Chapitre I. Pouvoir local et histoire

1Même s’il faut se garder de la tentation de légitimer l’interprétation du présent par une lecture du passé, déjà codé lui aussi par l’hypothèse, il semblerait que la petite histoire de Labarthe, élément de l’histoire plus générale du Béarn, témoigne de caractéristiques allant dans le sens des hypothèses que nous venons d’émettre. Au cours de ce bref chapitre, nous ne chercherons pas à faire une histoire de Labarthe, mais nous prélèverons dans son passé les traits socioculturels qui, se rapportant au pouvoir, peuvent servir à éclairer certaines modalités actuelles de celui-ci13. À travers le temps, au-delà des changements de régime et quels que soient les fondements juridiques du pouvoir local, nous repèrerons déjà comment la société locale produit des structures de domination remarquablement constantes et beaucoup plus efficientes sur les pratiques des acteurs concernés que les règles de l’institution officielle.

2En ce qui concerne les relations de la beziau médiévale (communauté de voisinage) à l’autorité souveraine, les premiers témoignages écrits montrent qu’à Labarthe comme pour l’ensemble du Béarn, la problématique Centre-périphérie est déjà en place. En 1385, le Centre, ce n’est pas Paris mais le Vicomte de Béarn, Gaston III Fébus, ses descendants plus tard, qui dénombrent et redénombrent leurs sujets, peu pressés de s’acquitter à chaque Noël de leurs impôts annuels. Pourtant, la petite agglomération de 41 fuecs (feux) du premier censier, soit environ 220 habitants, a déjà reçu les faveurs du souverain sous forme d’importantes franchises destinées à attirer les populations vers cette paroisse constituée dès le xi^e siècle, ainsi qu’en témoignent les vestiges de son église actuelle ; avec 39 autres, son titre de beziau lui donne droit à un député la représentant à la Cour des Communautés, plus tard aux États de Béarn, à égalité avec les autres territoires constitués de la vicomté.

3Dès cette époque donc, un pouvoir central puissant, bien organisé, cherche à asseoir son hégémonie politique, financière et administrative sur les ancêtres des communes, elles-mêmes déjà bien décidées à repousser cet assujettissement jusqu’aux limites de leurs propres intérêts. Si le souverain impose à chaque beziau son représentant, le bayle (bailli), il se voit dans l’obligation de concéder à chacune d’elles de fortes libertés s’il veut au moins en obtenir l’impôt. Gaston Fébus réussira un temps à racheter aux nobles locaux leurs droits sur la juridiction de Labarthe et à obtenir ainsi sur eux une suzeraineté directe, que ses successeurs reperdront par besoin d’argent. Mais, allégeance officielle ou non, la beziau s’emploie toujours avec la même persévérance à échapper au regard des Vicomtes successifs pour empiéter sur leurs droits seigneuriaux. Après le rattachement à la royauté française, le centralisme parisien chercha à resserrer son emprise sur les libertés et les finances des communes mais les constants rappels à l’ordre des Commissaires, des Intendants contre les « libertés prises par les habitants » évoquent bien cette quasi-autonomie de fait, conservée par le Béarn jusqu’à la Révolution. Labarthe, pour sa part, sera déboutée en 1686 de toutes sortes de droits qu’elle s’était arrogés au cours du temps, au-delà des franchises concédées légalement au xiv^e siècle.

4Cette constante détermination à rogner en douceur sur les franges des droits du Centre, vicomtal béarnais puis royal français, tranche paradoxalement sur la soumission à ce même pouvoir quand il prend des formes nettement autoritaristes, répressives ; autant les signes de faiblesse, les nécessaires concessions du souverain seront exploités, autant sa fermeté et sa puissance rencontrent l’acceptation des sujets. C’est ainsi que les lois de Jeanne d’Albret, de plus en plus dures à l’égard du catholicisme jusqu’à sa substitution par le protestantisme en 1563, la vente aux enchères des biens de l’Église à des particuliers, ne rencontrèrent pas d’opposition ici mais au contraire une collaboration aussi bien symbolique qu’économique. Seigneur en tête, la population vire à la Réforme : Monsieur de Baliros, qui était devenu protestant et avait su se plier aux disciplines de la Reine Jeanne, se voit adjuger la rente du temple pour onze écus et abrite les cultes dans son château. Lorsque Nouste Henric (Notre Henri : Henri IV) donnera l’exemple de la souplesse adaptatrice, le même seigneur de Baliros réinstallera l’ancien curé dans sa cure, retirée alors des mains du commerçant auquel elle avait été adjugée 50 écus quelques décennies auparavant. En 1620, la commission de contrôle du rétablissement du culte est à Labarthe : tout se passe bien, le chapitre de Lescar récupère la dîme et les fruits prémiciaux. La plupart des familles protestantes ont déjà abjuré, leur préoccupation se porte alors sur la récupération des sommes qu’elles ont dépensées pour la « construction » du clocher, bâti en fait au xiv^e ou au xv^e siècle, et sans doute seulement alors réparé par elles alors. Les derniers adeptes de la RPR (Religion Prétendument Réformée) ne seront d’ailleurs jamais inquiétés, la suppression du temple de Labarthe en 1668 n’intervint que par suite de la disparition des derniers fidèles.

5Les changements de régime politique ne semblent pas perturber davantage la volonté d’obéissance formelle des populations. Le rattachement à la France, effectué essentiellement par des opérations diplomatiques et définitivement sanctionné en 1620 par le « voyage » de Louis XIII à Pau, n’a pas plus de retentissement dans notre commune que n’en auront les diverses mutations de régime jusqu’à la Troisième République. Cette souplesse vaudra à la Province, entre autres causes, de conserver jusqu’à la Révolution ses lois spécifiques, très inspirées du for unifié d’Henri II d’Albret de 1551. Pendant la Révolution, on ne signale à Labarthe aucune exaction contre les biens ou les personnes, faute sans doute d’un club révolutionnaire tel qu’en connurent les agglomérations béarnaises plus importantes. Le curé de Labarthe refuse le serment à la Constitution Civile du Clergé et s’exile en Espagne ; Vignau, vicaire de Gan, fut établi comme « intrus » dans la paroisse. Le rétablissement du culte catholique éloigne, toujours dans la même atmosphère paisible, le curé constitutionnel et ramène un ancien réfractaire.

6Parallèlement à l’organisation générale de la Vicomté, par elle et contre elle tout à la fois, l’organisation locale interne s’était mise en place très tôt. Dès 1371, forte de ses 31 maisons alignées de chaque côté de la carrère (rue) centrale, notre beziau se claquemure derrière sa palissade, percée d’une porte à chaque bout de la rue ; les bourgeois sont à l’intérieur ; les petits paysans, d’abord serfs14 puis métayers des précédents souvent, sont répandus dans la campagne alentour. La paroisse se donne douze députés, ancêtres de nos conseillers municipaux, renouvelés tous les quatre ans au 1^er juin, eux-mêmes électeurs d’un jurat qui se confondra avec le délégué aux États siégeant successivement à Orthez, Sauveterre, Lescar puis Pau. L’éligibilité à cette délégation, d’abord ouverte à tout homme libre, est assez vite réservée aux propriétaires de maison noble, à ceux qui se font appeler seigneurs, et dont la première trace apparaît dès le xii^e siècle à travers un acte d’hommage d’un membre de « la maison de Labarthe » au Vicomte de Béarn. Le titre de seigneur ne fait en aucun cas référence à un régime féodal ; les seigneurs sont tout simplement des paysans, des marchands ou des artisans un peu plus riches que les autres, qui se sont saignés aux quatre veines pour acquérir un domaine, une terre noble, désignés comme tels par le pouvoir central à fins d’impositions, ou bien qui ont réussi, au prix fort et moyennant stratégies d’influence compliquées, à faire anoblir des biens fonciers déjà en leur possession. Au Béarn, la noblesse, noblesse réelle, n’est pas attachée au nom mais à la terre, elle se fait et se défait au gré des fluctuations de la propriété ; sans être extensible à l’infini, elle est donc fluide, pour la plus grande satisfaction des finances centrales et du goût des honneurs qu’on prête aux Gascons (le béarnais est une variété de la langue gasconne).

