1AU SEUIL DE CE CHAPITRE, un constat s’impose : alors que l’on touche à des pratiques qui élaborent le corps en profondeur, nombre d’enquêtes s’en tiennent à la surface et au visible, aux marques ostensiblement arborées. Néanmoins, les pratiques esthétiques ne se limitent pas à des phénomènes frivoles et superficiels comme peut le véhiculer l’imaginaire social. Étudier le remaniement de la surface de la peau, surface intermédiaire entre le dedans et le dehors, est une manière de mettre au jour le lien entre le monde extérieur perçu et le monde intérieur éprouvé.

2Façonner le corps naturel afin d’atteindre le corps idéal et le mettre en scène : tel est le défi que le sujet se lance en s’adonnant à un ensemble de pratiques esthétiques lui permettant d’investir l’espace de sa socialité. Illustration de l’inscription du social sur la chair, ces pratiques ne cessent d’être remaniées, modifiées par les lieux, les situations et les individus côtoyés. Ce maniement implique une manipulation du corps complexe et constante – parfois même une modification – dont les enjeux varient. Autrement dit, les pratiques esthétiques apparaissent comme un prisme multidimensionnel du corps, dont il s’agit de mettre en relief les différentes facettes. Quelles sont ces facettes ? Quelles sont les logiques qui les sous-tendent ?

Entre fards et soins : les pratiques esthétiques de la population féminine

3Les pratiques esthétiques quotidiennes effectuées à domicile, au même titre que l’assiduité des soins en institut de beauté, relèvent surtout de corps féminins en quête d’excellence physique. Les soins esthétiques se multiplient visiblement entre 25 et 50 ans, avec une attention soutenue aux soins du visage. Le maquillage fournit à ce sujet des exemples saisissants.

4Une première distinction s’impose entre le maquillage occasionnel et le maquillage perçu comme une « seconde peau ». Le premier n’est qu’une écriture que l’on va effacer dès que donnée à lire. Partie intégrante d’un certain look adapté aux circonstances, il constitue une façon de se conjuguer au présent en fonction de l’humeur et de l’envie. Ce maquillage s’élabore par imitation ou inspiration. L’image de la femme se fait et se défait. Se farder revient donc à jongler avec les facettes multiples de soi, identités fluctuantes mises en scène en fonction du contexte. En ce sens, le maquillage permet de se glisser dans la peau d’un nouveau personnage.

5Mais pour certaines femmes le maquillage est une « seconde peau », une sorte de costume facial, une armure sans laquelle elles se sentent nues, incomplètes et vulnérables : il implique un stress omniprésent, incitant la femme à façonner son visage sans repos. Quelque chose dans les propos de ces « poupées » affublées, laisse entrevoir une peur qui rime avec la mélancolie de l’uniforme ou l’angoisse du masque : la crainte de décevoir, la honte d’un visage démesurément intime, indigne, qui s’oppose au rêve. Dans cette perspective, le maquillage ne constitue qu’une stratégie parmi tant d’autres, permettant de passer d’un visage brut à un visage idéalisé. Lorsque l’ancien visage refuse de s’en aller, le maquillage est « raté ».

« Je me maquille soigneusement tous les matins. Je ne supporte pas de sortir de chez moi sans être maquillée (…) Je me trouve moche sans maquillage, je suis très complexée. Il faut qu’il y ait un artifice. Quelque part je dois me cacher (elle sourit) derrière ça. Il y a quelque chose qui me rassure. Si je n’étais pas si timide, peut-être que j’oserais affronter les gens sans avoir un coup de crayon. » [Sophie, 32, inactive, (ancien mannequin), C.].

6Ce travail de fétichisation continu incite ces femmes à prévoir une arrière-scène où s’élabore le culte des apparences. Car ce jeu d’impressions ne supporte pas le regard étranger. Dévoiler cette liturgie intime reviendrait à priver l’apparence de tout son mystère.

« Bien sûr après le sport je fais une retouche, mais dans la salle de bain, pas devant les gens… Il faut faire attention, c’est très important pour eux (les hommes) de ne pas se défraîchir : le matin, il faut être aussi fraîche que le soir, c’est une preuve d’amour. Il ne faut pas que l’autre soit déçu quand tu enlèves ton masque. » (Carole, 28, étud., C.).

7Ce « masque » malléable qui se superpose au visage, en quelque sorte le redouble. Cette expérience du dédoublement de soi s’accomplit dans l’imaginaire. Il s’agit d’un jeu subtil de reconstitution identitaire, qui s’inscrit dans un « devoir être » visant à « effacer » la nature. Tel est le paradoxe d’un maquillage, qui oscille entre le désir d’être soi et l’envie de se défaire de son visage pour en inventer d’autres. Rester soi-même en se désidentifiant de ses traits, voilà le défi que se lancent ces femmes, en jonglant avec le naturel et l’artificiel, le visible et l’invisible, le « vrai » et le « faux ». Le maquillage masque et dévoile, dissimule et donne à voir. C’est parce que l’authentique et l’inauthentique s’y mélangent à souhait que le « savoir se maquiller » occupe une place centrale dans la mise en scène de soi. Ce que le maquillage éveille est déjà là, mais il faut le révéler. Sans le recours aux produits cosmétiques, la beauté ne s’inscrit sur le visage que par défaut.

8À travers le maquillage, la femme cherche à revaloriser l’image qu’elle se fait d’elle-même, à la rehausser, à l’ennoblir. Si ce processus de restauration du paraître est sans avenir, condamné à se réfugier inlassablement dans les artifices, c’est parce qu’il cherche à imposer un idéal que le corps dénie à la longue. Autrement dit, l’esthétisme du maquillage, cet esthétisme du renouvellement incessant, n’est pas qu’un moyen de modification de la masse charnelle : il est aussi un moyen de manipulation du « temps ». Les fards, en effet, inventant d’autres visages passagers, posent inlassablement la question du temps. Partie prenante de l’éphémère, le maquillage court après celui-ci et cherche à le dépasser. Le tatouage cosmétique, visant à conserver le visage d’un seul instant, en témoigne. Ce type de maquillage permanent cherche à s’épargner de l’épreuve cruelle du temps, à ne plus perdre l’illusion lorsque le fard s’efface. Le maquillage se marie donc et se confond avec le corps. Il n’est plus là pour tromper mais pour aider à être soi-même. Le jeu de la séduction, où le maquillage apparaît comme un passage obligé, confirme ce constat.

« Je ne vois pas ce que la tricherie vient faire là. La séduction c’est un jeu : je joue ou je ne joue pas. L’amour, c’est bien beau mais il faut l’entretenir, quand on aime quelqu’un il ne faut pas se laisser aller. » (Marjorie, 33, commerçante, M.).

9En cherchant à captiver le regard de son partenaire, le sujet ne fait que traduire le degré d’implication personnelle dans un rôle imprégné par le désir de plaire. En quête d’une image plus avantageuse, la femme masque ses traits, les modifie et avance alors subrepticement vers une autre image. Ainsi, elle opère une suspension momentanée du sentiment d’identité et de ses contraintes (D. Le Breton, 1999). En utilisant des procédés artificiels, elle tente d’intervenir sur l’image de ce visage dont la forme constitue un obstacle imaginaire.

« On a davantage confiance en soi quand on est maquillée, on ose plus, on est plus à l’aise, on s’oublie derrière le maquillage. » (Marie-Hélène, 37, commerçante, Cél.).

10Saisi par le désir de plaire à son partenaire, le sujet affiche un affranchissement paradoxal face aux jugements des autres. Ces derniers peuvent considérer le maquillage choisi comme « outrancier » ou « vulgaire », guère à son avantage ; dans la mesure où son partenaire n’est pas de cet avis, la femme prend ses distances face à ces commentaires.

« Mon ami m’aurait dit “ tu es vulgaire, comme ça je ne t’aime pas ”, ça m’aurait foutu en l’air. Mais alors ma famille… Tant que mon ami me regardera avec les yeux d’aujourd’hui, je ne vois pas pourquoi je changerai ma façon de me maquiller ou de m’habiller. » (Jackie, 30, ingénieur, C.).

