1DANS L’UNIVERS DE LA SALLE, la pratique de la forme se révèle être de façon très majoritaire, une pratique synchronique. Comprendre le caractère synchronique de cette pratique revient à prendre en compte la qualité des bénéfices physiques et psychiques attendus (objectifs) ainsi que la motivation des adhérents qui s’adonnent à ces activités sportives.

2Si les modalités de pratiques somatiques (et nous ne nous référons pas ici uniquement aux pratiques sportives) diffèrent, c’est que les objectifs et les motivations ne se distribuent pas également entre les différents types corporels. En ce sens, le corps est en partie le résultat de pratiques corporelles orientées vers des fins et des intérêts que les sujets (de manière plus ou moins consciente) s’efforceraient d’atteindre. Ces fins désignent des objectifs en accord avec des modèles d’esthétisme collectif distincts, qui déterminent pour une part les attentes des pratiquants. Les finalités de ces pratiques somatiques qui peuvent donc être sensées tout en étant irrationnelles, tracent des projets d’action, esquissent les limites d’intelligibilité potentielle pour l’acteur (P. Ricœur, 1990, S. Juan, 1991) et pointent les marges de son autonomie.

3Mais pour être à même d’orienter ses pratiques somatiques vers un certain résultat, il faut d’abord être capable d’identifier une situation, c’est-à-dire de reconnaître les rôles, les intentions et les motifs des autres et, par-là même, de définir ses propres motivations. Pour cette raison, nous soutenons que sans autrui la motivation demeure sans support matériel ; car la motivation n’est rien d’autre qu’un mode d’expression de la socialité, en ce sens qu’elle prend corps dans la construction des relations sociales, selon leur dynamique propre.

4Tant les objectifs que les motivations sont continuellement négociés au sein des interactions de sorte que les pratiques somatiques s’avèrent sans cesse réajustées. Dans le cas des pratiques sportives, ce réajustement concerne autant le programme d’entraînement (choix d’exercices musculaires, charges recommandées, nombre de répétitions, suivi des cours collectifs et/ou services annexes) que le rituel sportif. Par « rituel sportif », nous entendons, le temps consacré à chaque séance mais aussi la structure de l’entraînement telle qu’elle se définit à travers l’ordre des exercices effectués, l’intensité, le temps de récupération et le nombre d’entraînements par semaine. Mais examinons comment le programme d’entraînement et le rituel sportif se différencient en fonction des différents types corporels.

Le culturisme

5En visant à l’hypertrophie musculaire et à la production d’un corps robuste portant les signes extérieurs de sa force (P. Bourdieu, 1979), les culturistes mettent en avant le caractère « jusqu’au-boutiste » de leur pratique. Fiers de la qualité musculaire obtenue, ils sont à même de la chiffrer.

« J’ai gagné 3 kg aux biceps, 3 kg aux triceps, 3 kg aux mollets… Mon tour de bras, de mollet et de cou (tours qui sont équivalents chez les culturistes) est passé de 37 à 49 centimètres. Je faisais 115 centimètres de tour de poitrine et mon tour d’épaules dépassait les 132 centimètres ! » (Olivier, 32, kiné ostéopathe, culturiste, M.,1).

6Pour obtenir ce type de transformation, la grande majorité des culturistes s’entraîne de manière quotidienne63 et intensive, avec des charges lourdes qui dépassent largement son poids, ce qui représente un gain de force qui varie de 30 à 150 kg. Lors de la durée prolongée de sa séance (2-3 heures), le culturiste travaille des groupes musculaires les uns après les autres, fabriquant son corps à la manière d’un anatomiste méticuleux.

7Ces méthodes de travail trop prenantes rendent sa pratique la plupart du temps exclusive. Même lorsque les culturistes s’adonnent à d’autres sports, ils ne le font que dans le cadre de leurs séances de récupération. Ces activités sportives présentées comme « ludiques », ne semblent pas procurer à ces adeptes autant de plaisir que leurs séances d’entraînement quotidien. Parler de plaisir peut paraître étrange à ceux qui tiennent comme acquise l’idée que le masochisme constitue une composante essentielle du culturisme. Pourtant les culturistes, en cherchant à expliquer ce qu’ils éprouvent « au-delà d’un certain seuil de douleur », parlent d’une sensation d’euphorie.

« Je vais te donner un exemple que je prends souvent, enfin, c’est une petite allusion sexuelle. C’est vrai que quand un homme a une érection c’est un muscle qui se remplit de sang. On ne peut pas dire pourquoi c’est bon, c’est naturel. Au niveau de la musculation, c’est un petit peu pareil. Des épaules qui se gorgent de sang, c’est vachement agréable, tu les sens gonfler, tu les sens réagir, puis tu as l’impression de bien dominer ton corps, d’être encore capable d’avoir une érection. » [Éric, 35, éd. sportif, (ancien mannequin), Cél.].

8Le parallélisme entre jouissance sexuelle et sensations cénesthésiques a souvent été employé pour faire régresser le culturisme à une composante auto-érotique de l’activité sexuelle. Aux antipodes de cette interprétation, nous considérons que ce parallélisme semble fournir au culturiste un moyen susceptible, tant de saisir ses propres sensations corporelles que de les transmettre.

« Lever du poids pour dire "je lève du poid"… si on ne peut pas comprendre ce qui se passe, ce n’est pas plaisant de faire de la musculation […] Mes cuisses, je suis obligé de les matraquer pendant une heure avant de ressentir vraiment une sensation de plénitude au niveau musculaire ; alors qu’en 5 minutes, en 3 séries, j’ai les bras qui sont gonflés, qui sont congestionnés, j’ai pas besoin d’en faire plus. Si tu vas trop loin après, tu as au contraire une espèce de décongestion, alors ce n’est plus agréable. » (Jean-Pierre, 33, éd. sportif, C.).

9Ce travail sur le corps fait l’objet d’un long processus. En son sein, la transmission de la connaissance, de la part des « anciens » (ceux qui ont plus de 5 ans de pratique), et surtout de la part de ceux qui ont décroché des titres en compétition aux néophytes, constitue un point d’assise.

« Moi si j’en suis arrivé là, c’est aussi parce que j’ai croisé plein de champions, j’ai eu de la chance. D’abord mon père avait son meilleur ami qui était déjà champion du monde du body-building. Quand il venait passer des vacances à la maison j’étais comme ça (il pose ses coudes sur la table, il tient sa tête avec ses deux mains et il ouvre sa bouche), quand on allait à la plage tout le monde se retournait, ce n’était plus quelqu’un qui passait inaperçu […] Quelques années après, dans la salle où je m’entraînais, il y avait un grand champion qui m’a permis de m’entraîner avec lui. » (Olivier, 32, kiné ostéopathe, culturiste, M.,1).