7Labarthe connut donc une ribambelle de ces seigneurs, de patronymes divers pour un même titre, selon que le domaine restait ou non dans une même famille d’une génération à l’autre. Le plus connu de ces titres, seigneur de Baliros, octroyé en 1476, momentanément supprimé durant trois quarts de siècle (1544-1609) après un procès de roture, est parvenu jusqu’à nous avec seulement trois familles successives.

8Aux yeux de leurs concitoyens, les seigneurs faisaient figure de riches en réussissant à accaparer deux ou trois places15 là où les autres habitants du bourg n’en avaient qu’une ; mais les divers dénombrements de ces fiefs, fièrement introduits selon les archives locales par la formule : « Un tel, Seigneur de…, déclare posséder noblement [...] », les ramènent à leur juste signification : rien qu’une maison, une grange, une basse-cour, un jardin, voire un pigeonnier, un ou deux arpents.

9Fondé sur un patrimoine dont la modestie pourrait prêter à sourire, l’accès à la noblesse constituait en fait le premier échelon d’une ascension sociale, impensable sinon, qui conduisait l’ambitieux adroit à la richesse véritable et à une participation au pouvoir souverain. La biographie, éparse dans les archives locales, des principales familles nobles de Labarthe montre le passage souvent rapide du premier seigneur de la lignée, marchand, tailleur, propriétaire foncier ou meunier, aux générations suivantes de conseillers au Parlement, juges, notaires, archiprêtres de grosses cures, grâce aux achats de charges, aux fermages, aux alliances matrimoniales avec les membres de la noblesse rurale puis urbaine. En même temps, le cercle des relations s’agrandit, les rapports avec le pouvoir central se font plus serrés, le seigneur s’infiltre à divers échelons dans l’administration d’abord vicomtale, puis royale après le rattachement à la France.

10Une classe de notables émerge peu à peu à partir de cette féodalité foncière, inspirée par la recherche du profit et aussi étrangère à l’orientation militaire typique de cet ordre qu’à son éthique chevaleresque. Certes, les seigneurs concentraient sur leur personne l’hégémonie économique et politique dans la plupart des communes ; les compétences liées à l’exercice de leur charge les démarquaient du reste de la population et en faisaient des pôles de référence comme conseillers, définisseurs, sources de clientélisme. La compétition des douze députés pour l’élection au mandat de jurat se jouait entre les différents seigneurs locaux, qui conjuguaient dès lors un pouvoir électif, fondé par un principe démocratique, avec leur hégémonie informelle résultant de principes féodaux. Mais cette dualité, génératrice de complémentarités ou de contradictions au gré de l’histoire du Béarn et des différentes formes de rapport des communes au Centre, accuse la faiblesse de l’emprise politique des notables sur la population : nobles ou roturiers, ils font figure de chefs de village mais, en même temps, ils appartiennent avec l’ensemble de leurs sujets à une communauté soumise à une domination externe. Leur statut d’intermédiaires entre ces deux instances, doublé par celui de représentants de chacune de celles-ci, les renvoie continuellement du devoir d’obéissance à l’autorité suprême au devoir de loyauté au groupe d’appartenance, du souci de se préserver des punitions du Souverain à celui d’assurer leur autorité personnelle sur leurs sujets. L’ambiguïté du statut d’autorité du seigneur, puis du notable roturier, traversera les siècles pour s’exprimer, nous l’avons vu dans l’introduction, dans le statut du maire contemporain.

11Parallèlement aux traits institutionnels, une caractéristique socioculturelle imprègne dès l’époque vicomtale le style, lui aussi encore vivant de nos jours, de la domination vernaculaire : c’est la priorité accordée aux formes symboliques de l’autorité par rapport aux prérogatives règlementaires. Les archives de Labarthe redisent continuellement les droits du jurat à des marques de distinction, concrétisées dans la pompe religieuse, alors lieu et expression des valeurs les plus élevées : « siège dans l’église sur un banc spécial […], préséance aux honneurs de l’Église sur tout autre personne […], port d’une livrée avec chaperon rouge […] ». Les autres attributions du jurat, « juge civil et criminel » en particulier, assisté du bayle vicomtal et d’un notaire, « tenant prison et pilori », ne manquent pourtant pas de poids. Dans un autre contexte socioculturel, elles auraient pu devenir de redoutables instruments de coercition totalitaire ; mais ici, par crainte du contrôle du vicomte ou par stratégie à l’égard de l’électorat local, par adhésion aussi à l’éthos local de la non-violence, il semblerait que les signes et les formes dures de l’autorité s’estompent toujours derrière ses manifestations spectaculaires, verbales et gestuelles essentiellement, et qu’ils s’y épuisent. Une sensibilité culturelle au sens de l’honneur, du prestige, voile ainsi le démarquage hiérarchique entre dominants et dominés, remodèle en mineur la réalité des rapports de domination. Si l’on ajoute à cette prédominance des formes symboliques de l’autorité une complicité de la population communale et de ses chefs contre le pouvoir central, on s’acheminera logiquement vers les perceptions égalitaristes qu’a Labarthe, comme la plupart des sociétés traditionnelles, sur elle-même et sur ses structures ; déjà évoquée dans l’introduction, nous retrouverons, intacte de nos jours, cette vision homogénéisante et son impact sur l’exercice et la reproduction du pouvoir municipal.

12Les relations institutionnalisées du pouvoir local au Centre et à la communauté villageoise n’épuisent ni son sens ni son extension. Nous avons posé en hypothèse que les conditions de l’exercice et de la reproduction de la domination communale sont subordonnées à son insertion fonctionnelle dans la société et la culture vernaculaires, dont elle assure à son tour, pour une bonne part, le fonctionnement et la répétition. L’histoire de notre commune, comme celle de l’ensemble des communes béarnaises, apporte ici encore des éléments de confirmation à cette hypothèse, en établissant l’imbrication du pouvoir local avec le social et, spécifiquement, avec des structures familiales attestées depuis presque un millénaire. Comme il apparaît encore jusqu’à nous, la cellule familiale recèle un tel pouvoir de différenciation inter- et intrafamilial, une telle emprise coercitive sur la volonté et la vision du monde de ses membres, qu’elle concentre sur elle à peu près tous les courants de domination à l’œuvre dans la communauté villageoise. Mais en même temps, en liaison avec les traits du pouvoir local évoqués aux paragraphes précédents, cette appropriation par la famille des enjeux et des pratiques d’autorité en brouille le sens politique, le dissimule derrière la soumission à une éthique, à une tradition culturelles absolues ; il perd aussi aux yeux des acteurs son caractère contraignant, menaçant, il devient valeur. Les stratégies d’occultation de la domination sont universelles ; dans les sociétés traditionnelles, la famille, ses structures, sa culture en sont les agents typiques. Nous décrirons brièvement, à partir des données de l’historiographie de Labarthe, cet enchevêtrement du familial et du politique, leur commune résistance contre l’incursion de principes externes déstructurants pour la société et la symbolique locales.

13À travers ses dénominations successives, la beziau, devenue paroisse, village, puis commune, est formée de la juxtaposition de familles étendues, dont le nombre passe d’une trentaine au premier dénombrement de 1385, soit approximativement 180 personnes, à 420 en 1675 ; ce chiffre ne variera plus guère jusqu’à l’époque du grand exode rural, entre 1921 et la dernière guerre. La structure originellement égalitaire en places, légèrement bousculée par le relatif accaparement foncier des seigneurs et plus tard par celui de gros propriétaires roturiers, laisse cependant à chaque fuec (feu), plus tard oustau (maison), la propriété libre de l’équivalent de quelques hectares, qui peut éventuellement s’ajouter à la tenue d’une échoppe artisanale ou commerciale.