11La place accordée au désir de plaire à leurs partenaires est telle que, bien souvent, ces femmes avouent n’éprouver aucun besoin de prendre soin de leur apparence – du moins pas de la même manière – lorsqu’elles se retrouvent toutes seules.

« Avec mon copain, je faisais très attention à ma lingerie, à mon maquillage, parce que je voulais lui plaire. Toutes les semaines j’allais chez le coiffeur, chez l’esthéticienne pour mes ongles, pour ma peau, tout était programmé… Depuis que je suis toute seule, j’ai des boutons, mes ongles… n’en parlons pas, je n’ai pas été chez le coiffeur… Je souffle, j’en ai trop fait, j’ai envie d’être simple, naturelle (…) Je ne vais pas faire des pieds et des mains pour me plaire à moi-même, pas à outrance, à une juste mesure (…) On ne va pas se débrailler non plus, mais c’est moins obligatoire, c’est juste par hygiène. » (Marie-Hélène, 37, commerçante, Cél.).

12Cette notion d’« hygiène » témoigne d’un esthétisme où fards et soins se donnent la main. La beauté devient une question de santé et c’est au croisement rhétorique de ces deux constantes (beauté et santé), que l’excellence physique se fait jour ; qualité d’autant plus nécessaire qu’elle reste le plus souvent représentée au premier plan de la réussite sentimentale. Tout se passe comme si, le mélange paradoxal entre l’univers de la beauté et de la santé traçait les frontières du territoire de la féminité. Épilations, massages contre la cellulite, applications de crèmes amincissantes, gommages du corps, UVA, toutes ces techniques de soins, à rentabilité esthétique plus ou moins assurée, riment avec une attention soutenue au corps, mettant l’accent sur la dimension ritualisée des pratiques cosmétiques.

13Mis à part les UVA, les soins esthétiques dispensés dans l’institut de beauté des C.R.F. jouissent d’un succès très limité. La majorité de la population féminine reste fidèle aux soins de son esthéticienne. En effet, les clientes ne modifient que très rarement leurs habitudes, et encore moins lorsque les tarifs sont plus onéreux. Au-delà des divergences de tarification, les esthéticiennes, au même titre que les coiffeurs, travaillent sur les aspects plastiques du corps et du visage et, ce faisant, ils leur donnent une valeur qui finit par renforcer le sentiment de soi. Plus que des techniques de manipulation de la chair, il s’agit donc là de techniques de confirmation identitaire.

« Dans ces moments, chez le coiffeur, chez l’esthéticienne, je me nourris, je me vide, après je suis plus calme, plus disponible (…) Je suis transparente, il n’y a que quand je vais chez le coiffeur que l’on me remarque (rires). » (Jackie, 30, ingénieur, C.).

Hommes et pratiques cosmétiques : les contours d’un esthétisme médicalisé

14L’usage de produits cosmétiques ne concerne qu’une minorité d’hommes en quête d’excellence physique, apparemment surreprésentée dans les C.R.F. Toutefois, cette minorité est, à notre avis, assez révélatrice d’une tendance plus généralisée qui témoigne d’une sensibilité masculine en matière d’esthétisme, qui ne cesse de s’accroître.

« Des gars comme moi qui ont la quarantaine confirmée et qui se font des dia-colors, il y en a plein ; c’est qu’ils sont soucieux de leur esthétique. Maintenant, pour le travail, il faut faire jeune, si on fait vieux on ne vaut plus rien ; donc il faut absolument soigner son image (…) C’est comme le fait de se raser, c’est agaçant mais c’est une obligation. Je ne peux pas, moi, dans ma vie professionnelle… Tu te pointes chez un client n’étant pas rasé, ça ne le fait pas… » (Christophe, 45, commercial, M., 2).

15Prendre soin de son apparence constitue une manière de maximiser les chances d’ascension aux échelons supérieurs de sa carrière professionnelle. Même si le solarium, les soins esthétiques en institut de beauté et l’épilation, acquièrent un nombre d’adeptes de plus en plus important, ce sont surtout les soins esthétiques à domicile ciblant le visage qui semblent retenir l’attention des hommes.

« À partir de 30 ans, il faut prendre soin de son visage, (…) il faut des crèmes antirides, des nettoyages de peau… et ça marche. C’est vrai ! ! ! (rires) » [Éric, 35, éd. sportif (ancien mannequin), Cél.].

16Néanmoins, les résistances masculines face aux pratiques esthétiques ne manquent pas. Ces résistances se fondent sur l’efficacité douteuse des produits cosmétiques et des services en institut de beauté, et s’expriment tant par l’accentuation de la notion de soins que par une régularité beaucoup moins soutenue des diverses pratiques esthétiques.

« J’utilise des produits un jour sur deux. Ce n’est pas l’Oréal, Oil of Olaz ou je ne sais quoi (sourire ironique), c’est un médicament, en fait. C’est remboursé par la Sécurité Sociale, c’est pour la lutte contre le vieillissement de la peau, et il y a des résultats (…) Non, les instituts de beauté, non, il faut faire attention, il y a trop peu des gens compétents, et puis les résultats ne sont pas éblouissants. » (Thomas, 35, dermatologue, Cél.).

17Se procurer des « médicaments », « lutter contre le vieillissement de la peau », « hydrater une peau sèche », tous ces termes traduisent les efforts de la population masculine de se démarquer, de construire sa différence par rapport à une référence féminine. En effet, les logiques qui sous-tendent ces pratiques esthétiques ne soulignent pas uniquement la primauté d’une beauté médicalisée, elles se construisent dans une oscillation désaxée. Prisonnière du dualisme des sexes, l’image de l’homme navigue irrémédiablement entre l’allure efféminée de l’homosexuel et la virilité du « macho ». En utilisant une crème de visage ou en allant chez l’esthéticienne, l’homme prend le risque de se trouver discrédité, comme si l’homophobie constituait le socle du sentiment d’identité masculine, comme si genre et comportement sexuel ne faisaient qu’un.

L’éclatement du sens de l’excellence physique : la chirurgie cosmétique

18À travers l’analyse qui précède, il apparaît que les hommes sont nettement moins consommateurs que les femmes des produits cosmétiques et des services dispensés dans les salons d’esthétisme. L’écart en question se rétrécit lorsque nous passons aux interventions de chirurgie esthétique. Ce constat d’ordre quantitatif68 ne doit pas nous faire oublier pour autant la répartition de différences significatives en fonction du genre. Si le nombre de liftings et de liposuccions ou encore les injections de collagènes, les opérations de paupières ou du nez, témoignent de la banalisation de ces pratiques chirurgicales, cette banalisation ne se conjugue pas de la même manière au masculin et au féminin.

19La répartition des parties corporelles ciblées selon le genre est en accord avec la diversité des objectifs recherchés. Chez les femmes, c’est le jeu de la séduction qui est mis en avant, ce qui explique la priorité accordée aux parties plus intimes du corps, bien souvent considérées comme symboles du sex-appeal.

« Je ferais tout pour continuer à plaire, j’ai subi des opérations, je n’en raffole pas, ça me fait très mal mais je pourrais le faire pour le garder (son conjoint). » (Éliane, 52, inspectrices des impôts, D.).

20Des expressions amarrées sur des termes affectifs tels que « mon conjoint », « nos relations sexuelles », « je n’osais pas me mettre nu devant lui », démontrent un engagement émotionnel et cognitif qui distingue les propos féminins, et qui se lie à un partenaire particulier. Au contraire la population masculine, même lorsqu’elle se réfère à l’accroissement de son capital séduction, les valeurs d’échange ainsi mises en avant ne s’inscrivent pas dans l’espace limité d’une relation en particulier.