10La musculation à outrance a souvent été présentée par les culturistes comme la réponse à une violence physique et/ou symbolique dont ils ont été victimes lors de leur enfance ou de leur adolescence. La masse musculaire semble procurer un sentiment de force, de sur-vitalité et de virilité, offrant au culturiste une sensation de confiance en soi. Ainsi sécurisé, il n’éprouve plus le besoin de diriger sa violence vers les autres64. En ce sens, la pratique de la musculation a une fonction prophylactique contre une pulsion d’agressivité sous-jacente. Des rapports problématiques avec le père reviennent souvent dans la mise en récit de cette partie de la population, lorsqu’elle décrit les conditions dans lesquelles le premier contact avec le monde du culturisme s’est établi.

« Il faut dire aussi que j’ai eu des problèmes pendant mon adolescence avec mon père. À l’âge de 16 ans il m’a viré de chez lui. Il y avait des conflits, c’était la guerre, procès, tribunal etc., quand on se voyait on se tapait dessus, il voulait me tuer, je voulais le tuer. Mon père représentait vraiment " l’homme viril ", en plus, c’était quelqu’un d’assez dur que tout le monde craignait… Il représentait la sévérité, la force, vraiment je le craignais, tu vois, j’avais peur. En plus moi je suis pas très grand et lui il était grand : il mesure 1 m 80, mon père. J’ai commencé à faire de la muscu, à voir mon corps changer, je pensais chaque jour à lui et quelque part je me disais : " le jour où je le reverrai, quelque chose aura changé ". C’était ma motivation. Et effectivement on s’est revu, il y a 2 ans, et là tout était différent. J’avais pris X kilos et quelque part, il y avait une certaine puissance, c’est-à-dire que j’étais là (il tape sa main sur sa jambe et il lève son buste) et lui, il ressemblait plus à rien. Il avait vieilli, il avait pris du ventre. Lui que je voyais très grand, en fin de compte, il ne me paraissait plus très grand, et, à la rigueur, c’était lui qui avait peur de moi. S’il m’approchait, il aurait intérêt à se méfier parce que j’étais plus fort que lui (il sourit). » (Jean-Pierre, 33, éd. sportif, C.).

11La carrure musculaire fonctionne comme une soupape de sécurité indispensable à la vie sociale du culturiste, une armure. En effet, les culturistes sont plusieurs à souligner une évolution comportementale qui accompagne leur développement musculaire.

« J’étais plutôt timide, timoré. Quand je prenais la parole je bégayais, j’étais pas sûr de moi et bizarrement plus je me musclais, plus je prenais la parole facilement […] Dans d’autres conditions, je ne me serais pas senti sûr de moi, donc je n’aurais pas pu sortir avec les femmes avec lesquelles je suis sorti, je n’aurai pas pu avoir des amis. Pour m’ouvrir aux autres, pour arriver à m’exprimer pleinement, j’ai besoin de cette image. » (27, animateur de C.R.F, Cél.).

12Ce manque d’assurance semble ancré sur un complexe lié à l’image du corps adolescent. La taille et la maigreur, reviennent souvent dans les propos de ces pratiquants. D’après leurs dires, la masse musculaire serait un moyen commode pour prendre « une revanche sur la nature » et, ce faisant, pour détourner ce syndrome d’infériorité.

« J’étais grand, très maigre et plutôt tordu, et j’ai voulu changer ça. Être l’un des meilleurs en France, j’ai voulu atteindre ce but-là. Et pendant 10 ans j’ai travaillé pour ça. Je voulais me sculpter un corps plus puissant que les autres, et la compétition était le moyen d’y arriver. » (Olivier, 32, kiné ostéopathe, M.,1).

13Bien souvent, une distinction nette s’établit entre le visage et le reste du corps. Forger un corps musclé serait une manière d’intervenir sur la nature, de compenser l’image d’un visage vécue comme insupportable.

« Quand je ne regardais que mon visage, je me disais : " Ce n’est pas possible, comment tu vas pouvoir vivre avec ça ? " En ayant mis un gros corps tout autour, ça passe mieux. Quand je vois l’ensemble, ça va, donc je suis obligé d’entretenir le corps pour compenser. » (Pierre, 34, empl. chez F. Télécom, M.).

14Mais le matraquage du corps ne vient pas seulement compenser une image esthétique perçue comme déplaisante, il vient aussi contrebalancer une image sociale, souvent défaillante, fondée sur la précarité de l’emploi et l’échec sentimental.

« Tu remarqueras que les gens qui réussissent dans ce milieu ont souvent des professions assez précaires. Un mec qui est toubib, bien souvent, il ne fait pas trop attention à lui, il s’en fout, il a réussi professionnellement… Quelqu’un qui a réussi sa vie sentimentale, même s’il ne fait pas de sport, ça ne fait rien, il aura réussi dans un domaine. Le culturiste, c’est quelqu’un qui se consacre entièrement à son sport parce que justement à côté il n’a pas suffisamment réussi. » [Éric, 35, éd. sportif, (ancien mannequin), Cél.].

15Si l’on veut analyser la façon dont les culturistes manient l’information qu’ils émettent à propos d’eux-mêmes, on doit aussi considérer la façon dont ils la mettent en scène. La posture du corps et les gestes constituent à cet égard une traduction symbolique représentative. Des bodys moulants et autres collants, tenues portées pour mettre en valeur les formes du corps, se surajoutent à des attitudes carrées et fermes, manières de se composer un « costume » de pratique.

« J’ai plutôt tendance à me mettre en débardeur tout de suite. Au début, quand tu veux justement atteindre cette image-là, c’est vrai que tu as tendance à regarder autour pour voir, ne serait-ce que si les autres te regardent. Alors les jeux de miroir dans les salles, ça y va. Après j’étais tellement sûr d’être regardé que ça me gênait plus qu’autre chose. » (Olivier, 32, kiné ostéopathe, culturiste, M., 1).

16Néanmoins, la grande majorité des culturistes n’admet pas le caractère narcissique de cette pratique et explique l’usage incontournable du miroir au cours de la séance, en soutenant que la glace n’est qu’un « outil de travail » destiné à faciliter la concentration du pratiquant sur le « comportement » de son muscle.

17Dans tous les cas, les culturistes accordent beaucoup moins d’importance aux résultats esthétiques obtenus qu’aux qualités morales que ceux-ci impliquent : l’ascèse physique, la volonté d’acier, le goût de l’effort, le travail de la concentration, la discipline, la rigueur, le dépassement des limites physiques. En soulignant ces vertus, les pratiquants semblent vouloir répondre aux attaques de ceux qui prétendent que le culturisme n’est qu’une musculation à outrance sans valeur, accumulant sans raison la fatigue dans les muscles, attaques que les culturistes ressentent comme une véritable injustice.

