1LE DÉFI DE CET OUVRAGE se situe au croisement de deux pôles ; celui de l’institution et celui d’une biographie, à la conjonction de deux processus distincts : le processus de la fabrication et de la diffusion des normes en matière d’esthétisme collectif, et celui de la socialisation et de la construction identitaire, liées à la mise en forme du corps. Dans le cadre d’une analyse situationnelle qui requiert un détour par le structurel, nous avons moins affaire ici à une théorie, qu’à une vision de l’ordre social où facteurs objectifs et subjectifs se trouvent intimement liés. C’est ce corps individuel en même temps que collectif que nous avons cherché à étudier en trois temps.

2Dans un premier temps, après avoir défini nos outils conceptuels et montré comment la légitimité scientifique se construit entre objet de recherche et terrain d’observation, nous avons tenté de saisir ce que les pratiques corporelles portent en elles de l’histoire sociale et collective. Cette mise en perspective a contribué à poser les composantes principales d’une approche théorique du corps, proposant une relation explicite entre structure sociale et interaction.

3Dans un deuxième temps, afin d’éclairer le contexte structurel, l’analyse d’un corpus de magazines sélectionné nous a permis de révéler en quoi le nouveau culte du corps constitue la définition du paraître conformiste et, par-là, le devoir-être de l’individu. Six catégories de modèles ont été distinguées. De la beauté tonique à celle du troisième âge, en passant par la beauté maladive et/ou érotisée, ou bien le « devoir » de la beauté masculine, qui se situe entre la plasticité des muscles sculptés et l’excellence physique, nous avons tenté de cerner la culture somatique dans sa complexité.

4L’élaboration de ce corpus montre que les magazines ne fournissent pas uniquement un manuel pratique. Leur ambition dépasse largement les tentatives d’une énumération de savoir-faire liés à l’esthétisme, pour s’élever au rang d’un guide de vie qui retentit sur un « devoir être » prescrit en matière d’apparence. En ce sens, nous avons qualifié la définition de la culture somatique par les médias d’« entreprise morale », une entreprise qui trace les contours du légitime et du marginal, véhiculant l’idée que toute différence corporelle est stigmatisante. Supports imagés et discours médiatiques employés conduisent le regard aux limites des normalités utopiques et chiffrées, arbitrairement promues en légitimes, d’autant plus suspectes qu’elles soutiennent la conviction que les pratiques corporelles proposées sont à la portée de tous. Toutefois, s’il est essentiel de s’interroger sur les modèles en eux-mêmes, il est tout aussi nécessaire de ne pas confondre les modèles avec la réalité. S’interroger sur cette dernière revient à s’interroger, tout d’abord, sur l’ordre institutionnel qui véhicule ces modèles et notamment sur les mécanismes structuraux, propres à l’univers de la remise en forme.

5Si le caractère privé de ces espaces à but lucratif s’accorde à un fonctionnement fondé sur la logique marchande du corps, nous avons montré que ces microcosmes sociaux, en constante mutation, ne sont pas animés par une logique économique dominante qui aurait des répercussions en cascade sur l’entreprise. L’ordre social des C.R.F. s’organise autour des politiques sportives diversifiées, politiques qui, se traduisant par la distinction de ces espaces en trois catégories : « biceps business », « espaces médicalisés », et « clubs de quartier » apparaissent comme la résultante des systèmes de négociations permanentes.

6Au sein de ces espaces, « training corporel » et « training mental » marchent de front (A. Ehrenberg, 1985). « Sport à volonté » et « programmes personnalisés » se répondent et se complètent, au creux d’un hédonisme ascétique qui promeut le « self-service » – principe de base d’une liberté illusoire d’action.

7Néanmoins, limiter l’approche de la politique sportive de ces établissements à ce niveau structurel donnerait à penser que l’organisation de ces institutions est perçue comme une entité objective, préexistante et homogène. Or, il n’en est rien. Le monde social de la salle éminemment hétérogène est le produit du commerce des hommes (Park cité par Strauss A., 1992 a). Dans une telle perspective, étudier l’univers de réponses réciproques régularisées de la salle revient à étudier la trame de négociation entre professionnels de terrain, direction et clientèle. Loin de l’osmose, ces trois mondes vont fonder leur symbiose sur leur confrontation. Pour étudier cette confrontation et la trame de négociation qui en découle, nous avons examiné ses produits, autrement dit, les multiprogrammes qui visent à codifier les pratiques sportives, alimentaires et esthétiques de chaque adhérent.