21« Pour les autres c’est plus agréable. Dans ce sens, ça influe aussi sur soi, parce que le retour des gens est plus positif. Tu es plus ouvert, plus accessible, donc forcément ça joue sur ton comportement. Tu es plus à l’aise avec les gens et les gens sont plus à l’aise avec toi. Moi je me suis fait opérer des dents, ce n’était pas forcément laid mais pour moi ce n’était pas joli, donc il le fallait (…) Je me suis aussi fait recoller les oreilles quand j’avais 18 ans, c’était par souci de liberté, pour être dans la norme. » (Alain, 37, MdC, Cél.).

22« La discrétion est le privilège aristocratique du banal » (D. Le Breton, 1999 : 299). Tel est l’objectif de cette chirurgie esthétique : garantir la discrétion, assurer la banalité. Néanmoins, il s’agit de ne pas confondre cette « chirurgie du mieux paraître » avec la « chirurgie du mieux-être ». Pour la dernière (« chirurgie du mieux être »), le but n’est pas de briser la cohérence de l’image du corps pour en créer une autre, mais de reconstituer la cohérence brisée de cette image (A. Meidani, 2005 a). L’extrait qui suit donne la juste mesure de cette distinction :

« J’ai fait un lifting du bas pour retirer un peu, pour refaire l’ovale, sans toucher au visage lui-même. Je ne ferais jamais un lifting complet, je préfère me voir vieillir (…) Oui, ce que j’ai fait c’est un lifting, mais ce n’est pas pareil. C’est comme quand on se maquille ou qu’on se met un soutien-gorge qu’on améliore… ça reste un soutien-gorge, un Wonder-bra ne vous donne pas les seins que vous aviez quand vous aviez 20 ans ! » (Céline, 49, MdC, M., 2).

23Dès lors, parler de la démocratisation de la chirurgie esthétique revient à parler de ces opérations qui touchent la forme sans toucher le fond, comme si la chirurgie du mieux paraître pouvait laisser intact l’être. De la part de l’intéressé, le passage à l’acte est surtout facilité par l’application de l’opération sur d’autres sujets de son entourage proche.

« J’avais 46 ans quand je me suis fait opérer des paupières. J’avais des poches sous les yeux et ça m’avait apporté un petit aspect tristounet (…) C’était une amie qui l’a fait et je me suis rendue compte que c’était trois fois rien. Ça a été le petit coup de pouce qui m’a permis de sauter le pas. C’est un peu comme maintenant où je suis en attente ; il suffirait qu’une de mes amies le (injonctions de collagène) fasse ou qu’on me dise " tiens, on va le faire ! " pour que je franchisse le cap. » (Cécile, 50, inactive, M., 1).

24Une fois que le passage à l’acte s’accomplit, un nouveau processus s’entame : celui de la réappropriation du corps. Les opérations qui s’inscrivent dans la chirurgie du mieux paraître, alimentées par le souci d’esthétisme, rendent ce processus extrêmement difficile. L’individu avance vers la chirurgie en ayant une représentation très précise de l’image idéale qu’il se fait de lui-même. Choisir une forme physique devant l’écran d’un ordinateur, croire découper son corps sur mesure, lifter, sculpter, modeler, tous ces verbes qui se conjuguent dans le royaume des pratiques esthétiques, déplacent les exigences individuelles. Le risque pris par le sujet est de ne pas se reconnaître dans le reflet de ses nouveaux traits.

« L’intervention sous les yeux m’a montré qu’il y avait une grosse différence, ça transformait quand même beaucoup. J’étais contente mais par contre (et ça n’a pas été très positif), je me suis trouvée différente, pas comme j’étais avant, pas mieux. Je croyais me retrouver moi, et ne pas me reconnaître dans la glace, ç’a été… Cette différence, je l’ai mal supportée, ce petit changement minuscule… En fait, j’avais les yeux en amande et le fait d’enlever les poches ça m’a arrondi l’œil. » (Céline, 49, MdC, M., 2).

25Lorsque cette rupture avec soi précède l’acte chirurgical, ce dernier s’inscrit dans la « chirurgie du mieux-être ». L’opération sert à effacer ce trait embarrassant qui est vécu comme un complexe, à ôter la différence honteuse qui perturbe l’interaction, à supprimer l’altération. À ce sujet, les termes qui évoquent un mal-être sont beaucoup plus récurrents dans le récit de cette partie de la population qui, écartant toute expression d’esthétisme, utilise des vocables tels que « dépression » ou « obsession » pour décrire sa différence stigmatisante. Ce mal-être naît et s’entretient dans l’interaction. Des souvenirs indélébiles, renvoyant à l’enfance ou l’adolescence, sont déposés avec une exactitude étonnante, comme si les détails fournis devenaient la preuve et la juste mesure de la souffrance psychique éprouvée.

« On m’avait déjà dit plusieurs fois que j’avais un nez comme ci ou comme ça, que j’avais des dents de lapins. C’étaient des gens que je ne connaissais pas plus que ça, de l’école quoi… (…) Quand on est adolescent, ça choque plus qu’adulte, quand on est jeune, on y accorde beaucoup d’importance… à la limite on ne se rend pas compte du mal que l’on se fait. Au départ il y a donc un rapport avec les autres : si tout le monde te montre du doigt un truc, tu finis par le vivre mal. Par la suite c’est toi-même qui focalises dessus. » (Stéphane, 34, pianiste, C.).

26La fin de l’extrait trace les phases du processus de stigmatisation. De l’étiquetage d’autrui à l’appropriation du stigmate, plusieurs années peuvent s’écouler. Lors de cette deuxième phase69, le rapport à l’autre s’identifie à une angoisse constamment ravivée. Le corps non seulement n’arrive pas à s’effacer dans le rituel communicationnel, mais devient la source d’une souffrance morale continuellement ranimée. Tous les aléas, toutes les collisions des échanges interindividuels, sont interprétés par le sujet comme l’expression directe de sa différence physique stigmatisée. Quant à l’autre, prêt à poser son regard sur ce trait physique conçu comme inesthétique, il ne représente qu’une menace. Ainsi, le contact avec autrui est vécu comme une mise à mort symbolique et c’est dans ce sens qu’il est évité.

« On s’imagine que ses défauts, les autres les voient comme tels. En fait, on se rend compte avec l’âge que ce n’est pas les autres qui focalisent sur les défauts, c’est soi. Une personne, ce n’est pas un trait physique, c’est un tout, le trait c’est un détail. Mon nez ne dérangeait pas grand monde, c’était moi qui ne le supportais pas (…) C’était au milieu du visage, c’était très apparent, ailleurs ça m’aurait moins gêné (…) Ça m’empêchait d’être bien, d’être naturel. Je me bloquais le visage, les expressions. J’étais renfermé, je manquais d’assurance, je complexais tellement que je ne sortais pas, je voyais très peu de monde, je n’avais pas d’amis. Avec le recul, je me dis que c’est fou d’en arriver là pour un défaut physique. C’est l’ampleur qui n’est pas justifiable. » (Stéphane, 34, pianiste, C.).

27Avec le temps, le sujet ne reconnaît plus comme signifiant les traits de son corps. C’est la troisième phase du processus de stigmatisation qui implique une crise de l’identité somatique. La phobie de cette partie de la population de « croiser » son reflet s’explique par ce biais. Dans la mesure où le sujet ne reconnaît pas ses traits physiques comme les siens, sa phobie est constamment réactivée par les photographies et les miroirs.

« Quand je me regardais dans la glace, j’étais frappée par ces fesses énormes, en particulier quand je me regardais dans un ascenseur, il y a un effet de surprise quand on entre dans un ascenseur, on ne s’attend pas à se voir. » (Marjorie, 33, commerçante, M.).

« Je ne supportais pas les photos, tout ce qui me renvoyait en fait cette image. Je ne me voyais pas comme je voulais être, donc je n’arrivais pas à me regarder. » (Cécile, 50, inactive, M.).