« Je suis plus content qu’on reconnaisse le travail que le résultat. Qu’on dise : " il a vachement bossé pour en être là où il est " ; plutôt que : " il est bien " […] J’ai beaucoup travaillé et je base tout sur le travail ; si je veux obtenir quelque chose, je n’ai qu’à travailler. Mais les gens ne comprennent pas tout ça. On te met une étiquette quand tu es body-buildeur […] C’est de la jalousie, surtout de la part des mecs, ils n’acceptent pas l’idée que cette image puisse te permettre d’être bien dans ta peau. » [Éric, 35, éd. sportif, (ancien mannequin), Cél.].

18« Être bien dans sa peau » semble si important pour les culturistes qu’ils n’hésitent pas à franchir le pas de la consommation de produits chimiques. Les risques que celle-ci comporte – risques dont ils sont absolument conscients – seraient un moindre mal devant l’angoisse de ces pratiquants de ne pas « être au top » de leur forme.

« Mon maximum génétique, je savais que c’était en gros 80 kg, qu’au-dessus c’était pas possible, sauf avec des produits. Si je faisais plus de 80 kg, c’était avec un taux adipeux important, donc ce n’était plus esthétique. C’est ainsi que j’ai opté pour les produits. » (Jean-Pierre, 33, éd. sportif, C.).

Les pratiques de la forme et la population féminine : à la recherche d’un corps achevé

19Mais la production pharmacologique de soi n’est pas l’apanage de cette partie de la population. D’autres pratiquants en quête d’excellence physique n’hésitent pas à admettre la consommation régulière de produits stimulants. Boissons protéinées, stéroïdes, prozac, tabac, café, alcools, consommés de manière quotidienne, illustrent le détachement de ces adhérents de toute notion de santé. Comment allier des séances d’entraînement intensif qui se déroulent de manière assidue (3 à 4 fois par semaine) et le fait de fumer un paquet de cigarettes par jour ? Comment comprendre ce mariage paradoxal et interpréter son apparente incohérence ? La contradiction s’élève, si l’on prend en compte que pour une partie de la population de ces centres en quête d’excellence physique, ces activités s’inscrivent dans une recherche quasi-permanente de dépassement de soi, où tout moyen permettant de surpasser les limites se baptise légitime. Lorsque, par exemple, la population féminine place la cigarette au rang de coupe-faim, ce qui prime est la perte de poids immédiate, et dans cette perspective, les conséquences désastreuses du tabac sur la santé, à long terme, importent peu.

20Pour cette même population féminine qui présente un intérêt soutenu pour les cours collectifs de tonification musculaire ciblant des groupes musculaires plus ou moins localisés (bras, épaules, abdominaux, fessiers, cuisses…), un travail d’échauffement sur les appareils du cardio-training précède souvent ces séances, en résistance et en force. Précisons également que ces pratiquantes, à la suite de leurs cours, s’adonnent fréquemment à certains exercices de musculation sculpturale (plus connue sous l’appellation « body-building »).

21Lorsque les programmes d’entraînement sont très précis et particulièrement chargés, les objectifs se déplacent. Seuls les adeptes du body-fitness se consacrent à ce type d’entraînement, susceptible de permettre à l’adhérente de faire face aux exigences d’un niveau compétitif. Leurs séances ressemblent alors à celles des culturistes. Ces pratiquantes dont le paraître attire souvent des commentaires amers, ne représentent qu’une petite minorité dans l’univers de la salle.

22Indépendamment de ces cas peu nombreux, la population féminine cherche à sculpter sa silhouette, à la raffermir, à l’affiner. Chez cette partie de la population, la quête de la perfection physique est étroitement associée au jeu de la séduction.

« Pourquoi dit-on souvent que quand tu as des enfants, l’homme a envie d’aller voir ailleurs ? Parce que la femme est en train de s’occuper de ses enfants et son apparence part à la poubelle, plaire à son mari c’est vraiment en second. Alors que c’est un combat de tous les jours, essayer de lui faire plaisir, de le conquérir. C’est surtout pour maintenir le couple : quand tu aimes la personne, tu fais tout pour la garder. » (Carole, 28, étud. C.).

23Le désir de plaire ne constitue pas la seule motivation de ces femmes. Ces cours coûteux sur le plan de la disponibilité motrice et énergétique, s’avèrent aussi un moyen particulièrement efficace pour garantir un certain équilibre psychique.

« Je vis avec mes souffrances, avec la gym je panse mes blessures, des blessures de la vie, la gym me guérit. Je fais la cloche, je me maintiens au-dessus de l’eau. Quand je rentre de mes cours, je suis un peu plus calme, pas vraiment épanouie, mais un peu plus en place. Il faut que je fasse souffrir mon corps, le pauvre, pour faire suivre l’esprit. » (Marie-Hélène, 37, commerçante, Cél.).

24Ces cours qui cherchent à surmener le corps sont souvent suivis par des cours collectifs de relaxation : « stretching », « harmonie corporelle » etc. Ainsi, la pratique sportive apparaît comme un moyen capable, non seulement d’améliorer la souplesse musculaire et la mobilité des articulations, mais aussi de « favoriser l’installation d’une énergie nouvelle » en expulsant les tensions nerveuses.

25L’esthétisme n’est pas exclu de ce travail de ressourcement. En accordant une primauté à la motricité intériorisée, ces adhérentes prétendent que le travail de postures contribue à améliorer la tenue de ce corps qui constitue négativement la nature comme laisser-aller (P. Bourdieu, 1979). Ce jeu de corrections de manières, basé sur un ensemble de gestes, d’attitudes et d’expressions, désigne un langage corporel hautement codifié.

26La fixité du regard sur le miroir de la salle dévoile, de manière subtile, certains codes de ce langage. Ces femmes seraient-elles littéralement sous l’emprise de leur reflet dans le miroir, prises en otage dans leur propre regard ? Nous ne le pensons pas. Même en l’absence de leur reflet, ces corps féminins se réfléchissent dans le miroir de leurs gestes. Certains sociologues vont se précipiter pour affirmer avec force : c’est en cela que cette panoplie gestuelle prend une force narcissique. Nous ne sommes pas de cet avis. Cette attention soutenue portée aux gestes, aux attitudes, aux regards ne peut devenir discipline narcissique que par le retournement qu’elle opère sur le sujet lui-même. Or, ceci semble un privilège qui se conjugue au masculin ; les hommes s’avèrent les maîtres par excellence de ce jeu de manipulation. Au contraire les femmes, en entourant leur corps d’une quête incessante de fascination qui « court » derrière les impressions, deviennent « objet ». Non pas objet de leur propre désir mais objet du désir qu’elles peuvent déclencher chez l’autre. C’est en cela que l’on pourrait les qualifier de « femmes objets » et non pas de Narcisses. C’est d’ailleurs ceci qui rend leur jeu de construction de signes de gestualité beaucoup plus risqué et aléatoire, car dépendant de l’autre ; et c’est ce caractère de dépendance qui vulnérabilise cette partie de la population féminine, et fragilise sa confiance en elle-même.