8En se basant sur ces programmes qui incarnent le principe de la prise en charge, et en prenant comme critère de différenciation le degré d’auto-contrôle, l’équipe de professionnels n’hésite pas à catégoriser les clients et à offrir de « meilleurs » services aux adhérents définis implicitement comme plus « méritants ». Des « disciplinés » jusqu’aux « potables », en passant par les stigmatisés et les « obstinés », une chose semble certaine : les acteurs contestent, innovent, choisissent, s’adaptent, anticipent, prennent leur distance face aux consignes qui leur sont proposées. Déchiffrer la dynamique en question revient à analyser la « proximité » fusionnelle, propre à chaque centre, associée à une « chronémie », plus ou moins instable, et à des expressions « kinésiques » : trois composantes élémentaires d’un univers social qui favorise l’expérience collective. Cette dernière se dessine à travers les cinq types de sociabilité qui ont été distingués : active, ponctuelle, « importée », tactique et/ou « fantôme », la sociabilité constitue la pierre angulaire des « fabriques » du corps.

9Au-delà des divergences, cette typologie empirique montre que les individus déjouent les règles normatives, et le contrôle social qui s’en suit, et c’est en cela qu’ils sont acteurs (R. Boudon, 1993). Pour élucider l’autonomie subjective des sujets, tout en déchiffrant les processus cognitifs sur lesquels repose l’efficacité du contexte normatif, il a fallu saisir les intentions et les intérêts qui font respecter ces normes (troisième partie). En effet, si les multi-programmes des C.R.F. et la codification des signes mis en avant par les magazines, se proposent comme une véritable grammaire du culte du corps – susceptibles de permettre à l’individu d’investir l’espace de son corps – ils ne s’imposent pas pour autant d’emblée à lui. La poursuite des modèles proposés – et non pas imposés – ne constitue pas le fruit d’un processus d’inculcation sociale, basée sur quelques formes de dictature symbolique, mais résulte d’un processus d’adaptation continue. Ce dernier se lit dans les réajustements permanents des activités somatiques individuelles et l’analyse, tour à tour, des pratiques sportives, alimentaires et esthétiques en apporte la preuve.

10En réalité, là où la puissance ethnographique de l’observation s’articule autour d’un cadre structurel, là où l’intention personnelle rencontre la contrainte sociale (P. Woods, 1990), l’adaptation permanente est de mise. De manière plus ou moins consciente et élaborée, unis ou divisés, les acteurs ne cessent d’adapter leurs pratiques somatiques, bricolant de la sorte leur identité corporelle. Ainsi ordre structurel, situationnel et intersubjectif s’entrecroisent, et le lieu de leur entrecroisement dévoile le caractère processuel et dynamique de la mise en forme du corps. Cette dynamique transforme l’acteur en « artisan » infatigable des impressions et des façonnements corporels.

11Au sein de ces façonnements, la construction sociale du corps oscille entre deux systèmes conceptuels distincts71. Le premier comprend l’instrumentalisation de la corporéité. Animé par l’éthique de la rentabilité, ce système trace les contours d’un corps vécu comme capital, investi par les valeurs des usages sociaux essentiellement ancrés sur les enjeux professionnels. Le deuxième système comprend la fétichisation du corps. Pris dans un réseau d’opérations symboliques, animé par l’éthique de la beauté, le corps est ici vécu comme totem. Ce système est investi par des valeurs d’échange principalement ancrées sur le jeu de séduction.

12Ces deux lectures de la chair favorisant la fusion, fournissent un mode d’intelligibilité des logiques qui animent les différents systèmes d’action en matière de corporéité. Ces systèmes se constituent progressivement par interaction entre des pratiques somatiques distinctes. La prise en compte de l’imbrication de ces pratiques et des types corporels qui s’en suivent, tels qu’ils ont été définis tout au long de ce travail, participent à l’enrichissement de la catégorisation décrite ci-dessus en lui conférant tout son intérêt sociologique. Sans cette mise en perspective, les systèmes conceptuels susmentionnés (oscillant entre l’instrumentalisation et la fétichisation du corps) resteraient appauvris, éloignés de la singularité des individus réels.