14Tout le monde vit donc en économie fermée de subsistance sur une polyculture céréalière et d’élevage, de gras (confit) essentiellement. Pas ou peu de préoccupation rentabiliste, de profit ; l’argent, sans doute rare, ne circule que lors de la vente très sporadique de quelques surplus au marché local, établi par ordonnance de Jeanne d’Albret en 1560 et reconduit avec des hauts et des bas jusqu’avant la dernière guerre. Mais, de même qu’on ne connut jamais ici l’extorsion des productions agricoles par les féodaux, le Centre ou les bandes ennemies, on ne connut ni misère noire ni famine ; la terre, le climat sont propices et la nature secourable. Jusqu’à la dernière guerre, l’apport de la châtaigne greffée, dont on sait le rôle traditionnel dans l’équilibre alimentaire des populations du Sud-Ouest, s’ajoute à celui de la cueillette, de la pêche et de la chasse, pratiquées sans égard pour des règlements venus d’ailleurs ; nos informateurs évoquent encore le fusil au bout du champ, les expéditions de nuit pour la pêche au flambeau, en arrière-plan des pratiques plus légales du ramassage des cèpes à pleins paniers et des holocaustes de palombes à l’automne. Une répartition presque égalitaire de la propriété agricole, en exploitations modestes mais suffisantes pour assurer la survie du groupe familial, accentue donc ici l’action de déterminants naturels, climatiques et écologiques, pour favoriser des modes de vie tranquilles, orientés vers une répétitivité hostile à l’événement menaçant, tout autant qu’aux individus dérangeants.

15La segmentation et le fonctionnement sociaux, ancrés dans les structures familiales, affermissent les traits précédents en garantissant la reproduction intergénérationnelle du patrimoine de la case (la maison) et des comportements économiques. En effet, le mode de transmission des biens, intégralement hérités par l’aîné des garçons, l’aynat, en échange de devoirs de responsabilité à l’égard de la case et de solidarité envers l’ensemble de ses membres, assure la conservation indéfinie des avoirs fonciers et sociaux de chaque cellule de base que représente la famille. Par ailleurs, l’éducation de l’aîné, seul héritier, bien conditionné à son statut et aux pratiques qu’il entraîne par un père cap de case (chef de maison) inconditionnellement respecté, imité, représente une garantie absolue de reproduction des comportements, des structures d’autorité. À côté de cet aynat, installé à vie dans la maison ancestrale, marié et père de famille, les cadets et cadettes contribuent, avec des statuts et des habitus complémentaires, à la même stabilité répétitive : certains allègent le poids des bouches à nourrir par leur émigration, leur engagement dans les ordres ou l’armée, quelquefois leur mariage avec une héritière ; ceux qui restent, les plus tranquilins souvent, composent une main-d’œuvre gratuite, docile et dépourvue d’initiative. Comme le montre l’exemple extrême des sociétés esclavagistes, l’abondance, la gratuité et l’obéissance de la main-d’œuvre n’ont jamais prédisposé les entrepreneurs à l’aventure économique ; l’assurance d’un revenu modeste paraît alors préférable aux risques et aux efforts de la tension vers le profit.

16Le principe profondément inégalitaire de la structure familiale basco-béarnaise a donc contribué, durant des siècles, au maintien de la stabilité économique de la société villageoise16. Sa stabilité politique peut s’expliquer, au moins en partie, par les mêmes raisons. À la différence des groupes stratifiés selon des principes de classes, de castes ou d’ordres, tenus en main au prix d’extrêmes violences physiques ou de coercitions symboliques, religieuses surtout, la hiérarchie familiale n’est pas perçue comme répressive par ses membres dominants ou dominés et elle ne devient qu’exceptionnellement un principe de revendication égalitariste ou de transgression. Ceux qui la subissent et ceux qui en sont les bénéficiaires sont orientés par leur conditionnement initial puis entretenus leur vie durant dans une vision du monde qui interprète l’assujettissement effectif en termes de normes morales : les aînés endossent spontanément, comme une nécessité naturelle, les responsabilités et les avantages de leur statut, tandis que les cadets ne s’interrogent pas davantage sur l’obéissance, le dévouement au cap de case, père puis frère aîné, inhérents à leur condition. La reconnaissance, la célébration par l’ensemble du groupe villageois de la vaillance (l’ardeur au travail) de l’aîné, du dévouement du cadet et de la cadette représentent pour ceux-ci des récompenses valorisées.

17L’inégalitarisme intrafamilial libère par contrecoup un égalitarisme interfamilial qui implique, toutes proportions gardées, les familles nobles et qui continuera à inspirer les idéaux et les perceptions collectifs locaux indépendamment des mutations des régimes politiques et des stratifications sociales à l’échelon national. Les seigneurs qui, dans d’autres contextes, auraient pu faire figure d’entrepreneurs capitalistes, moteurs de développement économique et d’une dynamique de différenciation socioculturelle, démontrent, sur plusieurs siècles, un sens aigu de la répétitivité et de l’estompage des clivages. Ils peuvent atteindre, nous l’avons vu, à l’aisance sinon à la richesse mais la nature même de leurs revenus, charges vénales ou rente foncière, ne paraît pas les avoir incités à la capitalisation ; les finalités de leur existence ne les orientent pas vers le profit mais vers la jouissance tranquille de leurs biens. S’ils n’ont guère emprunté à l’éthos féodal, les seigneurs béarnais en ont pourtant appris un mépris du travail qu’ils transmettront aux notables roturiers ; comme leurs concitoyens, ils aiment la chasse, la bonne chair, les chansons entre compagnons de classe d’âge ; ils y ajoutent, comme habitus de classe à partir du siècle dernier, le goût des courses de chevaux, des chiens et des attelages, dont l’entretien ne contribuera d’ailleurs pas peu à leur déclin.

18Aussi leurs rapports de pouvoir à la population, que nous avons déjà situés comme peu marqués à leur niveau institutionnel, ne se renforcent-ils pas par l’assujettissement économique. Tout d’abord, à la différence des Landes voisines, une grande liberté est laissée aux métayers, souvent déjà par ailleurs petits propriétaires eux-mêmes ; pourvu qu’ils alimentent la table et les feux du maître, qu’ils s’acquittent de leurs redevances annuelles, en nature essentiellement et en temps de travail, ils ne subissent guère de contrôle technique ou de pression à la rentabilité. Les témoignages des plus vieux Labarthiens évoquent cet aimable laisser-aller des derniers seigneurs, à bout de course il est vrai, mais certainement installés dans une vision du monde séculaire, qu’ils n’avaient pas su et pas voulu dépasser : « Ils n’étaient pas regardants, tout le monde allait se servir en bois dans leurs forêts, on envoyait les troupeaux dans les cams (les champs) de Baliros. Moi, en 35, ils m’ont vendu des arbres pour presque rien ».

19Ces parades de largesse, comme valeur de classe, s’accompagnaient de conduites relationnelles ostensiblement réductrices d’écarts : « C’était un homme qui parlait à tout le monde, serviable, aimable, pas fier, quoi ! ». En échange de toutes ces démonstrations d’un non-pouvoir, le seigneur ne paraissait demander que des égards symboliques, des expressions de civilité formelle : « Il était comme tout le monde, mais c’est pas pour autant qu’il ne tenait pas son rang ; il était maire, notaire quand même ! ». Lorsque les enfants, croisant M^me de Baliros, la saluaient d’un respectueux « Bonjour, madame », titre déjà exceptionnel ici, elle les reprenait doucement : « Madame de Baliros, petit ! ». Au facteur qui la hélait du bas de l’escalier : « Coucou ! Coucou ! », la même dame rappelait : « Je ne m’appelle pas Coucou, mais Madame de Baliros ».

20Bien plus que l’abolition de l’Ancien Régime, l’obstination à continuer à vivre en économie traditionnelle amorça le déclin des seigneurs, puis leur chute ; la famille de Baliros survécut à son inadaptation jusqu’à la dernière guerre, progressivement amputée de son domaine, vendu par parcelles ou loué, jusqu’à ne plus avoir la jouissance propre que de son château branlant. Néanmoins le dernier de ses membres, maire et autorité morale du village, passant son temps à chasser au milieu de ses chiens affamés, était encore l’âme de la commune. Le jour de sa mort, la stupeur saisit la population, désormais orpheline d’une autorité dont la puissance ne se révélait qu’à sa disparition :

Tout le monde était dehors, on allait les uns chez les autres : « Moussu de Baliros qu’ey mourt, Moussu de Baliros qu’ey mourt, qu’ey ço qui bam debiéne ? » (Monsieur de Baliros est mort, Monsieur de Baliros est mort, qu’est-ce qu’on va devenir ?).