27Les vestiaires sportifs offrent une bonne illustration de cette thèse. Dans cet espace, tout concourt à dire que se déshabiller ne suffit pas à rétablir entièrement le souvenir d’un corps nu. Le maquillage du visage, les jambes épilées, les piercings sur le nombril, les bagues aux doigts, les serre-tête, les UVA qui ne laissent aucune place aux traces de blancheur du bikini d’autrefois, se surajoutent à la mise à nu de ces corps transpirants, secoués et tordus en tous sens ; sans parler de l’attention redoublée que ces femmes manifestent à l’égard de leurs gestes, contrôlés au moindre détail, censés dissimuler la cellulite, mettre en avant la poitrine, cacher une cicatrice. Tous ces moyens se combinent pour former la syntaxe de la nudité. Muni de toute cette armature, le corps nu devient spectacle.

28Une des principales caractéristiques de ce langage de la nudité codifié est qu’il se définit le plus souvent, de façon dynamique, par rapport à un état vêtu (J. M. Brohm, et al., 1992). Plus que nus ces corps sont dénudés, déshabillés de leurs costumes sportifs judicieusement choisis — qui tiennent souvent d’ailleurs lieu de nudité. Ces tenues de pratique, surtout faites de chair, signes par excellence du sex-appeal, esquissent le défi de la mise en scène de l’apparence de ces femmes, qui oscille entre le modèle de la beauté érotisée et le modèle de la beauté tonique.

29Toute cette mise en scène implique une attention soutenue qui génère une angoisse constante. Est-ce à cause de cette angoisse que le vocable « plaisir » se fait si rare dans les propos de cette partie de la population féminine ? Dans tous les cas, aucune référence explicite à cette thématique n’a été enregistrée. Seuls les cours dansés semblent être essentiellement gouvernés par un certain ethos du plaisir. Néanmoins, les témoignages ambigus ne nous laissent pas discerner s’il s’agit d’un plaisir éprouvé ou d’un effort réel d’être en accord avec un devoir du plaisir (P. Bourdieu, 1979), systématiquement promu par l’univers de la salle.

« J’étais assez énervée, un peu tristounette et ça a été trop dur de commencer la remise. Je me forçais, j’avoue que j’ai tout fait au minimum, j’étais fatiguée, lasse. J’étais pas dans l’ambiance, je me sentais pas dans mon assiette, je restais dans mon angoisse, je parlais parce qu’il le fallait, j’essayais de sourire… Je me disais : " Mais qu’est-ce que tu fais là ? " » (Marie-Hélène, 37, commerçante, Cél.).

30La non-utilisation des services annexes fournit une preuve supplémentaire quant aux difficultés de ces femmes de joindre l’utile à l’agréable. L’argumentation avancée pour justifier le désinvestissement de ces services, renvoie au manque de temps qui apparaît lié aux contraintes professionnelles et familiales importantes.

De l’excellence physique à l’anti-look : population masculine et sport

31Quant aux hommes en quête d’excellence physique, qui ne s’adonnent pas non plus à ce type de services ludiques, qu’ils n’hésitent pas, par ailleurs, à qualifier de « salons de thé », ils justifient leur choix en avançant le caractère « inintéressant » sur le plan de la rentabilité physique de ces prestations. Si ces hommes désertent les services en question, ils se montrent de gros consommateurs d’activités optionnelles. En quête de sensations fortes, d’un sentiment de liberté et d’une convivialité privilégiée, la population masculine semble savoir préserver le plaisir. Golf, tennis, ski, équitation, squash, pratiques de vertige (escalade, planche à voile, etc.) sont considérés comme une manière de rompre avec l’aspect routinier de la pratique sportive au club, de se motiver, de se retrouver entre amis.

32À côté de cet ethos du plaisir, l’ethos de l’effort qui privilégie une efficacité ascétique marque les pratiques sportives d’une grande majorité d’hommes. À ce titre, la musculation sculpturale, située à mi-chemin entre la musculation légère et le culturisme, captive une population masculine soucieuse de développer l’ensemble de sa masse musculaire. En privilégiant un travail segmentaire des muscles et en utilisant des charges additionnelles relativement lourdes, cette population s’astreint à une fréquence de pratique importante (3 à 4 fois par semaine).

33À travers un travail de concentration sur soi, ces adhérents cherchent à expulser leurs soucis, à déstresser, à se sentir mieux. « Être détendu » s’avère une des exigences psychologiques des plus affirmées à notre époque. Dès lors le développement musculaire, substitut d’un dopage aux psychotropes, permet à des individus en situation concurrentielle permanente, de tenir le choc. À ce sujet, plusieurs adhérents présentent le sport comme un dopage quotidien.

« Je pense que d’autres gens te le diront aussi, le sport pour moi c’est une drogue. Je dois m’entraîner tous les jours pour tenir. Parfois j’y vais même le dimanche. C’est un besoin, ça me manque. » (Pierre, 34, empl. chez F. Télécom, M.)

34Seuls les hommes issus de classes sociales aisées semblent désapprouver la musculation et ce type d’intensité. En avouant ne pas comprendre le caractère « violent » de ces mouvements répétitifs, ces adhérents prennent délibérément leurs distances par rapport à ces mises en jeu corporelles, et la quête de la transformation de l’image du corps que celles-ci impliquent. Privilégier l’« harmonie », l’« équilibre », l’« optimisation des capacités organiques », la « souplesse musculaire », la « prise de conscience », les sensations éprouvées ; tel est leur objectif. Dans leurs propos, toute quête hédoniste se fait absente, un seul souci demeure : « faire progresser » ses acquis physiques. En accord avec ces priorités, ces hommes s’orientent souvent vers les cours collectifs d’entretien.