13Dans la population masculine en quête d’excellence physique, les pratiques somatiques se trouvent investies de l’éthique de la rentabilité et le corps est vécu comme capital. Cette conception qui s’accorde à une logique de rentabilité soutenue renvoie au culte de la performance et, par-là même, à la construction pharmacologique du soi somatique. Dans ce sens, l’amplification des capitaux corporels rentables et rentabilisés devient l’emblème d’un système représentationnel où les usages sociaux des corps productifs acquièrent une importance primordiale. Corporéités techniques, instrumentales et sportives se rejoignent. De la performance rentable à la stature hypertrophiée du sportif, les corps en forme ne méconnaissent pas les extrêmes. On attendrait que cette vision instrumentale soit essentiellement induite par la nature et la structure d’une carrière professionnelle ; or, il n’en est rien. En son sein se retrouvent, paradoxalement, médecins, agriculteurs et ouvriers. Mais l’apparent paradoxe se lève lorsque nous considérons l’ambition d’une trajectoire sociale ascendante : dénominateur commun de toutes ces figures masculines, issues de différentes catégories socioprofessionnelles.

14À l’opposé, chez la grande majorité des femmes en quête d’excellence physique, le corps est vécu comme fétiche et l’éthique de la beauté, fondée essentiellement sur les valeurs d’échange, se trouve accentuée. Dans cette perspective, discerner les logiques des pratiques alimentaires et esthétiques revient à éclairer le jeu de séduction. Quant au vitalisme féminin, il s’exprime à travers la pratique sportive et cette attention renforcée autour des termes comme l’« énergie » du corps, sa « forme », sa « fermeté ». Cette logique – qui se rapproche de la logique d’instrumentalisation de la population masculine – a été, surtout, enregistrée chez les femmes cadres. Le souvenir d’un dualisme oppositionnel entre les deux sexes se trouve ainsi actualisé par deux définitions distinctes de l’excellence physique, situées au croisement de deux constantes : la beauté et la forme. Nous sommes en l’occurrence face à deux symboliques qui pivotent autour de la différenciation entre pratiques corporelles féminines et pratiques corporelles masculines, toutes les deux fortement influencées par les modèles d’esthétisme collectif véhiculés par les magazines.

15Pour les corps fardeaux, le dimorphisme physiologique et moral qui consiste à attribuer un corps à chaque sexe cesse. Rien d’étonnant, le corps « obèse » est un corps asexué. Dans cette partie de la population, le corps ne peut être vécu ni comme capital ni comme fétiche, il n’est plus qu’un fardeau pris en otage dans le désordre de la pratique alimentaire. C’est en fonction du désordre en question que cette population va chercher à organiser chacune de ses pratiques corporelles en un système d’action autonome. Dès que la pratique alimentaire sur laquelle se porte l’attachement perd son pouvoir de fascination (exemple : un régime qui commence à être pensé comme inefficace ou comme une corvée), elle sera abandonnée. Par contre, la structure du processus de transformation du corps, elle, perdure, ce qui fait que ce pouvoir de fascination sera attribué à une autre pratique qui jouera, à son tour, la fonction d’agrégation (exemple : gastroplastie). Dans tous les cas, le sujet « obèse » s’efforce généralement de composer avec la norme, d’effacer son paraître pesant et, ce faisant, d’obtenir l’oubli de sa réalité accablante.

16Au-delà des stratégies d’adaptation, le moment de la désignation publique d’un sujet comme « obèse » ne confère pas seulement une caractéristique de plus, mais réorganise l’ensemble de l’économie statutaire de l’individu. L’obésité conçue comme identité déviante commande les autres identifications (E. H. Erikson, 1994). Il s’agit là d’un changement qui rime bien souvent avec les mécanicismes d’une crise identitaire. L’impact d’une pratique alimentaire désordonnée, ainsi que les enjeux de la crise identitaire, se retrouvent également chez les individus qui souffrent du syndrome boulimico-anorexique. Chez cette population la fétichisation et l’éthique de la beauté qui en découle prennent une forme spécifique. En tentant de décrire cette spécificité nous pouvons soutenir que ce qui importe c’est que le corps, loin d’être délibérément investi, soit nié ou omis.

17Dans tous les cas, le comportement boulimico-anorexique offre de confortables marges de manœuvre permettant à l’individu d’adopter ses conduites au terrorisme d’un système normatif qui prône la maigreur. Ces stratégies d’action entravant la publicité large des troubles alimentaires peuvent rester sans conséquence réelle sur l’organisation identitaire – du moins dans un premier temps. Nous sommes ici face à une transgression des normes alimentaires, lourde de sens, mais sans déviance – faute de réaction sociétale à une conduite qui reste secrète. Le concept de carrière, impliquant une succession de positions objectives associées à des remaniements subjectifs, nous permet de rendre intelligibles ces conduites, longuement perçues comme incompréhensibles.