28Au sein de cette chirurgie du mieux-être, l’objectif premier des opérations n’est pas de s’enjoliver mais de supprimer un trait physique conçu comme handicapant. Dans cette perspective, le recours à la chirurgie n’est pas vécu, tout simplement, comme un support permettant de se défaire d’une image négative de son corps, mais comme une « réfiguration ». En franchissant le pas de la chirurgie, le sujet recherche des formes corporelles par lesquelles se produit son intégration normative mais aussi et, surtout, sa cohésion identitaire. Autrement dit, il ne s’agit pas de modifier simplement un trait du corps, mais de créer une forme physique qui permet au sujet de s’identifier à l’image qu’il se fait de lui-même. Le sujet est en rupture avec soi et c’est cette privation symbolique qu’il cherche à reconstituer à travers l’opération. Dans cette optique, la chirurgie se présente comme un moyen de réappropriation du corps et devient, par-là même, le support d’un processus de transformation de soi. Gommer un trait d’évaluation négative du corps revient à agir sur le soi pour le consolider. Si le résultat esthétique est immédiat, ce processus de consolidation identitaire est beaucoup plus long.

29Ce type d’opérations chirurgicales, conçu comme un rite personnel de passage, permet au sujet de retrouver l’estime de soi et, par conséquent, le goût de plaire. En effet, en intervenant sur son corps, l’individu cherche à intervenir sur le processus d’échange d’informations qui précède et accompagne toute séquence interactionnelle (A. Meidani, 2005 a). À ce sujet, et dans la mesure où l’opération est considérée comme un acte violent sur le corps, enveloppée par des enjeux identitaires majeurs, l’individu est en attente d’une réponse de la part d’autrui aussi « intense ». Deux caractéristiques semblent animer les réactions d’autrui : tout d’abord, la nature socialement non-utilitaire de ces pratiques qui subliment l’esthétisme et, ensuite, leur caractère volontaire. Autrui semble omettre tant la dimension identitaire de la chirurgie esthétique que le caractère collectivement entretenu de cette nécessité d’embellissement. Ceci est d’autant plus vrai pour l’entourage proche du sujet lorsque celui-ci franchit le cap de la chirurgie esthétique, bien souvent, à son grand désespoir.

« Déviance » esthétique et soins d’hygiène

30Tout se passe comme si seul l’accès aux images d’un paraître normalisé donnait au corps le droit de se parer. À l’inverse, l’image de déviance esthétique véhiculée par les « corps-fardeaux » semble faire barrage aux pratiques cosmétiques. Ces dernières se retirent du récit du sujet « obèse » pour laisser leur place aux soins d’hygiène de base, et ceci indépendamment du genre. Se laver les cheveux, se doucher, mettre du déodorant, parfois un peu de parfum, voilà en quoi consistent les pratiques esthétiques de cette partie de la population.

« Pff ! (soupir) tout ça, (pratiques esthétiques) non. C’est-à-dire… me faire beau pour quoi et pour qui ? (…) Aujourd’hui encore je me suis regardé dans la glace et je me suis dit : “ Comment veuxtu que les gens t’acceptent ? “ » (Christian, 30, fonctionnaire, Cél.).

31L’accès à la vérité de son image à travers le miroir étant aussi pénible, cette partie de la population diminue les mises en contact avec son reflet. De ce fait, elle finit progressivement par accéder à une image morcelée de son corps, ce corps n’étant plus que ses mains, ses pieds, bref, ses parties physiques accessibles à un regard qui se pose de plus en plus rarement sur une masse charnelle démesurément présente. En perdant le courage de se voir, l’individu perd la véracité qui a trait à son image. La mise à nu devant le regard d’une personne tierce lui est souvent nécessaire pour prendre conscience de l’icône que dégage son corps, arriver à l’intégrer et la traiter à travers les diverses techniques esthétiques.

« Ils m’ont fait des massages, de l’acupuncture, des séances de laser pour casser les graisses, pour que le corps élimine plus vite (…) Quand tu te mets nu devant une personne que tu ne connais pas, cette personne, qu’elle le veuille ou non, elle te juge, et sur ce dont tu n’es pas fier. C’est en prenant conscience de ça que je me suis dit : “ Il faut que je fasse quelque chose “. J’avais honte par rapport aux gens, j’étais arrivé à une sorte de limite du supportable pour moi, en moi-même. » (Christian, 30, fonctionnaire, Cél.).

32Pour le sujet « obèse », le tabou du nu n’est que la projection de ses hantises. La nudité implique l’acceptation d’être moralement sans défense devant les yeux de l’autre. Le sujet en admettant de se dénuder, accède à l’appréciation normative de sa propre image corporelle. La mise à nu s’identifie à la « découverte » de soi, en facilitant parfois la réconciliation avec le corps et sa prise en charge esthétique.

Comportements boulimico-anorexiques et usage des fards

33Quant aux sujets qui oscillent entre crises boulimiques et jeûnes anorexiques, le sens des pratiques esthétiques se modifie considérablement en fonction de la nature des déséquilibres alimentaires. Au-delà des divergences, une chose semble sûre : les sujets qui souffrent de troubles alimentaires ne fréquentent pas les instituts de beauté et ne sont pas non plus fidèles aux pratiques esthétiques à domicile. Si ce constat témoigne de la mise à l’écart de toute notion de soin, il laisse de côté la place que le maquillage occupe dans le quotidien de cette partie de la population féminine lors de ses crises boulimiques.

34Le sujet boulimique conçoit l’usage des fards comme une stratégie d’ajustement. Néanmoins, le maquillage n’est pas muni d’une fonction annulative des débauches alimentaires (à l’image du vomissement par exemple). Dans ce sens, le maquillage ne peut pas permettre à l’individu de se défaire de la pathologie de l’acte, mais il fournit un moyen de détourner, vers le visage, le regard qu’autrui pourrait porter sur le reste du corps. C’est-à-dire que le sujet, en se maquillant, ne cherche pas à mettre en avant les traits de son visage mais à manipuler sa catégorie stigmatique pour s’adapter aux attentes normatives. Ainsi et même si cela peut paraître paradoxal, en trouvant refuge dans le maquillage il enfonce le clou de sa souffrance narcissique, accentuant le sentiment de la répugnance, de l’écœurement et de la mésestime de soi.

35Lors des jeûnes anorexiques, le besoin de se réfugier dans ce type de pratiques esthétiques s’atténue. Cet élément se rend intelligible, si nous prenons en compte que ces figures vacantes, vidées de leur épaisseur charnelle, promeuvent un corps sans aucune épaisseur, en réalité une absence de corps. Dans la mesure où l’anorexie équivaut à l’effacement de la chair, il semble logique que toute pratique de ritualisation corporelle soit écartée. Un corps dénié au profit de l’esprit ne peut être mis en scène, la dureté anonyme d’une masse osseuse ne peut être munie de relief symbolique. L’inverse ramènerait le corps à sa matérialité, mettant en avant une défaite partielle dans la bataille du sujet contre ses besoins physiologiques.

L’évolution du sens des pratiques esthétiques chez les corps fragiles et anachroniques

36Chez la population vieillissante les significations qui sous-tendent les pratiques esthétiques se modifient radicalement. Il va sans dire que c’est l’analyse des propos des femmes qui laisse apparaître les signes les plus tangibles de cette évolution. Plusieurs indicateurs rendent compte de la justesse de ce constat, qui est en accord avec la place qu’occupaient les pratiques esthétiques dans le quotidien de cette population lors de sa jeunesse.

37La fonction de réassurance des crèmes amincissantes et des lotions antirides s’atténue. Tous ces produits cosmétiques qui faisaient des « merveilles » perdent leur crédibilité devant l’inefficacité dont témoignent les ravages de la vieillesse. Mais les gestes demeurent présents, même s’ils deviennent de plus en plus rares au fil du temps. La femme d’un certain âge continue toujours à se démaquiller et à passer une pommade sur son visage – même si « cela ne coûte plus 110, mais 23 euros ». Quant à la garantie des grandes marques, elle donne sa place à la caution médicale.

« Quand j’étais jeune, j’achetais des trucs très chers, (…) maintenant j’achète des produits qui se vendent en pharmacie, des crèmes plus médicales qu’esthétiques parce que… C’est bidon, c’est bidon, je le sais mais bon (…) J’ai quand même le lait corporel, le gommage, l’anti-cerne (…) on se donne bonne conscience, on croit qu’on fait des miracles (elle rit). » (Nathalie, 63, assistante sociale retraitée, M.).