« Je ne travaille pas avec des haltères lourds qui font peut-être plus masculin, qui procurent des résultats esthétiques et qui font gonfler les groupes musculaires. Ça ne me plaît pas, ça ne correspond pas au type de travail que je souhaite. Les résultats sont peut-être visibles plus rapidement mais ils sont plus artificiels. L’art du mouvement représente une esthétique qui m’intéresse davantage. Le travail dans les cours me permet d’atteindre une certaine harmonie corporelle, en faisant travailler tout type de muscle, sans qu’il y ait de contrepartie néfaste […] Il s’agit d’arriver à une certaine tonicité pour que le mouvement ait sa raison d’être. » (Jean Hugues, 51, chef d’entreprise, C.)

35Aux antipodes de la catégorie présentée ci-dessus, les pratiquants en quête d’un certain anti-look, cherchant à remodeler leur silhouette, déclarent s’astreindre à des exercices musculaires « rudes », plus dans un souci d’efficacité esthétique que de plaisir corporel. Seule sensation euphorique, cette sensation de bien-être éprouvé après l’effort physique, lorsque le sujet croise le reflet de sa silhouette dans le miroir.

« Je viens 4 fois par semaine et je fais 2 heures d’entraînement par jour. Les installations détente ne m’intéressent pas. Moi c’est la muscu. J’aime bien parce qu’il faut forcer, on lève beaucoup de charges lourdes. Quand je travaille les jambes, pendant une semaine je ne peux pas marcher, mais je me dis que c’est normal parce que le muscle a bien travaillé, et il n’y a que comme ça que tu arrives à avoir des résultats […] J’ai pris 5 kg en 9 mois : je ne suis pas gros mais en me regardant encore aujourd’hui dans la glace, en débardeur, je me suis dit : " C’est bon, tu as des résultats qui montrent qu’au moins tu ne travailles pas pour rien ". » (Christophe, 27, intérimaire, Cél.).

Activités physiques et calories « brûlées »

36À l’opposé de cette population dont l’objectif est, non pas de se fondre dans la ressemblance, mais de provoquer le regard, chez la population définie comme obèse, l’activité sportive vaut en tant que critère normatif de réinsertion sociale (Inserm, 2000).

37Les recherches épidémiologiques ne cessent de répéter que la grande majorité de gens définis comme obèses ne pratique pas de sport. Certes obésité et inactivité vont de pair, mais on ne peut pas définir si c’est l’absence d’activité qui a provoqué la prise de poids, ou si c’est la prise de poids qui engendre l’absence d’activité.

38En cas de surcharge pondérale, le corps tend à être perçu comme une masse insaisissable, inaccessible et rigide. Plus le rapport au corps devient problématique, plus l’obèse cherche à l’occulter. La passivité et l’inaction constituent un bon moyen pour y arriver. Dans l’immobilité, l’image du corps s’altère. En entreprenant une activité sportive, le sujet brise ce processus d’altération. Le travail des muscles et des tendons fait parvenir des informations sensibles, douloureuses, qui déstabilisent les repères autour desquels le sujet a construit le rapport avec son corps et, ce faisant, l’incite à le percevoir différemment (G. Apfeldorfer, 1991).

« Au départ j’ai vraiment souffert ! J’étais sur le step et au bout de 10 minutes je me disais : " Cet appareil, c’est la mort ! " Je n’arrivais plus à respirer, à bouger mes jambes, c’était horrible… et à côté de moi j’avais des dames qui tenaient 30 minutes à l’aise. J’étais dégoûté, je voulais partir, je me disais :"Ce n’est pas possible d’en arriver là à cause du poids". » (Christian, 30, fonctionnaire, Cél.).

39Le caractère désagréable de ces signaux physiologiques ne peut que s’aggraver dans la mesure où les programmes d’entraînement sont inadéquats, ce qui est souvent le cas dans l’univers de la salle. Certes les cours aquatiques sont conseillés, mais quel « obèse » pourrait s’imaginer en maillot de bain dans un C.R.F. ? Le corps obèse n’est pas celui du désir. Lorsqu’il se donne à voir, il transgresse la normalité esthétique rituellement admise dans le monde de la salle : il devient tabou et plus que jamais, ainsi court-circuité, il se transmute en spectacle (D. Le Breton, 1984). Quand cette mise en scène – munie de la symbolique transgressive de l’image véhiculée – s’impose aux autres, les rapports de force se modifient. Ce n’est plus un corps qui est ici violé, mais un regard.

« Tu m’as vue en bikini avec le poids que je fais ? (102 kg pour 1m 73) Les gens me regardaient comme ça (elle ouvre la bouche et écarquille les yeux). J’ai rencontré un gars qui me draguait, il me disait : “Moi, je n’en reviens pas que tu n’aies pas honte de te mettre en bikini, tu te sens vachement bien dans ton corps” ; j’ai fait : “Ben ouais !“Ceci dit, je n’ai pas retenté l’expérience, je privilégie quand même davantage le cardio-training à la piscine, tu brûles plus vite et puis tu n’as pas à faire face à ce type de réactions. » (Luce, 27, étud., Cél.).

40Le succès relatif de la méthode cardio-fitness s’expliquerait alors par la technicité et le confort de ces appareils qui, en faisant travailler les muscles à partir des exercices d’aérobic, facilitent la perte de poids. En donnant un feed-back permanent, ils permettent au pratiquant d’auto-réguler son entraînement, tout en suivant de près les progrès réalisés qui se traduisent toujours en calories « brûlées ». En ce sens, ces machines favorisent le sur mesure. L’amoindrissement de la fréquence cardiaque, la diminution de la pression artérielle, l’abaissement de l’essoufflement, l’accroissement du tonus, l’amélioration de la résistance, l’élévation du taux de HDL (lipoprotéines de faible densité : bon cholestérol), et l’affaiblissement du taux de LDL (lipoprotéines de haute densité : mauvais cholestérol) autrement dit, l’optimisation des ressources physiologiques, laisse indifférent le pratiquant dont l’intérêt est quasi exclusivement orienté vers l’élimination de sa surcharge pondérale.

« Je commence par le stepper et j’en fais 1 h 45, ce qui fait qu’en général je perds 3000 calories. Une fois que j’ai pris mon rythme, j’y pense plus. Ça me permet de me décontracter, d’éliminer les pensées tout en éliminant ma graisse, mais ce n’est pas toujours facile. » (Candisse, 28, enseignante, M.).

41Si dans la population définie comme obèse, l’activité sportive vaut en tant que critère normatif de réinsertion sociale, en réalité, elle fonctionne aussi comme support de désintégration et, ce faisant, elle peut démotiver toute démarche de la part du sujet. Les moqueries et les attaques dont souffrent les « obèses » pratiquant une activité sportive en témoignent. La dégénérescence corporelle liée à l’obésité laisse entendre un manque de volonté et, par-là, une défaillance morale qui « légitime » le processus de stigmatisation. Par ce biais, l’étiquetage s’exerce en tant que symbole social de la normalité esthétique. En effet, pour cette partie de la population, il ne s’agit pas d’obtenir une silhouette « parfaite » mais bien plutôt « normale ».