21La relève économique, politique et sociale était pourtant déjà assurée ; la mort du dernier seigneur dévoila et précisa les fonctions d’une nouvelle couche dominante, lentement émergée de la masse des petits paysans, parallèlement à la chute de la noblesse. L’hégémonie inattendue de cette « aristocratie roturière » a marqué la conscience collective qui, maintenant encore, cherche des raisons aussi peu économiques que possible, presque magiques, à cette promotion : la richesse serait survenue d’un coup, par l’afflux spontané de l’or, trouvé dans un tiroir, derrière des fagots ou encore dérobé à de mystérieux Anglais qui, à une date indéterminée mais récente, traversaient la région à dos de mule ! En fait, même en tenant compte du sens de l’économie paysanne, des stratégies matrimoniales et d’héritage accumulées au cours des siècles, il faut bien constater que le démembrement progressif des terres nobles alla de pair avec le gonflement du foncier roturier ; celui des métayers les plus habiles, d’abord, puis de tous ceux qui se trouvaient opportunément à la tête d’un peu de liquide pour éponger la désinvolture économique des seigneurs et leur goût du bien vivre. La mort du dernier d’entre eux et le partage avantageux du reste de ses biens entre les nouvelles « grandes familles », celle de son régisseur en tête, acheva la mise en place d’un processus économique et social amorcé un demi-siècle avant et prépara, entre autres, l’exercice du pouvoir local tel que nous allons l’observer aux lendemains de la dernière guerre.

22Ce phénomène d’émergence d’une nouvelle élite se lit tout d’abord dans l’espace ; de nombreux patronymes notés au recensement de 1828 sont encore présents à Labarthe mais ils appartenaient alors à des familles localisées presque uniquement dans les hameaux. Parmi celles-ci, les plus modestes sont restées dans la campagne tandis que celles qui se sont progressivement enrichies ont gagné peu à peu le bourg. Elles y ont acheté les vastes demeures de maître délaissées à mesure que les commerçants et les artisans ont disparu de la commune dès après la Grande Guerre, ou bien elles s’en sont fait construire selon le modèle traditionnel : pignon sur rue principale, façade sur cour carrée également ceinte de la grange, du jardin et d’un muret la séparant de la rue ; chaque élément nouveau de construction – adjonction d’un étage, granges supplémentaires, pigeonnier, portique – signe une avancée économique et sociale.

23Une demi-douzaine de familles terriennes, dont deux ou trois accèderont au cours des générations aux professions libérales traditionnelles – médecin, juge, notaire, avocat –, vont occuper le haut de l’échelle sociale en remplacement de l’ancienne aristocratie, peu à peu éliminée. On pourrait s’attendre à ce que cette mutation de classe entraîne une modernisation à tous les paliers socioculturels, donc politiques ; il n’en est rien. La promotion de cette nouvelle élite s’est faite sur des principes traditionnels, épargne, alliances matrimoniales, grignotage des biens et des prérogatives de la noblesse terrienne. Elle ne porte ni objectifs ni moyens nouveaux et ne paraît orientée que vers une seule ambition : prendre la place des seigneurs, copier l’agrément de leurs modes de vie et le style de leurs relations avec le reste de la population. L’exténuement de l’Ancien Régime n’a pas entraîné l’émergence d’un esprit du capitalisme. Le travail sur les terres passera entre les mains des métayers, des valets (ouvriers agricoles à demeure), des journaliers (« un centime par jour du lever au coucher du soleil »), des cadets, tandis que la branche aînée, propriétaire légale, jouira de tout son temps pour les occupations nobles, dans toute l’acception du terme : celles, immémoriales, de la chasse, des courses, des jeux (dont le rugby importé de Paris vers la première guerre mondiale) et de la commensalité pendant la jeunesse, celles des stratégies d’alliance et de pouvoir ensuite. Les femmes, écartées des sphères décisives de la vie collective et familiale mais expertes en tapisserie, joueuses de piano, nanties de trousseaux et de dots (de 50 000 à 60 000 francs pour une fille de grande maison), deviennent elles-mêmes objets de prestige et d’échange.

24Cependant, en plein xx^e siècle, de tels modes de vie s’accommodent mal d’une économie de survivance, à peine démarquée de celle des siècles précédents ; le besoin d’argent, le goût de l’argent que n’alimente pas la rationalité capitaliste peuvent difficilement se satisfaire en régime démocratique sans recourir à des formules sinon transgressives, du moins officieuses. Nos nouveaux seigneurs se constitueront une plus-value en reprenant à leur profit la pratique du prêt usuraire, courante dès le xvii^e siècle ; un prêt à petite échelle et à petit taux (5 % en général), dans l’esprit familial local, mais qui préservera leur train de vie et leur statut jusqu’aux grandes lois sociales d’après la seconde guerre mondiale. Sans acrimonie, au moins apparente, les vieux Labarthiens classent encore la population du temps de leur jeunesse au moyen de ce critère d’allégeance : « Nous, on était hypothéqués chez Dupouey, les voisins étaient chez Domingue ».

25Paradoxalement, ces pratiques usuraires, dictées par un esprit antiéconomiste et l’entretenant, vont contribuer, à l’échelle locale, à la mutation de l’agriculture et à son évolution vers le modernisme actuel. En effet, trop pauvres, trop faibles pour une adaptation aux exigences de l’économie de marché, qui atteignent désormais le plus petit village de l’Hexagone, les petits paysans empruntent sans parvenir toujours à rembourser. La vente de leurs terres, l’exil des jeunes, l’abandon définitif de l’exploitation à la mort des anciens vont progressivement, entre les deux guerres, restructurer le foncier selon le modèle national dominant : parallèlement à une chute drastique de la population (500 habitants en 1920, 350 en 1936), le nombre des exploitations diminue de plus de moitié (de 95 à 46) entre 1929 et 1946 ; ce sont les petits qui disparaissent au profit de moyens, en équilibre précaire, et de quelques gros, toujours plus gros et plus assurés dans leur hégémonie économique et sociale. Ces derniers seront précisément ces seigneurs roturiers déjà placés en position privilégiée par leur ascension antérieure et qui, pour la plupart, vont résister à la crise agricole malgré leur anachronisme économique et technologique. Nous les retrouverons presque tous lors de notre enquête.

26La trajectoire économique de cette paysannerie aisée épouse point par point celle de son accès au pouvoir, au fur et à mesure que décline la domination de l’aristocratie originelle. On se souvient comment, à titre de jurats, les représentants des diverses familles nobles concentraient entre leurs mains un pouvoir que son caractère électif modérait dans le sens, sinon d’une démocratie, au moins d’une oligarchie des familles significatives, suivies par leur clientèle. Mais ce mandat consacrait en même temps la légitimité de fonctions socioculturelles, codées par des formes symboliques d’hégémonie, qui donnaient tout son sens au terme de seigneur. Ces structures politiques intériorisées depuis plusieurs siècles subirent les changements de régime successifs – rattachement à la royauté française, République, Empire etc.– et des modifications institutionnelles qui n’atteignirent guère le sens de la domination du « chef » du village : jurat ou maire, maire nommé par le Centre ou élu par de grands électeurs ou au suffrage universel, le magistrat suprême est toujours perçu, se perçoit lui-même, comme l’incarnation d’une collectivité qu’il représente auprès du Centre et qu’il protège aussi contre celui-ci. Lorsque, de plus en plus souvent mais sans rupture, après la Révolution, les roturiers entrent en compétition avec les nobles pour la mairie, ils n’y introduisent pas plus de changements qu’ils ne l’ont fait au point de vue économique en s’appropriant graduellement les terres des seigneurs titrés. Après la dernière guerre, la mort du dernier descendant des de Baliros vivant à Labarthe fait passer le pouvoir politique et social entre les mains des bonnes maisons pour plus de trente années. Ces dernières conservent intactes des prérogatives telles que, dans les années quatre-vingt-dix, le maire faisait encore figure de seigneur pour la quasi-totalité de la population. Le prochain chapitre sera consacré à la description de son mandat, en tous points caractéristique du type de domination dit traditionnel17. L’analyse d’archives et de registres municipaux18 par laquelle nous allons conclure le présent chapitre situera le terrain socioculturel sur lequel s’est exercée cette domination, après cent ans de pratiques officiellement républicaines de l’institution municipale.