18Quant aux corps mis entre parenthèses, la primauté accordée au look donne toute la densité à une éthique somatique de beauté qui anime ces corps « juvéniles », principalement marqués par les tendances de la mode véhiculées par les magazines. Éloignés de toute conception fonctionnelle, cherchant à situer le corps dans une perspective instrumentale, les jeunes interviewés s’attardent sur la construction symbolique de leur apparence. Les marquages du corps (tatouage, piercing, scarifications, etc.) en témoignent. Il s’agit là de facteurs de singularisation, de symboles de revendications de la liberté individuelle, une manière d’être enfin soi-même. Cette affirmation de singularité qui permet d’échapper à l’anonymat de la chair, mais aussi à son imperfection, incarne la volonté de se rattacher à une communauté informelle, de s’intégrer à une classe d’âge. Ainsi, le corps s’avère être le support d’une expérience collective juvénile qui prône la performance et l’esthétisme.

19Aux antipodes de cette fétichisation, pour les corps fragiles et anachroniques, la conception corporelle peut-être qualifiée d’instrumentale. Ces corps qui ne peuvent plus être perçus comme des outils de travail, se présentent comme une condition indispensable de l’expérience, un préalable de l’existence. Vivre, en ce sens, revient à assumer la condition charnelle d’un organisme dont les structures, les fonctions, les facultés et les limites nous donnent accès au monde. Dans cette perspective, le corps se fait valoir comme le seul et unique capital de l’homme. À ce sujet, les témoignages des individus souffrant d’une maladie grave et chronique sont révélateurs. Soulignons que la maladie, chose « normale » et non-choisie, n’expose pas forcément à des réactions avenantes (R. Fitzpatrick et al., 1984). Les maladies cardio-vasculaires, tout comme certains cancers, sont considérées comme impliquant la responsabilité des gens qui en sont atteints.

20En cherchant à faire face à ce traitement discriminatoire, les stigmatisés trouvent refuge dans des pratiques esthétiques et vestimentaires qui fonctionnent comme des « couvre-misères ». Au-delà de ces cas particuliers où l’impact de la maladie est pesant, l’attention portée à ces pratiques de ritualisation du corps se trouve atténuée chez la population vieillissante. Quant aux pratiques alimentaires et sportives de cette population, elles soulignent la primauté accordée au domaine de la santé. À ce sujet, les influences des magazines spécialisés dans des questions de santé se dessinent clairement.

21Concernant les corps marqués par l’anti-look, l’attention accordée aux pratiques de la mise en scène vient rejoindre celle portée aux pratiques alimentaires et sportives, dans un va-et-vient constant entre une éthique somatique de la beauté et une éthique ancrée sur la rentabilité qui supporte mal toute tentative de généralisation. Une chose semble sûre : dès que le paraître cesse de se hisser comme un résultat esthétique textuellement exigé par un rôle social défini au préalable, il arrête de fonctionner comme un émetteur de messages aisément décryptables. C’est en ce sens que le reflet de l’apparence des corps marqués par l’anti-look devient énigmatique et inintelligible, emblème d’une identité qui se veut non-négociable. Et même dans les circonstances où il devient nécessaire de réviser le sens attribué à ce look (nous faisons ici allusion aux circonstances professionnelles et principalement à la quête d’emploi), les acteurs procèdent à une révision minimale (A. Schütz, 1987).

22Dans la population masculine homosexuelle, les visions du corps s’entrecroisent à leur tour. Ce corps, conçu comme centre d’action et fétiche à la fois, favorise un investissement narcissique ordonné jusqu’aux moindres détails. Corps expressifs, esthétiques, sensoriels, sensuels, productifs, corps de jouissance et corps libidinaux se ressaisissent sous l’empreinte d’un symbolisme accru. Ainsi, le corps devient un réservoir de rites et de fantasmes, permettant à la population masculine homosexuelle de faire face à l’expérience de sa différence honteuse susceptible de ronger son crédit.