Le sens des activités sportives pour les corps malades et vieillissants

42Entre les corps fardeaux de l’obésité et les corps fragiles et anachroniques, marqués par la maladie et/ou la vieillesse, un dénominateur commun demeure : le spectacle apocalyptique de la décadence du corps. Que cette dégradation soit perçue comme fatalité (destin physiologique), conséquence inattendue d’un accident (maladie) ou suite d’un manque de volonté (obésité), cela ne modifie pas le caractère problématique de l’inscription de ces corps dans le lien social et, par conséquent, leur caractère « déviant ».

43Néanmoins, les différences ne manquent pas. Pour ces corps anachroniques, les objectifs se modifient radicalement. Il ne s’agit plus d’affiner ou de modeler sa silhouette mais d’entretenir son capital corporel, de maintenir son agilité, de conserver une certaine souplesse musculaire, de soutenir la rapidité des réflexes. Un lien fort surgit entre sport et santé, une caractéristique exclusive de ce type corporel.

44À travers leur activité sportive, ces adhérents visent tant à la rééducation de zones articulaires sensibles (dos, bras, genoux) – et, par-là, au soulagement de certaines douleurs physiques – qu’à un travail de prévention. C’est surtout le circuit du cardio-training qui semble jouer un rôle préventif, dans la mesure où les exercices proposés sollicitent une activation cardio-pulmonaire importante, susceptible de prévenir les troubles cardio-vasculaires (si l’on croit le discours médical, discours majoritairement adopté par ces adhérents). Quant au domaine de la musculation dite légère, les machines modernes chromées et mobiles au système hydraulique, en offrant des résistances variables, permettent un travail « confortable » à travers lequel les adeptes visent à entretenir la fonctionnalité musculaire et articulaire dans le but de prévenir les traumatismes musculaires courants (lombalgies, arthroses, etc.). Si les hommes privilégient la musculation, les femmes s’orientent davantage vers les cours collectifs d’entretien (cours aquatiques et relaxants).

45Pour ces adhérents, piscine, sauna, hammam et jacuzzi constituent des lieux de détente particulièrement investis. Action et quiétude se conjuguent pour favoriser le plaisir des sens et la relaxation. Toutes ces activités qui exaltent le non-effort, dénotent un style de vie régi par la quête du confort, de la tranquillité et de la détente.

« Peut-être avec ces histoires de musique, d’encadrement, de piscines, c’est plus ludique […] Des fois quand je suis allongé dans la piscine et que je regarde les palmiers, j’ai l’impression d’entendre encore la voix de mon père : " Feignant, qu’est-ce que tu fous là ? ! " On a passé toute une vie avec des horaires très stricts, vous comprenez, parce qu’il fallait travailler, maintenant on a le droit de se faire plaisir, de profiter un peu de la vie. » (Alexandre, 67, agent commercial retraité, V., 2).

46Néanmoins le plaisir n’est pas considéré ici comme une fin en soi. Si le réconfort corporel reste une priorité au sein de ces pratiques ludiques, la démarche porte en elle-même sa propre fin, l’important étant de prendre l’initiative, d’agir, de bouger. Favoriser l’action revient à se sentir dynamique et opérationnel.

« Il faut s’obliger à venir parce qu’on aurait tendance plutôt à laisser courir et puis on se retrouve assis sur une chaise, puis dans un fauteuil, puis dans un lit, puis c’est fini. Alors il faut se forcer un petit peu. » (Dominique, 65, ingénieur, M.,1).

47Précisons que les adhérents qui se reconnaissent comme malades ne semblent pas privilégier les services ludiques. Pour cette partie de la population, l’activité sportive ne constitue pas seulement un moyen d’augmenter son potentiel d’action de manière à être plus performante dans sa vie professionnelle et privée mais aussi et, surtout, un moyen de permettre au sujet de réinventer et de réinvestir son corps.

« C’est un effort physique important pour maintenir mon corps en bonne santé. À un moment donné, on en a absolument besoin, c’est une nécessité. Mais même si je n’ai pas envie, je m’oblige, j’estime que c’est indispensable. J’ai eu des problèmes de santé, il fallait aller au-delà, c’est une question de volonté, si on veut vivre il faut s’accrocher. La gym m’a aidée à maintenir ce corps qui était fatigué et ça lui a permis de tenir. » (Nathalie, 63, assistante sociale retraitée, M.).

48Ces pratiquants soucieux d’envisager leur condition physique sous un angle plus intériorisé, s’orientent occasionnellement vers les pratiques corporelles de concentration. À travers le chamanisme, le soufisme, le zen, le taoïsme, le yoga, techniques régies par une ritualisation extrême, porteuses d’une signification spirituelle, ils cherchent à favoriser le développement d’une motricité centripète fondée sur le contrôle de l’énergie (le qi) qui rattache l’homme à l’univers. En sollicitant le recours permanent à la sensation et en accordant une place capitale à la respiration, ces adhérents conçoivent le corps comme un centre dynamique de conscience, d’émotion, et d’action, un univers motivationnel et cognitif dont il s’agit d’explorer la richesse pour mieux le maîtriser.

Sport et adolescence

49Les pratiquants âgés de moins de 18 ans se singularisent (au même titre que les pratiquants âgés de plus de 55 ans) par un souci hédoniste très développé mais aux contours différents. Chez les adolescents, piscines, saunas, hammams, jacuzzi, exaltent le « cool » de l’insouciance. La jubilation corporelle se matérialise alors dans une activité sportive vécue comme un loisir qui vise à glorifier la convivialité d’une sociabilité importée. Ainsi le désir très fort de « se défouler », de « s’éclater » vient concurrencer toute préoccupation esthétique. Néanmoins, cette dernière apparaît clairement dans la place que ces jeunes accordent à la musculation, au cardio-training et, à degré moindre, aux cours collectifs.

« Alors j’ai fait du tapis pendant 10 minutes, du vélo pendant 10 minutes aussi, j’ai dû faire un peu de step et je suis allée à la piscine pendant un quart d’heure… En tout j’ai dû passer une heure et demie […] L’important, c’est de faire du sport. C’est pour le plaisir […] C’est pour me muscler aussi, mais je ne souffre pas, je ne sens rien, je viens avec ma copine, c’est génial ! On va à la piscine, on s’amuse, on s’éclate. » (Delphine, 14, collégienne).