27Les enseignements, la plupart du temps involontaires, livrés par les registres municipaux vont bien au-delà de la consignation des modestes événements ayant marqué la vie locale. Par la présentation des faits, gonflés jusqu’à l’emphase dans certains cas, à peine évoqués dans d’autres, par la sélectivité des éléments d’argumentation, la redondance ou l’estompage des thèmes ou encore par l’expression plus ou moins dramatisée d’une émotivité réelle ou mimée, nous pouvons lire un siècle de relations du pouvoir local avec l’État républicain en amont et, en aval, avec la collectivité villageoise.

28Ce qui frappe d’abord dans cette lecture c’est le caractère accidentel et superficiel des relations entre le petit monde clos de la commune béarnaise et le représentant déconcentré de l’État, le préfet. Plus largement encore, l’histoire et les réalités nationales arrivent ici comme amorties, seulement perçues comme des représentations, mais non éprouvées. Ainsi, lorsqu’en 1880, le préfet ordonne l’achat « de lanternes, de drapeaux, la distribution de vin et de secours aux pauvres » pour célébrer le 14 juillet, tout juste adopté à Paris comme Fête Nationale, on sent le Conseil un peu pris de court. Tandis que des flots d’éloquence coulent de source quand il s’agit de la défense des intérêts locaux, on se contente de recopier d’une belle écriture d’instituteur le texte préfectoral et son langage d’un autre monde :

Sous les ruines de cette odieuse forteresse furent écrasés les abus et les privilèges de l’Ancien Régime. Ce fut le départ d’une ère nouvelle, celle de la Liberté ; en rompant ses chaînes, le peuple échappa à la servitude et devint le maître de ses destinées […]. Chaque commune devra contribuer dans la mesure de ses moyens […], pavoiser […]. Vive la France ! Vive la République !.

29Que représenta aussi pour les Labarthiens la séparation de l’Église et de l’État sinon un heureux surcroît de recette, 4 647,75 francs, seul événement notoire dans un panorama comptable à peu près immuable de 1875 à 1914 ? Car désormais on ne rétribuera plus le curé et ses deux vicaires, de plus ils paieront la location du presbytère et ne bénéficieront plus du binage gratuit de leur jardin, « sauf cette année toutefois par délibération spéciale du Conseil ». On peut imaginer alors la secrète satisfaction de l’instituteur, secrétaire de mairie, qui depuis des années calligraphiait au registre des comptes : « Binage du jardin du curé : cent francs ; binage du jardin de l’instituteur : trente francs » ! Le curé, lui, n’est pas content, il marchande une diminution de vingt francs sur son loyer contre ses bons offices comme « intermédiaire de la paroisse auprès de l’Évêque », sans effet sur la décision du Conseil. Par contre, avec le chantre, le sonneur, citoyens à part entière, sans doute apparentés à l’un ou l’autre des membres du Conseil, s’ils n’en font pas partie eux-mêmes, on se montre plus arrangeant : pour le chantre, 75 francs « pour services rendus antérieurement à la loi du 10.10.1905 » ; pour le sonneur, 60 francs « au titre des sonneries civiles ». Que de finesse comptable, bien à propos, alors que la même année, le Conseil se perd tellement dans son budget qu’il lui faudra le reprendre complètement quelques mois plus tard ! Mais quinze ans après, à la mort de ce même curé, la loi laïque se met tout à coup à résonner désagréablement aux oreilles des Labarthiens, atteints de plein fouet par l’interdiction préfectorale d’enterrer le prêtre dans l’église, alors que « cela s’est fait de temps immémorial ». Échange de lettres, intervention vraisemblable d’un notable, le préfet cède à demi : pas dans l’église, au nom de l’hygiène, mais dans le porche « à condition qu’il soit bien aéré ».

30Si les deux guerres mondiales ont atteint individuellement les Labarthiens au même titre que tous les Français, ainsi qu’en font foi les longues listes du monument aux morts, leurs répercussions sur la vie collective sont ramenées aux cadres de la vie quotidienne. C’est ainsi que l’ordre éternel des champs ne sera pas dérangé par l’absence des hommes puisque, tout naturellement, les enfants prendront leur place au travail, ils iront seulement en classe un peu moins longtemps, en une seule fois par jour, de neuf heures du matin à trois heures de l’après-midi ; voilà qui ne changera guère l’habitude de retirer les enfants de l’école au moment des gros travaux agricoles. Quelques secours aux familles des mobilisés, qui allongent la liste des malades et des femmes en couches soutenus de tout temps par la commune, l’attribution au garde-champêtre de l’adjudication des places au marché « en remplacement de M. Dupouey appelé sous les drapeaux », deux pages du registre et la guerre est déjà finie. Deux décennies après, les lourdes périodes de l’Occupation et de la Libération ne sont pas davantage codées administrativement : un don de 40 francs au Secours National suite à l’appel du Maréchal Pétain, l’avis de l’installation par les Allemands d’une ligne en vue de l’éclairage public, 400 francs pour l’adoption de Sainte Menehould, c’est tout. Le caractère déterminant de la dernière guerre, à la charnière de la mutation moderniste de la société et du pouvoir locaux, nous apparaîtra au prochain chapitre ; mais, d’une part, l’impact du national sur le local ne passe pas par les canaux institutionnalisés et en particulier par les injonctions officielles ; d’autre part, l’aptitude du local à la manipulation des influences extérieures et à leur reformulation dans le sens de ses intérêts, au sens large du terme, laisse totalement imprévisibles les modalités et les effets de cette acculturation extrainstitutionnelle.

31Jusqu’aux années cinquante, les réactions de la municipalité aux réglementations administratives les plus explicites sont révélatrices de ces attitudes : entortillées dans une rhétorique superbe, parfaite de style et d’orthographe, les réponses aux circulaires ou aux lettres de l’autorité de tutelle expriment toutes, en filigrane, le même message : « Ne vous occupez pas de nos petites affaires, on est assez grands pour ça ». La réponse à une note du Tribunal de Première Instance de Pau en date du 12 décembre 1868, donc prérépublicaine, donne déjà le ton en ce sens : on demandait aux communes un rapport sur « l’état des esprits et sur les manœuvres que l’on pourrait déjà tenter en vue des prochaines élections » et enfin sur « l’influence que peuvent produire sur les populations les diverses publications hostiles auxquelles a donné naissance le nouveau régime de la presse ». Réponse du maire de Labarthe :

La population est composée de cultivateurs laborieux et paisibles, peu lettrés, s’occupant exclusivement des travaux de l’agriculture. Pour autant qu’on la laisse tranquille, elle reste étrangère à la politique de son pays ; elle n’a pas d’initiative et, lorsqu’elle est appelée à concourir aux grands actes de l’État, elle a le bon esprit de se laisser diriger par des personnes d’ordre en qui elle place toute sa confiance. Aussi les résultats des élections ont-ils toujours été très favorables au gouvernement.