38Quant au maquillage, l’objectif n’est plus d’être belle mais d’être la moins « moche possible ». Il ne s’agit plus d’enjoliver mais de cacher la décrépitude, de camoufler la disgrâce, de « s’arranger » pour offrir à autrui une image « acceptable ».

« Quand on est jeune on s’arrange pour plaire ; avec le temps on s’arrange pour ne pas déplaire. » (Colette, 65, empl. aux impôts, retraitée, M.)

39Si les pratiques esthétiques à domicile visant à restaurer le visage surnagent avec le temps, les soins en institut de beauté s’arrêtent. Les femmes d’un certain âge ne fréquentent plus que leur coiffeur.

« J’estime qu’à un certain âge, la coquetterie que l’on peut avoir c’est d’être à peu près coiffée (…) Ça, c’est indispensable. D’autres soins esthétiques en institut, non. » (Colette, 65, empl. aux impôts, retraitée, M., 2).

40Prendre soin de son apparence signifie se respecter mais aussi respecter les autres et, surtout, ses propres enfants – et ceci indépendamment du genre.

« Mes fils sont très exigeants avec moi et si jamais je me néglige, j’ai des remarques (…) C’est plutôt sur le côté esthétique et vestimentaire… ils ne disent rien pour mes kilos en trop. » (Nicole, 56, inactive, D., 2).

41Il apparaît clairement que les pratiques esthétiques ne constituent qu’un moyen permettant aux personnes âgées de solidifier leur place dans le social, une place menacée par l’anathème que la société contemporaine jette à la vieillesse. Il en est de même pour ces corps fragilisés par la maladie, péniblement présents car ils cessent de remplir leurs fonctions habituelles. Lorsque « le silence des organes » – pour reprendre une expression employée par R. Leriche (1939) – se rompt, le maquillage acquiert une toute autre signification, la femme s’oriente vers l’artifice pour affirmer sa réinsertion dans le sociétal.

« J’ai été malade, il y a longtemps, et de nouveau ça rebiquait et là, j’ai décidé de ne jamais sortir sans être arrangée, pour avoir bonne mine, pour que les gens ne vous disent pas : “Ah, tu es fatiguée, ah qu’est-ce que tu as ? !” (…) C’est aussi le côté santé, pour éviter que les gens s’apitoient, c’est par gentillesse mais c’est exaspérant. Donc j’ai décidé d’être arrangée, maquillée, toujours, toujours. » (Nathalie, 63, assistante sociale retraitée, M.).

42La répétition de l’acte vise à favoriser la relation aux autres en reconnaissant une image qui s’impose comme un devoir être. Dans la mesure où le maquillage fait appel à un impératif social difficile à contourner en matière d’esthétisme féminin, il donne le sentiment d’une meilleure intégration. Ainsi, l’image offerte à autrui devient support identitaire, une manière de se réinvestir dans le lien social.

« Toute l’année je me mets une crème bronzante pour paraître en bonne santé. Je le fais pour me persuader que je vais bien, c’est très important pour moi de ne pas avoir l’air malade. Donc chaque matin je me maquille, pas beaucoup, juste ce qu’il faut. » (Colette, 65, empl. aux impôts retraitée, M., 2).

Jeunesse, fards et « body-art » : les corps mis entre parenthèses

43À l’inverse des pratiques esthétiques de ces corps fragiles et anachroniques, où beauté et santé s’entremêlent, les propos des adolescents laissent entrevoir le vertige fasciné de l’artifice. La fréquentation très faible des instituts de beauté témoigne de la mise à l’écart de toute notion de soin. Il en est de même pour les pratiques esthétiques à domicile. Anti-cernes, laits corporels, huiles essentielles, gommages, masques sont mis de côté. La pommade censée sécher les boutons du visage, la lotion démaquillante, le déodorant, le parfum et le gel pour les cheveux suffisent amplement aux jeunes femmes qui privilégient surtout les produits de maquillage. Lors de l’adolescence, le maquillage vise à cacher un visage « trop enfantin ». Ainsi, il scelle les étapes d’un processus qui chemine lentement vers l’avènement de la femme « mature ». La première chose employée semble être le mascara ; ce n’est que par la suite que la bouche – symbole de désir par excellence – sera peinte.

44Quant à la population masculine, les baumes pour les aisselles, les parfums et les gels capillaires constituent les seuls produits cosmétiques d’usage courant. Par ailleurs ces jeunes hommes investissent les pratiques de marquage corporel. En effet, malgré la campagne alarmiste de la part du corps médical, les adolescents s’adressant aux professionnels de la décoration corporelle se multiplient – et ceci indépendamment du genre. Une nouvelle tendance enregistre même de plus en plus de jeunes s’adressant à ces spécialistes en leur demandant de percer les lobes d’oreilles, comme le font depuis longtemps les bijoutiers ; tendance qui confirme une confiance et une reconnaissance de plus en plus accrue pour ces « artisans de la chair ».

45Ciseler son image selon un catalogue de citations corporelles, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment expliquer ces phénomènes sociaux ? Qu’est-ce qu’ils signifient du point de vue des jeunes qui se font piercer, tatouer ou scarifier ? Les adolescents ignorent-ils les risques ou sont-ils vraiment inconscients ? Pour ces jeunes, la mise en danger n’équivaut pas à une prise de risque. Mais au-delà de toute distinction symbolique, risques et dangers s’avèrent moins importants que l’enjeu identitaire qui sous-tend ces pratiques.

« Je ne pensais pas que ça pourrait être dangereux, moi j’avais envie du truc, bon j’avais peur mais c’est tout. Et puis Fred (body-pierceur) m’a expliqué que ça pourrait être dangereux. » (Virginie, 14 ans, collégienne).

46La polysémie des pratiques de marquage corporel laisse entrevoir des motivations diversifiées qui tracent des frontières confuses entre l’esthétisme, les rites, le mysticisme et l’érotisme. Dans tous les cas, le motif identitaire demeure plus important que l’acte. Les pratiques de marquage corporel constituent une manière de tenir un discours sur soi. Pour cette population, « le corps devient donc un texte, voire un prétexte » (D. Le Breton, 1990 : 72) transcrivant un processus d’auto-nomisation. En effet, tatouages et piercings, emblèmes d’une excentricité tolérée car « discrète », offrent un excellent moyen aux jeunes pour accomplir le processus de réappropriation du corps de l’enfance.

47Ce constat se retranscrit dans ces marques qui, renvoyant à un conflit familial, visent à affirmer une différence refusée : homosexualité reniée par les parents, choix professionnel, choix de compagnon, etc. Dans cette perspective, les marques corporelles soutiennent une nouvelle forme de communication intergénérationnelle, basée sur un conflit sous-jacent. En effet, si les marquages corporels sortent de la clandestinité, échappant à cette mauvaise image qui a longtemps été la leur, ils n’ont pas fini d’offrir une extraordinaire ligne de résistance à toutes ces exigences normatives qui pèsent lourd sur les groupes juvéniles.

« Je l’ai fait une fois (enlever le piercing) pour un repas familial parce que ma mère ne voulait pas, et je me suis dit “ plus jamais ça “. Mes piercings sont des symboles de rupture avec l’éducation familiale, contre la religion et tout le reste (parce que dans ma famille on est très chrétien). Donc par rapport à mon éducation religieuse où le corps était un tabou, se faire percer c’était une atteinte. » (Henri, 17, lycéen).

48Au sein de ces marques corporelles, l’inévitable confrontation du physiologique et du symbolique implique un processus d’objectivation de la douleur.

« Quand on te plante une aiguille… la mienne était déjà assez grosse, c’était quand même un gros trocart et en plus le mec il tirait, il forçait, ça a été de la charcutaille, c’est une agression physique quelque part. » (Laure, 19, étud., Cél.).