50L’investissement des pratiques sportives par cette jeune génération semble être vivement encouragé par les parents. En canalisant les tensions et en régulant les énergies belliqueuses, le sport empêcherait le vagabondage, apaiserait un sensualisme prématuré et, ce faisant, rendrait indisponible pour le « vice », prévenant ainsi les délinquances en tout genre. Conçu par les parents comme un moyen d’extérioriser et de discipliner une énergie juvénile débordante, l’univers de la salle organiserait un drainage préventif des jeunes, en leur proposant d’autres combats animés par de véritables défis sociaux (F. Baillette, P. Liotard, 1999).

« Il me fallait un sport parce que sinon j’allais rester plantée devant la télé sans rien faire. Donc ma mère a pris un abonnement ici […] Mon père, il est content, il dit qu’il préfère me savoir dans une salle de gym que dans un bar en train de fumer et de boire. » (Virginie, 14, collégienne).

Troubles boulimico-anorexiques et pratiques sportives

51Aux antipodes de toute quête de plaisir pour ces corps souffrant du syndrome boulimico-anorexique, la musculation sculpturale et surtout le cardio-training s’élèvent au rang d’une forme d’homéopathie, une façon de guérir le mal par le mal.

« Quand je fais un abus alimentaire, je cours le lendemain à la salle. Je n’avale rien de la journée et je m’entraîne à fond… C’est une autre manière de me punir. » (Christelle, 26, empl. dans un centre commercial, M.).

52Le sport s’avère être une nécessité compensatoire qui vient dédommager les abus alimentaires, réels ou imaginaires. Chez la population boulimico-anorexique, tout attrait pour les sensations agréables devient une menace qui met en péril la suprématie de l’esprit. Le désinvestissement des services ludiques en témoigne. La satisfaction se lie donc au déplaisir, guidé par la quête de la souffrance physique qui naît d’un effort assidu. Les individus qui souffrent de ce syndrome déclarent s’entraîner 4-5 fois par semaine, environ 2 heures. Pour cette partie de la population, une « bonne » séance est une séance où le sujet parvient à atteindre l’extase de la fatigue, l’état second d’anéantissement mécanique (J. Baudrillard, 1990) qui lui permet d’oublier momentanément ce corps omniprésent sous forme de symptômes.

53Certes, la dépense de calories devient une priorité capitale qui captive le sujet et arrive à le tenir en haleine, mais l’entraînement ne représente pas seulement une dépense énergétique considérable. Il est aussi un exutoire parfait, et la salle un lieu où peut s’opérer la liquidation symbolique de tous dérèglements alimentaires.

54En outre, l’entraînement sportif cumulerait les effets d’un habile subterfuge de pulsions qui poussent le sujet à une envie insatiable de dévorer, et ceux d’un puissant sédatif des phénomènes de répétition compulsionnelle. Dans cette perspective, le sport se présente comme un moyen de prévention ou, du moins, un support de remplacement et de déplacement d’une agressivité sous-jacente, exprimée dans la pratique nutritionnelle. Si le sport brime la tension liée aux troubles alimentaires et cherche à la neutraliser, à la liquider, c’est parce qu’il s’accommode fort bien des pulsions agressives. Il y a dans la mise en scène des activités sportives de cette partie de la population, la démonstration d’une violence ; mais d’une violence socialement légitimée et, par conséquent, perçue comme noble. Le travail musculaire pacifie les pulsions qui pousseraient le sujet à ses crises boulimico-anorexiques, non par la satisfaction des sens mais par la fatigue. La salle est dès lors présentée comme un lieu de décharge des énergies négatives, de catharsis, un espace d’abréaction réglementé où il est possible de rassasier et de maîtriser un instinct autodestructeur (F. Baillette et J.-M. Brohm, 1995) qui, faute d’être sublimé, s’accumulerait et s’épancherait en risquant de troubler l’ordre alimentaire.

De l’ascèse hédoniste à la construction genrée des activités sportives

55Au-delà des différences susmentionnées, l’approche analytique des pratiques sportives laisse apparaître certaines caractéristiques qui marquent tout type corporel. Tout d’abord, l’instrumentalisation des « corps-machines » se fonde sur la répétition et la reproduction de mouvements présentant une structure motrice simple et répétitive, pauvre en flux cénesthésique et nécessitant des répétitions coûteuses, surtout, en volonté et en énergie (O. Bessy, 1990).

« À un moment, tu es vraiment blasée, tu en as marre de faire toujours les mêmes mouvements. Je sortais de la séance et je n’avais pas l’impression d’avoir progressé, je ne sentais pas mes muscles. Quand tu en arrives là, c’est difficile de trouver la motivation. » [Sophie, 32, inactive, (ancien mannequin), C.].

56Dans ces gestes recommencés à l’identique qui virent à la monotonie, la souffrance physique s’identifie au travail efficace, et devient la mesure même du progrès. Rappel dérisoire de la chair, cette douleur est la bienvenue lorsqu’elle permet aux sujets de mieux saisir leurs corps, de mieux les habiter. Si la douleur est initiatique, on ne s’y arrête pas pour autant, elle n’est qu’un moyen, un indice illustrant un obstacle provisoire d’un corps en devenir.

« Je les (les muscles) matraque à fond parce qu’il faut que je monte vite en poids pour essayer d’acquérir le volume rapidement. On force tellement qu’on en arrive à la tétanisation, à la brûlure, ce qui prouve que tu travailles bien le muscle […] La sensation de bienêtre n’arrive qu’à la fin de la séance, peut-être après la douche, mais il n’y a qu’une sensation de pénibilité pendant l’effort, c’est dur. » (Vinciane, 30, vendeuse, C.).

57La fin de l’extrait montre que l’ethos du travail et celui du plaisir se trouvent étroitement mêlés dans une même action. Néanmoins, plaisir et douleur ne constituent pas deux caractéristiques synchroniques, et c’est en ce sens que nous ne pouvons pas parler de masochisme. Bien-être et souffrance ne se confondent pas, ils se succèdent. La douleur fabrique du signe et se trouve donc investie de la symbolique du plaisir. Il convient dès lors d’établir une différence conceptuelle entre le besoin de passer par la douleur pour accéder à un certain résultat physique, et l’attrait que ce résultat physique actionne (P. Falk, 1995). Dans cette perspective, la douleur se reconnaît comme passage obligé.

« Au départ c’est une contrainte, mais c’est aussi un plaisir parce qu’il y a une recherche de résultat […] C’est une contrainte comme une autre, comme d’aller travailler, il y a des choses à respecter, mais de l’autre côté il y a des retours. » (Laurent, 31, commercial et rugbyman, M.).