32Mais lorsqu’on ne la laisse pas tranquille, la population sait fort bien se défendre contre les incursions du pouvoir central. Les registres regorgent de ces manifestations d’indépendance dont nous prendrons quelques exemples. Lorsque, à travers tout le xix^e siècle, « la sollicitude de l’État le porte chaque année à connaître le produit des récoltes en grain », « l’état des marchés », la situation sanitaire des communes ou le progrès de l’application du système décimal, on lui répond par le silence. On trouve dans les archives cinq lettres préfectorales qui abordent ces sujets, à dates échelonnées, libellées dans un style presque mondain, jusqu’à ce qu’excédé, le préfet menace : « Je me verrai dans l’obligation de prendre des mesures de rigueur qui me répugnent sans doute, mais qui me sont impérieusement prescrites par de puissantes considérations ». Poussée dans ses retranchements, la commune y va systématiquement de sa plaidoirie, que ce soit pour éviter d’augmenter le traitement de l’instituteur, pour refuser de remplacer les toits de chaume par des toits d’ardoise ou de faire procéder à la visite vétérinaire des bêtes de boucherie etc. On peut supposer l’affaire enfin entendue lorsque, quelques pages plus loin, une nouvelle tirade reprend l’argumentation en termes encore plus nourris.

33Jusqu’en 1945, on ne craint toujours pas de s’empoigner avec le préfet, ataviquement obsédé par les problèmes d’hygiène et qui revient pour la énième fois à la charge au sujet du déplacement du cimetière à l’extérieur de l’agglomération. Devant le chef-d’œuvre de logique qui lui fut servi, démontrant comment la pente du terrain de l’actuel cimetière, la distance aux habitations et l’importance d’avoir ses morts au milieu de soi se conjuguent pour que les meilleures conditions possibles d’hygiène soient remplies, le préfet dut rester pantois : 45 ans après, le vieux cimetière est toujours là, minuscule, autour de son église, bien au chaud contre la maison de Phanie qui le bichonne comme son propre jardin.

34La tenue des comptes communaux, souvent fantaisiste, est soumise à un contrôle financier tout aussi approximatif. À partir de 1887, le préfet vise théoriquement le registre des délibérations, sur lequel budget et comptes sont consignés. Mais on ne trouve nulle part trace de son étonnement face à l’oubli ou à la répétition non motivée des écritures comptables avec force pages restées blanches, découpées, collées, annulées sans autre forme de procès. On « perd » l’argent, 33 000 francs en 1933, dont la trace disparaît ; le maire témoigne par écrit de sa bonne foi, décline ses titres, évoque ses décorations, tout paraît rentrer dans l’ordre. L’argent public est géré comme l’argent privé : moins on en parle, mieux c’est et mieux vaut paraître pauvre que riche. Le style misérabiliste est de rigueur chaque fois que sont évoquées des questions financières : « Nous sommes si déshérités et si pauvres » ; la maladie, le phylloxera, le prix du blé, la mort des bestiaux reviennent comme des litanies ; « l’école de l’instituteur en ruine », comme le sont le foirail, le clocher, le cimetière, les halles, le presbytère et la mairie, composent un tableau apocalyptique, que complète l’évocation de tant de Labarthiens vieux, malades, éclopés qu’il faut secourir avec l’aide de l’État. Si l’on parle de recettes, c’est toujours la même formule qui revient : « Les recettes ne s’élèvent qu’à la somme de […] », tandis que les dépenses sont toujours présentées comme « vraiment indispensables ». Pendant ce temps-là, le magot municipal gonfle d’année en année.

35La commune a très vite compris le bon usage à faire de l’État Providence. Dès 1875, le maire écrit : « Notre devoir est, je crois, de demander toujours. Si vous le pensez ainsi, Messieurs, délibérons en conséquence ». L’évolution du style des demandes reproduit l’évolution des conceptions des relations au Centre. Au début, on assimile l’aide de l’État à la commune aux « secours » qu’elle-même accorde aux pauvres ; il s’agit d’un acte de charité relevant du bon vouloir, du bon cœur d’une autorité presque individualisée. On peut aussi voir dans cette attitude la continuation des habitudes, bien attestées dans la petite histoire locale, du quémandage de charges et d’offices traditionnellement adressé aux seigneurs et aux princes. C’est le ton de la supplique qui prévaut alors : on « prie très humblement Monsieur le Préfet de bien vouloir intercéder », on s’applique à démontrer le caractère « méritant » de la personne, de la collectivité, de leur bonne moralité. On ergote, on marchande aussi : que Monsieur le Préfet nous donne une gare, en grattant les fonds de tiroir, on pourra peut-être fournir le terrain… Avec un brin de chantage en dernier recours : « Si l’État ne donne rien, l’entrepreneur ne sera pas payé ». Ce n’est quand même pas la faute du maire actuel si l’ancien a utilisé à d’autres fins la subvention attribuée pour la réparation du toit de l’église !

36Quelques années suffisent pour passer de la supplique à la formule administrative, de la demande de charité à la réclamation d’un droit acquis. En 1882, le bien humblement est écrit, le scribe s’arrête, réfléchit et raye ; la formule ne fera plus partie désormais du langage de la sollicitation publique. Dès la fin du xix^e siècle, le racolage des subventions semble constituer une des tâches principales du Conseil même s’il y a peu de traces de leur attribution. Quoi qu’il en soit, il apparaît bien que la conception de l’État nourricier s’est imposée plus rapidement que la discipline et la rationalité administrative.

37Le recours sélectif à l’autorité de tutelle sera enfin adroitement utilisé pour servir un des objectifs internes majeurs de la collectivité : l’implantation ou la défense de l’hégémonie de Labarthe sur les villages voisins. La position de la commune n’est pas assurée : chef-lieu de canton par suite de Dieu sait quelles intrigues rationalisées par le caractère central de sa position géographique, elle n’est ni la plus peuplée ni la plus active des dix-neuf communes de sa juridiction. Aussi lui faut-il continuellement se battre pour asseoir un leadership contesté, amener à elle des services localisés dans d’autres villages ou en maintenir chez elle certains qui n’ont guère de motifs d’être là plutôt qu’ailleurs. Jusqu’au début du xx^e siècle, sa stratégie ne s’embarrasse pas de formules administratives ; les municipalités rivales sont nommément désignées, dénigrées, en particulier Capdebosc, commune limitrophe, qui présente l’insupportable avantage sur Labarthe d’abriter la gendarmerie : qu’est-ce qu’il a de plus que nous, ce bled, sinon « de se trouver par hasard sur la route nationale » ? Mais nous aussi, on pourrait faire une jolie route qui rejoindrait la Nationale ; qu’on nous donne seulement l’argent, tiens ! Et quel ennui pour ces pauvres gendarmes d’habiter une commune « où ils ne trouvent ni forgerons pour faire ferrer leurs chevaux, ni de quoi acheter pour leur ménage », alors qu’on a tout ça chez nous, et de quelle qualité ! C’est vraiment à Labarthe que les gendarmes rendraient les plus grands services à la nation, « pour surveiller notre marché », effectivement un des plus florissants de la région à l’époque, et « pour porter promptement les ordres supérieurs en cas de mobilisation » étant donné la position centrale de Labarthe (1886)19 ; judicieuse évocation de civisme qui dut atteindre en plein cœur un préfet habitué aux réticences militaires des jeunes recrues.

38Même procédé à travers les années, même éloquence pour démontrer comment le détour par Labarthe de la malle-poste venant de Grandelin correspond si bien à ce qu’on nommerait maintenant la vocation de la commune et à celle du service postal : juste une petite heure de retard pour passer chez nous, Monsieur le Préfet, et « qui pourrait bien être récupérée sur le temps perdu au départ de Grandelin », Dieu sait à quoi ! Après quelques décennies de tractations, le service postal enfin détourné par Labarthe, voici que l’automobile risque d’évincer la malle à cheval. Nous ignorons quels intérêts la commune défendait en se faisant l’apôtre du transport à cheval, peut-être le gagne-pain d’un des siens, mais l’argument est de poids : « L’automobile, Monsieur le Préfet, ne peut s’adapter au service d’un courrier pour un parcours aussi long et si accidenté […] ; seuls des chevaux peuvent en venir à bout ».