23Tout se passe comme si les propriétés ordonnées que ces sujets conféraient à la mise en forme et la mise en scène de leur corps, étaient à la mesure du désordre supposé de leurs conduites sexuelles. Pour cette population, se forger une certaine image corporelle devient donc une manière de composer avec le stigmate que semblent déclencher sa simple existence et la transgression significative des frontières de l’univers symbolique qu’autrui détecte en elle (M. Pollak, 1988). Pour que la distance sélective à laquelle sont tenus les hommes homosexuels paraisse justifiée, il faut que leur différence constitue l’indice d’un mal plus profond. En effet, le trait stigmatique lié à l’homosexualité masculine renvoie à trois significations socialement construites : les « différences » sexuelles sont traitées simultanément comme des délits, des vices et/ou des maladies (D. Welzer-Lang, et al., 1991). Il s’agit là d’une manière de traiter les choix individuels afin que les normes sociales en matière de sexualité puissent paraître ordonnées et sensées. De la sorte, le corps de l’homme homosexuel ne paraît pas seulement menacer le bon déroulement des interactions singulières, mais l’ordre social tout entier. Face à la discrimination, la population masculine homosexuelle trouve refuge dans une série de pratiques somatiques qui s’élève au rang de stratégies, utilisées pour gérer sa différence stigmatisante.

24Au-delà des divergences, un ensemble de phénomènes pourrait à la fois être regroupé et départicularisé. Les individus répondent par toutes sortes de résistance à cette entreprise de configuration normative, montrant que la mise en forme du corps n’est pas sa mise en conformité. Au demeurant, le corps dépend autant d’un processus interactionnel que de quelconques prédestinations biologiques et structurales. Dans cette perspective, les pratiques somatiques et les logiques qui les sous-tendent plutôt qu’un simple moyen d’action s’avèrent être un moyen de communication. Ajoutons que l’image corporelle n’est pas une qualité inhérente à certaines pratiques mais une catégorie de l’entendement commun construite progressivement, et de manière complexe, par tout un ensemble d’individus au sein des interactions. Quant aux processus de sa mise en forme et la construction identitaire qui s’en suit, ils s’organisent autour des normes et des écarts normatifs qui exhibent les marges de liberté individuelle contre la main mise institutionnelle.

25Sur ce point, il nous semble important de lever ce clivage entre ces corps qui semblent revendiquer l’excellence et les autres qui s’inscrivent du côté de la déviance esthétique et morale. La scène sur laquelle jouent « normaux » et « anormaux » est bien la même. Qu’ils le veuillent ou non ils forment une équipe, attelés comme ils le sont à la même tâche : préserver leur cohérence identitaire. La stigmatisation, au même titre que l’art de manipuler les impressions, ne sont pas réservés à ceux pour qui ils s’avèrent les plus continus et pesants. Il s’agit là des procédés récurrents, fondamentaux pour la vie sociale qui concernent tant les corps sous forme de symptômes (sujets boulimico-anorexiques) que les corps en quête d’excellence physique – pour ne s’attarder que sur ces deux catégories. Si pour les premiers la construction identitaire se poursuit dans des conditions plus difficiles, les obligeant parfois à faire face aux enjeux de sa crise, l’objectif final ne diffère point : tant les « anormaux » que les « normaux » cherchent à éviter les dommages identitaires, à jouer le jeu social de façon à mériter d’être considérés comme une personne humaine, et à préserver le sens de leur architecture identitaire contre tout ce qui pourrait la menacer (E. Goffman, 1985).

26Quoi qu’il en soit, dans ce passage du « corps-objet » au « corps-sujet », une certaine dimension de la corporéité échappera toujours à l’appréhension sociologique. On en saisit des pratiques, des comportements, des gestes, des rites, quelque chose qui dénote davantage une manière d’être qu’un capital que l’on possède. Dès lors que le corps cesse de se hisser en façade, il devient une énigme à décrypter. Dans ce sens, il cesse de relever d’une règle accessible à tout un chacun, il est renvoyé dans une sphère mystérieuse, rendue d’autant plus lointaine que l’on a cru, précisément par la quête d’une norme, l’approcher. Quels que soient les procédés rhétoriques et médiatiques évoqués, quels que soient les pratiques mises en place et les récits déposés cherchant à les élucider, quelles que soient les élaborations analytiques et conceptuelles, cette sphère qui résiste à l’intelligibilité sociologique, possède l’habileté à transformer le « laid » en « beau ». C’est en ce sens que le corps devient l’opérateur d’une véritable transmutation, transformation magique d’un objet physique en un objet proche, pour ainsi dire, de la métaphysique.