58Mais en quoi consistent ces « retours » ? L’intérêt très soutenu pour ces activités ne peut s’expliquer uniquement par le souci implicite des pratiquants d’agir sur leur silhouette : au-delà de l’apparence, c’est le soi qui s’auto-construit à la carte (G. Lipovetsky, 1992). Il suffit d’observer les efforts que s’imposent les pratiquants pour affirmer que, le seul espoir de transformer, leur silhouette ne pourrait pas les amener à accepter ce labeur. Dans ces exercices répétitifs où le dédain de la chair se mêle étrangement à sa glorification, ce n’est pas uniquement l’apparence qui est revendiquée comme une matière première à modifier, c’est aussi le soi.

« Depuis que j’ai commencé une activité physique, j’ai arrêté de fumer (du cannabis) et puis… faire un sport, discuter avec d’autres personnes, ça m’a fait énormément de bien. Si tu n’as pas de contacts, tu es perdu : moi c’était ça, j’avais vraiment de gros, gros blocages, j’étais muet. Le sport m’a aidé à me libérer un peu. » (Christophe, 27, intérimaire, Cél.).

59En s’intéressant à ce travail sur soi, des sociologues comme A. Davisse et C. Louveau (1998) ont mis en lumière la relation entre le dressage sportif et la construction de l’identité genrée. Si l’on accepte qu’épreuves, défis, discipline et rigueur constituent des galons de mâle, il n’y a nul doute que ces pratiques sportives peuvent être considérées comme la meilleure initiation à la virilité. Ceci se vérifie chez les jeunes adolescents où les performances sportives semblent constituer un moyen particulièrement efficace de se faire une place dans l’ordre des « mecs ». Mais le processus de fabrication volontariste de ce « nouvel » homme, le « vrai », ne semble pas s’achever avec l’adolescence. La masculinité se construit et s’affirme tout au long de la vie d’un homme.

« J’ai affaire à des personnes qui n’ont pas atteint mon niveau ; quelque part il y a toujours un côté inaccessible, tous ces gens sont admiratifs… Après il y a des mecs qui ont envie de se battre, comme moi, pour progresser : l’esprit compétitif ça stimule, l’envie de réussir ça aide. » (Marc, 45, éd. sportif, D., 2).

60Montrer publiquement son mépris de la douleur, sa volonté de surmonter ses propres limites, de dépasser les autres, ne serait-ce qu’une autre manière de se débarrasser de toute contamination féminine ? Dans tous les cas, la masculinité se gagne au terme d’une lutte qui implique une violence continue contre soi-même. Au cours de ces épreuves, l’homme se doit de mépriser les gestuelles féminines sous peine de se trouver dévirilisé. Le processus en question s’inscrit dans la constitution de groupes de pairs. Cette expression de l’homosocialité, visant à tenir les femmes à distance n’est qu’un autre moyen de consolider sa virilité (A. Meidani, et al., 2005 b).

« Elles, c’est surtout les hanches, les jambes qu’elles veulent affiner, et nous, c’est surtout le haut qu’on veut développer, et puis tu vois, toi, une femme aider son partenaire avec 150 kg sur la barre ? » [Éric, 35, éd. sportif (ancien mannequin), Cél.].

61Par ailleurs la pratique sportive se présente comme un moyen privilégié au service de l’émancipation féminine. En développant leurs capacités physiques, certaines femmes d’action cherchent à s’adapter aux nouvelles exigences de la vie sociale qui attendent d’elles qu’elles soient des battantes. Ainsi, à travers le sport se dessine une nouvelle image de la « superwoman », femme entreprenante et volontaire (C. Louveau, 1986).

62Tout consiste à dire que c’est par une discipline corporelle accrue qu’une femme se libère. Mais prise en otage dans une quête esthétique incessante, de quoi se libère-t-elle au juste ? Bien sûr les femmes sont de plus en plus nombreuses à investir un territoire sportif réservé jusque récemment aux hommes ; bien sûr elles leur empruntent des mises en jeu corporelles plus violentes ; bien sûr elles s’emparent de méthodes qui jusque-là étaient la chasse gardée de la population masculine. Il est cependant significatif d’observer les modes d’appropriation de ces territoires, de ces mises en jeu corporelles, de ces méthodes.

63Tout d’abord, si les femmes s’adonnent au sport depuis quelques années, cette enquête met en évidence un intérêt très modéré de la clientèle féminine pour la musculation qui, lorsqu’elle est pratiquée, est associée au cardio-training et surtout aux cours collectifs. Autrement dit, à l’opposé de la population masculine, les femmes qui pratiquent la musculation de manière exclusive sont peu nombreuses dans l’univers de la salle.

64Quant aux mises en jeu corporelles, si les femmes font une place à la sueur, signe et critère par excellence d’un travail dur et efficace en bénéfices corporels, elles restent fidèles aux modèles classiques de la gestualité féminine. À l’opposé du jeu concurrentiel qui alimente les extrêmes, et qui est propre au masculin, les femmes sont moins sensibles à la compétition sportive. Chez elles, nous ne distinguons ni le désir de soulever des charges toujours plus lourdes, ni l’envie de franchir des paliers toujours plus élevés. La satisfaction d’enchaîner les mouvements avec justesse et précision vient remplacer cette quête associée à la douleur qui caractérise la population masculine. Si cette dernière continue de fonctionner comme preuve d’un travail efficace, elle ne peut en aucun cas être conçue comme preuve d’un certain type de féminité.

65Ensuite, à la différence des hommes qui s’engagent massivement dans des activités sportives dont la sociabilité contribue à entretenir un système compétitif, chez les femmes les groupes de pairs ne constituent pas un passage obligé pour s’affirmer. L’asymétrie gestuelle qui s’en suit creuse les frontières d’un dimorphisme moral, et renforce l’idée d’une identité somatique propre à chaque sexe.

66Enfin, ces femmes soucieuses d’affiner leur silhouette en réduisant les excédents adipeux et de combattre le ramollissement musculaire, ne sont pas intéressées par le développement musculaire à outrance mais par la conquête des emblèmes d’un esthétisme qui se veut tonique. Autrement dit, si l’évolution de ce modèle de la beauté féminine implique l’importation de certains traits de modèles qui se conjuguent au masculin, imposant fermeté et modelage musculaire, cette beauté tonique se doit d’être complétée d’une beauté érotisée. En ce sens, la musculation ne vient pas remettre en cause un modèle traditionnellement considéré comme féminin, mais le parachever. Par conséquent, ce qui est en jeu, c’est davantage une mutation symbolique qu’une réelle modification des modalités des pratiques sportives. L’analyse des pratiques alimentaires qui suit confirme la thèse en question.