49Que signifie cette violence sous-jacente prenant pour objet le corps ? La douleur serait-elle le prix à payer pour la modification ? Quoi qu’il en soit, se faire tatouer ou se faire piercer sans ne rien sentir semble « absurde ».

« Il faut savoir que la douleur fait partie du truc, se faire piercer ou se faire tatouer sous anesthésie c’est ridicule. » (Virginie, 14, collégienne).

50Mais la souffrance n’est pas seulement l’élément constitutif de ce langage artistique, elle est recherchée en soi.

« C’était le moment où je me faisais piercer qui m’intéressait le plus, plus que d’avoir le piercing après. C’est pour ça que j’ai été déçue pour celui à l’arcade, je m’attendais à souffrir mais je n’ai rien senti, d’ailleurs je me disais : “il faut que ça me fasse mal quelque part pour m’arrêter“ ! Parce qu’une fois que j’ai commencé, je voulais me faire piercer partout : arcade, nez, langue, nombril… » (Marie-Julie, 26, étud., Cél.).

51Cette quête de la douleur physique soulignerait-elle l’actualité du dicton « il faut souffrir pour être beau / belle », qui ne ferait que se convertir en d’autres formes ? Dans tous les cas, ce processus de l’objectivation de la souffrance s’inscrit dans le culte de la performance, promouvant, sans cesse, la question du dépassement de soi. Autrement dit, les pratiques de performance ne sont pas étrangères à ces manipulations opérées sur la chair, vu qu’il s’agit, encore et toujours, pour le sujet de se contrôler, maîtrisant une douleur qui ne doit pas l’affecter.

« J’ai eu très peur pour la langue, pendant 3-4 jours ça a enflé et j’avais du mal à parler, à manger, je prenais des anti-inflammatoires (…) Mais le moment du piercing est agréable, c’est comme une montée d’adrénaline, c’est comme si on partait faire du sport pendant 2 heures et après on se pose. » (Henri, 17, lycéen).

52Pour ces jeunes et, en particulier pour les jeunes femmes qui voient dans le marquage du corps une technique qui révélerait davantage de l’embellissement corporel, Naomi Campbell, Britney Spears (piercée au nombril), Pamela Anderson (avec son barbelé), Zazie (avec son tatouage tribal) constituent des symboles d’identification. En effet, ces vedettes du star-system tatouées et/ou piercées, reviennent régulièrement dans les propos des plus jeunes interviewées lorsqu’elles évoquent la source de leur motivation.

« Je m’intéresse vachement à la mode, je lis des magazines etc. (…) C’était pas du tout une façon de me révolter contre mes parents ou quoi que ça soit. D’ailleurs je suis allée me faire tatouer avec ma mère (…) Elle a trouvé ça hyper joli, une semaine après elle est allée se faire piercer au nombril. » (Delphine, 14, collégienne).

53Plus que d’un phénomène d’appartenance, ces pratiques de marquage corporel témoignent donc d’un phénomène d’imitation. Ces groupes de pairs qui se font tatouer les uns après les autres, ne font que riposter aux exigences d’un circuit de consommation, dominé par les tendances de la mode. Certes, il s’agit là de signes d’affiliation à des groupes d’appartenance. Néanmoins, aucun élément du discours, tenu par ces jeunes, ne nous permet de soutenir qu’une complicité s’établit d’emblée entre ceux qui partagent ces traces corporelles, marquant éventuellement l’adhésion à une « communauté ».

« Ce n’est pas parce qu’on a un piercing qu’on appartient à une communauté ni qu’une communauté va se créer à partir du moment où on porte le même piercing. Bien sûr il y a des gens qui me demandent si ça fait mal, ou combien ça coûte, voilà, je leur apporte des renseignements, pas plus. » (Henri, 17, lycéen).

54Par ailleurs, si les marques corporelles constituent un moyen de commémorer des expériences communes, cette commémoration ne doit pas, pour autant, se confondre avec les rites de passage des sociétés dites « primitives ». Dans les pratiques contemporaines de marquage corporel, il n’y a ni affiliation, ni transmission, ni organisation ritualisée par les aînés. Le caractère facultatif, polysémique et individuel de ces marques charnelles qui s’exécutent en tête-à-tête, sans s’appuyer sur des légendes collectives, en témoigne (D. Le Breton, 2002).

Pratiques de marquage corporel et significations : la création du soi à travers l’œuvre charnelle

55Mais ces pratiques de marquage corporel ne constituent pas uniquement le siège de l’individualisation du corps adolescent. Chez les jeunes femmes de 20 à 40 ans, la frénésie pour le piercing ne cesse de croître, tandis que la population masculine de la même classe d’âge semble davantage attirée par le tatouage, symbole par excellence d’un certain type de masculinité.

« Je me suis souvent demandée pourquoi une fois qu’on commence à en faire un (piercing), on ne peut plus s’arrêter, on a envie d’en faire partout. » (Marie-Julie, 26, étud., Cél.).

56Chez la population féminine, le nez, la langue, le sourcil, le nombril, le bout du sein, la lèvre, et le clitoris, à une moindre mesure, sont majoritairement ciblés. Tout nous incite à penser que le bijou apporte par sa matière de la fermeté aux parties molles du corps. Le corps féminin se trouve ainsi renforcé par la matière métallique.

57Au-delà des différences genrées, une analogie se tisse souvent entre la trame de vie et la marque du corps. Cette dernière exprime (au double sens du terme : signifie et extrait) les expériences d’une histoire personnelle. Dans ce sens, piercings et tatouages traduisent une sorte de « rites intimes de passage » (D. Le Breton, 1999 : 39) : ils élaborent des parcours identificatoires. Ainsi, les transformations corporelles s’identifient à une prise de possession de son corps, ce qui revient à signifier une prise de pouvoir sur sa propre vie.

« Je venais de me séparer de mon copain. C’était (son piercing) une manière de dire merde au passé et à tout ce que j’ai morflé. » (Valérie, 28, inactive, C.).

58La marque corporelle affiche l’appartenance à soi. Elle traduit la nécessité de compléter, par une initiative personnelle, un corps insuffisant en lui-même à incarner l’identité personnelle.

« Mon corps m’appartient, j’en fais ce que je veux. Si ça ne vous plaît pas ce n’est pas grave (…) Je pense que c’est (mon tatouage) un peu le symbole de ma prise de conscience du corps. » (Marie-Julie, 26, étud., Cél.).

59Parfois, les marques signifient une manière de rendre présents les absents, de travailler contre l’oubli, comme par exemple le fait de se faire piercer les seins à la fin d’une histoire d’amour. Il en est de même pour le tatouage ; comme si le remodelage irréversible du corps devenait le contre-signe du caractère instable et précaire des relations amoureuses.

60Représenter sur la chair une route jalonnée par des événements fixés sur des repères charnels, raconter la rencontre entre soi et le monde, tel semble être l’objectif de ces marques. Cette création de soi à travers l’œuvre charnelle revient à désigner une tentative de réappropriation du corps. En effet, l’incorporation dans le corps d’un matériel ou d’une substance pigmentaire est une autre manière de faire corps avec son corps. Dans tous les cas, le processus d’incorporation symbolique semble plus important que l’incorporation de l’artifice. Petits objets de parure et corps entrent en interaction de telle sorte, qu’il devient impossible de dire où l’artifice finit et où le corps commence.

« Je les (ses piercings) enlève et puis je dis : “mince, il me manque quelque chose“, j’ai l’impression qu’une partie de moi s’en va. En fait ça fait vraiment partie de mon corps. » (Henri, 17, lycéen).

61L’individu n’expérimente pas seulement, il interprète le sens attribué à ses propres marques corporelles tout au long de sa vie. Les marques charnelles ne sont que des métaphores corporelles. Le mémorial de la peau raconte les données autobiographiques. À ce titre, l’encre du tatoueur ressemble à l’encre de ces machines à écrire d’autres temps, visant à poser sur la chair, noir sur blanc, l’histoire d’une vie ou du moins des moments clés de l’existence.

« Au départ c’est quelque chose d’esthétique seulement, et après on rajoute des significations par-dessus. Elles sont différentes pour chacun et elles se modifient au fil du temps. » (Michel, 35, électricien, C.).