39Lorsque d’autres communes menacent de se donner à leur tour un marché, c’est une belle indignation morale : « La multiplication des marchés n’est pas souhaitable, Monsieur le Préfet, c’est autant d’occasions de chômage et de débauche pour les domestiques ». Que les villageois voisins viennent donc faire leurs emplettes chez nous ! On sollicite même pour eux l’autorisation préfectorale de s’abriter sous le porche de l’église ; à la condition toutefois, bien sûr, qu’ils respectent le règlement de ne pas acheter avant 2 heures de l’après-midi (3 heures quelques années plus tard), sous peine de procès (1877).

40Dans son élan, le Conseil y va de quelques suggestions au Préfet : il « se permettra de [lui] soumettre très respectueusement quelques idées économiques en le priant de les soumettre à son tour au gouvernement, si du moins il le juge convenable » : par exemple réduire le nombre des instituteurs dans toutes les communes peu peuplées (et d’en énumérer douze sur les dix-neuf que compte le canton), dont les enfants pourraient si avantageusement venir augmenter les effectifs de l’école de Labarthe.

41Ces quelques exemples, que nous pourrions multiplier, des pratiques de l’institution communale vues à travers la production de ses textes administratifs témoignent de l’écart, posé en hypothèse, entre ses fonctions officielles et ses fonctions réelles. Aboutissement local du pouvoir central, elle s’emploie en fait à désamorcer les injonctions légales et à les retourner à l’autorité de tutelle plus ou moins vidées de leur pouvoir prescriptif. Émanation d’une collectivité qu’elle a le devoir de rendre visible au préfet, elle s’efforce surtout de masquer à celui-ci tout ce qui se passe localement afin de ne pas lui donner prise. Instituée, légalisée comme l’organisme intermédiaire entre le Centre et l’extrême périphérie, courroie de transmission et d’adaptation entre l’universalisme du pouvoir étatique et les spécificités locales, l’institution municipale agit en fait comme un instrument de blocage du premier pour la meilleure préservation des secondes. L’équilibre des rapports de force entre les deux instances est inversé en regard de leurs sens officiels : l’autorité centrale, incarnée par le préfet, tend vers l’impuissance ; le pouvoir local réussit non seulement à sauvegarder son autonomie mais à renforcer progressivement ses droits et leur légitimité au nom de sa propre obéissance au Centre. Mais, par contre, on s’entend à recourir à l’arbitrage de l’autorité de tutelle lorsqu’il peut servir à appuyer les stratégies de Labarthe pour étendre son leadership sur les villages voisins.

42L’assistance croissante de l’État sans renforcement notoire de sa tutelle apparaît sous des formes complémentaires aux précédentes dans les registres du Bureau de bienfaisance, lieu de la consignation des pathologies de la collectivité. Lorsque s’ouvre ce registre, en 1855, la commune gère seule la redistribution des biens, elle désigne selon ses propres critères ses pauvres et ses riches, ses bien portants et ses malades, ses citoyens « normaux » et ceux qui ne le sont pas, en fixant à chacune de ces catégories des droits et devoirs différenciés. Le Bureau sert d’intermédiaire et de gestionnaire entre la générosité des nantis et les besoins, qu’il connaît cas par cas, des démunis. Les legs privés sont d’abord nombreux, énumérés chaque année en listes souvent imposantes par rapport aux quelques centaines d’habitants que compte le village. À l’occasion des rituels de passage familiaux, naissance, mariage mais surtout décès, par volonté testamentaire du défunt souvent, les dons au Bureau de Bienfaisance vont de soi. L’inscription du nom du donateur sur le registre laisse le témoignage historique d’une générosité qui fait partie de l’éthique locale et lui vaut la reconnaissance collective. Il faut croire que cette prise en charge collective de la pauvreté fonctionne bien puisque la portion du pécule non reversée aux pauvres permettra l’achat de rentes d’État. Pourtant, des pauvres, la commune n’en manque pas si l’on en juge par le nombre de leurs enfants : en 1875, pour 73 enfants scolarisés – 35 chez l’instituteur, 38 chez l’institutrice –, 34 appartiennent à des familles « indigentes », 39 à des familles « aisées ». Celles-ci payant seules une redevance, leur petit nombre sert à justifier le refus d’augmentation du traitement des maîtres.

43Puis tout d’un coup, les legs privés se font plus rares, les particuliers ne paraissent plus collaborer aussi volontiers à l’assistance publique et, comme il est dit, « on n’y arrive plus ». À l’instar du Conseil municipal, le Bureau de Bienfaisance, qui a déjà appris à tourner ses regards vers l’État, passe du très humblement au ton administratif. On obtient 82 francs, renouvelés et accrus au fil des années, jusqu’à la disparition du Bureau en 1951. En échange, que demande le bailleur ? Sous l’Empire, il se préoccupe surtout de l’allégeance des membres du Bureau qui doivent « jurer obéissance à la Constitution et fidélité à l’Empereur ». La République est moins exigeante sur la loyauté de ses sujets mais plus sourcilleuse par rapport à la légalité : vers la fin du siècle apparaît le « dossier » que les pauvres, devenus les « indigents », doivent présenter au Bureau pour qu’il l’adresse au préfet. Cependant la tenue matérielle des registres et leurs libertés par rapport à la rationalité administrative n’ont rien à envier à celles des livres de délibérations du Conseil municipal à la même époque. Il apparaît une fois de plus que si la conception de l’État Providence a déjà été enregistrée par les consciences, on n’est pas prêt à s’aligner sur les exigences bureaucratiques qui doit être corrélée, dans l’esprit du Centre, à son intervention accrue dans la redistribution des richesses au niveau local.

44Sous leurs formulations anodines, les textes du registre du Bureau de Bienfaisance laissent aussi transparaître les attitudes du pouvoir local à l’égard d’une de ses attributions majeures : la définition des crédibilités collectives, leur gestion et, dans la perspective de notre problématique, leur protection contre le monde extérieur, dont l’autorité de tutelle au premier plan. Il ne s’agit plus tellement ici d’une stratégie délibérée de refoulement des injonctions préfectorales ou des prescriptions légales mais d’une défense aveugle et souvent maladroite contre l’acculturation à des réalités nouvelles, des pathologies inédites contre lesquelles la tradition n’a pas d’armes, Alors que la collectivité et ses chefs ont appris et intériorisé, à travers une longue histoire de confrontation au Centre, des réflexes protectionnistes efficaces, ils apparaissent démunis face aux changements économiques, sociaux et culturels que la société globale diffuse jusqu’à eux par des voies indécises. Cette impuissance à résister à la pénétration d’une nouvelle vision du monde tranche sur l’assurance de ses conduites à l’égard de l’État. À travers l’évolution des pratiques et des langages du Bureau de Bienfaisance à l’égard du social et de ses pathologies, on perçoit déjà que les aléas du pouvoir local, la variation de ses fonctions, sont davantage l’effet de changements de société que de modifications de la loi municipale ; nous observons ici une expression de la prédominance du social sur le légal, des effets de dérive que le premier imprime inéluctablement au second.

45Au milieu du xix^e siècle, c’est encore le niveau de survie physique qui est concerné par la charité publique puisque l’aide municipale consiste en pain, en viande et en bois. Distribués à dates fixes, celles des fêtes sacralisées – Noël, fête patronale et, plus tard, 14 juillet –, ces secours semblent donc moins reliés aux cas individuels et à la spécificité des besoins qu’à une solidarité indifférenciée envers une catégorie sociale institutionnellement intégrée aux crédibilités communautaires, « les pauvres ». Plus tard, « les pauvres » disparaissent au profit des « indigents », qui perdent en même temps leur statut collectif « naturel », peut-être parce qu’ils sont moins nombreux mais surtout parce que leur existence est reliée à une anomalie définie, l’absence de travail. Un changement de terme révèle une mutation structurelle profonde, les débuts de la désintégration familiale traditionnelle, elle-même consécutive à la mutation de l’agriculture. Jusque-là, en effet, il y avait des familles pauvres et des familles aisées, il n’y avait pas d’individus indigents ; sauf exceptions, chacun appartenait à une case dont il épousait le statut, le destin, où il travaillait comme tous les autres membres de la parenté, mangeait s’il y avait à manger, ou avait faim ni plus ni moins que tous les siens. C’est à la fin du xix^e siècle que les premières atteintes aux structures familiales, associées aux divers aspects de la crise agricole (sur lesquels nous reviendrons plus loin) jette certains cadets hors de la maisonnée sans qu’ils trouvent à s’employer dans des exploitations voisines, elles aussi en difficulté. Ils deviennent des « ouvriers sans travail » et les secours qu’ils reçoivent ne sont plus en nature mais en espèces. Cette nouvelle modalité d’attribution des dons pose maintenant un problème moral, celui de leur « bonne utilisation » : « ils gaspillent », il sera préférable de leur distribuer des « bons à usage prescrit » et sur leur demande expresse, appuyée, elle aussi, d’un dossier.

