur le don.
42 « Le seigneur […] manifeste sa “protection” par un arbitraire qui suborne » (Weber, ibid.).
43 [Le seigneur] « a besoin de la splendeur matérielle de sa domination pour assurer son prestige » (op. cit., p. 251).
44 Op. cit., p. 232.
45 Weber parle de « l’arbitraire, dans le mode et le volume des impôts, des taxes, et de la formation du monopole » (op. cit., p. 246).
46 Cette généralisation aux niveaux autres que le niveau local sera tentée dans la Conclusion de cet ouvrage.
47 « L’appropriation par le seigneur en tant que tel appartient à la conception patrimonialiste et peut se réaliser de manières très différentes, jusqu’à la possession totale du territoire » (op. cit., p. 240). Réciproquement, « les moyens d’administration et la direction administrative sont directement appropriés, moyennant forfait, auprès du magasin ou de la caisse du seigneur » (op. cit., p. 239).
48 « Fonctionnaires, domestiques et favoris sont d’abord nourris à la table du seigneur et équipés dans ses magasins » (op. cit., p. 236). « Le serviteur patrimonial peut tirer sa subsistance : de son entretien à la table du seigneur ; de rémunérations (surtout en nature) venant des réserves en biens et en argent du seigneur ; d’une terre lige ; des chances de s’approprier des rentes, taxes ou impôts ; d’un fief » (op. cit., p. 242).
49 L’essence sacrée du chef, les aléas de sa légitimité et de son destin politique, économique ou physique au gré des rapports perçus par ses sujets entre la vitalité cosmique et sociale et celle du chef ont été décrits et analysés par de nombreux auteurs, dont Weber. « Si la confirmation [du charisme] tarde à venir, si celui qui possède la grâce charismatique paraît abandonné de son dieu […], si le succès lui reste durablement refusé, si, surtout, son gouvernement n’apporte aucune prospérité à ceux qu’il domine, alors son autorité charismatique risque de disparaître. […] En Chine, la qualification charismatique […] du monarque était si absolue que toute infortune, de quelque nature qu’elle fût, non seulement le malheur des armes mais aussi la sécheresse, les inondations, les conjonctions astronomiques funestes etc., le contraignait à une pénitence publique, voire, éventuellement à l’abdication » (op. cit., p. 250). Weber, parmi d’autres, a évoqué maintes fois la relation de la faveur à la subordination politique mais sans rattacher ce rapport aux aléas de la légitimité.
50 « Ce n’est qu’en cas de “félonie“ que le seigneur peut retirer le fief à son vassal, celui-ci à son vavasseur etc. En outre, le seigneur dispose contre les vassaux parjures de l’aide des autres vassaux ou de la passivité des vavasseurs du “parjure“ ». (op. cit., p. 263).
51 Op. cit., p. 236.
52 Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion en le situant dans une perspective théorique plus élaborée.
53 Cf. B. Moreux [avec la collaboration de C. Moreux], « Béarnais and Gascon today », pp. 28-29.
54 Cf. M. Mauss, « Esquisse d'une théorie générale de la magie », p. 117.
55 « Le régime des favoris est souvent l’occasion de révolutions traditionalistes » (Weber, op. cit., p. 235). « La révolution traditionaliste […] se dresse contre la personne du détenteur du pouvoir (ou celle de son serviteur), lequel a méprisé les limites traditionnelles du pouvoir » (Weber, op. cit., p. 233).
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Être maire en Béarn
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