« Le tatouage c’est mon petit bébé, le tatouage c’est pour la vie. C’est bien après avoir été tatoué que l’on comprend le sens de cette union. Récemment j’ai entendu cette phrase et je la trouve vraiment juste : c’est comme un mariage, c’est la durée qui le rend solide, ce n’est pas à vous, c’est complètement vous. » (Règne, 32, aide soignante, Cél.).

62Pour la grande majorité d’adultes qui s’adonne à ces pratiques volontaires de démarcation, ces dernières sont aussi investies d’une valeur esthétique. Stratégies du paraître répondant à un besoin social d’identification et d’individuation, les marques corporelles se font valoir donc comme expression et preuve d’un esthétisme contemporain marqué par les tendances stylistiques.

« C’est un phénomène de mode, une mode esthétique comme une mode vestimentaire. J’aime bien, je trouve ça joli. Puis ça change, je change de bijoux… C’est une décoration. » [Sophie, 32, inactive, (ancien mannequin), C.].

63Mais « l’originalité, dès que la mode se répand, se mue en son contraire ; l’unique, en se multipliant, devient standard » (Marchandet É., 1987 : 6). Pour certains, face à l’afflux de piercings et de tatouages, la meilleure façon d’être à la mode est de s’en affranchir. Pour d’autres, c’est l’originalité des dessins qui est de mise : les motifs se doivent d’être uniques, les objets singuliers.

« J’étais une des premières à avoir des piercings, deux ans après elles étaient toutes piercées ! D’ailleurs c’est pour ça que je voulais les enlever (…) Il y en a qui ont des montres incrustées, des implants dans le cerveau, style les films de Cronenberg ou Johnny Mnemonik, je n’irai jamais jusque-là pour me démarquer. » (Marjorie, 33, commerçante, M.).

64La volonté de s’exprimer d’une façon plus originale impliquant d’autres matériaux, n’est qu’une autre manière d’attirer le regard. Mais ces « marques qui se démarquent », habillent-elles le corps ou le dévêtent-elles ? À travers ces marquages charnels, ce n’est pas le bijou qui recouvre le corps, c’est le corps qui devient un bijou et les parures le recouvrent. Ce rapport entre « corps bijou » et « bijou au corps » se vérifie dans ces tatouages censés mettre en avant une partie charnelle, souvent chargée d’une connotation sexuelle. Les marques à la chute des reins des femmes, emblèmes par excellence du sexappeal, constituent une preuve saisissante. Ainsi, piercings et tatouages soulignent la morphologie en guidant le déplacement du regard.

« Les personnes qui ne me connaissent pas, au lieu de me regarder dans les yeux ils regardent ailleurs, et la plupart trouvent ça joli, et ma foi ça ne fait pas de mal de se faire flatter. C’est comme avoir des boucles d’oreilles, des bagues aux doigts, c’est naturel quoi. » [Sophie, 32, inactive, (ancien mannequin), C.].

65Loin d’être les signes d’une contre-culture, ces nouveaux « costumes » de l’époque entrent dans le circuit de la consommation.

« Avoir un piercing c’est comme avoir une nouvelle paire de chaussures. » (Virginie, 14, collégienne).

66Mais au-delà de leur fonction esthétique et identitaire, ces pratiques d’ornement corporel restent particulièrement séduisantes car peuplées d’une valeur transgressive, réelle ou symbolique. Certes, piercings et tatouages ne sont plus l’apanage de ces « sous-hommes », de ces « barbares » enclins à toutes les formes de délinquance. Néanmoins, en exprimant des ruptures dans l’ordre des choses, ils offrent un excellent moyen de déranger le regard, de « briser la sécurité du spectacle » (D. Le Breton, 1999 : 43) et ce faisant, de remettre en question le « prêt-à-penser ». Le caractère transgressif de ces pratiques d’inscription corporelle se voit dans tous nos témoignages qui établissent une distinction stricte entre les parties du corps « visibles » et les parties « intimes », mais aussi entre piercing et tatouage ; c’est-à-dire entre marquages irréversibles et modifications corporelles temporaires. L’extrait qui suit décrit avec justesse cette dinstinction entre les marques irrévocables et les modes de parure qui relèvent du provisoire (impliquant des bijoux de décoration amovibles et transitionnels).

« Le tatouage normalement ça dure toute une vie, le piercing ça ressemble plus à une barrette dans les cheveux, on peut l’enlever. » [Sophie, 32, inactive (ancien mannequin), C.].

67Dans ce contexte, un piercing « invisible » (comme le piercing à la langue) est plus facile à assumer qu’un tatouage sur le bras qui semble poser maints problèmes, notamment dans la perspective d’une carrière professionnelle. Néanmoins, beaucoup d’hommes ornent des parties « visibles » de leur corps (biceps, dos), à l’opposé des femmes qui se font davantage tatouer sur des parties plus « intimes ». Ce constat confirme le caractère socialement marginalisé de la beauté que ces tatouages représentent – du moins pour un certain modèle d’esthétisme féminin.

« Les gens me jugeaient à travers ce que j’avais sur la peau sans savoir ce que ça représentait. Le tatouage en lui-même suffisait à apporter un jugement. Et pourtant c’est un endroit qui est discret dans la mesure où finalement ça se voit si j’ai envie qu’on le voit (…) Quand je décide de ne pas le montrer c’est que j’ai mes raisons, et l’inverse, je le prends comme une atteinte à mon intimité : tu sais ces gens qui cherchent à tout prix à comprendre ce qu’est ce bout de dessin qui dépasse. » (Jean-Marie, 22, commercial, Cél.).

68Dans tous les cas, cette infraction esthétique reste à l’intérieur d’un certain seuil d’accessibilité socialement défini. Dans cette perspective, la provocation engendrée par la manipulation de la chair et la volonté de dérision des moralités conventionnelles qui en découle, semblent particulièrement structurantes pour soi. À l’opposé, lorsque le corps altéré se mue en corps de l’altérité, cet équilibre se bouleverse. Si les marques corporelles sont tolérées, voire parfois valorisées, lorsqu’elles s’éloignent de certaines limites socialement définies, le sujet porteur de ces marques devient l’objet d’un ostracisme ardent. Il est donc nécessaire de définir les limites de cette échelle de « normalité » esthétique associée à ces modifications corporelles.

« J’en ai trois (piercings), mais ce sont vraiment des petites boules. Ça fait quand même discret, ce n’est pas de gros trucs qui défigurent. » (Delphine, 14, collégienne).

« J’aime bien quand c’est discret donc un, deux, trois, ça suffit ; mais il y en a ce sont des sapins de Noël. » (Règne, 32, aide soignante, célibataire).

« Un piercing okay, mais les extensions d’oreilles ça ne me plaît pas. » (Jean-Pierre, 33, éd. sportif, C.).

« Je pense qu’il y a des limites, par exemple, je ne m’en (tatouages) ferais pas partout sur la figure. » [Sophie, 32, inactive, (ancien mannequin), C.].

69L’analyse des récits laisse entrevoir que le caractère transgressif de ces marques corporelles est associé au nombre de marquages, à leur localisation et l’espace corporel ainsi utilisé (ex. tatouage facial), mais aussi à la qualité des marques (valeur et originalité des objets portés, qualité des couleurs, etc.), à la forme de bijoux employés (les formes pointues sont associées à l’agressivité et, par conséquent, sont mal vues) et, enfin, à l’exploration des frontières du corps (dans la mesure où la marque corporelle transgresse le principe de l’intégrité du corps, elle est considérée comme « extrême » : extensions des oreilles, implants, castration etc.).

70Lorsque les marques d’une excentricité « outrée » remettent en cause le seuil de tolérance, l’apparence vire vers l’anti-look. Précisons-le, ce look ne concerne qu’une partie minoritaire de la population des C.R.F., située entre 25 et 35 ans et ayant souvent un statut socioprofessionnel précaire.