46Vers 1880, la faim semble disparaître comme problème social tandis que montent de nouvelles préoccupations, liées cette fois à la santé. À partir de cette date, l’aide va surtout porter sur le paiement par la commune des honoraires médicaux, des médicaments, des soins aux femmes en couches et sur des bons de lait. Médecins et pharmaciens, nouveaux venus dans le paysage local, nouveaux notables qui commencent à trouver place au Conseil, voient ainsi leurs intérêts financiers officiellement soutenus par le pouvoir, dont ils sont partie intégrante. Le niveau de vie général des familles, la survie physique de ses membres ne retiennent plus l’attention du pouvoir local, ils ne représentent plus un phénomène collectif assez marqué pour lui poser problème et retentir peut-être sur l’équilibre électoral. C’est désormais leur caractère d’exceptions qui désigne la veuve, l’orphelin, le malade, le vieillard à la sollicitude publique, c’est-à-dire à l’attention du maire et du Conseil ; en échange, ces notables peuvent compter sur la reconnaissance d’une clientèle qu’ils subornent par l’attribution ou le retrait de leurs faveurs.

47En effet, le droit à l’aide publique n’est pas fondé sur l’appartenance à des catégories factuelles telles que l’âge, le sexe, la profession, qui désignent automatiquement l’ayant droit, mais sur des critères moraux, beaucoup plus subjectifs et aisément préférentiels. Il faut « mériter » la sollicitude ; « ivrognes » et « paresseux » n’y auront pas droit, mais pas davantage « ceux qui n’envoient pas leurs enfants à l’école » ou qui « refusent de les faire vacciner ». À mesure que l’éducation et la santé montent dans l’échelle des valeurs, l’autorité s’arroge leur contrôle, sanctionne l’obéissance ou la transgression des conduites de la population à leur sujet. La docilité, la loyauté des bénéficiaires envers les bailleurs va de soi.

48Il apparaît donc bien que les thèmes significatifs de la culture locale passent par l’appropriation et la consécration du pouvoir municipal, qui en enregistre les plus légères variations et les répercute systématiquement sur ses pratiques d’autorité à l’égard du groupe. Cette fonction d’opérateur classificatoire s’étend jusqu’aux catégories mentales les plus abstraites, celles du normal et du pathologique par exemple : ainsi, la maladie mentale n’est pas reconnue comme telle mais rangée du côté de l’immoralité, la « vaillance » se situe en haut de l’échelle des valeurs, son contraire s’appelle « paresse », au premier rang des vices. Tandis que le Bureau se met en quatre pour « la mère méritante d’un jeune soutien de famille appelé sous les drapeaux », il refuse de participer aux frais d’internement psychiatrique d’un homme « qui a toujours été en bonne santé [physique] et aurait été capable de gagner sa vie mais n’a jamais voulu travailler ». Nous sommes en 1949. Jusqu’à cette date, la collectivité paraît donc conserver indemnes ses classifications éthiques ancestrales ; quelques années plus tard, le Conseil municipal reconnaîtra la « maladie » de ce même citoyen.

49Un autre exemple de cette crise de catégories, jusque-là solides comme le pouvoir en place, se situe dans les délibérations du Bureau de bienfaisance, aux prises avec la paupérisation accentuée de la petite paysannerie. Tant qu’il s’était agi d’accorder plus d’attention aux malades, de vacciner, de donner du lait aux bébés, le Bureau et le Conseil pouvaient se donner la conviction de participer à un progrès aimable, d’en donner le spectacle au monde extérieur, sans danger pour les crédibilités collectives. Personne ici, sauf précisément ceux que l’on classera du côté du mal, n’aurait imaginé de s’opposer à des nouveautés gratifiantes, dont l’origine externe n’est même pas perçue. Mais lorsque les répercussions du national sur le local prennent des formes visiblement négatives, économiques en particulier, on sent à travers les quelques lignes de compte rendu des délibérations du Bureau de bienfaisance comme un vent de panique et le sentiment de ne plus pouvoir gérer par les ressources matérielles et culturelles internes habituelles un malaise mal identifiable. Ainsi, un peu avant la guerre de 14-18, une question apparemment mineure transcrit, à l’échelle villageoise, les convulsions de la société et de la culture paysannes françaises, voire occidentales : le statut de propriétaire est-il compatible avec celui d’assisté ? Alors que jusqu’ici la propriété de quelques hectares suffisait à l’entretien d’une famille d’une demi-douzaine de personnes ou plus, soudain, avec la même exploitation, c’est la misère, la nécessité d’emprunter, la menace d’extinction pour ces « petits ». Le découpage entre propriétaire/non-propriétaire, jusque-là homologue à l’opposition aisé/indigent, se disloque et, en même temps que remonte pourtant le niveau de vie général de la population puisque personne n’a plus vraiment faim, des écarts différentiels se creusent entre les propriétaires eux-mêmes au point que les plus pauvres de ceux-ci rejoignent les indigents non propriétaires. Quel choc pour la collectivité, quelle honte pour l’honneur paysan ! Le Bureau tourne et retourne la question, cependant que s’accroît toujours le nombre de ces « nouveaux pauvres ». Finalement, la réponse arrive, réponse bien conforme aux réflexes ancestraux confrontés à un problème moderne : c’est l’out-group qui, une fois de plus, fera les frais de la crise ; pour être secouru, la distinction significative ne passera pas par l’opposition propriétaire/non-propriétaire, mais par celle du « nous » et des « autres », le fait d’être ou non « d’ici ». Suit la définition vernaculaire de la citoyenneté : « habiter la commune depuis au moins dix ans ». Quant aux habitants nécessiteux qui ne répondent pas à cette condition, « qu’ils s’adressent à leur commune » ; en d’autres termes, qu’ils aillent se faire voir ailleurs… Trente ans après, une décision, cette fois unanime, du Bureau de Bienfaisance fait pendant à la précédente : en 1945, un Labarthien décédé, non nommé, se voit offrir un cercueil sur les fonds communaux « par suite d’une très grande ancienneté ». Ce que l’arrêté municipal ne dit pas, c’est que ce mort très ancien était le dernier descendant, vivant à Labarthe, de la dernière famille des seigneurs locaux. Nul autre hommage ne pouvait mieux marquer la fidélité opiniâtre d’un groupe à sa culture.

50Une domination traditionnelle à l’échelle communale, sécrétée par des siècles d’histoire, bien insérée dans une société relativement close, essentiellement préoccupée de répétitivité culturelle, résiste en douceur à l’entreprise centralisatrice de l’État moderne, en tire même des avantages quant à sa propre hégémonie locale et régionale. Mais, contaminée, à son insu et sans en mesurer le poids et le sens, par des courants invisibles d’acculturation à la société globale moderne, la collectivité subit progressivement, à partir de la première guerre mondiale, des atteintes à ses structures économiques, familiales et symboliques, qui forcent ses responsables à des réponses adaptatives, déstabilisatrices de ses crédibilités. Qu’adviendra-t-il d’un pouvoir local jusque-là maître du fonctionnement et de la reproduction socioculturels internes, mais désormais coincé entre des rationalités grandissantes, rationalité administrative de l’État, rationalité économique et socioculturelle de la société globale ? C’est à ces questions que nous essayerons de répondre maintenant à partir de l’observation directe de la société labarthienne et des témoignages de ses membres.