« Mes trous dans les oreilles et le nez, je les ai faits tout seul avec une épingle (…) J’ai six tatouages sur les deux épaules, le torse, l’avant-bras et le genou (…) ce sont des endroits qui se voient, déjà au départ (…) Ce sont des potes qui m’ont tatoué qui débutaient dans le tatouage, c’était contre la boulette, c’était du troc quoi, mais le dernier m’a coûté 900 balles. Celui là, sur la main, je me le suis fait tout seul avec du noir de fumée : c’est un bout de caoutchouc que tu fais fondre, que tu mets en poudre et que tu dilues dans l’eau, ça fait guise d’encre de chine et c’est indélébile pareil (…) Je les exhibe, je suis fier de mes tatouages. » (Christophe, 27, intérimaire, Cél.).

71Dans ce cadre, et à l’inverse d’une affirmation esthétique, il importe plutôt de traduire une dissidence, une rupture avec l’ordre social. Se tatouer, se piercer, c’est revendiquer délibérément la différence dont on est l’objet, et s’en faire une gloire. Dans cette perspective, l’homme occidental admet l’esthétisme des expressions d’autres ethnies lointaines, souvent considérées comme « sauvages », manière de renouer avec sa vérité primitive. Les marques corporelles dressent alors une véritable passerelle vers le sacré, témoignant de l’expérience spirituelle d’un temps qui n’est plus. Quant aux matières employées, elles sont investies d’un caractère magique. Emblèmes d’une philosophie et d’un mode de vie où prime le mysticisme, elles rappellent les rites et les sacrifices immémoriaux.

« Ça vient d’autres cultures, des tribus maories, africaines qui se font des extensions des oreilles, se mettent des gros morceaux d’os dans le nez… C’est comme les femmes girafes (…) Moi je suis pour le mélange de cultures, il y en a marre de l’individualisme. C’est pour réagir, pour montrer qu’il n’y a pas que l’argent qui a de l’importance. » (Luce, 27, étud., Cél.).

72Au sein de ces pratiques, le moderne rejoint le primitif sous le socle commun de l’anti-naturalisme (P. Falk, in Garnier C. et al., 1990). En effet, ces inscriptions charnelles prônent la déformation sublimée de la nature. Loin de tout principe d’imitation du naturel, elles répandent sciemment l’artificiel, le surnaturel, l’excessif. La nature ne s’identifie plus à la beauté et à la vertu, elle est insuffisante. L’artifice non seulement ne doit pas la copier, mais s’y substitue délibérément. Tout se passe comme si « trahir » la nature était une autre manière de rester fidèle à soi-même. Quoi qu’il en soit, le caractère volontaire et socialement non-utilitaire des pratiques du body art vient rejoindre le mythe que ces pratiques véhiculent, construit autour de l’image légendaire d’un corps « libéré ».

73Au demeurant, ces marques corporelles sont souvent les porte-parole de ceux qui ont des difficultés à verbaliser ces logiques et, plus globalement, ce qu’ils ressentent, ou du moins ne préfèrent pas ce type d’expression. Nul besoin alors d’employer des mots pour dévoiler ses affects : la trace se suffit à elle-même.

« Je crois que ç’a été un premier contact avec les gens, ça m’a aidée à m’exprimer. Les gens ne s’apercevaient pas de ma rébellion et par rapport à ça… ça se voyait si tu veux : “ Oui, voilà, je suis rebelle, je ne suis pas bien dans ma peau, je veux mourir, est-ce que vous voulez bien m’aider ? “ » (Laure, 19, étud., Cél.).

74Parfois, pour ces individus qui n’hésitent pas à exhiber leurs marques inscrites à même la peau, la douleur physique qu’impliquent ces modifications corporelles a une toute autre vocation : elle joue un rôle cathartique. Dans les propos de ces sujets, une analogie s’installe entre l’emblème corporel et l’exorcisme physique. À travers le marquage de son corps, l’individu revient sur les blessures du passé. En essayant de comprendre le sens de ces pratiques, J. Sarnecki (2001) reprend la thèse de C. Caruth (1995) selon laquelle un événement traumatisant est un événement manqué qui exige un retour au moment traumatique, jusqu’à ce que l’on puisse l’incorporer physiquement, mentalement et psychologiquement. D’après cette approche, les traumatismes laissent des « creux », ils sont à la fois vécus et pas vécus. Certains individus éprouvent donc le besoin d’y retourner, une façon d’accomplir ce qui a été entamé, d’achever la tâche. Dans cette optique, la marque corporelle semble accorder à l’individu la possibilité d’incorporer (littéralement ou figurativement) un traumatisme.

« C’est une période noire, il n’y a qu’à regarder les dessins, ils sont morbides, tous mes tatous sont “ black “. Quand tu vois ce que j’ai sur la peau tu peux penser ce que j’avais dans la tête : no futur, la mort à 100 % à part le dernier qui est moins glauque. C’était pour traiter le viol, l’hôpital psychiatrique… (silence). C’est une période enterrée, même si elle existe toujours car elle fait partie de moi, elle est sur moi, je ne la renie pas. Puis c’est peut-être pour ça que j’arrive à la vivre finalement, grâce aux tatouages. Mes tatouages, c’est mon cheminement, c’est pour ça que je préfère le dernier, le premier et le dernier, le premier parce que c’est mon petit squelette et le dernier (un tatouage tribal) parce que c’est le moins triste (…) À chaque fois que je me suis fait tatouer j’étais raide, alcool, cannabis, ça n’atténuait pas la douleur puisqu’elle était présente mais bon… (…) Pour moi, le corps ne signifie rien du tout, rien du tout. Disons qu’à l’époque je ne le ménageais pas, je le mutilais, je faisais des tatouages, c’était pour pouvoir le supporter, pour pouvoir vivre. » (Christophe, 27, intérimaire, Cél.).

75Dans ce contexte, l’artisan de la chair occupe un rôle particulier dans l’histoire du sujet. À défaut de pouvoir lui enlever son « mal de vivre », il l’aide à mieux l’incorporer et à le sublimer, en ajoutant une épreuve supplémentaire. Pour ces marquages corporels à tonalité thérapeutique, la quête de la douleur physique vient annuler la douleur psychique du passé. Moyen de purification personnelle, la souffrance somatique permet la genèse d’un nouveau moi. Cette expérience de la douleur libère, à son tour, une décharge d’énergie permettant au sujet de continuer. Ainsi, le corps devient un lieu de sacrifices et de légendes, et la marque corporelle un acte réparateur investi d’un projet de renaissance. De la sorte, les marquages corporels permettent d’extérioriser la souffrance d’une façon qui, à la fois rend compte de la douleur du passé en la gravant sur la peau, et affirme l’énergie positive en se projetant vers l’avenir.

Du « vouloir paraître » à l’être : pratiques de ritualisation et quête identitaire

76L’analyse qui précède montre que le look participe à la construction d’un rôle social et, par-là même, du jeu d’un « je ». S’il est difficile de distinguer ce qui relève de l’individuation comme processus de production de soi et ce qui relève des usages sociaux de corps, conçus comme mécanisme social, il n’en reste pas moins que ce va-et-vient est fondé sur des interactions, situées contextuellement et faites d’adaptations mutuelles. Ces adaptations ont pour but de rendre les pratiques d’entretien et de ritualisation du corps possibles et efficaces. Ainsi à travers elles, la contrainte structurale s’insinue dans la liberté individuelle qui la « colonise ». Dans ce sens, les pratiques somatiques ne sont rien d’autre qu’un processus continu de communication, d’interprétations et d’ajustements réciproques. Conçues comme des façons d’être, elles expriment l’identité somatique70 et, par la même occasion, elles traduisent des rapports sociaux. En effet, par les valeurs qu’elles incarnent, les pratiques corporelles sont promues au titre de signifiants de statuts sociaux multiples. Par leur intermédiaire, on se définit, on se décrit à soi et aux autres. Dans la mesure où ces pratiques se donnent à l’appréciation des témoins, elles se transforment en enjeu, et ce dans le sens où elles sont marquées d’une quête identitaire saisissante.